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DE L'ErVCHAINEJlENT
DES IDÉES FONDAMENTALES
DANS LES SCIENCES ET DANS L'HISTOIRE
DIJON. IMVRniERIE J.-E. RABUTOT
TRAITÉ
DE L' ENCHAINEMENT
DES
IDÉES FONDAMENTALES
DANS LES SCIENCES* ïrt) ANS L'HISTOIRE
PAR M. COMPT
ANCIEN INSPECTEUR GÉNÉRAL DES ÉTlFiES
ilEf. TFrr, liK I'ACADKMIF. DF. DIJON
FUosofia, mi disse, a chi t'attende
Nota non pure in una sola parte
Come Natiira lo suo corso prende
Dante, Inf.^ c. XI.
TOME PREMIEU
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C
UUE l'IERRE-SAKR AZl N . 14
'P^^s ,1e l'Bcole ie Méileciiic,
1861
581173^
1.4.54
PREFACE.
Il y a plus de deux siècles que Hobbes, au milieu des agita-
tions politiques de son pays, a voulant, comme il le dit ', se
(i divertir à l'étude de la philosophie et prenant plaisir d'en
« recueillir les premiers éléments, donnait carrière à son es-
« prit et le promenait par toutes les choses du monde qui lui
(( venaient en la pensée. Il avait avancé peu à peu son ou-
(( vrage, jusques à le diviser en trois sections, dont la première,
« traitant du corps et de ses propriétés en général , compre-
« nait ce qu'on nomme la première philosophie et quelques
« éléments de la physique. Il tâchait d'y découvrir les raisons
(( du temps, du lieu, des causes, des puissances, des relations,
« des proportions, de la quantité, de la figure et du mouve-
« ment. Kn la seconde , il s'arrêtait à une particulière consi-
« dération de l'homme , de ses facultés et de ses affections :
« l'imagination, la mémoire, l'entendement, la ratiocination,
« l'appétit, la volonté, le bien, le mal, l'honnête, le déshon-
(c nête , et les autres choses de cette sorte. En la troisième et
« dernière , la société civile et les devoirs de ceux qui la com-
te posent servaient de matière à ses raisonnements »
1 Préface du Traité de Cive, première traduction française par Sorbiere, 1651.
11 PRÉFACE.
Nos prétentions (l 'avouerons-nous?) ont été plus grandes.
Nous n'avons pas voulu seulement nous divertir à penser sur
toutes sortes de choses, sauf à trouver ensuite un cadre pour
y ranger nos pensées : au contraire, le cadre a été le princi-
pal objet que nous eussions en vue, et la toile a été faite pour
le cadre, non le cadre pour la toile. Dès lors il était facile de
reconnaître que le programme du philosophe anglais , bon
peut-être pour son temps, ne pouvait convenir au nôtre.
Que Descartes et ses contemporains, à l'instar des philo-
sophes grecs, aient compris dans leur physique la génération,
le développement et les fonctions des êtres vivants, aussi bien
que l'ensemble des lois auxquelles obéissent les corps inertes
et privés de vie, cela s'exphque par l'état des sciences : mais
aujourd'hui une telle manière de philosopher n'est plus sou-
tenable. Si les sciences physiques (celles qui ont pour objet
la matière à Fétat inorganique ) ont fait bien des progrès de-
puis Descartcs et Hobbes, les sciences naturelles (celles qui
traitent des êtres organisés et vivants) ont pris des dévelop-
pements encore plus vastes; et plus les unes et les autres se
sont développées , mieux le contraste des unes et des autres
s'est prononcé, quant aux objets, aux principes et aux mé-
thodes. D'autre part, plus on étudie les langues, les mœurs,
les idées , les institutions et l'histoire des divers rameaux du
genre humain, plus on est amené à s'aider, dans cette étude,
des principes et des méthodes des sciences naturelles. Il y a
là un fait d'expérience scientifique, plus puissant que toutes
les idées préconçues, et auquel il faudra bien que les phi-
losophes accommodent leurs idées systématiques, faute de
pouvoir incliner les faits devant leurs systèmes.
D'où la nécessité de faire désormais une place à part, dans
toute classification de ce genre ou dcUis toute Somme philoso-
phique, à la discussion des phénomènes de la vie et des idées
qui nous guident dans l'interprétation scientifique de ces phé-
PREFACE. m
uomènes. Là est vraiment la partie centrale et moyenne, le
nœud du système de nos idées et de nos connaissances scien-
tifiques. De plus (et ceci est de la plus grande importance),
quand la série de nos idées est ainsi construite, on s'aperçoit
que de part et d'autre de la région nodale ou médiane , les
deux parties de la série montrent une tendance à une dispo-
sition symétrique. Aux deux extrémités de la série, la raison,
le calcul , le mécanisme donnent à la fois la première clef de
l'étude de la Nature et l'explication des dernières phases des
sociétés humaines. Ce sont les parties correspondantes du
système de nos connaissances que la constitution de notre
intelligence rend pour nous les plus claires, tandis que nous
sommes condamnés à n'avoir jamais qu'un sentiment ohscur
du principe de la vie et de ses opérations instinctives. Telle
est l'idée dominante dont il faudra surtout chercher dans cet
ouvrage les développements et les preuves. Notre peine ne
serait pas perdue si nous avions réussi à la mettre suffisam-
ment en relief : car, elle est de grande conséquence pour la
spéculation, comme pour l'intelligence des résultats pratiques
dont on fait plus de cas maintenant que de la pure spécula-
tion.
Il ne suffirait pas de bien reconnaître l'emplacement du
jalon médian : il faut disposer convenablement les jalons ex-
trêmes. Or, pour commencer par la partie antérieure de la
série, nous remarquerons que Hobbes, comme ses devanciers
(et l'on nous permettra même d'ajouter, comme ses succes-
seurs), fait un étrange pêle-mêle en mettant ensemble a les
raisons du temps, du lieu, des causes, des puissances, des re-
lations, des proportions, de la quantité, de la figure et du mou-
vement. » C'est brouiller les sciences mathématiques et les
sciences physiques , sans se soucier de la classification des
bibliothèques et de celles des Académies. La philosophie doit
expliquer l'ordre établi , et non pas mettre le désordre où
IV PREFACE.
l'ordre s'est établi de lui-même. Les sciences logiques et ma-
thématiques, qui ont pour objet l'ordre, la forme, et par suite
les relations, les proportions, la quantité, la figure, le temps,
le lieu , le mouvement , n'ont que faire des idées de cause et
de puissance. Celles-ci , et quelques autres qui s'y associent
nécessairement, sont l'objet propre des sciences physiques et
des sciences naturelles. De là, trois étages bien distincts
dans la construction scientifique et dans l'explication philoso-
phique que nous tâcherons d'en donner : l'étage des sciences
logiques et mathématiques (l'ordre et la forme), l'étage des
sciences physiques (la force et la matière), l'étage des sciences
naturelles (la vie et l'organisme). Tel est l'objet des trois pre-
miers livres, ou du premier volume du présent ouvrage.
Nous ne pouvions pas davantage imiter Hobbes dans le
projet qu'il a eu de traiter de V homme, avant de s'occuper de
la société civile. D'abord , sans être très-chaud partisan des
idées de Joseph de Maistre , nous demanderions volontiers
avec lui que l'on veuille bien nous montrer V homme , sur le-
quel portent les spéculations abstraites des philosophes , ou
du moins nous dire où il se trouve. Et quant à la société civile,
il faudrait s'entendre, et savoir si l'on donne ce nom à la ma-
nière de vivre de tant de peuplades sauvages , barbares ou
non civilisées.
Combien Platon était plus près du vrai, lorsqu'il recomman-
dait d'étudier la société civile, en vue surtout de connaître la
nature de l'homme ! En effet, l'homme, tel que les philosophes
le conçoivent, est le produit de la culture sociale, comme nos
races domestiques , animaux et plantes , sont le produit de
l'industrie des hommes vivant en sociétés. L'Auteur de toutes
choses , en donnant à l'homme , avec d'autres instincts et
d'autres facultés supérieures, l'instinct de sociabilité, a créé
les sociétés humaines et mis directement sur les sociétés hu-
maines le cachet de ses œuvres ; le perfectionnement pro-
PREFACE . V
gressif des sociétés humaines , en les amenant à cet état où
elles méritent le nom de sociétés civiles, a réagi sur les qua-
lités, les facultés, les aptitudes de l'homme individuel, au
point de motiver les spéculations des philosophes , même les
plus raffinées et les plus subtiles : mais il ne faut pas inter-
verth' cet ordre, sous peine de brouiller les idées et de perdre
le fd de la déduction scientifique. D'après cela, nous avons
partagé notre second volume en deux livres, dont l'un (le
livre IV) traite en général des sociétés humaines , et l'autre
(le livre V et dernier) de l'histoire et de la civilisation, chez
les peuples privilégiés, appelés à vivre de la vie de l'histoire
et à être les instituteurs des autres peuples.
Ainsi que notre titre l'indique, nous nous sommes proposé
d'étudier l'ordre ou l'enchaînement des idées fondamentales,
plutôt que d'en faire le dénombrement ou le catalogue minu-
tieux. D'ailleurs , nous comprenons autrement que nos de-
vanciers la question des catégories ou des idées fondamen-
tales. Les premiers essais en ce genre ont été tentés quand
les sciences n'existaient pas encore, et plus tard les métaphy-
siciens ont continué de procéder à leur manière à l'inventaire
de l'esprit humain, absolument comme si les sciences n'exis-
teiient pas ou n'étaient encore qu'au berceau. Cependant, il
est clair que l'étude des sciences et de l'organisation sociale
est le véritable critère expérimental pour juger si une idée a
ou n'a pas l'importance qu'y attache, dans ses réflexions soli-
taires, l'auteur d'une table de catégories. Que faudrait-il pen-
ser d'une idée , prétendue fondamentale , et que les sciences
humaines, en se développant de plus en plus, laisseraient
de côté, ou qui n'aurait jamais gouverné les hommes au point
de laisser des traces dans l'histoire des sociétés humaines?
Vainement figurerait - elle avec symétrie et élégance dans
une espèce de carte métaphysique : nous ne la comprenons
point parmi celles dont nous avons voulu nous occuper j et
VI PRÉFACE.
nous nous fions plus à un procédé empirique pour lequel le
genre humain tout entier est l'expérimentateur, qu'aux théo-
ries préconçues du plus grand philosophe. Il est vrai que cette
méthode empirique oblige de faire sans cesse appel aux prin-
cipes, aux méthodes, aux théories, aux résultats des sciences
positives, et c'est là le grand éoueil d'un sujet encyclopé-
dique de sa nature, comme celui que nous traitons. Non-
seulement nous ne sommes plus aux temps des Aristote et des
saint Thomas, mais le temps des Leibnitz, et même le temps
des Ampère et des Humboldt est passé sans retour. Eu l'état
des choses, le savant le plus illustre serait mal reçu à soutenir
thèse de omni scihili : que sera-ce donc d'un simple amateur
des sciences et de la philosophie ? Malgré toute sa circonspec-
tion , de combien d'indulgence n'aura-t-il pas besoin de la
part des hommes spéciaux, et commeut gagnera-t-il la con-
fiance des autres? Cependant, l'œuvre n'est pas de nature
à pouvoir se scinder , et elle ne peut être dévolue qu'à un
simple amateur : car, les génies créateurs, les hommes à vo-
cation spéciale ont mieux à faire. D'un autre côté , quelle
complaisance ne faut-il pas supposer au lecteur pour passer,
en faveur de quelques choses qui l'intéressent, sur une foule
de choses étrangères à ses études habituelles, dont le tech-
nique le rebute, avec quelque sobriété qu'on l'ait ménagé?
On se prêtera à écouter pendant quelque temps des généra-
lités métaphysiques sur l'idée de force : mais voudra-t-on
consentir, si l'on n'est un peu géomètre et mécanicien , à se
laisser expliquer, le plus succinctement possible, comment
les géomètres et les mécaniciens entendent et appliquent
effectivement l'idée de force? Et pourtant, n'est-il pas clair
qu'à moins d'en prendre la peine on courra grand risque de
se payer de mots, et de ne pas savoir quel est au juste le rôle
de l'idée de force dans l'entendement humain? Du reste, ces
réflexions ne s'appliquent guère qu'à notre premier volume,
PREFACE. VII
à celui qui a proprement pour objet la philosophie des scien-
ces. Car, il est assez notoire que chacun peut raisonner de
religion , de morale , de politique , d'économie politique , à
plus forte raison lire ceux qui se mêlent d'en raisonner, sans
avoir besoin de s'y préparer par des études spéciales et tech-
niques. Nous glissons ici cette remarque, parce qu'elle a aussi
sa valeur philosophique, et non par un stratagème d'auteur,
pour donner Teuvie de tàter du second volume , à ceux qui
se seraient ennuyés à la lecture du premier.
Au surplus , l'auteur a déjà fait connaître sa manière dans
un précédent ouvrage , l'Essai sur les fondements de nos con-
naissances et sur les caractères de la critique philosophique '; et
(vu la connexité des matières) plutôt que de multiplier les
emprunts , nous n'avons pas craint de multiplier les renvois
de l'un à l'autre. Le premier est surtout un travail de critique ;
celui-ci est surtout un travail de coordination ou de spithèse,
comme on dirait maintenant : puisse-t-il ne pas être relé-
gué (après examen ou même sans examen) parmi tant de
constructions fantastiques !
Autant que nous pouvons juger de la disposition actuelle
des esprits, même les plus sérieux (et ce n'est guère que par-
mi eux que nous pouvons espérer de trouver des lecteurs), il
semble que le monde soit rassasié de ce qui fait le fond des
discussions philosophiques , et que l'on ne puisse plus guère
goûter que ce qui a trait, soit à l'histoire , soit à l'encadre-
ment ou à la forme des systèmes de philosophie. Que l'on
nous permette une comparaison qui rendra cette distinction
plus sensible. Bien peu de gens seraient aujourd'hui d'hu-
meur à rentrer dans le fond des controverses théologiques
qui ont tant remué les esprits à d'autres époques. On laisse
cela aux théologiens de profession , dont le nombre diminue
1 Paris, libraiie Hachette, 18bl, 2 vol. iu-g .
vin PRÉFACE.
tous les jours : tandis qu'on lit encore avec le plus vif intérêt
l'histoire d'une secte , d'un parti religieux qui a disparu ; et
que l'on peut également s'intéresser au travail qui a pour
objet de montrer comment toutes les parties du système s'en-
chaînaient, comment les idées y procédaient les unes des
autres et se subordonnaient à une idée dominante. Il en est
de même en philosophie. La foi à la vérité philosophique ab-
solue est tellement refroidie , que le public et les Académies
ne reçoivent plus guère ou n'accueillent plus guère en ce
genre que des travaux d'érudition et de curiosité historique.
Cependant, à côté des études historiques, il y a place pour
d'autres études dont le but est de déterminer les formes dans
lesquelles s'encadrent nécessairement les spéculations des
philosophes, et les connexions que ces formes ont entre elles.
Un tel travail a tous les caractères d'un travail scientifique;
il comporte les observations patientes, les perfectionnements
progressifs, et peut conduire à des résultats stables, à la con-
naissance de lois formelles et permanentes, qui dominent
les vicissitudes des systèmes. C'est ainsi que la science qui
n'a point de prise sur les agitations tumultueuses et conti-
nuelles de l'Océan , assigne pourtant des hmites entre les-
quelles, par une nécessité de nature, ces agitations sont con-
tenues. Espérons donc que la tiédeur pour la philosophie
n'ira pas jusqu'à supprimer toutes recherches de ce genre.
Dans un livre de critique, il n'y a pas de marche impérieu-
sement prescrite, pas de question absolument inévitable; on
peut laisser de côté ou se contenter d'effleurer celles qui
sont de nature à déranger des calculs de prudence ou à in-
quiéter une conscience timorée. La synthèse a plus d'exi-
gences , et elle ne saurait laisser certaines cases vides , sans
supprimer des étais nécessaires. De là l'obligation d'aborder,
dans cette étude austère et qui ne s'adresse point à la foule,
des questions de toutes sortes, parmi lesquelles il s'en trouve
PREFACE. IX
qui peut-être paraîtront trop scabreuses, et qui le seraient en
effet , si l'auteur avait eu à opter entre des opinions person-
nelles et les convenances de son âge ou de son état. Je n'ou-
blie point que j'ai longtemps porté, dans une autre organisa-
tion de l'enseignement public , le titre qu'avaient illustré les
Ampère et les Letronne, ni ce que je dois ( aujourd'hui encore )
à l'espèce de magistrature dont, à soixante ans, j'ai l'honneur
d'être le doyen. Surtout je n'oublie point l'effrayante respon-
sabilité dont se chargent ceux qui ne craignent point de de-
venir pour les autres une pisrre d'achoppement et une occa-
sion de scandale, en opposant orgueilleusement leur propre
sagesse à la sagesse des siècles. Bien au contraire , notre
plus douce récompense serait d'avoir pu réconforter quelques
âmes troublées, en les aidant à mettre d'accord la sagesse de
leur siècle avec la sagesse des siècles qui l'ont précédé. S'il y
a en ceci excès de prétention , au moins pouvons-nous nous
rendre ce témoignage , d'avoir constamment cherché à éta-
blir ( ce qui est dans notre con\iction profonde ) l'indépen-
dance du rôle de la raison et du rôle de la foi : dons divins
l'un et l'autre, mais qui ne nous arrivent point par les mêmes
canaux , qui répondent à des besoins tout différents , et qui
nous assistent, chacun à sa manière, dans les luttes qu'il
nous faut soutenir, en vue de destinées qui n'ont rien de
comparable.
Dijon, mars 1861.
AVIS ESSENTIEL.
Comme dans nos précédents ouvrages, nous avons
adopté une série de numéros qui provoquent et faci-
litent les rapprochements. Ce procédé, emprunté aux
sciences exactes, devient presque indispensable, là où
il ne s'agit de rien moins que de remuer, pour tâcher
de le mettre en ordre, tout le système de nos idées. En
conséquence, les chiffres renfermés entre parenthèses
désignent les numéros qui sont l'objet d'allusions ou
de renvois.
DE L'ENCHAINEMENT
DES IDÉES FONDAMENTiLES
DA>^S LES SCIENCES ET DANS l'hISTOIRE.
LIVRE PREMIER.
L'ORDRE ET LA FORME.
CHAPITRE PREMIER.
DE l'ordre et de LA FORME EX GÉNÉRAL. — DES CARACTÈRES DES SCIENCES
LOGIQUES ET DES SCIENCES MATHÉMATIQUES.
1 . — Sur quelque objet que portent nos observations
et nos études, ce qui nous frappe d'abord, ce que nous
en saisissons le mieux et le plus \ite, c'est la forme;
et comme la remarque est on ne peut plus générale, il
semble qu'à ce titre seul la Forme aurait dû être ins-
crite par les philosophes en tête de toutes les listes
qu'ils ont dressées des catégories ou des rubriques sous
-lesquelles on peut ranger les idées fondamentales ou
constitutives de l'entendement. Le but de ce premier
chapitre est de montrer que non seulement la forme
précède les autres catégories, mais qu'elle les domine
toutes.
L'idée de la forme s'applique aux objets qui ne tom-
bent que sous l'œil de l'entendement, de même qu'aux
objets corporels, visibles et palpables. Les actes légis-
T. 1. 1
2 LIVRE I. — CHAPITRE I.
latifs ou juridiques ont leurs formes; organiser un
conseil , un ti'il)uiial , fixer le nombre des juges ou des
jurés, la majorité requise pour une élection, pour une
condamnation ou pour un acquittement , c'est assi-
gner la forme d'une institution politique ou judiciaire.
La succession des phases connues d'une maladie cons-
titue la forme du phénomène morbide. L'auteur d'un
système de botanique assigne, de son point de vue, une
forme à l'ensemble ou à une partie du règne végétal.
Il ne faut qu'une médiocre attention pour reconnaî-
tre que l'idée de la forme se confond avec l'idée de
l'oRDRE. L'idée que nous nous faisons de la configu-
ration, c'est-à-dire de la forme d'une constellation ou
d'un groupe d'étoiles, tel que la Grande Ourse, Orion
ou la Croix du Sud, n'est autre que l'idée d'un ordre
suivant lequel les étoiles du groupe sont rangées. Au
lieu de points disjoints on peut avoir à considérer des
rangées de points très rapprochés les uns des autres,
qui finalement nous donnent l'idée de lignes ou de
surfaces continues : le rapprochement des points, la
continuité des contours ou des formes proprement
dites , n'empêcheront pas l'identité signalée entre ce
qu'il y a d'essentiel dans l'idée de forme et ce qu'il y
a d'essentiel dans l'idée d'ordre. Ce que nous appelions
tout à l'heure la forme d'un phénomène morbide n'est
autre chose que l'ordre suivant lequel les phases du
phénomène se succèdent , soit que le phénomène ait
des intermittences, soit qu'il n'en ait pas; soit que les
phases se succèdent par saccades ou qu'il y ait dans la
marche du phénomène de continuelles modifications.
On ne décrit pas la forme d'une fleur ou d'un cristal
sans compter les pétales et les étamines de la fleur,
DE l'ordre et de LA FORME EX GÉNÉRAL. 3
les faces, les arêtes, les angles du cristal : l'idée de
nombre rentre donc dans l'idée de forme ou dans
l'idée d'ordre; elle figure même, comme nous le ver-
rons, à la tète de toutes les idées qu'on peut appeler
formelles, parce qu'elles se réfèrent toutes à la grande
catégorie de la forme ou de l'ordre. On expliquera la
raison de cette prééminence de l'idée de nombre sur
les autres idées formelles, et pourquoi l'esprit humain
tend constamment à traduire en nombres, autant que
faire se peut, toutes les relations qui tiennent à l'ordre
et à la forme.
2. — Après que nous nous sommes fait une idée
de la forme extérieure et générale d'un objet matériel,
tel qu'une machine ou un corps organisé , si nous
voulons le mieux connaître, nous pénétrons à l'inté-
rieur, nous démoutons la machine, nous disséquons
la plante ou l'animal, et par là qu'atteignons-nous?
Encore des formes ou de l'ordre, à savoir les formes
des parties constitutives et l'ordre d'après lequel elles
sont agencées. Xous pourrions pousser notre analyse
et notre anatomie plus loin , appeler le microscope à
notre aide : nous n'obtiendrions pas autre chose. Si
nous voulons pousser l'analyse , par les yeux de l'es-
prit, bien au-delà de ce que l'œil le mieux armé peut
percevoir, nous ne saurions encore imaginer autre
chose que des particules figurées d'une certaine fa-
çon, groupées dans un certain ordre : donc nous n'at-
teignons, même conjecturalement . que ce qui rentre
sous la rubrique de l'ordre et de la forme.
Il en est de même dans toutes les sciences. Que
faisons-nous dans les sciences, sinon de classer, de
distribuer, de systématiser, de construire, d'ordonner?
4 LIVRE I. — CHAPITRE I.
Toute science, il est vrai, est de plus construite avec
certaines données qui en sont comme les matériaux
bruts, que nous n'analysons pas, dans l'intérieur des-
quels nous ne pénétrons pas, ou parce que ce sont ef-
fectivement des éléments simples et partant impéné-
trables, ou parce que nous manquons de moyens pour
y pénétrer. Au premier cas, la science est dite ration-
nelle ou formelle ; la forme et l'ordre la constituent
et l'éclairent d'un bout à l'autre, jusque dans les plus
intimes détails de son économie. Au second cas, le
travail de l'analyse et de la construction scientifique
s'arrête en face des matériaux oii l'on ne peut péné-
trer; une limite est posée dans ce sens à nos connais-
sances scientitîques : mais nous pouvons être bien sûrs
que, si elle venait jamais à être levée, les progrès de
nos connaissances scientifiques ne seraient encore que
des progrès dans la perception de l'ordre et de la forme;
nous ne trouverions que dans des relations d'ordre et
de forme, l'explication ou la raison des données que
nous acceptons aujourd'hui comme inexplicables.
Ainsi, quoiqu'on ait coutume de dire, quoique nous
ayons nous-même dit tout à l'heure c{ue la forme est
ce que nous saisissons ou connaissons le mieux dans les
choses, il serait plus exact de dire que nous ne con-
naissons scientifiquement en toute chose que l'ordre et
la forme : les idées qui s'y rattachent étant le principe,
le moyen et la fin de toute explication scientifique.
3. — Non seulement les sciences, mais toutes les
institutions humaines s'organisent de même, et sous
l'empire des mêmes idées régulatrices. La horde guer-
rière devient une armée organisée et disciplinée ; un
droit systématique et savant se substitue aux traditions
DE l'ordre et de LA FORME EN GÉNÉRAL. 5
coiifuses.de l'usage ou à ces appréciations que le sen-
timent de l'équité suggère dans chaque cas particulier,
et dont ou ne peut rendre compte. On formule, on
règle tout ce qui peut être formulé et réglé; on intro-
duit partout une procédure, c'est-à-dire une méthode,
un ordre, une forme; souvent alors on donne le nom
de formes ou de formalités à ce qu'il y a de plus exté-
rieur dans la forme, et en ce sens on oppose la forme
au fond : mais prenez-y garde ; ce fond est le plus sou-
vent réglé ou jugé lui-même d'après certaines formes
précises, tixes, déterminées, jusqu'à ce que l'on arrive à
des points ou éléments de décision qui échappent à la
détermination des formes et à l'énumération méthodi-
que, qui par conséquent correspondent à ces données
dans lesquelles l'analyse scientifique ne pénètre pas.
Selon la nature des affaires et l'état des institutions
sociales , ces points sont indiqués de manière à laisser
plus ou moins de latitude au pouvoir discrétionnaire
de l'autorité qui décide. Un chef militaire en aura plus
qu'un administrateur, un administrateur ou un juré
plus qu'un juge proprement dit.
4. — Nous avons trouvé le secret de la prééminence
et du rôle des sciences mathématiques. Les mathéma-
tiques sont les sciences par excellence, le plus parfait
exemplaire de la forme et de la construction scientifi-
que : quoi de plus simple? puisque les mathématiques
tout entières portent sur les idées de forme, d'ordre,
et sur celles qui s'y rattachent par les liens de parenté
étroite qui vont être indiqués. Les mathématiques pures
sont des sciences absolument et éminemment ration-
nelles, parce que les principes d'où elles procèdent sont
des vérités d'intuition, des axiomes de la raison, dont
6 LIVRE I. — CHAPITRE I.
l'esprit ne saurait éprouver le besoin de rendre compte,
puisqu'ils sont clairs par eux-mêmes et qu'ils s'impo-
sent nécessairement.
Les sciences logiques sont dans le même cas ; elles
s'attaquent pareillement aux idées d'ordre et de forme
en les envisageant surtout du point de \ue de la clas-
sification. Elles traitent d'une manière plus spéciale
d^s conséquences que l'on peut tirer de la classification
des objets du raisonnement, pour la classification des
formes mêmes du raisonnement. Elles reposent sur
des principes d'une vérité intuitive et nécessaire. Elles
ont donc, au même degré que les mathématiques, le
caractère de sciences rationnelles ; seulement elles ne
comportent pas des développements aussi vastes, ni
des applications aussi fécondes. Je parle des applica-
tions de la logique savante; car, quant à ces éléments
de logique que tout le monde possède, comme on pos-
sède les premiers éléments de géométrie et de calcul,
sans avoir besoin pour cela de faire des études spécia-
les, il est clair qu'ils sont d'une application continuelle
et plus générale encore que les applications qu'on peut
faire naturellement, sans aucune étude, des premiers
éléments du calcul ou de la géométrie.
On a beaucoup admiré le génie d'Aristote qui paraît
avoir, au moins dans l'Occident, créé à lui tout seul
un corps de doctrine logique dont le temps n'a ruiné
aucune partie, auquel le temps n'a presque rien ajouté :
mais il faut aussi faire la part du sujet. Les éléments
d'Euclide offrent déjà un corps de doctrine bien plus
vaste que la doctrine aristotélicienne; et si l'un des
prédécesseurs d'Euclide en eût à lui seul inventé les
trois premiers livres, il aurait, comme Aristote, légué
DE l'ordre et de LA FORME EN GÉNÉRAL. 7
à la postérité un monument que le temps ne devait
pas renverser. A la vérité le cours des temps y aurait
beaucoup ajouté : mais il ne faut faire ni un reproche
au géomètre, ni un mérite au logicien, de ce que la
logique s'épuise si vite, tandis que le fonds des vérités
géométriques, utiles ou tout au moins curieuses, est
inépuisable.
5. — Les mathématiques offrent ce caractère par-
ticulier et bien remarquable, que tout s'y démontre
par le raisonnement seul , sans qu'on ait besoin de
faire aucun emprunt à l'expérience, et que néanmoins
tous les résultats obtenus sont susceptibles d'être con-
firmés par l'expérience, dans les limites d'exactitude
que l'expérience comporte. Par là les mathématiques
réunissent au caractère de sciences rationnelles, celui
de sciences positives, dans le sens que le langage mo-
derne donne à ce mot. On démontre en arithmétique
que le produit de plusieurs nombres ne change pas,
dans quelque ordre qu'on les multiplie : or, rien de
plus facile que de vérifier en toute rigueur cette pro-
position générale sur tant d'exemples qu'on voudra,
et d'en avoir ainsi une confirmation expérimentale. On
démontre en géométrie que la somme des trois angles
d'un triangle vaut deux angles droits : c'est ce qu'on
peut vérifier en mesurant avec un rapporteur les trois
angles d'un triangle tracé sur le papier, en mesurant
avec un graphomètre les trois angles d'un triangle
tracé sur le terrain, et en faisant la somme. La vérifi-
cation ne sera pas absolument rigoureuse, parce que
la mesure d'une grandeur continue comporte toujours
de petites erreurs : mais on s'assurera, en multipliant
les vérifications , que les différences sont tantôt dans
8 LIVRE I. — CHAPITRE I.
un sens, tantôt dans l'autre, et qu'elles ont tous les
caractères d'erreurs fortuites. On n'établit pas d'une
autre manière les lois expérimentales de la physique.
Au contraire la jurisprudence, qui est une science
rationnelle comme les mathématiques, n'est pas pour
cela une science positive. Après que les jurisconsultes
ont établi que la combinaison des règles de l'interpré-
tation juridique conduit h telle solution, on ne voit
pas quelle pourrait être l'expérience qui donnerait à
ce résultat du raisonnement une confirmation positive.
L'expérience qui consisterait à faire voir que là où la
solution contraire a prévalu, elle a produit tels ou tels
inconvénients susceptibles d'être constatés, est une
expérience d'un autre genre : elle peut soutenir ou
combattre une solution juridique dans l'intérêt de
l'utilité publique, non dans l'intérêt de la justesse du
raisonnement.
La logique aristotélicienne, h cause de sa nature
purement formelle, comporte bien, comme les mathé-
matiques, une sorte de vérification expérimentale. Je
prouve, par des raisons théoriques, que telle forme
de syllogisme n'est pas concluante, et j'appuie ma
preuve en prenant pour exemple un syllogisme de
cette forme dont l'ineptie saute aux yeux de ceux
mêmes qui ne pourraient expliquer en quoi la forme
pèche. Ce genre de véritication est pourtant bien borné
en comparaison des vérifications expérimentales que
les mathématiques comportent, précisément parce que
la syllogistique, comme science d'application, est très
stérile en comparaison des mathématiques.
6. — Au-dessus de la logique aristotélicienne plane
une autre logique bien autrement féconde, celle qui
DE l'ordre et de LA FORME EN GÉNÉRAL. 9
démêle l'apparence et la réalité, qui relie des obser-
vations particulières et en induit des lois générales,
qui range les vérités et les faits, les observations et les
lois dans l'ordre suivant lequel elles rendent raison
les unes des autres ou s'expliquent les unes par les
autres. ?s est-ce pas suffisamment indiquer que cette
logique supérieure se rattache comme l'autre à la
grande catégorie de l'ordre ou de la forme? Qu'est-ce
que l'idée d'une loi en philosophie, sinon l'idée d'une
forme imposée, d'un ordre établi? Nous avons fait
voir ailleurs, nous aurons occasion de rappeler encore
que la logique supérieure dont il s'agit, ou en d'autres
termes que la critique philosophique tient à la faculté
que nous avons de juger de la simplicité relative des
lois ou des formes, à la tendance de notre esprit qui
cherche dans le simple la raison du composé, sauf à
se tromper parfois dans l'usage qu'il fait de ce prin-
cipe régulateur. Nous éprouvons une idée, une théorie,
une hypothèse, en examinant si elle met dans les cho-
ses qu'il s'agit de relier entre elles un ordre dont la
simplicité, une forme dont la régularité satisfassent
notre raison : car il nous semble tout à fait probable
qu'une idée, une théorie, une hypothèse fausses, bien
loin d'introduire un ordre simple et régulier dans les
choses qui se présenteraient à nous de prime abord en
désordre, en confusion, ne seraient propres qu'à aug-
menter la confusion et le désordre. En effet, l'idée
vraie a des rapports essentiels avec les choses qu'il
s'agit de relier, et il est tout simple qu'elle y mette
l'ordre ou qu'elle nous découvre l'ordre que la Na-
ture y a mis. Au contraire, il en est jusqu'à un cer-
tain point de l'idée fausse, que des fantômes trompeurs
\0 LIVRE I. — CHAPITRE I.
nous suggèrent, comme de l'idée que l'esprit se forge-
rait au hasard : il faudrait un hasard bien surprenant
et bien peu probable pour qu'elle se trouvât justement
propre à mettre un ordre régulier dans des choses qui
comportent tant d'arrangements différents , privés de
régularité.
C'est ainsi que la spéculation philosophique, comme
la logique proprement dite, se rattache aux idées d'or-
dre et de forme, et s'associe de même à la spéculation
mathématique. Malgré cela, il y a entre la philoso-
phie et les sciences mathématiques ou logiques une
différence capitale. La démonstration proprement dite,
la preuve catégorique n'est pas de mise en philoso-
phie. Il y a des probabilités si fortes que l'on ne peut
se refuser à régler d'après de telles probabilités ses
jugements et surtout sa conduite, sans offenser le sens
commun; mais autre chose est d'offenser le sens com-
mun, autre chose de se trouver réduit à la contradic-
tion et à l'absurde. Tel ordre me frappe par sa sim-
plicité, il en frappe bien d'autres, mais il ne vous
frappe pas : nous n'aurons, mes adhérents et moi,
aucun moyen de vous réduire au silence, ni par des
syllogismes concluants, ni par des expériences déci-
sives. Autrement la philosophie serait la science et ne
serait pas la philosophie.
7. — On conçoit bien, d'après tout cela, que, dans
un enchaînement systématique des connaissances hu-
maines, les spéculations sur l'ordre et la forme, les
sciences que nous appelons formelles parce que l'or-
dre et la forme y sont non seulement la condition,
mais l'objet même de la construction scientifique,
doivent nécessairement précéder toutes les autres; et
DE l'ordre et de LA FORME E^' GÉ>'ÉRAL. 11
que celles-ci à leur tour devront être rangées, de ma-
nière à faire passer d'abord celles qui tiennent de plus
près, par l'ensemble de leurs caractères, aux sciences
placées en tète de la série. Il ne s'agit pas seulement
d'une disposition à mettre dans un tableau encyclo-
pédique ; il s'agit de l'ordre logique des études. A
l'extrême rigueur on peut s'occuper de physique et de
chimie sans savoir de mathématiques, s'occuper de
physiologie ou de médecine sans savoir de mathé-
matiques ni même de physique : cependant chacun
conseillerait au médecin d'apprendre d'abord de la
physique et de la chimie, et à cette fin d'acquérir préa-
lablement certaines notions de mathématiques; tandis
que l'on peut pousser les mathématiques aussi loin
qu'on le voudra sans s'occuper de chimie ou de mé-
decine, et devenir un très habile chimiste sans être
médecin le moins du monde. La subordination est
donc évidente; elle est imposée parla nature des cho-
ses, mais elle se concilie assez mal avec une autre loi
de notre esprit, celle qui veut que nous ne prenions
pas, comme on dit, le bœuf par les cornes, et que
nous allions, des choses réputées plus aisées, aux cho-
ses réputées plus ardues. Or, en fait, les sciences dites
abstraites ou exactes (lesquelles au fond ne sont exac-
tes que parce qu'elles s'appliquent à des objets mieux
définis et plus simples) sont celles dont le langage,
les formules, l'appareil technique effarouchent le plus
grand nombre des esprits; et tandis que l'on n'hési-
tera pas à discourir d'agriculture, de médecine, de po-
litique, sans s'y être préparé par des études spéciales,
on se gardera, on s'effraiera de tout ce qui peut sentir
la géométrie, si l'on n'est quelque peu géomètre. Lapa-
12 LIVRE I. — CHAPITRE I.
resse de l'esprit et peut-être son orgueil s'accommo-
dent de l'à-peu-prt's et évitent le terrain où l'on n'ad-
met pas de milieu entre savoir et ne savoir pas. De là
un obstacle considérable à tout travail de recensement
et de coordination méthodique sur l'ensemble des con-
naissances humaines ou sur la table des idées qui leur
servent de fondement : car l'ordre nécessaire veut que
l'on commence d'abord par ce qu'il y a de plus al)s-
trait, de plus aride, de moins attrayant pour la plu-
part des lecteurs. Nous remédierons de notre mieux à
cet inconvénient inévitable, sans nous flatter de pou-
voir le faire disparaître, car il tient aux nécessités du
sujet. 11 faudra que, dans ce premier livre et dans la
première moitié du livre suivant, le lecteur nous ac-
corde l'emploi de termes, d'idées, d'explications et de
comparaisons empruntés aux sciences exactes, avec
sobriété toutefois, et de manière que sans préparation
spéciale un esprit réfléchi puisse saisir l'ensemble de
nos remarques et des conséquences que nous nous pro-
posons d'en tirer, dans l'espoir que ce travail ne sera
pas absolument inutile pour les progrès de la raison.
DES IDÉES LOGIQUES ET MATHÉMATIQQES. 13
CHAPITRE IL
DES IDÉES DE GEXRE ET D'ESPÈCE, DE NOMBRE ET DE COMBINAISON, ET DES
THÉORIES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES DONT ELLES SONT LA SOUCHE.
8. — Parmi les idées que la nature même des
choses nous suggère et qui ne tiennent pas seulement
à notre manière de les concevoir, il n'y en a pas de
plus simple, de plus claire, de plus générale que
l'idée de nombre. Mandwn regunt numeri : cet adage
de la sagesse antique, que les découvertes du génie
moderne ont confirmé d'une manière si éclatante,
suffit pour montrer que les nombres ne sont point
une création de l'esprit humain; car l'esprit humain
ne saurait honnêtement prétendre à être le régulateur
du monde.
Mais, cette idée même de nombre en suppose une
autre; car, lorsque nous disons que la plauète de
Saturne a sept satellites, qu'une fleur de crucifère a
quatre pétales et six étamines, qu'un cube de galène
a six faces, douze arêtes et huit angles solides (tous
exemples pris assurément dans la Nature) nous recon-
naissons implicitement que les satellites d'une pla-
nète, les pétales et les étaoïines d'une fleur, les faces,
les arêtes et les angles solides d'un cristal sont des
objets congénères, ayant chacun leur individualité
propre, et pourtant naturellement associés aux autres
objets au nombre desquels nous les comptons, quel
que soit le degré de ressemblance ou de dissemblance
entre les objets congénères. Ainsi l'idée de nombre et
14 LIVRE I. — CHAPITRE II.
l'idée d'association ou de groupement par genres sont
deux idées corrélatives dont l'une implique l'antre.
L'une est le point de départ des sciences mathémati-
ques : l'autre sert de base à l'édifice de la logique des
écoles. Cela seul nous expliquerait pourquoi les scien-
ces mathématiques et logiques ont entre elles tant
d'affinité. Nous voyons de prime abord pourquoi les
auteurs des listes de catégories ont dû faire fausse
route en séparant dès l'origine ce qui était indissolu-
blement uni par des rapports naturels.
9. — Du reste, le caractère essentiel de l'idée ma-
thématique s'annonce aussi dès le début. Car on
pourra discuter sur les caractères qui distinguent le
genre, prétendre par exemple que les pétales du lis
ne sont pas des pétales, parce qu'il y a des motifs
d'admettre que l'enveloppe florale, malgré son éclat,
doit être réputée un calice et non une corolle : corolle
ou calice, l'enveloppe florale n'en aura pas moins six
divisions bien marquées; et tout le monde sera for-
cément d'accord sur le nombre des objets congénè-
res, sinon sur la définition du genre.
On pourra de même discuter sur ce qui fait Yimité
ou l'individualité de l'objet; et souvent la question,
étant de celles qui tiennent, non plus à la forme,
mais au fond des choses, dépassera la portée de notre
intelligence (2). En tout cas, la solution de la ques-
tion reposera sur d'autres idées que celles qui nous
occupent maintenant, et sur des idées d'origine et de
catégories très diverses, selon la nature des objets
nombres. Je compte les faces ou les angles solides
d'un cristal, et j'ai par la géométrie seule, par la pure
science des formes, l'idée la plus nette de ce qui con-
DES IDÉES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES. 15
stitue dans un corps polyédrique l'individualité, l'u-
nité de chaque face ou de chaque angle solide; mais
il faut que je demande à la physique, et que j'essaie
de tirer des idées premières sur lesquelles nos sciences
physiques se fondent, une notion telle quelle de ce
qui constitue l'individualité ou l'unité d'un cristal.
L'individualité de la planète n'est pas de même ordre
ni de même nature que celle du cristal ; et l'éclat de
roche, devenu un galet par le frottement des eaux,
n'a pas une individualité physique, une unité que l'on
puisse comparer à celle du cristal, ni même à celle de
la planète.
Que s'il s'agit du dénomhrement des êtres organisés
et vivants, des appareils qui les copstituent et des
fonctions qu'ils remplissent, des races, des espèces,
des familles dans lesquelles ils se distribuent, des
produits auxquels ils communiquent, à des degrés
divers, le souffle de vie, bien plus de voiles encore
recouvriront pour nous le principe d'individualité ou
d'unité, certainement très distinct de ce qui fait l'in-
dividualité ou l'unité d'un cristal, d'un soleil, d'un
système planétaire. A un étage encore supérieur, nous
rencontrons, dans la personnalité humaine, un prin-
cipe d'individualité ou d'unité qu'on ne saurait con-
fondre avec ce qui fait lindividualité ou l'unité de la
plante, du zoophyte, de l'animal; et de là enfin le
métaphysicien s'élèvera jusqu'à la conception d'une
unité transcendante, dans la contemplation de laquelle
sa raison pourra s'égarer ou se fortifier, selon que la
trempe de son esprit le disposera à l'extase mystique
ou à la méditation circonspecte.
Donc l'idée de l'unité, ainsi entendue, et en tant
16 LIVRE 1. — CHAPITRE II.
qu'elle s'applique à la connaissance de ce que les
choses sont foncièrement et intrinsèquement, est une
idée qui subit de continuelles transformations : d'a-
bord très claire, puis obscure, puis mystérieuse, selon
les objets auxquels elle s'applique. Il ne faut donc
pas, comme tant d'auteurs de catégories l'ont fait,
mettre l'idée de Yunité en regard de l'idée de plura-
lité ou de nombre. Au sens mathématique, l'unité
n'est qu'un nombre, comme deux, trois, quatre, etc.;
et en ce sens par conséquent, sens purement formel,
l'idée de l'unité est aussi claire, aussi précise, aussi
invariable que celle de tout autre nombre, sans qu'il
y ait lieu de faire contraster l'une avec l'autre. Dans
l'autre sens, l'idée de l'unité se retrouve partout, mais
partout transformée, et constituant en effet autant
d'idées différentes, qu'il y a de catégories différentes
pour la distribution des objets de la pensée.
10. — L'idée de nombre n'est pas moins intime-
ment unie à l'idée d'ordre qu'à l'idée de genre. Les
langues en fourniraient la preuve, en nous donnant,
à côté de la série des noms de nombre que les gram-
mairiens qualiiient de cardinauj-, la série des noms de
nombre ordinaux. Nous ne pouvons faire un dénom-
brement, qu'en comptant les objets dans un certain
ordre, ni fixer un ordre que par une étiquette numé-
rique ou par des étiquettes, telles que les lettres de
l'alphabet ou les notes de l'échelle musicale, dont
nous connaissons déjà le numéro d'ordre.
il. — A côté des idées de groupe ou de genre, de
nombre et d'ordre vient se placer l'idée de combinai-
son binaire, ternaire, etc. On ne peut considérer les
combinaisons directement et en elles-mêmes (par
DES IDÉES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES. 17
exemple pour les applications du jeu, pour la déter-
minalion des formes du syllogisme, pour la systéma-
tisation de la chimie, etc.) sans que le procédé pour
former toutes les combinaisons, en s'assurant de n'en
omettre aucune, n'implique un procédé arithmétique
pour calculer le nombre de ces mêmes combinaisons.
Réciproquement, l'arithmétique la plus vulgaire,
comme la science des nombres dans ce qu'elle a de
plus élevé, impliquent les idées d ordre, de groupe,
de combinaison , en même temps que l'idée de nom-
bre. L'artifice de la numération repose sur la concep-
tion de groupes hiérarchiquement ordonnés (dizaines,
centaines, etc.), c'est-à-dire sur l'idée fondamentale
de toute classification; dans la multiplication il s'agit,
pour obtenir tous les produits partiels, de combiner
successivement chaque chiffre de l'un des facteurs
avec chaque chiffre de l'autre ; plus loin l'on démontre
que le produit de plusieurs facteurs est une combi-
naison qui ne change pas selon l'ordre dans lequel les
éléments de la combinaison sont rangés, et ainsi de
suite.
La syntactique, c'est-à-dire la science des combi-
naisons et de l'ordre, s'applique donc hVaritJnnétique,
comme l'arithmétique s'applique à la syntactique, en
tant qu'elle fournit le moyen de calculer, par des
procédés expéditifs, les nombres des combinaisons
possibles : nombres immenses, pour peu que le degré
de complexité des combinaisons s'élève, et dont il im-
porte cependant de pouvoir assigner les rapports ; car
de ces rapports dépendent la rareté ou la fréquence
avec laquelle apparaissent les combinaisons de chaque
sorte, soit dans la succession des phénomènes natu-
T. I. i
18 LIVRE I. — CHAPITRE II.
rois, soit flans les choses que l'esprit humain invente
ou dirige. Aussi la partie purement mathématique de
la science de l'ordre est-elle celle qui comporte le dé-
veloppement scientifique le plus étendu et les appli-
cations le plus dignes d'intérêt.
12. — Toute distril)ution par groupes et par classes
présuppose certains caractères tranchés, servant de
base au groupement ( u à la classification; de sorte
que la classification cesse d'être possible quand il y a
passage continu d'un caractère à un autre. En consé-
quence tout réchaffaudage de la logicjue proprement
dite, la classification, la définition, la construction
syllogistique cessent d'être applicables aux objets sen-
sibles ou purement intelligildes dont les caractères ou
les attributs n'ont rien de fixe ou de tranché, et peu-
vent passer de l'un à l'autre par une multitude indéfinie
de nuances intermédiaires. Chaque objet devient alors
^7// fjeneris, comme les logiciens disent , et sur de tels
objets l'appareil logique n'a point de prise.
De leur côté, les nombres, en tant qu'ils s'appli-
quent au dénombrement ou au compte d'objets indi-
viduellement déterminés, se distinguent les uns des
autres d'une manière parfaitement tranchée, et offrent
le type le plus net de la discontinuité. Telle constella-
tion comprendra 15 étoiles, telle autre 16, sans qu'il
y ait de passage ou d'intermédiaire possible, du nom-
bre 15 au nombre 16. Voilà pourquoi les nombres
sont aussi appelés des quanti tes discrètes, dénomina-
tion peu juste, car les nombres, par eux-mêmes,
expriment des cpiotités, non des quantités. Cependant
l'idée de nombre, même appliquée à des objets indi-
viduellement déterminés, et dans lesquels on ne con-
DES IDÉES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES. 19
sidère ni l'étendue, ni la durée, qni sont choses
continues de leur nature, conduit aussi à l'idée de
continuité, et voici comment.
L'idée de nombre conduit à l'idée de rapport. Par
exemple, quand on se livre à des recherches de sta-
tistique, le but peut être de déterminer des nombres
absolus et de savoir notamment combien la population
d'une telle ville compte annuellement de décès : mais
plus ordinairement, surtout lorsque l'on a en vue des
comparaisons, il s'agit moins de connaître des nom-
bres absolus que le rapport du nombre des décès au
chiffre de la population; car on admet aisément que,
toutes choses égales d'ailleurs, le nombre des décès
sera double ou triple pour une population double ou
triple, et ainsi de suite. On pourra donner à l'expres-
sion du rapport dont il s'agit diverses formes, en di-
sant par exemple qu'il y a3 décès pour 100 habitants,
ou un décès pour 33 habitants, mais en comprenant
aussi que toutes ces expressions ne sont qu'appro-
chées, et que le rapport dont il s'agit peut avoir une
infinité de caleurs différentes, com])rises entre 3 pour
100 et \ pour 100, entre un pour 32 et un pour 33.
En multipliant les observations, en opérant sur des
nombres de plus en plus grands, l'on conçoit que l'on
pourra avoir une expression arithmétique de plus en
plus rapprochée de ce rapport, qui ne comporte peut-
être pas une expression arithmétique rigoureusement
exacte. L'on conçoit pareillement que ce rapport peut
changer, d'un pays à un autre, d'une époque à une
autre, et changer en passant par une infinité de va-
leurs intermédiaires. Donc l'idée de rapport, même
appliquée à des nombres absolus qui ne peuvent que
20 LIVUE I. — CHAPITRE II.
changer hriiscjucnieiit de valeur, suffit pour nous con-
duire à l'idée d'un changement continu dans la valeur
du rapport. De là le passage de l'arithmétique des
nombres entiers à l'arithmétique des nombres frac-
tionnaires qui servent à exprimer les rapports.
13. — On est encore conduit à la notion de la con-
tinuité et au calcul des nombres fractionnaires par
l'idée de mesure et par la considération des grandeurs
mesurables. Rien de plus aisé que de trouver des
exemples de grandeurs mesui'ables parmi les choses
dans la détermination desquelles entrent l'étendue ou
la durée; mais par là on aurait l'air de subordonner
les théories d'arithmétique pure aux notions de l'es-
pace et du temps, qu'elles surpassent pourtant, quant
au degré d'abstraction et de généralité. Afin d'éviter
cet inconvénient , prenons pour exemple l'idée que
nous avons du prix ou de la valeur commerciale des
choses. Cette idée n'a pas besoin d'être ici l'objet
d'une discussion approfondie : il nous suffira de
remarquer que l'habitude d'échanger comme équi-
valentes des quotités différentes d'objets de diverses
sortes, par exemple tant de ])œufs contre tant de
moutons, tant de poules contre tant d'œufs, conduit
nécessairement à abstraire de l'idée de ces objets di-
vers, l'idée d'une valeur qui y est attachée, et à éva-
luer tous ces objets en prenant pour terme de compa-
raison ou pour unité arbitraire, la valeur de l'un
d'entre eux, celle du bœuf ou celle du mouton, celle
de la poule ou celle de l'onif. On pourra varier les
appoints d'une infinité de manières différentes, et
conséquemment l'on a ainsi l'idée de quelque chose
qui peut passer par tous les états possibles de cjran-
DES IDÉES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES. 21
(leur. Selon l'unité choisie, la mesure de la grandeur
sera un nombre entier ou fractionnaire : ce nombre
est ce que l'on nomme proprement une quantité {12).
En général, la mesure est le procédé artificiel de
l'esprit, qui veut appliquer les nombres à la détermi-
nation des grandeurs, et qui pour cela fait arbitraire-
ment choix d'une grandeur de même espèce, comme
unité de mesure. La raison de cet artifice est dans la
constitution de l'esprit humain qui a besoin de signes,
et de signes discontinus, tels que ceux que nous ap-
pliquons à la désignation des nombres, pour exprimer
toutes choses, même celles qui varient d'une manière
continue, telles que les grandeurs. Les nombres tien-
nent à la nature des choses et les grandeurs aussi :
mais la mesure, ou l'application des nombres à la
détermination des grandeurs, ne tient qu'aux procé-
dés de l'esprit humain. Il y a dans la Nature des quo-
tités, comme le nombre des étoiles au firmament,
celui des arbres d'une forêt et des grains de sable
d'une plage : il n'y a point de quantités; car la quan-
tité, c'est le nombre, appliqué artificiellement à la
détermination ou à l'expression (exacte ou approchée)
d'une grandeur mesurable. Les auteurs de tables ou
de listes de catégories n'ont pas fait ces remarques,
et l'on doit sentir qu'il était pourtant essentiel de les
faire.
14. — C'est aussi l'usage, dans les tables de caté-
gories, d'opposer la qualité à la quantité, le ttoîov au
TTocôv : on le peut sans doute, pourvu que l'on ne per-
siste pas à considérer (ainsi que semblent l'avoir fait
Aristote et ses successeurs) la qualité et la quantité
comme des prédicaments ou des catégories de même
22 LIVRE I. — CHAPITRE II.
ordre. 11 faut au contraire, pour la justesse de l'idée,
entendre que le rapport entre ces catégories est celui
de l'espèce au genre, du cas particulier (ou plutôt
singulier) au cas général *.
Effectivement, cette espèce singulière de qualité,
qu'on appelle grandeur ou quantité, se prête dans ses
variations continues à des procédés réguliers de dé-
termination que nulle autre qualité ne comporte, dès
qu'elle varie de même avec continuité : et de plus,
dans l'état de nos connaissances, il est au moins loi-
sible de concevoir que la continuité de toute variation
qualitative a son fondement dans la continuité inhé-
rente à des variations quantitatives d'où les variations
qualitatives dépendent.
15. — Prenons pour exemple les étoiles du firma-
ment, et considérons leurs diverses qualités, qui peu-
vent servir de fondement ù autant de classifications.
En premier lieu ce qu'on appelle improprement leur
grandeur, c'est-à-dire leur éclat, qui n'est pas une
grandeur à proprement parler, et qui ne comporte
pas de mesure directe. Cependant l'éclat varie certai-
nement avec la distance, et se trouve déjà par là dé-
pendre d'une grandeur mesurable. Cette cause de va-
riation d'éclat n'est pas la seule, et nous sommes bien
sûrs que toutes les étoiles, vues de la même distance,
n'auraient pas pour nous le même éclat : car ce sont
autant de soleils qui ne sauraient avoir les mômes di-
mensions, et qui, à dimensions égales, n'émettraient
pas la lumière avec la même abondance, ni la même
espèce de lumière. Or, 1 abondance de la lumière,
' Essai sur les Fondements de nos connaissances, cliap. Xill, et
principalement les n"^ 197 et suivants.
DES IDÉES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES, 23
quaud il s'agit de lumières homogènes, est quelque
chose de mesurable en soi, et de mesurable pour
nous. Nous pouvons constater que la lumière d une
bougie équivaut pour l'éclat à celle de deux, trois,
quatre bougies de même nature, et si nous cherchons
à pénétrer dans les causes physiques du phénomène
de la lumière, nous trouvons dans des raisons mathé-
matiques, c'est-à-dire dans des rapports entre des
grandeurs, une explication satisfaisante des variations
d'éclat ou d intensité lumineuse.
Il n'en est plus tout à fait de même, quand il s'agit
de comparer des lumières hétérogènes ou des rayons
lumineux de couleurs différentes. Le rayon jaune qui,
dans le spectre solaire, se place entre le rayon vert et
le rayon orangé, a plus d'éclat que l'un et l'autre :
c'est une qualité qui dépend apparemment d'un cer-
tain rapport entre la constitution physique des rayons
et le mode de sensibilité de notre rétine, et nous
n'apercevons pas d'abord comment la mesure y inter-
viendrait. Mais nous savons très bien que la couleur
du rayon est liée à sa réfrangibilité, ou à la grandeur
de l'angle qui mesure sa déviation quand il traverse
le prisme; et de plus une optique plus savante nous
enseigne que la couleur est pareillement liée à ces
nombres d'une prodigieuse petitesse, par lesquels on
mesure les longueurs de ce que Newton a appelé dans
son système les accès de la lumière, ou de ce que l'on
appelle maintenant les oncles lumineuses. De toute
manière donc la qualité des étoiles qui consiste dans
l'éclat, se trouvera liée à des grandeurs mesurables,
et pourra être assignée, déterminée, à l'aide des
nombres qui les mesurent.
2i LIVRE I. — CHAPITRE II.
Donc il en faudra dire autant de cette autre qualité
des étoiles, qu'on appelle la couleur, et qui peut éga-
lement servir à les classer; car il y a des étoiles déci-
dément rouges, vertes, jaunes, et d'autres qui offrent
une multitude infinie de nuances intermédiaires; mais
toutes ces nuances peuvent être définies par leur
liaison, au moins empirique, avec des choses mesu-
l'ables; et nous avons de très fortes raisons de croire
qu'une théorie complète nous montrerait comment
toutes ces variations , dans une qualité qu'on appelle
la couleur, sont en effet déterminées par de certaines
variations dans des grandeurs mesurables.
Rien de plus rebelle assurément à toute mesure
directe que cette affection des êtres sensibles que l'on
nomme la douleur; il serait fort ridicule de dire que la
douleur que cause un accès dégoutte est le double ou
la moitié de la douleur causée par une rage de dents ;
toutefois le physiologiste juge d'après la grosseur des
cordons nerveux et l'abondance de leurs ramilica-
tions, de la sensibilité de l'appareil oii ces ramifica-
tions pénètrent, et de l'intensité de la douleur que
cause le tiraillement des cordons. Il n'est pas éloigné
de croire que l'explication des divers modes de la sen-
sibilité serait donnée par les variations de structure
des diverses parties de l'appareil nerveux, si nous
pouvions y pénétrer assez intimement.
Selon les circonstances, une variation en quantité
peut être conçue comme le principe ou comme la
conséquence d'une variation en qualité; mais, dans
l'un et l'autre cas, l'esprit humain tient, autant qu'il
dépend de lui , à ramener à une variation de quantité
(pour laquelle il a des procédés réguliers de déter-
DES IDÉES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES. 25
mination et d'expression) toute variation dans les qua-
lités des choses '.
16. — Les idées de grandeur et de mesure sont si
simples, elles donnent lieu à des constructions scien-
titiques si régulières, qu'elles semblent dominer les
mathématiques tout entières, et que l'on définit vul-
gairement les mathématiques, la science ou les sciences
qui ont pour objet la mesure des grandeurs. 11 s'en
faut cependant bien que cette définition soit exacte.
L'arithmétique supérieure , celle qui étudie les pro-
priétés des nombres en eux-mêmes, n'a rien ou pres-
que rien de commun avec l'idée de grandeur ou de
quantité. Les figures de géométrie offrent de même
une foule de propriétés qui tiennent à la situation et à
l'ordre, et dont on pourrait faire un corps de doctrine,
lors même que l'on n'aurait aucune idée de l'applica-
tion des nombres à la mesure des grandeurs géomé-
triques. La théorie des nombres, la théorie des figures
géométriques, la théorie des grandeurs, forment trois
corps de doctrine qui ont entre eux des rapports mul-
tipliés, qui s'appliquent mutuellement l'un à l'autre,
mais qui procèdent chacun d'idées fondamentales
distinctes, quoique étroitement liées. La théorie des
grandeurs est celle des trois qui comporte le dévelop-
pement le plus régulier, le plus uniforme, le plus
méthodique ^ ; et en conséquence la plupart des
géomètres ont employé leurs efforts à assujettir les deux
1 Essai , 11° 199.
2 En veut-on nn exemple des plus simples? La division, au
point de vue de l'arithmétique pure, de la tliéorie des nombres, est
une opération qui réussit ou ne réussit pas, accidentellement en
quelque sorte, ou plutôt d'après des lois cachées et singulières, que
26 LIVRE 1. — (THAPITRE II.
autres théories à celle-ci, à démontrer et à trouver,
par l'emploi réf>ulier et systématique de grandeurs
auxiliaires, ce (pii pourrait à la rijuiieur se concevoir,
se démontrer et se trouver, indépendamment de la
notion de grandeur et de mesure. Pour ce qui est
enfin de l'utilité des mathématiques et de leur appli-
cation, soit à la philosophie naturelle, soit à la pra-
tique des arts, on vient de voir qu'elles sont entière-
ment dues à la puissance du calcul, en tant qu'il
s'applique aux grandeurs mesurables, et en ce sens au
moins la définition qu'on donne communément des
mathématiques se trouve pleinement justifiée.
Nous nous bornons à ces aperçus rapides sur des
points que nous avons eu l'occasion de traiter ailleurs,
et qu'il n'est pas nécessaire de développer davantage
pour l'objet de nos présentes recherches.
nous avons grand'peine à découvrir et plus de peine encore à sys- '
tématiser. Au point de vue de la théorie des grandeurs, la division
réussit toujours et tout problème ramené à une division est un
problème censé résolu.
DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 27
CHAPITRE 111.
DU PASSAGE DE l'oRDRE PUREMENT INTELLIGIBLE A l'ORDRE PHÉNOMÉNAL.
— DES IDÉES DE TEMPS ET D'ESPACE. — DES IDÉES OU DES INTUITIONS
PRLMITIVES EN GÉOMÉTRIE.
17. — Les idées d'ordre, de classement, de combi-
naison, de nombre, et toutes celles qui s'y rattachent,
d'après ce qui a été exposé dans les deux précédents
chapitres, n'impliquent nécessairement ni l'idée d'une
succession dans le temps, ni celle d'une localisation
dans l'espace. Quand j'associe dans ma pensée les
termes et les propositions d'un syllog^isme, quand je
compare des nombres entre eux, et que je déduis de
cette comparaison leurs propriétés caractéristiques,
les idées actuellement présentes à mon esprit ne se
coordonnent pas, celles-ci dans tel recoin de mon
cerveau, celles-là dans tel autre; elles n'y font pas
successivement leur apparition à des instants diffé-
rents. L'auteur occupé à systématiser une science, à
classer des types et des espèces , embrasse à la fois un
enseml)Ie d'idées et de rapports dont tous ses efforts
tendent à trouver l'expression adéquate, et qui appar-
tient à l'ordre intelligible, au monde des idées qui ne
changent pas, selon les lieux et selon les temps.
A la vérité il peut bien se faire que j'aie besoin
d'images pour saisir ou fixer commodément ces idées,
et que les images extérieures ou sensibles dont je me
sers pour cela, en même temps que les images inté-
rieures empreintes dans mon cerveau par je ne sais
28 LIVRE 1. — CHAPITRE III.
quel mystérieux artifice de la Nature, existent, celles-
ci dans tel point de l'espace, celles-là dans tel antre,
st'pai'ées si l'on veut par des intervalles d'une petitesse
insaisissable à nos sens. Il peut aussi se faire que mon
cerveau ait besoin de mettre des intervalles de durée,
si petits qu'on voudra les supposer, entre les actes
par lesquels il produit, sécrète ou élabore de telles
images; mais que prouve cela? Que l'homme est un
être dont l'organisme, dont la vie, dont les fonctions
comme être organisé et vivant appartiennent au
monde des phénomènes, s'accomplissent au moyen,
sous les conditions de l'espace et du temps. Mais
toutes ces conditions phénoménales et organiques de
la conception de l'idée n'ont aucune influence sur la
nature essentielle de l'idée conçue. Qu'importe qu'il
me faille plus de temps et de labeur pour comprendre
un théorème qu'il n'en a fallu à Newton ponr le
trouver? Une fois en possession de l'idée, cette idée
est dans mon intelligence ce qu'elle était dans l'intel-
ligence de Newton. L'aveugie-né Saunderson, pour
qui des images de la nature de celles qui nous aident
ordinairement dans l'étude de la géométrie n'existaient
pas, avait du système des vérités géométriques exacte-
ment la môme idée que les autres géomètres, et il ne
serait pas absolument impossible qu'un autre aveugle-
né apportât dans le perfectionnement du système de
la classification botanique la même sûreté de critique
qu'un de Candolle, un Jussieu ou nn Linnée.
Nous n'arrivons à la conception des choses intelli-
gibles, nous autres humains, que par le canal des
choses phénoménales et sensibles. Nous n'avons
même aucun moyen de rédargiier l'opinion de ceux
DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 29
qui soutiendraient que la même condition est imposée
à tous les êtres capables d'intelligence : qu'importe
encore? Il n'en reste pas moins clair que les choses
intelligibles, considérées en elles-mêmes, précèdent,
surpassent, régissent les choses phénoménales et sen-
sibles. Car 1" elles restent identiquement les mêmes,
dans leur pureté inaltérable, dans leur fixité parfaite,
sur quelque échaifaudage phénoménal et sensible que
l'on se soit appuyé pour y attehidre; 2° elles ne trou-
vent point leur explication, leur raison d'être dans les
phénomènes sensibles, et au contraire c'est à elles
qu'il faut recourir pour trouver la raison, pour acqué-
rir l'intelligence des phénomènes. Et cette doc-
trine (qu'on veuille bien le remarquer) n'a rien d ar-
bitraire, de personnel ou de propre à telle manière
de philosopher : elle est justifiée par la marche des
sciences, par leur développement progressif et le
mode de leur application. Aristote a pu rédiger sa
théorie du syllogisme, Euclide ses éléments de géo-
métrie, sans avoir besoin d'attendre que les sciences
physiques et naturelles, qui portent sur des choses
phénoménales et sensibles, eussent reçu même un
commencement d'organisation. On applique tous les
jours les mathématiques à la physique, tandis qu'on
ne voit pas appliquer la physique aux mathémati-
ques (7).
18. — A leur tour les idées, ou, pour parler plus
correctement, les formes du temps et de lespace,
gouvernent, régissent tout ce qui se passe dans la
sphère des choses phénoménales et sensibles. Ce ne
sont pas, comme l'a voulu Kant, des conditions im-
posées à notre seul entendement, des formes inhé-
30 LIVRE I. — CHAPITRE lll.
rentes à la constitution de l'esprit humain et non aux
choses extérieures qu'il perçoit : car il serait par trop
étrange que le verre mis sur nos yeux et qui devrait
tout déformer aux dépens de la régularité, de la sim-
plicité des lois et des rapports perçus dans le monde
extérieur, y mît par une fallacieuse apparence la
régularité, la simplicité que nous croyons y consta-
ter et qui de fait n'y serait pas (6) .
L'espace, a dit Leibnitz, est l'ordre des choses qui
coexistent ; le temps est l'ordre des existences succes-
sives. Vaine tentative d'un grand esprit pour expri-
mer ce qui est inexprimable, pour délinii' ce cjui
échappe à toute définition, et dont il ne faut retenir
qu'un rapprochement juste entre deux idées fonda-
mentales et une idée plus fondamentale encore, à
laquelle elles se rattachent immédiatement avec une
frappante analogie, dès qu'on passe de la sphère des
choses purement intelligil)les à la sphère des choses
phénoménales et sensibles. Avec la définition de
Leibnitz, comment donnerait-on l'idée de l'espace à
l'être qui serait privé des sens du tact et de la vue,
mais qui conserverait la faculté de combiner des
idées, de les exprimer, d'éprouver et de comparer des
sensations internes, et qui, avec une sensibilité ainsi
mutilée, pourrait encore avoir du temps ou de la du-
rée précisément la même idée que nous? Avec cette
même définition, comment rectifierait-on ou conlplè-
terait-on l'idée d'une étendue à deux dimensions
seulement, telle que pourrait l'avoir un être doué du
sens de la vue, et non du tact ni de la locomotion,
rapportant tous les objets extérieurs à la surface d'une
enveloppe sphérique d'un rayon indéfini, comme nous
DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 31
rapportons les étoiles à ce que l'on nomme la voûte cé-
leste? Aucune définition ne peut donc dispenser ici de
la donnée intuitive , à la vertu de laquelle elle n'a-
joute effectivement rien. De plus, la définition pèche
en ce que les idées, les choses intelligibles coexistent
h leur manière, sans pour cela coexister dans l'espace.
Quant à la définition leibnitzienne du temps, elle pèche
d'une autre façon, par cercle vicieux, puisque l'idée de
succession, et par conséquent celle d'existences suc-
cessives, implique ou présuppose l'idée du temps.
19. — Les idées de temps et d'espace ont entre
elles une analogie si intime et si généralement sentie,
cpie toutes les langues en offrent l'expression, et que
les métaphysiciens de toutes les écoles se sont com-
plus à la faire ressortir. Nous avons consacré dans un
autre ouvrage * un chapitre entier à comparer sous
toutes leurs faces ces deux idées fondamentales : nous
voulons autant que possible éviter les redites; et
d'ailleurs, en rappelant cet éternel sujet de spécula-
tion et de discussion pour les philosophes, il faudrait,
selon le plan du présent ouvrage, mettre ici à l'écart
tout ce qui a trait dans leurs systèmes à la spéculation
ontologique, fondée sur la notion de substance, qui
tient à un autre ordre d'idées que nous ne devons pas
aborder encore, sous peine de placer le composé avant
le simple, le dérivé avant le primitif, l'obscur et le
vague avant ce qui est clair et précis. C'est ce qu'ont
fait les métaphysiciens des vieilles écoles, quand ils
ont disserté pour savoir à quel degré, suivant quel
mode le temps et l'espace participent à la substantia-
* Essai , chap. X.
32 LIVRE I. — CHAPITRE III.
lité : car rien de plus clair, de plus immédiat que les
notions d'espace et de temps, et rien de plus problé-
matique que la notion de substance. Les idées d'es-
pac" et de temps servent de base à toute explication
scientitique, y mettent partout l'ordre et la clarté,
tandis que l'idée de substance y embrouille tout. La
vieille métaphysique d'oii nous voudrions sortir a eu
en cette circonstance, comme toujours, le tort de ne
pas tenir assez de compte de la marche des sciences
et du contrôle qu'elle fournit pour iixer l'ordre et la
valeur de nos idées.
20. — Qui dit analogie ne dit pas symétrie par-
faite; et au point de vue de la raison, l'idée de temps
précède et domine certainement l'idée d'espace; car
nous concevons très bien que l'on puisse retrancher
à un être intelligent tous les organes, toutes les facul-
tés animales à l'aide desquelles il acquérait l'idée
d'espace, et qu'il lui reste encore la conscience et la
mémoire de ses affections et de ses actes successifs,
partant l'idée de la durée et du temps. Lorsque notre
imagination , notre coeur, notre sens moral réclament
pour la personnalité humaine, au-delà du tombeau,
une prolongation d'existence dans un monde surna-
turel et invisible, notre raison écarte volontiers de
cette idée mystérieuse d'une autre vie (et d'autant
plus volontiers qu'elle a acquis elle-même plus de
virilité) tout ce qui se rapporte à une localisation
dans l'espace et dans ce monde extérieur où nos sens
pénètrent, où les phénomènes physiques s'accomplis-
sent; elle ne pourrait sans l'énerver, sans la détruire,
sans la rendre insaisissable et ineflîcace , se dispenser
d'y associer l'idée de temps et de durée.
DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 33
Ne nous élevons pas dans ces rég^ions mystérieuses;
observons le phénomène psychologique à son origine.
L'idée d'espace ne s'acquiert que par le mouvement,
par l'exploration successive des parties de l'étendue;
elle présuppose donc intrinsèquement l'idée ou la
conscience de la durée, quelque obscure ou rudimen-
taire que celle-ci puisse demeurer, en vertu du plan
de l'organisation animale. Donc, lorsque nous dérou-
lons le système de nos idées, il faut que l'idée de temps
vienne s'intercaler entre les conceptions purement
rationnelles et celles qui impliquent la notion de l'es-
pace. Le sens de la durée, si l'on peut ainsi parler, est
un sens plus rationnel, et à ce point de vue plus
fondamental que les sens qui nous donnent la per-
ception de l'espace. ÎSous aurons à étudier particuliè-
rement, au chapitre V du présent livre, les intéres-
santes conséquences de ce principe.
En vertu même de cet ordre rationnel, il doit arri-
ver que d'après le mode de notre sensil)ilité (et par
suite de propriétés inhérentes à la constitution de nos
sens, à la structure de l'organe de la pensée), l'éten-
due soit pour nous l'objet d une intuition immédiate,
d'une représentation directe, tandis qu'il faut l'arti-
fice des allusions et des signes pour que la durée
devienne, par voie indirecte, l'objet de notre intuition.
Nous imaginons l'étendue avec le secours des impres-
sions sensibles qui s'y associent naturellement dans
l'acte de la perception extérieure , et nous ne pouvons
imaginer la durée qu'en attribuant à l'étendue une
vertu représentative de la durée. Nous alignons pour
ainsi dire les phénomènes successifs, afin d'avoir une
image, et par suite une idée de leur ordre de situation
T. I. 3
34 LIVRE I. — CHAPITRE III.
dans le temps. Les langues portent la trace de cette
dérivation ; elles expriment d'abord les relations dans
l'espace, puis, au moyen de celles-ci, les relations
dans le temps ; antea et postea, qui se réfèrent à l'idée
du temps, ont pour racines ante ^i jjost , (\\x\ expriment
des situations dans l'espace.
De là vient que les animaux, même les plus rappro-
chés de l'homme, ne paraissent avoir et ne peuvent
avoir qu'une perception très obscure des rapports de
temps, de durée et de tout ce qui s'y rattache; tandis
que, quant à la perception de l'espace, les innombra-
bles espèces animales l'ont aux degrés les plus divers,
selon la disposition de leur organisme, la nature de
leurs fonctions, et le rang- qu'elles occupent dans
l'échelle de l'animalité.
Si la notion de l'espace, telle que nos sens nous la
donnent intuitivement , nous est nécessaire pour la
représentation et la claire intuition de la durée, elle
ne l'est pas moins pour la facile conception de tout ce
qui tient à la syntactique abstraite; car, comment nous
représenterions - nous des groupes distincts et des
associations de groupes, ainsi que leurs rapports di-
vers, si l'étendue ne nous fournissait des moyens de
figurer et de rendre sensibles de tels rapports? De là
ces arbres généalogiques, ces tableaux synoptiques, si
souvent employés dans toutes les branches des sciences
et de la philosophie, et plus multipliés encore dans le
maniement des affaires, moyens quelquefois exacts *,
plus souvent imparfaits ^ mais toujours utiles.
1 Voyez, notamment, dans ses Lettres à une 'princesse d' Allemagne,
les figures imaginées par Eui.er, pour la démonstration des règles
du syllogisme.
2 Nous en avons donné les raisons dans notre Essai, chap. XVI,
I
DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 35
21. — Les notions de l'étendue et de la durée im-
pliquent également, avec une nécessité é\ideute, l'idée
de la continuité; d'une part, les formes de l'étendue
ont le privilège de fixer cette idée dans notre esprit
par. une image sensible ; d'autre part, la raison conçoit
nécessairement qu'un mobile ne peut passer d'une
position à une autre sans occuper successivement
toutes les positions intermédiaires en nombre illimité
ou inlîni; et même on abolirait dans notre intelligence
toute idée de l'espace et du mouvement, pourvu que
celle du temps ou de la durée y persistât (20), que
nous concevrions encore le temps comme ne pouvant
s'écouler autrement que d'une manière continue.
Nous n'en admettons pas moins (12 et 13) que les
idées de continuité et de discontinuité ont, à certains
égards, plus de généralité encore que les idées de
temps et d'espace , et que l'adage fameux Natura non
facit saltus trouve son application , même à propos de
choses de l'ordre intellectuel et moral , auxquelles il
semble qu'on ne saurait assigner de lieu dans l'espace ni
d'époque dans le temps '. Mais, dans l'ordre généa-
logique de nos idées, ce n'est que par la contempla-
tion des formes de l'étendue et des mouvements dans
l'espace que nous avons l'image ou l'intuition immé-
diate de la continuité; et en outre, dans l'ordre même
des faits naturels, il ne répugne point d'admettre que
toutes les manifestations de la loi de continuité ont
leur raison primordiale dans la continuité de l'espace
ou du temps, lors même que l'état de nos connais-
sances ne nous permet pas de montrer nettement la
^ Essai.... chap. XIII.
36 LIVRE I. — CHAPITRE III.
liaison des principes et des conséquences. Les induc-
tions, les exemples à l'appui de cette thèse ressemble-
raient tout à fait à ceux que nous avons donnés plus
haut (14 et 15) pour faire comprendre la possibilité
ou la vraisemblance d'une subordination de toutes les
variations qualitatives à des variations quantitatives.
22. — A l'idée de la continuité se lie naturellement
l'idée de l'infini, puisque tout passage continu d'un
terme à un autre suppose un nombre de positions
intermédiaires susceptible de croître au-delà de toutes
limites, tandis que les différences ou les intervalles
entre deux positions consécutives admettent un dé-
croissement pareillement illimité. On a ainsi tout à la
fois l'idée de l'infiniment grand et celle de l'infiniment
petit, en tant que corrélatives l'une à l'autre; mais les
mêmes idées peuvent aussi se présenter isolément
l'une de l'autre. Par exemple, l'on comprend qu'un
mobile qui se meut en ligne droite peut s'éloigner
indéfiniment du point de départ, tandis que la distance
n'excédera jamais certaines limites si le mobile décrit
une courbe fermée. Dans cet exemple, l'idée de l'infi-
niment grand se présente sans avoir pour corrélative
l'idée de linfiniment petit.
D'ailleurs, quoi qu'en ait pu dire Pascal avec
l'énergie accoutumée de sa parole, l'homme n'est
point également écrasé de ces deux idées, qui ne figu-
rent pas de la même manière dans la conception et
l'explication des phénomènes. Nous assistons à cha-
que instant au phénomène de la génération, de l'éva-
nouissement des grandeurs continues, par lequel se
réalise sous nos yeux, dans le cercle de nos observa-
tions, la conception de l'inliniment petit. Un corps
DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 37
qui sort du repos commence par avoir une vitesse
intîniment petite ; un corps que les résistances qu'il
éprouve dans son mouvement ramènent progressive-
ment au repos tinit par avoir une vitesse infiniment
petite; tandis qu'il répugne qu'il y ait actuellement
dans le monde un corps animé d'une vitesse infini-
ment grande. Tout ce qui est infiniment petit échappe
à nos observations, mais non aux conditions des phé-
nomènes naturels : tout ce qui est infiniment grand
échappe à la fois à nos observations et aux conditions
mêmes de la production des phénomènes.
On a souvent répété, mais à tort, que l'idée de l'in-
fini n'a en mathématiques qu'une valeur purement
négative ; et du moins il aurait fallu distinguer entre
la partie des mathématiques qui traite des notions
purement abstraites de nombre, de grandeur, et celle
qui implique la conception du temps et de l'espace,
au sein desquels les phénomènes se produisent. L'a-
rithmétique me donne l'idée de l'infini, en ce sens
que rien ne limite la série des nombres, et que si un
nombre m'est donné, quelque grand qu'il soit, j'en
pourrai former un plus grand, en y ajoutant une ou
plusieurs unités, en le doublant, en le triplant, et
ainsi de suite. Ce n'est là, si l'on veut, qu'une idée
négative, c'est l'idée de l'indéfini plutôt que celle de
l'infini : à la bonne heure. Mais, quand je conçois
l'infinité du temps et de l'espace, c'est bien une infi-
nité actuellement, nécessairement imposée à ma rai-
son, et dont j'ai l'idée claire, quoique je ne puisse pas
m'en faire une image ou une représentation, chose
bien différente. Que s'il s'agit du mouvement continu
qui implique l'existence effective d'une infinité de po-
38 LIVRE I. — CHAPITRE III.
sitions intermédiaires, j'aurai, non seulement une
idée claire, mais de plus une image ou une représen-
tation du phénomène. En d'autres termes, le temps,
l'espace appartiennent au monde des phénomènes, et
il est déraisonnahle de dire qu'ils s'évanouiraient, si
nous cessions d'y songer.
23. — Ainsi, la notion d'infini, comme celle
d'unité (9), se modifie en passant d'un ordre d'idées à
un autre, d'un ordre de phénomènes à un autre; et
le tort de la métaphysique ordinaire est d'en faire
des catégories suprêmes et de les attaquer d'emhlée,
comme si elles restaient immuahles aux divers étages
du système de nos connaissances. A proprement par-
ler, l'infini est moins une idée, que le caractère ou la
propriété d'une idée, caractère qui se modifie en pas-
sant d'une idée à l'autre. L'infini en géométrie n'est
déjà plus (nous venons de le voir) l'infini en arithmé-
tique. Si, dans la solution d'un problème de géomé-
trie, on tombe sur une ligne droite de longueur infi-
nie, cette solution aura un sens très clair et très
positif, en indiquant, par exemple, \ asymptote d'une
courbe, dont nous sommes forcés, par la définition
même de cette courbe, d'admettre le prolongement
dans l'espace à l'infini, et qui a, pour caractère posi-
tif, de s'approcher sans cesse de la ligne droite à
laquelle on donne le nom d'asymptote, et dont il
s'agit de déterminer la position. Le prolongement à
l'infini de la courbe et de son asymptote ne peut pas
être, à la vérité, imaginé, mais il est très clairement
conçu. Au contraire, dans la solution d'un problème
de mécanique, si l'on tombe sur une vitesse infinie,
ce" sera une preuve d'impossibilité ou d'absurdité (et
DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 39
en ce sens un résultat purement négatif) , parce qu'une
vitesse infinie est pliénoménalement impossible, et
d'ailleurs impossible, non seulement à imaginer, mais
à concevoir. Que si l'on sort du champ des mathé-
matiques oii une analyse si sûre nous conduit à des
résultats si divers, et qu'on veuille (ce que les méta-
physiciens ne manquent pas de vouloir) appliquer la
notion de l'infini aux idées de force, de cause, à d'au-
tres idées d'un ordre plus élevé encore, il faudrait, à
chaque application nouvelle, une critique nouvelle,
mais critique le plus souvent impossible dans l'état
de nos connaissances; dont l'absence laisse par con-
séquent le champ libre aux élans comme aux écarts
de l'imagination.
24. — En tant que propres à fournir les matériaux
d'une science, et d'une science qui peut se construire
indépendamment de l'expérience, les idées de temps
et d'espace, malgré toutes leurs analogies, offrent
encore une notable disparité. L'espace a trois dimen-
sions et le temps n'en a qu'une. Il faut trois gran-
deurs (ou, comme disent les géomètres, trois coordon-
nées) pour fixer la position d'un point susceptible de
se déplacer d'une manière quelconque dans l'espace;
il n'en faut plus que deux si le point est assujetti à
rester sur une surface, par exemple sur un plan ou
sur une sphère; il n'en faut plus qu'une si le point
est pris sur une ligne déterminée. Ainsi les étapes
d'une route sont fixées, quand on assigne les distances
à un point pris sur la route, tel que le point de dé-
part ou Y origine du bornage de la route. Un point
est fixé à la surface des mers, quand on en donne la
longitude et la latitude; mais, s'il s'élève au-dessus.
40 LIVRE I. — CHAPITRE III.
OU s'abaisse au-dessous de la surface, il faudra assi-
gner une troisième coordonnée, à savoir la hauteur
au-dessus du niveau des mers, ou la profondeur au-
dessous de ce même niveau. Au contraire, pour fixer
l'époque d'un phénomène ou sa position dans le
temps, il suffit, comme pour fixer le lieu d'un point
sur une ligne, d'assigner une seule grandeur, à savoir
le temps écoulé ou qui doit s'écouler entre un instant
pris pour ère ou pour origine du temps et l'instant du
phénomène. De là l'infinie variété des rapports de
grandeur, de configuration, de situation et d'ordre
qui sont l'objet de la géométrie, surtout lorsque l'on
embrasse les trois dimensions de l'espace. Si l'on en
supprime une, comme dans la géométrie plane, la
multiplicité des rapports est bien réduite. La figure
que l'on appelle cube est dans l'espace à trois dimen-
sions, l'analogue du carré en géométrie plane; la
pyramide triangulaire est l'analogue du triangle : or,
il n'y a à considérer dans le triangle que trois côtés et
trois angles, tandis qu'il y a à considérer dans la py-
ramide six arêtes, quatre angles solides, quatre faces
elles inclinaisons de ces faces les unes sur les autres;
dans le cube il faudra considérer six faces opposées
deux à deux, douze arêtes et huit angles solides. Une
géométrie purement linéaire, oh l'on ne considérerait
plus qu'une dimension de l'espace, serait une géomé-
trie tellement réduite qu'elle ne mériterait plus le
nom de science; et de même l'idée de temps, qui
n'implique qu'une seule dimension, ne saurait four-
nir l'étoffe d'une théorie assez développée pour cons-
tituer une science, tant qu'elle n'est pas associée aux
conceptions abstraites de la pure géométrie, ou à
DES IDÉES DE TEMPS ET D ESPACE. 41
d'autres notions suggérées par l'étude expérimentale
du monde physique.
25. — Arrêtons-nous ici un moment sur cette
science fameuse dont nous venons d indiquer le point
d'attache à la charpente générale de nos idées. On
sait que les philosophes opposent souvent (trop sou-
vent peut-être) aux vérités logiquement établies, les
vérités qu'ils appellent d intuition : or, c'est la géo-
métrie qui nous donne les exemples les plus nets de
ce qu'il faut entendre par vérités d'intuition, attendu
que la géométrie est la science des formes qui tom-
bent sous la perception des sens. Reprenons ces deux
axiomes, rebattus jusqu'à la banalité : r le tout est
plus grand que la partie ; 2° la ligne droite est le plus
court chemin d'un point à un autre; que voyons-
nous dans le premier? Un principe de logique géné-
rale dont l'évidence ressort des définitions mêmes du
tout et de la partie, et qui pourrait être ramené à
cette proposition identique : la collection des parties
se forme en ajoutant à l'une des parties les autres par-
ties qui entrent dans la collection. On peut dire de
tels principes qu'ils nous aident à résumer ou à sys-
tématiser nos connaissances, mais qu'on n'en saurait
rien tirer qui contribue à l'avancement de nos con-
naissances. En effet, supprimez le langage humain
qui est l'instrument de notre logique, et de tels axio-
mes s'évanouiront faute d'objet. De même que les
définitions du tout et de la partie sont des définitions
de mot, de même l'axiome signalé est une proposition
purement logique, verbale ou nominale. C'est ce que
l'on peut encore appeler, avec Condillac, une identité
ou une proposition identique.
42 LIVRE I. — CHAPITRE III.
Il n'en est pas de même du second axiome; et la
preuve, c'est qu'un enfant, un sourd-muet, un ani-
mal même, pour qui le langage humain n'existe pas,
s'élancent d'un point à un autre en parcourant la
ligne droite qui les sépare. Ils ont donc à leur ma-
nière la perception de la ligne droite, et en vertu de
cette perception, ils sentent que c'est en ligne droite
que doivent se prendre les distances. Il n'est pas éton-
nant que l'intuition ou la perception spontanée d'un
tel rapport, inhérent à la nature des choses, -mène un
esprit qui comhine et qui raisonne, à la découverte
d'autres rapports auxquels n'appartient plus la même
évidence intuitive.
26. — Dans les écoles gi»ecques qui ont fondé l'en-
seignement de la géométrie et donné à l'esprit géo-
métrique ses règles, telles que les modernes les ont
acceptées et que Pascal les a formulées, on s'est atta-
ché à réduire autant que possihle le nomhre des axio-
mes : ce peut être là un curieux exercice de logique,
mais ce n'est rien de plus. Quand on parviendrait
(car il est au moins fort douteux qu'on y parvienne)
à démontrer que la ligne droite est le plus court che-
min d'un point à un autre, sans invoquer aucun
axiome nouveau, on n'en serait pas plus avancé pour
ce qui intéresse le progrès ultérieur de nos connais-
sances, et on laisserait dans l'ombre un fait psycholo-
gique important à constater, à savoir que nous avons
naturellement l'intuition, la perception spontanée
d'un tel rapport. 11 est clair que la détermination
exacte des données psychologiques de cette espèce
surpasserait en intérêt les subtilités dialectiques des
écoles anciennes, autant que la connaissance des lois
DES IDÉES DE TEMPS ET D ESPACE. 43
de la Nature surpasse en intérêt celle des conceptions
artificielles de l'esprit humain.
Quels moyens avons-nous de déterminer exacte-
ment les choses pour lesquelles il faut recourir à
l'intuition immédiate? D'ahord l'analyse du langage
nous doit venir en aide. Que l'on cherche, par exem-
ple, à définir Yangle : on ne trouvera que des défini-
tions incomplètes, fausses, ou qui impliquent un
cercle vicieux, comme si l'on dit que l'angle est l'in-
clinaison d'une ligne sur une autre; car, après avoir
défini Yangle par Y inclinaison, il faudrait définir Y in-
clinaison par Yangle. L'idée de l'angle, comme celle
de la ligne droite, est donc une idée indéfinissahle,
sui generis, que nous acquérons par intuition immé-
diate et pour laquelle rien ne peut suppléer à l'intui-
tion immédiate.
Au contraire, on donne une très bonne et très
claire définition du cercle, quand on dit que c'est une
ligne dont tous les points se trouvent à égale distance
d'un point intérieur que l'on nomme centre : à la
vérité il convient encore de faire voir que l'on peut
satisfaire à la définition par un tracé convenable, et
pour cela le plus simple est d'imaginer une ligne
droite qui tourne dans un plan en pivotant sur une
de ses extrémités, l'autre extrémité décrivant une
ligne qui satisfait évidemment à la délinition du cer-
cle. L'intuition intervient donc encore pour complé-
ter la définition du cercle, en ce sens qu'elle montre
qu'il y a effectivement des lignes qui peuvent satis-
faire à la définition.
27. — On reconnaît encore les choses d'intuition
immédiate en ce que, si on ne les admet à ce titre, la
44 LIVRE 1. — CHAPITRE III.
construction logique de la science présente des lacunes
que l'on ne réussit pas à combler. Exemple, la théo-
rie des parallèles. Si l'on dit que des lignes droites
parallèles sont celles qui, étant tracées dans un plan,
ne peuvent pas se rencontrer, on donne une défini-
tion logiquement bonne, en ce sens qu'elle n'appar-
tient qu'à la chose définie; mais pourtant cette défi-
nition ne comprend pas tout ce qu'emporte dans notre
esprit l'idée du parallélisme des lignes droites. Le fait
de l'impossibilité d'une rencontre n'est ici qu'un
caractère accessoire, secondaire, puisque les lignes
droites, dès qu'elles cessent d'être dans le même
plan, cessent de se couper, sans être pour cela paral-
lèles, et qu'un faisceau de droites parallèles n'est pas
nécessairement un faisceau de droites toutes com-
prises dans le même plan. Ce qu'il y a de fondamen-
tal dans l'idée du parallélisme des lignes droites, c'est
l'idée d'une identité d'orientation, laquelle implique
qu'une ligne droite quelconque, venant à couper le
faisceau de lignes parallèles, coupe sous le même
angle toutes les parallèles qu'elle rencontre. Faute
d'admettre cette donnée, ou toute autre équivalente,
à titre de donnée intuitive, on se heurte contre ce que
l'on a appelé le desideratum, le postidatum ou Y im-
perfection de la théorie des parallèles, laquelle n'est
une imperfection que dans un sens purement artifi-
ciel et logique.
L'idée de la similitude, c'est-à-dire de la ressem-
blance de deux figures qui ne diffèrent que par
l'échelle sur laquelle elles sont construites, doit cer-
tainement aussi être mise au nombre des données de
l'intuition immédiate. Que l'on montre à un enfant
I
DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 45
de trois aus le portrait de son père en miniature, le
dessin dun édifice qui frappe journellement ses
regards, et il reconnaîtra sou père, il reconnaîtra
l'édifice. Il n'attend pas pour cela qu'on lui ait ensei-
gné la géométrie et donné une définition de la simili-
tude à la manière des géomètres, qui regardent comme
une condition de perfection de n'y introduire que ce
qu'il est absolument nécessaire d'y mettre, d'une né-
cessité logique, taudis que la Nature ne regarde pas
comme une redondance d'associer dans la même intui-
tion immédiate des caractères dont les uns peuvent être
la conséquence nécessaire des autres. Or, il suffit d'a-
voir l'idée de la réduction des figures, et du triangle en
particulier, à une échelle différente, pour qu'on puisse
en conclure le fameux théorème sur la somme des
angles d'un triangle et par suite toutes les propriétés
des parallèles. Tel est l'enchaînement des vérités géo-
métriques que l'on peut opérer une foule de conver-
sions de même genre, en prenant pour point de départ
ou pour donnée intuitive, tantôt une idée, tantôt une
autre. La Nature a eu la libéralité de nous donner,
par l'intuition immédiate, plus de notions premières
que n'en requièrent les exigences de notre logique.
28. — Ce que l'on nomme une construction en
géométrie, est un artifice employé pour faire concou-
rir les données de l'intuition immédiate avec les res-
sources ordinaires de la logique, à l'effet de mettre en
lumière des vérités géométriques dont l'énoncé n'est
pas évident de lui-même. Les géomètres ont suivi
pour cela deux manières ou deux méthodes bien diffé-
rentes. L'une ^la plus moderne) consiste à imaginer,
une fois pour toutes, une construction tellement gé-
46 LIVRE I. — CHAPITRE III.
nérale, que l'on puisse en tirer ensuite une multitude
de relations particulières, par les seules forces de la
logique et du calcul, sans que l'attention ait besoin de
se tîxer sur ce que représentent en géométrie les gran-
deurs ou quantités auxquelles le calcul s'applique.
Tel est l'objet de la géométrie dite analytique, qui ne
pouvait naître et se développer qu'après que l'algèbre
ou la langue de l'analyse matbématique s'est trouvée
suffisamment organisée. La méthode plus ancienne,
que par opposition l'on qualifie de synthétique, main-
tient dans un perpétuel éveil la faculté d'intuition
géométrique, fait une part beaucoup moins grande à
la logique générale, ne peut le plus souvent s'accom-
moder de la régularité de ses procédés, exige par con-
séquent une plus grande dépense d'invention, et, si
l'invention est heureuse, a l'avantage de mener au but
par le chemin le plus court, comme étant le plus di-
rectement adapté au but spécial que l'on poursuit.
Nous ne rappelons ici ces notions que parce qu'elles
se rattachent toutes très directement à l'objet de ce
livre qui est d'énumérer ou au moins d'indiquer les
idées-mères auxquelles viennent successivement s'ap-
pliquer les règles de la logique générale, pour la cons-
truction du système de nos connaissances scienti-
tiques.
DE LA CINÉMATIQUE. 47
CHAPITRE IV.
DE LA CLS'ÉMATIQUE , OU DE LA THÉORIE GÉOMÉTrUQUE DES MOUVEMENTS,
CONSIDÉRÉS EN EUX-MÊMES, LS'DÉPENDAMMENT DE TOUTE NOTION SUR LES
CAUSES PHYSIQUES QUI LES PRODUISENT ET SUR LA NATURE DES CORPS.
29. — Lorsque l'on associe aux idées géométriques
la notion de mouvement, ou que l'on combine avec
les trois dimensions de l'espace l'unique dimension
du temps (24), on voit naître de cette association une
théorie que Lagrauge a ingénieusement appelée une
géométrie à quatre dimensions, dont la fécondité doit
s'accroître avec le nombre des dimensions ou des
données fondamentales que l'on emploie. Nous avons
peu insisté sur l'économie de la géométrie propre-
ment dite : mais les développements que nous avons
en vue dans la suite de cet ouvrage, et qui trouveront
alors leur justification, tant ils sont indispensables
pour sortir de la routine et du vague de la vieille mé-
taphysique, et pour mettre en lumière l'enchaînement
généalogique de toute la série de nos idées, ne nous
permettent pas de nous en tenir à de pareilles géné-
ralités, en ce qui touche la théorie géométrique des
mouvements. Il faut ici plus d'explications, tout en
s'abstenant autant que possible de détails techniques
et de formules qui sont peu du goût du plus grand
nombre des lecteurs.
Au fond, il n'y a guère de spéculation géométrique
à laquelle l'idée de mouvement soit tout à fait étran-
LIVRE I. — CHAPITRE IV.
gère : ce qui se rapporte évideniiiieiit h la remarque
déjà faite (20), que nous n'acquérons la notion de
l'espace, et par suite toutes les notions géométriques,
qu'en explorant, pour ainsi dire, l'espace et les corps
par des mouvements instinctifs ou volontaires. Nous
pourrons très bien définir la surface de la sphère, en
disant que tous ses points sont à égales distances d'un
point intérieur que l'on nomme centre : mais à la
rigueur (26) il resterait encore à montrer que l'objet
ainsi délîni est possible; et en tout cas nous nous
représenterons encore bien mieux la surface déiinie,
si nous la concevons comme décrite par le mouve-
ment d'un demi-cercle qui tourne autour de son dia-
mètre. Nous aurons ainsi une intuition, une image,
au lieu d'une définition purement intelligible : et de
fait, si nous voulons construire matériellement une
sphère, c'est la seconde définition que nous pourrons
mettre en pratique, et non la première.
30. — Dans cet exemple si simple et dans une
foule d'autres, nous n'avons besoin de considérer, ni
la durée du mouvement, ni sa vitesse. Il peut être
continu ou interrompu, décrit avec une vitesse con-
stante ou avec une vitesse qui change pendant la durée
du mouvement. Dans d'autres cas, et lorsque la des-
cription de la figure résulte de plusieurs mouvements
combinés, il faut, pour que la définition soit com-
plète, tenir compte des vitesses relatives et de la con-
stance ou de la loi de variation des vitesses. Par
exemple, si l'on imagine une ligne droite verticale qui
se meuve pai'allèlement à elle-même d'un mouve-
ment uniforme, de manière à décrire la cage cylin-
drique d'un escalier, tandis qu'un point mobile che-
DE LA CINÉMATIQUE. 49
mine uniformément sur cette ligne droite
ou arête, de bas en haut, la courbe décrite
par le point mobile, en vertu de ces deux
mouvements combinés, et qui est connue
sous le nom de vis ou d'hélice, aura un
pas différent, suivant le rapport établi en-
tre la ^itesse avec laquelle l'arête mobile se
déplace circulairement, et la vitesse d'as-
cension du point mobile le long de l'arête :
de sorte que l'hélice ne se trouvera com-
plètement définie, qu'autant qu'on assignera le rapport
entre les deux vitesses.
31. — Toutefois, dans cet exemple encore, les no-
tions de mouvement, de temps, de vitesse n'inter-
viennent que d'une manière auxiliaire, pour faciliter
la déiinition d'une ligure que l'on pourrait à la rigueur
définir autrement, et en vue d'étudier les propriétés
purement géométriques que possède la figure ainsi
définie : mais on peut aussi, à l'inverse, appliquer les
notions que la géométrie nous donne, à la théorie du
mouvement considéré en lui-même et pour lui-même.
Ainsi, en continuant le même exemple, supposons
qu'on ait enroulé un papier sur un tambour cylin-
drique et qu'on y ait tracé l'hélice dont il était ques-
tion tout à l'heure,
puis, qu'on vienne
à dérouler le papier
et à l'étendre sur
un plan : l'hélice
deviendra une ligne
droite OC , formant
la diagonale d'un
4
50 LIVRE I. — CHAPITRE IV.
'parallélogramme OACB, dont l'un des côtés OA est
égal en longueur à la circonférence du cylindre,
et l'autre côté AC est égal au pas de l'hélice, ou
à la hauteur dont monte le point mobile le long de
l'arête, tandis que l'arête fait le tour entier du cylin-
dre. Il serait bizaire de considérer tous ces mouve-
ments, iini({uement pour arriver à la définition d'une
ligne droite, telle ({ue 0(1 : mais la ligure tracée ser-
vira au contraire à établir un principe très important
dans la théorie du mouvement si l'on suppose que,
non plus en tournant comme tout à l'heure, mais sans
sortir du plan de la figure, une règle OY se déplace
parallèlement à elle-même, d'un mouvement uni-
forme, dans le sens OX, de manière à se transporter
de OB en AC en une seconde, tandis qu'un point mo-
bile, placé originairement en 0, se meut sur cette
règle, d'un mouvement uniforme, le long de la rainure
rectiligne OY, de manière à décrire dans une seconde
l'espace OB; car il résulte alors des premières notions
de la géométrie, et pour ainsi dire de la seule intui-
tion, que le point mobile décrira sur le plan, d'un
mouvement uniforme, la diagonale OC du parallélo-
gramme, et se trouvera en C au bout d'une seconde.
Cette règle si simple que nous avions besoin d'énon-
cer, et sur laquelle repose, on peut le dire, toute la
théorie du mouvement, se nomme la règle du paral-
lélogramme des vitesses.
Au reste, s'il est tout à fait contraire à l'ordre logi-
que des idées, de définir une ligue droite au moyen
de l'hélice, il peut très bien se faire qu'en raison de
la facilité qu'on a d'imprimer à un cylindre un mou-
vement de rotation calculé, unifoime, rapide et cou-
DE LA CINÉMATIQUE. 51
tinu, le moyen le plus commode, le plus expéditif ou
le plus exact de tracer des lignes droites sur le papier,
par un procédé en grand et pour ainsi dire manufac-
turier, soit de tracer d'abord des hélices, et d'em-
ployer pour cela une combinaison de mouvement cir-
culaire et de mouvement rectiligne. Ainsi, une feuille
ou des feuilles de papier seront progressivement
enroulées sur un tambour cylindrique, le long duquel
cheminera un crayon dont le mouvement rectiligne
et uniforme sera réglé, ainsi que le mouvement uni-
forme de rotation du tambour, de manière à tracer
une hélice qui deviendra, après le déroulement du
papier, une ligne droite ayant l'orientation voulue.
32. — Pour tirer pareille conséquence de la dispo-
sition d'un tel mécanisme, il n'est point nécessaire de
se rendre compte de la nature des forces qui mettent
l'appareil enjeu, qui font tourner le tambour ou mar-
cher le crayon : il suffit d'admettre qu'on a établi
entre les deux mouvements un rapport convenable.
De même il faut que l'engrenage des roues et des
pignons qui conduisent les deux aiguilles d'une montre
soit établi d'après certains rapports mathématiques,
pour que l'aiguille des minutes fasse douze fois le tour
du cadran pendant que l'aiguille des heures ne fait
qu'un seul tour ; et ces rapports ainsi établis entre les
pièces de l'engrenage, la relation entre les mouve-
ments subsistera, quelle que soit la cause physique
qui mette l'appareil en mouvement : la traction d'un
poids, l'élasticité d'un ressort ou le doigt de l'horlo-
ger. Il y a toute une classe de machines ou d'engins
mécaniques, ceux que les praticiens ont nommés des
machiaes-oittils (tels qu'une montre, tels que notre
52 LIVRE I. — CHAPITRE IV.
machine à régler) dont nous étudions la disposition
et le jeu, en vue seulement de la manière dont les
mouvements des diverses pièces s'agencent et se trans-
forment pour produire l'efTet désiré, et abstraction
faite de la nature du moteur et de la dépense de forces
que la machine exige pour fonctionner. Ce qui fait la
perfection d'une machine de ce genre, d'un chrono-
mètre par exemple ou d'un métier à la Jacquart, ne
ressemble en rien à ce qui fait la perfection d'une
machine ;i vapeur ou d'une pompe, lesquelles sont
construites pour recueillir et dépenser avec le plus
d'économie, en efforts mécaniques et en résistances
surmontées, les forces naturelles mises à notre dispo-
sition.
33. — 11 ne s'agit point pour nous de telles appli-
cations pratiques, mais de l'ordre suivant lequel nos
idées et nos théories s'enchaînent. 11 suffit que le lec-
teur comprenne l'insertion dans le tal)leau général de
nos sciences, d'une science qui se place entre la géo-
métrie et la mécanique proprement dite; qui possède
comme la géométrie tous les caractères d'une science
abstraite et purement rationnelle, n'ayant rien à em-
prunter à l'expérience au sujet de la constitution des
corps et des modes physiques de réalisation du mou-
vement, et qui, d'un autre côté, se rattache à la mé-
canique, en ce qu'elle a pour objet les propriétés
nécessaires du mouvement, celles qui ne sauraient
dépendre de la nature des causes motrices. Or, cette
science intermédiaire, dont il est de la plus grande
importance philosophique de bien fixer les caractères
propres, vu qu'elle offre le meilleur exemple du pas-
sage d'un ordre d'idées à un autre, celui qui se prête
DE LA CINÉMATIQUE. 53
le mieux à une analyse exacte; cette science, disons-
nous, manquait de nom jusqu'à ce qu'Ampère eût
fait pour elle le mot nouveau de cinématique qu'on a
aussitôt adopté, tant la distinction qu'il exprimait était
frappante et propre à mettre de l'ordre là oii régnait
auparavant une grande confusion d'idées. Il ne s'agit
pas seulement de la clarté de l'exposé didactique : on
comprend combien la philosophie des sciences est
intéressée à ce que 1 on n'ait recours à une idée nou-
velle ou à un postulat nouveau, qu'après s'être bien
rendu compte de tout ce qui peut être légitimement
tiré des idées précédemment employées, des postulats
précédemment admis. Si l'idée de force, comme toutes
les idées fondamentales et primitives, provoque inévi-
tablement des controverses métaphysiques, il importe
de bien voir jusqu'oii l'esprit peut aller dans ses dé-
ductions, sans être tenu d'employer cette idée et
d'aborder ces controverses.
34. — De même que la ligne droite et le cercle
sont les éléments de la géométrie proprement dite,
ainsi les mouvements rectiligne et circulaire sont les
éléments de la théorie géométrique du mouvement.
L'un et l'autre peuvent être continus ou alternatifs,
c'est-à-dire constamment dirigés dans le même sens,
ou alternativement dirigés dans un sens et dans le sens
contraire; d'oii la distinction de quatre mouvements
élémentaires : rectiligne-continu, rectiligne-alternatif,
circulaire-continu, circulaire-alternatif, que nos ma-
chines simples et les mécanismes les plus compliqués
ont pour fonction de transmettie ou de transformer,
selon le but que se propose l'industrie de l'homme.
Cette première classification est la base de la ciné-
54 LIVRE I. — CHAPITRE IV.
matiqiie industrielle, dont les développements doivent
rester étrangers à un ouvrage du genre de celui-ci.
Le mouvement est dit uniforme, si le mobile décrit
toujours, dans des temps égaux, des espaces égaux,
si petits que l'on suppose les temps et les espaces cor-
respondants. La vitesse du mouvement deviendra
double, triple, quadruple, si le mobile décrit dans le
même temps des espaces doubles, triples, quadruples.
La notion de la vitesse est donc celle d'un rapport
entre l'espace parcouru et le temps employé à le par-
courir. On se conforme dans le langage ordinaire à
cette notion commune, quand on dit que tel mouve-
ment a lieu avec une vitesse de tant de mètres ou de
kilomèties, par heure, par minute, par seconde.
Admettons pour un moment (quoique cela soit peu
conforme aux indications de la physique actuelle) que
la vitesse-d'un mobile puisse changer brusquement de
valeur à certaines époques, eu restant constante dans
l'intervalle de temps qui sépare deux époques consé-
cutives : on n'aura encore qu'une succession de mou-
vements uniformes, et non un mouvement varié, dans
le propre sens du mot. On doit entendre par mouve-
ment varié celui dans lequel la vitesse change sans
cesse, le mouvement s'accélérant ou se ralentissant à
chaque instant d'une manière continue. Un exemple
très sensible d'accélération continue dans le mouve-
ment nous est fourni par le phénomène de la chute
des corps pesants. Tout le monde a le sentiment
(c'est-à-dire une idée restée vague faute de définition
précise) d'une vitesse qui change ainsi sans cesse avec
continuité : mais, quelle est alors la définition mathé-
matique ou la mesure de la vitesse du mobile en cha-
DE LA CINÉMATIQUE. 55
que instant ? Supposons que le mobile parte du repos
pour prendre un mouYement qui va en s'accélérant
sans cesse, et qu'au bout d une seconde il ait décrit
un espace de cinq mètres : il est clair qu'il a eu d'abord
une vitesse moindre et ensuite une vitesse plus grande
que celle de cinq mètres par seconde. Cette vitesse
de cinq mètres par seconde n'est qu'une moyenne
entre toutes les valeurs, en nombre infini, que la
vitesse a prises dans l'intervalle d'une seconde. Parta-
geons cet intervalle en dixièmes de seconde, pendant
chacun desquels la vitesse a dû varier beaucoup
moins. Il y a eu, je le suppose, un de ces nouveaux
intervalles pendant lequel le mobile a parcouru trois
décimètres, et Ton commettrait une erreur beaucoup
moindre en admettant que la vitesse n'a pas sensible-
ment varié durant cet intervalle; qu'ainsi, pendant ce
dixième de seconde, elle était de trois décimètres par
dixième de seconde, ou de trois mètres par seconde.
Pour atténuer indéfiniment l'erreur commise, il n'y
aura donc qu'à partager l'intervalle d'une seconde,
non plus en dixièmes, mais en centièmes, en mil-
lièmes de seconde, et ainsi de suite. Les mathémati-
ques offrent des procédés pour cela, et pour atteindre
directement, dans une foule de cas susceptibles d'une
définition mathématique, la limite vers laquelle on
tend par l'atténuation indéfinie des erreurs commises.
C'est ce que nous rappellerons dans l'un des chapitres
qui doivent suivre, en indiquant l'idée-mère du cal-
cul infinitésimal.
35. — Comme deux portions quelconques de ligne
droite de même longueur, ou deux arcs quelconques
de même longueur, pris sur des cercles de rayons
56 LIVRE 1. — CHAPITRE IV.
égaux, sont des lignes qui coïncideraient parfaitement
si on les superposait l'une à l'autre (ce qu'on peut
exprimer en disant que la ligne droite et le cercle ont
un cours parfaitement uniforme), il s'ensuit que la
notion de l'uniformité du mouvement s'applique au
mouvement circulaire aussi bien qu'au mouvement
rectiligne,au mouvement de rotation aussi bien qu'au
mouvement de translation en ligne droite. D'ailleurs
il n'y a pas d'autre ligne que la ligne droite et le cer-
cle, dont le cours soit uniforme dans le sens qui vient
d'être expliqué; et par conséquent la notion de l'uni-
formité ne s'applique qu'aux mouvements rectiligne
et circulaire, et s'applique de la même manière à ces
deux genres de mouvements, du moins tant qu'on ne
sort pas d'une théorie purement géométrique du mou-
vement.* Plus tard seulement la physique nous ensei-
gnera qu'il y a, quand on tient compte de la nature
des forces motrices et des propriétés de la matière,
une différence essentielle entre les conditions du
mouvement rectiligne uniforme, et celles du mouve-
ment circulaire, pareillement uniforme.
36. — Un même mobile peut être affecté à la fois
de plusieurs mouvements distincts. Le passager va et
vient sur le paquebot où il s'est embarqué et en même
temps il participe à tous les mouvements du paque-
bot, à son mouvement progressif dont le sillage con-
serve la trace, à ses mouvements de roulis et de tan-
gage. A son tour le paquebot, et par conséquent le
passager, participent au mouvement de rotation de la
terre, à son mouvement elliptique autour du soleil.
Enfin la terre, et par conséquent le paquebot et le
passager, participent aux mouvements qui entraînent
DE LA CINEMATIQUE. 57
le soleil et tout le système solaire dans les espaces
célestes. Rien ne limite nécessairement, ni dans un
sens, ni dans l'autre, cette série de mouvements su-
bordonnés les uns aux autres : car le passager qui va
et vient sur le paquebot est un être organisé dans la
structure duquel on distingue des parties solides et
liquides qui ont aussi leurs mouvements propres, en
même temps qu'elles participent aux mouvements
communs à l'être organisé, pris dans son ensemble.
Lorsque les divers mouvements dont un mobile est
animé sont tous dirigés suivant la même ligne droite,
on voit immédiatement qu'ils s'ajoutent l'un à l'autre
ou qu ils se retranchent l'un de l'autre, selon qu'ils
sont de même sens ou de sens directement contraires.
Par exemple, si un bateau chemine d'une vitesse
uniforme le long d'un canal en ligne droite, et qu'un
passager chemine, aussi d'une vitesse uniforme, sur
le pont et dans l'axe du bateau, comme aussi dans le
sens suivant lequel le bateau s'avance, il est clair
qu'en prenant ses points de repère dans la ligne d'ar-
bres qui bordent le canal, le mouvement absolu du
passager sera encore un mouvement rectiligne et uni-
forme, dont la vitesse sera égale à la somme des deux
vitesses, l'une qui est propre au passager, ou qui est
sa vitesse relative au corps du bateau, l'autre qui lui
est commune avec le système formé du corps du
bateau et de tous les objets que le bateau porte. Au
lieu d'une somme on aurait une différence, si les deux
mouvements étaient dirigés en des sens diamétrale-
ment opposés.
On comprend sans plus de difficulté comment des
mouvements circulaires, autour d'un même axe de
58 LIVRE 1. — CHAPITRE IV.
rotation, peuvent s'ajouter les uns aux autres ou se
retrancher les uns des autres. Ainsi, un voyageur ({ui
chemine le long d'un cercle de latitude, tourne en
réalité autour de l'axe de la terre, tandis qu'il parti-
cipe au mouvement commun de rotation de tous les
objets terrestres autour de ce même axe; et ces deux
mouvements s'ajoutent ou se retranchent, selon que
le voyageur décrit le cercle de latitude en cheminant
de l'occident à l'orient ou de l'orient à l'occident. Dès
lors il y a lieu de distinguer, pour les mouvements de
rotation comme pour les mouvements rectilignes, des
mouvements absolus et des mouvements relatifs, des
mouvements propres et des mouvements communs ou
à' entraînement.
37. — La distinction des mouvements absolus et
des mouvements relatifs se présente, non seulement à
propos de la coexistence, dans un même mobile, d'un
mouvement propre et d'un mouvement d'entraîne-
ment, mais encore à propos de plusieurs mobiles dont
les mouvements sont indépendants les uns des autres.
Tel est le cas pour plusieurs trains qui cheminent sur
les rails parallèles d'une même voie ferrée, et qui
viennent à passer en présence les uns des autres. La
vitesse avec laquelle semble fuir le train n" 2, observé
du train n" 1 , n'est pas sa vitesse absolue, mais sa
vitesse relative, laquelle est la différence des vitesses
absolues des deux trains, si tous deux vont dans le
même sens, et au contraire la somme de ces mêmes
vitesses, au cas qu'elles soient dirigées, l'une dans un
sens, l'autre en sens contraire.
38. — Que s'il s'agit du mouvement absolu d'un
mobile, animé à la fois de deux mouvements recti-
DE LA CINÉMATIQUE. 59
lignes uniformes, qui n'ont pas la même direction ou
la même orientation dans l'espace, ce sera le cas d'ap-
pliquer la règle du parallélogramme des vitesses que
nous avons déjà fait connaître (31). Ainsi, le point
/ / mobile m, auquel on im-
B^ ~--;;^ii prime ou communique si-
^/ y/ multanément, n'importe
// y^ / par quel moyen, deux mou-
/ X / vements rectilimes uni-
A/ / formes, l'un dirigé dans le
'" — > ^ sens mk, l'autre dans le
sens w/B, et dont les vitesses sont en raison des lon-
gueurs mk, m^, décrit par suite la ligne mi\ qui est
la diagonale du parallélogramme mxVCB ; et le rapport
entre cette vitesse résultante et chacune des deux
vitesses composantes est le même que le rapport entre
la longueur de la diagonale et celle du côté corres-
pondant du parallélogramme.
Dans les applications à faire de cette règle, tantôt
les mouvements mk^ mB seront donnés, et il s'agira
de déterminer le mouvement //?C que doit prendre le
mobile : c'est ce qu'on appelle la composition des
mouvements; tantôt à l'inverse le mouvement résul-
tant mC est déterminé, et il s'agit de savoir par quelle
combinaison de mouvements composants on peut le
produire, ce qui s'appelle la décomposition des mou-
vements. La solution du premier problème est unique
et déterminée : le second comporte évidemment, à la
grande commodité des mécaniciens, une infinité de
solutions différentes, puisque l'on peut construire une
infinité de parallélogrammes qui aient pour diagonale
commune la ligne mC.
60 LIVRE 1. — CHAPITRE IV.
Ajoutons que la règle pour la composition de deux
mouvements s'étend sans difliculté à la composition
d'un noml)i'e quelconque de mouvements concourants.
Ajoutons encore que les mouvements circulaires ou
de rotation se composent et se décomposent d'après
une règle tout h fait analogue à celle qui vient d'être
indiquée pour la composition et la décomposition des
mouvements rectilignes. La théorie géométrique du
mouvement n'offre rien de plus curieux ni de plus
important que cette analogie, qu'il serait d'ailleurs
inutile de développer ici.
39. — Si l'on considère un point mobile, animé de
plusieurs vitesses, propres ou d'entraînement, il y aura
à remarquer un cas singulier, celui où toutes ses vi-
tesses se compenseraient : de manière que la vitesse ré-
sultante fût nulle et que le mobile restât en repos dans
l'espace absolu, ou par rapport aux points de repère
que l'on regarde comme absolument fixes. C'est ce qui
arriverait, par exemple, à un mobile posé sur une
sphère dont il partagerait le mouvement de rotation
uniforme, et qui en même temps, parcourrait un petit
cercle de cette sphère, dans un plan perpendiculaire
à l'axe de rotation, de manière à avoir une vitesse
pi'opre précisément égale et de sens opposé à celle
qu'il prend en vertu du mouvement commun. L'éga-
lité des deux mouvements de la lune, celui de rota-
tion sur elle-même et celui de circulation autour de
la terre, égalité en vertu de laquelle elle nous pré-
sente toujours le même hémisphère et nous dérobe
l'autre, peut donner l'idée d'une pareille coïncidence
(toute singulière qu'elle est) dans l'ordre des phéno-
mènes naturels.
DE LA CINÉMATIQUE. 61
40. — D'ailleurs ce cas singulier donne la clef de
la solution de tous les problèmes que l'on peut se pro-
poser sur la composition des mouvements dans le cas
le plus général. Car, quel que soit le mouvement
résultant que le mobile doit prendre, par la combi-
naison ou la composition de tous les mouvements qui
lui sont effectivement imprimés, au nombre de cinq
par exemple, il est clair que le moyen de le réduire
au repos dans l'espace absolu serait de lui imprimer
en outre un sixième mouvement, précisément égal et
contraire à celui que les cinq autres mouvements lui
font prendre. Mais, par supposition, nous connais-
sons les relations matliématiques qui doivent subsis-
ter entre les six mouvements pour qu'ils se détruisent
les uns les autres ; et comme les cinq premiers mou-
vements nous sont donnés, nous tirons de ces rela-
tions le moyen de calculer, eu intensité et en direc-
tion, le sixième mouvement. Il n'y a donc plus qu'à
renverser la direction, tout en gardant la même inten-
sité, pour déterminer le mouvement résultant, pro-
duit par la combinaison des cinq mouvements donnés.
Nous ne tarderons pas à voir, dans le second chapitre
du livre suivant, les très curieuses conséquences, ma-
thématiques et philosophiques, qu'on peut tirer de
cette remarque.
62 LIVRE I. — CHAPITRE V.
CHAPITRE V.
DES IDÉES DE LOI OU DE SUCCESSION RÉGULIÈRE, DE L'ESSENTIEL ET DE
l'accidentel, DE L'ORDRE ET DE LA CLASSIFICATION RATIONNELS, PAR
OPPOSITION A l'ordre ET A LA CLASSIFICATION LOGIQUES. — DE L'IDÉE
DE TYPE.
41 . — On ue saurait avoir l'idée d uu ordre quelcon-
que de succession, ni en particulier d'un mouvement
ou d'un changement quelconque qui s'accomplit dans
le temps, sans que cette idée n appelle celle d'une loi
dans la succession, dans le mouvement ou dans le
changement, quel qu'il soit. Si je dis qu'une ellipse
est une courhe pour chaque point de laquelle la
somme des distances aux deux foyers est constante, je
fais de la pure géométrie, je donne une définition géo-
métrique et rien de plus : mais, si je dis qu'un point
se meut dans un plan, de manière que la somme de
ses distances à deux points fixes reste constante, je
donne aussitôt 1 idée d'une loi qui régit le mouvement
du point mohile; j'exprime, si l'on veut, la loi de
description ou de génération de la courbe. Or, qui ne
voit que les mots de description, de génération, et
autres semblables, ne sont ici qu'autant de termes
employés pour rendre l'idée de mouvement?
Il en est de même, quelle que soit la nature de
l'ordre de succession, ou l'espèce de la série que l'on
considère. Prenons un exemple dans l'arithmétique
pure, et supposons qu'il s'agisse de convertir la frac-
tion ^ en fraction décimale : la conversion, comme
DE l'ordre rationnel. 63
ou sait, ne pourra se faire exactement, mais on aura,
en décimales, une valeur d'autant plus approchée
de ^, que l'on poussera le calcul plus loin; et les
chiffres décimaux se reproduiront en série, par pé-
riodes de six chiffres, de la manière suivante :
0, 142857 142857 142 ,
de sorte qu'il suffira de calculer les six premiers
chiffres pour pouvoir écrire tous les autres sans cal-
cul nouveau. Voilà qui nous donne hien l'idée d'une
loi ou d'un ordre réyif lier c\s.us la succession des chif-
fres, quoique cette succession ne suppose pas un
mouvement proprement dit. La loi de la série ou la
régularité dans la succession des chiffres tient ici à la
nature de notre numération décimale et aux proprié-
tés des deux nomhres 10 et 7, dont l'un sert de base
à cette numération, et dont l'autre est le dénominateur
de la fraction qu'il s'agit de convertir en décimales.
Dans les calculs qui n'exigent pas une grande pré-
cision on admet avec Archimède que la longueur
d'une circonférence de cercle vaut trois fois celle du
diamètre, plus un septième du diamètre. Si cette
hypothèse était exacte, le rapport de la circonférence
au diamètre, évalué en décimales, donnerait la série
de chiffres
3, 142857 142857 142....,
de laquelle on pourrait dire tout ce qu on vient de
dire de la précédente. Mais tel n'est point le cas, et
lorsque l'on emploie les formules dont les géomètres
sont en possession pour évaluer en décimales (non
pas exactement, ce qui n'est pas possible, mais avec
une approximation de plus en plus grande) le rap-
64 LIVRE I. — CHAPITRE V.
port de la circonférence d un cercle à son diamètre,
on tombe sur la série suivante :
3,14159265358979323846264338327950....,
que quelques calculateurs ont eu la patience de pous-
ser bien plus loin, mais qui n'offrirait jamais plus de
régularité, si loin qu'on la prolongeât. Cette série ne
serait donc pas propre à nous donner l'idée d'une loi,
quoique la place de chaque chiffre y soit certainement
déterminée par des raisons mathématiques. Cette série
nous donnerait seulement l'idée d'un fait, lequel
appartient, il est vrai, à l'ordre des faits purement
intelligibles, rationnels et nécessaires.
42. — Nous venons d'observer une loi et d'en
chercher la raison. 11 suffit d'avoir un peu étudié une
science, telle que l'arithmétique et la géométrie, ayant
pour objet des vérités éternelles et nécessaires, pour
saisir l'idée de la subordination rationnelle, ou d'un
ordre suivant lequel les choses s'enchaînent, en tant
que l'une est le principe ou la raison de l'autre. Il ne
faut pas confondre l'ordre ratioaael avec l'ordre logi-
que, quoique l'un de ces mots ait la même racine en
grec que l'auti-e en latin. L'ordre rationnel tient aux
choses, considérées en elles-mêmes : l'ordre logique
tient à la construction des propositions, aux formes
et à l'ordre du langage qui est pour nous l'instrument
de la pensée et le moyen de la manifester. On dis-
tingue très bien parmi les différentes démonstrations
qu'on peut donner d'un même théorème, toutes irré-
prochables au point de vue des règles de la logique,
et rigoureusement concluantes, celle qui donne la
vraie raison du théorème démontré, c'est-à-dire celle
DE L ORDRE RATIONNEL.
m
qui suit dans l'enchaînement logique des propositions
l'ordre suivant lequel s'engendrent les vérités corres-
pondantes, en tant que l'une est la raison de l'autre.
En conséquence, on dit qu'une démonstration est
indirecte, lorsqu'elle intervertit l'ordre rationnel ;
lorsque la vérité, obtenue à titre de conséquence
dans la déduction logique, est conçue par l'esprit
comme renfermant au contraire la raison des vérités
qui lui servent de prémisses logiques * .
43. — Il faut encore éclaircir par l'idée fondamen-
tale de la raison des choses et de leur enchaînement
rationnel, l'idée que nous avons de l'essentiel et de
Yaccidentel. Tout à l'heure nous empruntions un
exemple à l'arithmétique : ici nous ferons notre em-
prunt à la géométrie. On a coutume de définir dans
les éléments de cette science, la tangente à un cercle,
en disant que c'est une ligne droite qui n'a qu'un
point de commun avec le cercle. La définition est
logiquement irréprochable, en ce sens qu'elle con-
vient à la chose définie et qu'elle ne convient qu'à elle;
mais rationnellement elle ne vaut rien, attendu qirelle
définit la tangente par une propriété purement acciden-
telle et non par ce qui la caractérise essentiellement.
Au lieu du cercle A, prenons une courbe sinueuse
BCDEF..., telle
que serait l'om-
bre ou la projec-
tion d'une vis ou
d'une hélice sur
un plan (30), et
^ Essai , passim, notamment le chap. II.
r. /.
66 LIVRE 1. — CHAPITRE V.
nous observerons : 1° qu'une ligne droite telle que
mn qui touche la courbe au point m, va la couper en
un autre point n, et par conséquent a plus d'un point
de commun avec la courbe; 2° que par le même point
m on peut faire passer une infinité de droites telles
que ik, qui n'ont que ce point de commun avec la
courbe, et qui pourtant la coupent au lieu de la tou-
cher. Pour fixer le caractère essentiel de la tangente.
il faut considérer une ligne droite qui, ayant avec la
courbe le point m com-
mun, et la coupant d'a-
bord en un autre point
m' très rapproché de m,
tourne autour du point
m comme sur un pivot,
de manière que le second
point d'intersection se
rapproche de plus en plus de m, puis (le mouvement
de rotation continuant ) passe de l'autre côté de m, en
un point tel que m' , Dans ce mouvement de rotation
continu de la droite sécante, il y a un moment oii le
point mobile d'intersection passe d'un côté de la
sécante à l'autre, eu se confondant avec le point fixe
m. En ce moment la droite mobile n'a plus, dans le
voisinage immédiat du point m, que ce même point m
qui lui soit commun avec la courbe ; la direction de
cette droite est justement alors ce qu'il faut entendre
par la direction de l'élément de la courbe en ce même
point m; et voilà ce qui constitue le caractère essen-
tiel de la tangente à une courbe. Peu importe que
dans d'autres parties de son cours, et à une distance
plus ou moins grande du point m, la courbe vienne
DE l'ordre rationnel. 67
de nouveau rencontrer la tangente en n, soit en la
coupant (^comme c'est le cas pour la courbe sinueuse
dont on a donné le tracé plus haut), soit en la tou-
chant seulement. Ou au contraire peu importe que la
courbe ne rencontre plus sa tangente, comme c'est le
cas pour le cercle et pour toutes les courbes dont la
convexité est constamment dirigée dans le même sens.
Cette propriété de la tangente au cercle n'en est
qu'une propriété accidentelle et ne nous fait point
connaître en quoi consiste l'essence du contact entre
une ligne droite et une courbe (27).
44. — Il ne faut pas confondre l'idée à essence avec
celle de substance, pas plus que l'idée de la raison des
choses avec l'idée de cause. Comme nous le montre-
rons ailleurs, les idées de cause et de substance ont
une double origine, physique et psychologique : tan-
dis que les idées de la raison et de l'essence des choses
pourraient résider dans une intelligence qui n'aurait,
ni la même constitution psychologique, ni les mêmes
notions sur les phénomènes du monde physique. Ce-
pendant, tout en maintenant la distinction, il faut
reconnaître 1 affinité qui a fait souvent employer indif-
féremment les termes de raison et de cause, d'essence
et de substance, dans le langage des métaphysiciens
et jusques dans le langage consacré de la théologie,
comme nous le rappellerons en son lieu ' .
1 La confusion des idées de raison et de cause est ce qui affaiblit
la valeur des Derniers Analytiques d'Aristote, bien supérieurs, se-
lon nous, à toutes les autres parties de VOrganon, et le chef-d'œuvre
du Stagirite. Voulant y donner la théorie de la démonstration, pour
la mettre en regard de la théorie du syllogisme, qui fait l'objet des
Premiers Analytiques, il est conduit en maint endroit, par la nature
68 LIVRE I. — CHAPITRE V.
45. — On a vu tout à riieure qu'une définition
peut être logiquement exacte et rationnellement dé-
fectueuse, parce que l'ordre logique qui n'est en géné-
ral qu'un ordre artificiel, tenant à certaines vues de
notre esprit, peut fort bien ne pas cadrer, et ne cadre
même qu'accidentellement avec l'ordre rationnel, qui
doit être l'expression fidMe des rappoi'ts que les choses
ont entre elles en vertu de leur nature et par leur
essence propre. La même remarque s'applique aux
classifications et donne lieu de distinguer entre les
classifications artificielles ou purement logiques, et
les classifications rationnelles. Si je veux classer les
courbes dont les géomètres s'occupent, et que je
mette dans une classe les courbes fermées et limitées
dans leur cours, puis dans une autre classe celles
dont le cours se prolonge indéfiniment, j'aurai établi
une classification assurément irréprochable au point
de vue de la logique, car elle repose sur une défini-
tion précise et sur des caractères tranchés; mais ra-
tionnellement cette classification ne vaudra rien ; car,
tandis que l'ellipse est une courbe fermée, la parabole
et l'hyperbole ont des brandies qui s'étendent indéfi-
niment : et pourtant ces trois courbes connues des
anciens sous le nom de sections du cône, des modernes
sous le nom de courbes du second degré, ont entre
du sujet et par la pénétration de son jugement, à discerner l'en-
chainement logique, fondement de toute construction syllogistique,
de l'enchaînement rationnel, sur lequel toute démonstration doit
se fonder pour satisfaire pleinement l'esprit. Cependant la distin-
ction n'est nulle part établie avec une netteté sufflsante, et la lon-
gue série des commentateurs n'a ni relevé ni corrigé cette imper-
fection de l'œuvre du maître.
DE l'ordre rationnel. 69
elles de telles affinités, que l'on ne peut les séparer
les unes des autres, à quelque point de vue qu'on en
étudie les propriétés et le mode de génération. Elles
sont donc géuériquement associées par leurs carac-
tères essentiels, ou elles constituent un genre parfai-
tement caractérisé dans une classification rationnelle.
La meilleure classification logique ou artificielle
est celle qui soulage le mieux la mémoire, facilite le
mieux les recherches, met tous les objets dans l'ordre
le plus aisément saisissable, établit les démarcations
le plus nettement tranchées; et des caractères acci-
dentels peuvent être pour tout cela bien préférables
aux caractères les plus essentiels. Une classification
qui, sur mille objets à classer, en mettrait 999 d'un
côté et un de l'autre, remplirait très mal le but d'une
classification artificielle ou purement logique : tandis
qu'il faudra quelquefois l'accepter comme consé-
quence de l'ordre rationnel et de la valeur relative des
caractères essentiels.
Dans une classification purement logique, et par-
tant conventionnelle ou arbitraire, tous les groupes
de même ordre figurent au même titre dans la classi-
fication; mais il n'en est plus de même dans une clas-
sification rationnelle, où des groupes, auxquels la
pénurie du langage force d'imposer la même étiquette
générique , peuvent être fondés sur des caractères de
valeur inégale, et qui n'établissent pas entre les objets
groupés des analogies aussi intimes les unes que les
autres.
46. — La structure et le but d'une classification
logique excluent l'idée que le même objet puisse
appartenir à la fois à des cases ou à des groupes diffé-
70
LIVRE I.
CHAPITRE V
rents; mais il n'en est plus de même dans l'ordre
rationnel, qui admet bien autrement de diversités, et
force à tenir compte de tous les caractères, pour obte-
nir, autant qu'il dépend de nous, l'expression adé-
quate des rapports essentiels des choses. Ainsi, les
géomètres établissent un genre de surfaces qu'ils
appellent cylindri-
ques, et qui sont
engendrées par une
ligne droite qui
se meut parallèle-
ment à elle-même
(30), en suivant
le contour d'une
courbe quelcon-
que ABCD, nom-
mée directrice, dont le tracé détermine chaque surface
cylindrique en particulier ou chaque individu com-
pris dans le genre. Ils établissent de même un autre
genre de surfaces, qu'ils appellent de révolution, et
dont la propriété générique consiste à être engendrées
par une courbe mnpq tournant autour d'un axe mp,
de manière que chaque surface de révolution soit in-
dividuellement déterminée par le tracé de la courbe
mnpq, que les géomètres appellent la ligne méridienne,
et que dans les arts on appellerait le propl de la sur-
face. Or, la surface du cylindre ordinaire, de celui
que l'on considère dans les éléments de géométrie, et
dont les arts fout un usage si fréquent , est à la fois
une surface cylindrique et une surface de révolution ;
cette surface ne serait pas complètement étudiée si on
ne l'étudiait pas à ce double point de vue.
DE l'ordre rationnel. 71
La classification rationnelle admet, mais seulement
quand la nature des choses y conduit, cette hiérarchie
de genres, d'ordres, de classes, que la classification
artificielle ou purement logique fonde sur des carac-
tères accidentels ou des définitions arbitraires, en vue
surtout des exigences de la symétrie, de la clarté que
répand et de la commodité que procure un ordre bien
symétrique. La géométrie nous fournirait encore au
besoin des exemples de cette subordination hiérar-
chique dans une classification rationnelle. Ainsi, le
genre des surfaces cylindriques se compose des surfaces
qu'une ligne droite engendre en se mouYant parallè-
lement à elle-même; le genre des surfaces coniques
comprend celles qu'une ligne droite engendre en se
mouvant de manière qu'elle pivote toujours sur le
même point ; ces deux genres de surfaces et d'autres
encore sont compris dans ce que Ion peut nommer
Y ordre des surfaces développables, comprenant toutes
celles qu'une droite engendre dans son mouvement,
et qui jouissent en outre du caractère remarquable
(dont les arts font bien leur profit) de pouvoir s'étaler
ou se développer sur un plan sans déchirure ni dupli-
cature; enfin l'ordre des surfaces développables est
compris avec d'autres dans la classe des surfaces qu'on
appelle réglées, parce qu'elles sont toutes engendrées
par le mouvement d'une ligne droite , mais sans
qu'elles aient (à l'exception des surfaces dévelop-
pables) la propriété de pouvoir être étalées sur un
plan, à moins d'être pliées ou plutôt écrasées, de
même qu'on écraserait la surface d'une sphère si l'on
voulait la rendre plane.
47. — Comme il n'y a pas de plus grands classifi-
72 LIVRE I. — CHAPITRE V.
cateurs que les naturalistes, vu la multitude des objets
qu'ils ont à étudier et à comparer, il était tout simple
que la distinction des méthodes artificielles et des
méthodes ou des classifications naturelles, vînt d'a-
bord des naturalistes : toutefois il y a dans l'idée des
méthodes naturelles autre chose que l'idée abstraite
d'une subordination rationnelle entre les objets à
classer; il s'y joint le sentiment des procédés et des
formes de la Nature vivante, et l'idée d'une parenté
dont l'origine nous échappe, mais qui doit ressembler
à beaucoup d'égards à la parenté proprement dite,
avec laquelle elle s'identifie même dans certains cas.
11 faut écarter ici (sauf à y revenir plus tard) ces
idées accessoires, pour s'attacher à l'idée principale,
à celle d'une classification fondée sur le discernement
des caractères essentiels et accidentels, et sur l'appré-
ciation des caractères essentiels.
Que cette appréciation se lie toujours plus ou moins
à l'idée de génération, même dans l'ordre des concep-
tions abstraites, c'est ce dont on a pu juger parles
exemples mêmes que nous venons d'emprunter à la
géométrie. Saisir les caractères essentiels des choses,
c'est saisir la manière dont elles procèdent rationnel-
lement les unes des autres , ou s'engendrent les unes
les autres. Mais, pour les êtres vivants dont le natu-
raliste s'occupe , la liaison des idées de génération et
de classification est encore bien plus palpable, comme
l'indique l'étymologie même des mots de genre et
A' espèce; la génération {genm) produit des êtres qui
ont l'apparence {speries) de ceux qui les ont engen-
drés. Tel est le fait saillant, sensible pour tous, sur
lequel les logiciens, les philosophes, les naturalistes
DE l'ordre rationnel. 73
ont travaillé, tous à leur manière. Ce qu'il y a de
bizarre, c'est que les logiciens ont retenu, mieux que
les naturalistes, les traces dune étymologie dont le
premier coup-d œil jeté sur la >'ature vivante avait fait
les frais; car, pour se conformer à letymologie, il fau-
drait appeler genre ce que les naturalistes nomment
espèce, et espèces les individualités dont en général
ils ne s'occupent guère. Il faudrait, comme on le fait
encore au barreau par un reste de tradition scolas-
tique, appeler du nom d'espèces les cas individuels et
particuliers: il faudrait, comme le font les philoso-
phes et les moralistes . qualifier de genre humain ce
que les naturalistes appellent Fespèce humaine. Sur-
tout il ne faudrait pas, à la manière des naturalistes,
employer le nom de genre justement quand il s'agit
d'une affinité entre espèces, que n'expliquent plus les
phénomènes connus de la génération ordinaire. Mais,
peu importent après tout les étiquettes de nos idées :
l'important est de bien se rendre compte des idées en
elles-mêmes, chose difficile; car ordinairement ce qui
nous frappe d abord dans les choses n'est pas ce qui
les constitue le plus essentiellement , et nous ne par-
venons à dégager l'essentiel de l'accessoire que par
des comparaisons attentives, quand nous pouvons y
parvenir.
Par exemple, il n'importe à lessence de la classifi-
cation que le nombre des objets classés soit hmité ou
inimité de sa nature. Pour un naturahste. les indivi-
dus seuls sont en nombre illimité; les espèces, les
genres, les ordres, les familles, etc., sont nécessaire-
ment en nombre limité: mais, pour un chimiste, les
individualités mêmes avec lesquelles il s'agit de for-
74 LIVIŒ 1. — CHAPITRE V.
mer le premier groupe générique, sont en nombre
limité, et dans l'ordre des classifications géométriques
auxquelles nous empruntions tout à 1 heure des exem-
ples, il y a absence de limitation dans le nombre des
objets classés, à quelque degré qu'on se place dans
l'échelle de la classification. Ainsi, non seulement le
nombre des surfaces particulières constituant le genre
des surfaces cylindriques est illimité, mais il y a aussi
un nombre illimité de genres analogues composant
l'ordre des surfaces développables , et ainsi de suite.
48. — L'idée de type est tantôt plus générale,
tantôt plus circonscrite que les idées de genre ou à^ es-
pèce, avec lesquelles elle se rencontre souvent, sans
qu'il faille les confondre. L'homme est toujours porté
à exprimer ses idées les plus générales et les plus éle-
vées à l'aide d'un exemple concret, sensible et fami-
lier; la comparaison d'un cachet et de son empreinte
est celle qui s'offre ici le plus naturellement, et qui,
dans toutes les langues, sert à exprimer l'idée d'un
type, par corrélation avec l'idée de ses exemplaires ou
de ses épreuves. Les exemplaires se ressemblent entre
eux, et cette ressemblance est fondée sur ce que cha-
cun d'eux ressemble au type; peut-être môme qu'ils
se ressemblent assez, si le procédé de moulage est
excellent, pour qu'on ne puisse pas à l'œil nu et de
prime abord les distinguer les uns des autres; mais
regardez-les à la loupe avec beaucoup de soin, et vous
parviendrez à y découvrir quelques différences, sur-
tout si vous êtes connaisseur ou expert dans ce genre
de recherche. Or, qu'importe qu'il s'agisse d'une
empreinte grossière ou d'un moulage plus parfait? La
différence n'est que du plus au moins quant aux irré-
DE L ORDRE RATIONNEL. 75
gularités ou aux écarts. Eu principe donc il faut ad-
mettre qu'aucuns des exemplaires ne se ressemblent
parfaitement, quoique tous attestent par leur ressem-
blance , tout imparfaite qu'elle est , leur dérivation
d'un type commun.
Au lieu d obtenir les exemplaires par voie d'em-
preinte, on peut les obtenir par voie de copie. Ce qui
s'appelait type dans le sens propre s'appellera alors
un modèle; mais, philosophiquement, et au degré
d'abstraction où nous devons nous placer, rien ne
distingue l'idée du modèle de l'idée du type, et aussi
ces deux termes s'emploieut-ils indistinctement l'un
pour l'autre dans le langage philosophique. Si l'imi-
tation de l'artiste comporte moins de précision que
les procédés de moulage de l'ouvrier, il y aura d'un
exemplaire à l'autre des différences plus faciles à
noter; ou n'en conclura pas moins (et c'est là le point
capital) que la ressemblance des exemplaires entre
eux provient de leur ressemblance à un type ou à un
modèle commun.
Autres choses sont le coin d'une monnaie et la mon-
naie même, la planche du graveur et l'estampe tirée sur
la planche, un monument d'architecture et l'épreuve
daguerrienne qui le reproduit. Le type ou le modèle
n'est donc pas nécessairement congénère avec les
exemplaires qui en dérivent , quoique les exemplaires
entre lesquels la comparaison s'établit soient pour
l'ordinaire congénères entre eux. Pour qui n'aurait
que le sens du tact sans celui de la vue, ou le sens de
la vue sans celui du tact, l'exemplaire se trouverait
être souvent une chose sensible, tandis que le type ou
le modèle ne le serait pas; il n'y aurait donc pas la
76 LTVRE l. — CHAPITRE V.
moindre absurdité à admettre pour des objets sen-
sibles un type ou un modèle qui ne serait pas du
nombre des choses sensil)les, et dont la raison conce-
vrait l'idée, J)ien qu'il nous fût impossible de nous en
former une image.
49. — Des choses peuvent être de même espèce sans
qu'il y ait de motifs d'admettre qu'elles dérivent d'un
même type : soit qu'il s'agisse d'espèces que nous con-
stituons artificiellement, d'après le rapprochement de
caractères accidentels , pour le besoin de nos classifi-
cations; soit même qu'il s'agisse de choses qui ont
entre elles une affinité naturelle ou essentielle. Ainsi,
d'une part, des clioses de même espèce peuvent n'a-
voir pas entre elles des rapports de la nature de ceux
que la dérivation d'un type commun établit enti-e les
exemplaires d'un même type; d'autre part, diverses
choses peuvent dériver d'un même type sans être pour
cela congénères ou de même espèce, comme un ta-
bleau, une estampe, une médaille, un camée, un bas-
relief. L'idée de type a donc bien, comme nous l'an-
noncions, tantôt plus, tantôt moins d'extension que
les idées d'espèce ou de genre, qui sont le fondement
de toutes les classifications, et il ne faut point les
identifier.
Mais, de même que l'idée d'un premier groupe
générique nous mène à concevoir une hiérarchie de
genres ou de groupes d'un ordre supérieur, ainsi
l'idée de la procession d'un type à ses exemplaires
nous suggère celle d'une hiérarchie de types dérivant
immédiatement les uns des autres. Nos divers hôtels
de monnaies ont chacun leurs coins qui sont des types
par rapport aux espèces frappées dans ces hôtels, et
DE l'ordre rationnel. 77
qui sont aussi autant d'exemplaires d'un type primitif
et officiel que l'artiste a signé et que le Gouvernement
a adopté. Ce type officiel se modifie souvent par le
millésime, par le module et par d'autres accessoires,
selon l'année de la fabrication et l'espèce de monnaie
que les coins doivent servir à frapper : de manière
pourtant que l'idée gouvernementale et la pensée de
l'artiste, dans ce qu'elles ont de fondamental, se repro-
duisent d'un type à l'autre.
50. — Les images qui se peignent dans notre esprit,
les idées que chacun de nous se fait des choses, peu-
vent être considérées comme autant de copies d'un
modèle extérieur, comme autant d'empreintes ou
d'exemplaires d'un type qui est la chose même, con-
crète ou abstraite, dont nous gardons en nous-mêmes
l'image ou l'idée. Et quand nous essayons de les com-
muniquer aux autres par le langage, ces empreintes,
ces exemplaires deviennent à leur tour comme un
type ou un modèle intérieur dont il s'agit de fournir,
aussi correctement que possible, une copie ou une
épreuve. Par oi^i l'on voit l)ien que la vérité dans les
idées et dans l'expression des idées est en général
quelque chose qui admet l'approximation, le plus et
le moins, non quelque chose de tranché, ainsi qu'on
le suppose souvent, comme s'il n'y avait point de mi-
lieu entre le vrai et le faux. Et en même temps l'on
voit que l'idée, tout en étant la copie vraie ou fidèle
de l'objet conçu, n'en est pas nécessairement la repro-
duction identique, et peut garder, dans ce qui la con-
stitue, quelque chose qui tienne exclusivement à la
constitution de l'entendement, comme une estampe
qui peut être une excellente copie dun tableau, quoi-
78 LIVRE I. — CHAPITRE V.
que privée d'un grand nombre des qualités que le
tableau possède, et quoiqu'elle en offre d'autres que
le tableau ne possède pas.
En considérant que nos idées humaines sont autant
d'exemplaires de types extérieurs à l'entendement, de
grands philosophes ont été conduits à supposer que
ces objets mêmes, extérieurs à l'entendement, pour-
raient bien n'être que les exemplaires d'un type supé-
rieur qu'ils ont comparé à nos idées (48). Voilà le
fondement de la métaphysique platonicienne, qu'il
n'entre pas dans notre plan de discuter, pas plus que
d'autres théories métaphysiques, restées étrangères à
l'interprétation scientifique des phénomènes. Cepen-
dant un reflet de cette philosophie se retrouve dans
les théories modernes des naturalistes sur les types
organiques, et nous reprendrons par la suite, à ce
point de vue, l'étude de l'idée de type. Il importait
seulement d'en marquer la place ici, parmi les idées
générales qu'il faut envisager d'abord dans toute leur
généralité et leur abstraction, sauf à tenir compte
ultérieurement des notions accessoires qui s'y ratta-
chent, à mesure que l'on passe aux applications spé-
ciales.
DE l'idée de fonction. 79
CHAPITRE VI.
DES IDÉES DE FONCTION ET DE VARIABLE INDÉPENDANTE; DE LA MESURE DU
TEMPS ET DES PRINCIPES DU CALCUL INFINITÉSIMAL.
51 . — On a vu plus haut par quelle étroite parenté
sont unies les idées qui servent de point de départ à
la syllogistique, et celles sur lesquelles se fonde la
théorie des nombres et des quantités ; on vient de voir
comment l'esprit humain est conduit à une logique
supérieure qui atteint la raison des choses et distingue
l'essentiel de l'accidentel : il faut bien, en vertu de la
même affinité primordiale, qu'à cette logique supé-
rieure corresponde aussi un étage supérieur dans le
système des théories mathématiques; et c'est précisé-
ment cet étage supérieur que les travaux des modernes
ont concouru depuis deux siècles à édifier.
Le mouvement fournit l'exemple le plus simple et
l'image la plus sensible de l'idée de variation ou de
changement en général. Dans le langage subtil de la
dialectique grecque, que quelques écoles modernes
ont plus ou moins imité, les termes de mouvement,
de moteur, sont pris le plus souvent dans un sens
abstrait, pour désigner un changement quelconque
ou le principe du changement. Il suit de là, pour le
remarquer en passant, que l'esprit humain doit con-
stamment tendre à expliquer tout changement par le
mouvement, et à supposer des mouvements qui se
80 LIVRE I. — CHAPITRE VI.
dérobent à notre perception, partout où nos sens nous
apprennent qu'un changement s'est opéré.
Cela posé, nous concevons clairement que des
mouvements peuvent être indépendants les uns des
autres, ou liés au contraire les uns aux autres; et il
en est fïénéralement de même des changements d'état,
quels qu'ils soient. Or, la liaison n'est pas toujours
réciproque. Sur le cadran d'une montre, l'aiguille des
minutes entraîne ou conduit l'aiguille des heures,
sans que celle-ci conduise l'aiguille des minutes. En
d'autres termes, le mouvement de l'aiguille des heures
est solidaire de celui de l'aiguille des minutes, tandis
que le mouvement de l'aiguille des minutes est indé-
pendant de celui de l'aiguille des heures. Ces idées de
solidarité et d'indépendance sont d'une continuelle
application dans la philosophie mathématique, dans
la philosophie naturelle et dans toute philosophie.
Pour poursuivre notre exemple, dans d'autres parties
de l'engrenage toutes les pièces sont solidaires quant
à leurs mouvements; le mouvement de chaque pièce
entraîne celui des pièces adjacentes, de manière à
nous laisser ignorer celle qui conduit l'autre, si nous
ne savons pas où gît la force motrice de tout l'appa-
reil, et surtout si nous n'avons même pas l'idée de
force motrice. Pourtant, comme nous ne tarderons
pas à l'expliquer, et en vertu de principes déjà indi-
qués (6), cette absence de l'idée de force ou de cause
motrice n'est pas nécessairement un obstacle à ce que
l'esprit juge et décide de la pièce qui maîtrise l'autre,
du mouvement qui est le principe ou la raison d'un
autre mouvement.
52. — Observons maintenant que l'idée de mouve-
DE l'idée de fonction. 81
meut, qui conduit à l'idée d'un changement quelcon-
que d'état, soumis à la loi de continuité, conduit plus
particulièrement, dans l'ordre mathématique, à l'idée
d'un changement continu de grandeur. Les géomètres
appellent grandeurs variables les choses qui passent
successivement par divers états de grandeurs, et ils
donnent le nom de fonction à la variable dont les
changements de grandeur sont entraînés par ceux
d'une autre grandeur variable qui prend alors, au
moins dans un sens relatif, la qualification de variable
indépendante. Ainsi l'élasticité de la vapeur d'eau,
dans un espace saturé de vapeur, est une fonction de
la température de cette vapeur; la température d'une
source artésienne est une fonction de la profondeur
de la nappe qui l'alimente; et ainsi de suite.
En général il n'est pas permis d'intervertir les rôles
entre les fonctions et les variables dont elles dépen-
dent. Car si, par exemple, la tension maximum de la
vapeur d'eau, dans un espace saturé, s'élève par suite
de l'élévation de température, il serait déraisonnable
d'admettre que, réciproquement, la température varie
par suite de la variation de la teision de la vapeur.
Cette' tension joue donc nécessairement le rôle de
fonction et non celui de variable indépendante. Au
contraire, dans cet exemple, la température joue le
rôle de variable indépendante par rapport à la tension
de la vapeur, dont elle entraîne la variation, quoi-
qu'elle puisse et doive même être considérée comme
une fonction subordonnée dans sa variation à celles
d'autres grandeurs variables, dont nous n'avons point
à nous occuper ici.
53. — A ce propos, nous compléterons ce que nous
T. I. 6
82 LIVUE I. — CIIAIMTUE VI.
a\ons dit dans le chapitre III des caractères de l'idée
de temps, et d'abord nous devons parler de la mesure
du temps. Déjà, à propos des principes de la théorie
du mouvement, nous avons eu plusieurs fois l'occa-
sion d'employer ces expressions : temps égaux, temps
doubles, triples, etc. En effet, nous concevons claire-
ment que la durée est en soi une grandeur mesurable,
homogène, identique dans toutes ses parties comme
l'étendue : de quehjue manière que nous puissions
parvenir à la mesurer effectivement. Que s'il s'agit de
procéder à cette mesure effective, nous reconnaissons
bien vite qu'il y a à cet égard, entre la durée et l'é-
tendue, une différence capitale, correspondant à une
différence non moins marquée dans la hiérarchie de
nos facultés intellectuelles et dans l'ordonnance de
nos connaissances scientifiques.
La mesure de la longueur ou de l'étendue linéaire,
la mesure d'un angle ou d'un arc de cercle, s'opère
par superposition, c'est-à-dire par le procédé de mesure
le plus immédiat, le plus sensible, et en quelque sorte
le plus grossier de tous. A ce procédé élémentaire de
mesure , la construction géométrique et le calcul
fondé sur une première intuition sensible rattachent,
par une suite de définitions et d'identités, toutes les
mesures que l'on peut prendre dans l'espace, aussi
bien pour les recherches les plus délicates de la
science que pour l'application aux besoins les plus
vulgaires. Par exemple , on mesurera sur le terrain
avec grand soin, en appliquant bout à bout des règles
métalliques , en tenant compte des variations de tem-
pérature, en armant les yeux de loupes puissantes,
une longueur de quelques milliers de mètres, et à
DE l'idée de fonction. 83
cette base, comme on l'appelle, on rattachera des
triangles dont les angles seront mesurés, au moyen
d'un cercle répétiteur, avec une grande précision. De
là et d'autres observations astronomiques on déduira
successivement par le calcul la longueur d'un arc de
méridien terrestre, la longueur du diamètre de la
terre, les distances et les dimensions du soleil et des
planètes; mais il aura toujours fallu mesurer directe-
ment, par superposition, une longueur et des angles.
Au contraire, la superposition est inapplicable à la
mesure de la durée , et quand on dit que le temps se
mesure par le mouvement, sans autre explication, on
tombe dans un cercle vicieux : car, si le mouvement
n'est pas uniforme , comment pourra-t-il servir à me-
surer le temps? Et comment s'assurer qu'il est uni-
forme, ou que le mobile décrit des espaces égaux dans
des temps égaux, si l'on n'a pas un autre moyen de
mesurer le temps, pour comparer les temps aux es-
paces décrits? L'objection est la même, soit qu'on
emploie une clepsydre, une horloge, ou que l'on con-
sulte cette grande horloge construite par la Nature, et
dont les astres sont les aiguilles indicatrices.
34. — C'est ici qu'intervient, pour le dénouement
de la difficulté, la notion suprême de la raison des
choses. Je ne sais pas suivant quelles lois s'écoulent
le sable ou l'eau qui sortent de la clepsydre; je puis
n'avoir aucune idée des causes physiques de cet écou-
lement, de la structure des grains de sable ou des
gouttes d'eau; mais j'affirme que, si toutes les cir-
constances sont les mêmes, la clepsydre se videra tou-
jours dans le même temps, parce qu'il n'y aurait
aucune raison pour que l'accomplissement du même
84 LIVRE 1, CHAPITRE VI.
phénomène exigeât, tantôt une portion de la durée,
tantôt une autre. A la faveur de cette maîtresse idée,
je suis (provisoirement au moins, et sauf à contrôler
l'hypothèse ({n'ellectivement toutes les circonstances
sont les mêmes, connue elles me le paraissent) en
possession d'un étalon du temps : car je pourrai cons-
tater que tel autre phénomène s'accomplit pendant
(pie ma clepsydre se\ide une fois, deux fois, trois fois,
et ainsi de suite. Je pourrai donc suivre un autre
mobile dans son mouvement, et s'il arrive que des
espaces égaux parcourus par le mobile cori-espondent
à des temps égaux mesurés avec ma clepsydre , non
seulement j'en conclurai que ce mobile est doué d'un
mouvement uniforme, mais je m'en servirai pour con-
trôler l'hypothèse qu'il n'y a rien de changé dans les
conditions de l'écoulement de la clepsydre; car, com-
ment admettre que ce mobile, dont le mouvement n'a
rien de comnmn avec le renversement de mon sablier,
change de vitesse justement quand il le faut, et exacte-
ment dans les proportions qu'il faut, pour que les
mêmes espaces parcourus par ce mobile correspondent
toujours aux durées de l'écoulement du sable, suppo-
sées inégales? Ce contrôle pourra être tant de fois
répété, dans tant de circonstances différentes, qu'il
n'y aura plus moyen d'élever le moindre doute sur la
justesse de mon étalon du temps.
On raisonnerait de même pour les battements du
pendule dont la durée est généralement plus courte,
pour les révolutions de l'aiguille de l'horloge dont la
durée est généralement plus grande. Les astronomes
font sans cesse des comparaisons et des raisonnements
semblables; le soleil n'est pas exactement d'accord
DE L IDEE DE F()x\f:TIO,\. 8o
avec les étoiles; ni les étoiles, ni le soleil ne sont
exactement d'accord avec la pendule de l'Observatoire.
Qui a tort et qui a raison, de la pendule, du soleil ou
des étoiles? Où est le mouvement uniforme, et par
suite l'étalon du temps? Ils ne tardent pas à s'aper-
cevoir que, plus on met de soin à éviter ce qui pour-
rait mettre de l'irrégularité dans la construction de la
pendule, et plus elle tend à se mettre d'accord avec
les étoiles, tandis qu'on ne peut jamais la mettre d'ac-
cord avec le mouvement du soleil, et mille raisons du
même genre, que nous ne saurions détailler ici, leur
montrent que tout s'explique, que tout s'ordonne avec
une régularité parfaite, dans la supposition de la par-
faite uniformité du mouvement apparent des étoiles ;
qu'ainsi, lors même que l'on n'aurait aucune idée de
la cause physique de ce mouvement , on est bien sûr
d'avoir, dans la durée du jour sidéral, un excellent
étalon du temps.
Donc, la mesure de la durée suppose la notion de
la raison et de l'ordre des choses, elle requiert l'inter-
vention de principes rationnels, parce que (20) l'idée
du temps est dans une liaison plus immédiate avec le
système des conceptions purement rationnelles ; tandis
que, l'idée de l'étendue nous étant donnée par les sens
externes, la mesure directe de l'étendue tombe immé-
diatement sous les sens, et que la mesure de l'étendue,
même indirecte, n'exige que des constructions, des
raisonnements, des calculs fondés sur le principe d'i-
dentité et sur une assise inférieure de la logique qui
n'est pas celle à laquelle nous devons emprunter les
principes propres à nous guider dans la détermination
d'une mesure du temps.
86 LIVRE I. — CHAPITRE VI.
35. — Le temps, tel que nous le concevons, s'é-
coule uniformément et indépendamment de tous les
phénomènes qui s'accomplissent dans le temps. Quand
nous parcourons une route, l'espace décrit à partir
d'un certain point et d'un certain instant est une
grandeur qui ne croît pas nécessairement d'une ma-
nière uniforme, tandis que le temps écoulé depuis le
même instant est une grandeur qui, par son essence,
croît toujours uniformément. De là l'idée qu'a eue
Newton de comparer le changement, ou, pour em-
ployer son langage, l'écoulement {fliixio) de toutes les
grandeurs à l'écoulement du temps, et de considérer
toutes les grandeurs variables comme des fonctions du
temps. Ce n'est point là, comme des esprits éminents
l'ont pensé, une comparaison artificielle et arbitraire;
elle tient au contraire à l'essence des choses , autant
qu'il nous est possible d'en juger.
A cette idée se rattache celle de comparer entre
elles les vitesses avec lesquelles s'opèrent les change-
ments d'état de toutes les grandeurs variables, et no-
tamment les vitesses avec lesquelles varient les fonc-
tions , quand on suppose que les variables dont elles
dépendent varient uniformément, comme le temps.
Dans l'application aux phénomènes du mouvement,
le mot de vitesse conserve son acception primitive, qid
est aussi la plus usitée, quoique son acception exten-
sive, dans l'application à d'autres phénomènes, s'offre
si naturellement à l'esprit , qu'elle se retrouve dans le
langage le plus familier. On dit d'une étoffe qu'elle
s'use vite, et d'une autre qu'elle s'use lentement. Pour
prendre un exemple moins vulgaire, on conçoit que»
lorsqu'un corps échauffé se refroidit, la température
DE l'idée de fonction. 87
de la surface est une grandeur qui varie avec le temps,
et qui même, eu général, ne doit pas varier unifor-
mément, le refroidissement étant dahord plus rapide,
et allant ensuite en se ralentissant, de manière que
des pertes égales de température ne correspondent pas
à des temps égaux. On se fait de la vitesse variable du
refroidissement une idée aussi directe et aussi claire
que de la vitesse variable d'un mobile.
Cette vitesse de refroidissement, tout comme celle
du mobile (34i, peut varier sans cesse d'une manière
continue. Elle sera, par exemple, de cent degrés dans
une heure; mais elle aura pu être de dix degrés dans
la première minute, et n'être plus qued'une très petite
fraction de degré dans la soixantième minute qui ter-
mine riieure. Pour définir cette vitesse en chaque
instant précis, il faudra fractionner le temps, à partir
de cet instant, en intervalles de plus en plus petits,
comme nous l'avons expliqué ci-dessus; et la limite
dont s approche de plus en plus le rapport entre la
perte de température et l'intervalle de temps, à mesure
que l'on resserre cet intervalle, est l'expression rigou-
reuse de la vitesse du refroidissement à l'instant que
l'on considère.
56. — Les géomètres ont une autre manière d'expri-
mer la même chose, en disant que la vitesse de refroi-
dissement a pour mesure le rapport entre la perte de
température et l'intervalle de temps, quand ces deux
grandeurs deviennent infini ment petites (22*. Or (et
c'est là le point qui intéresse particulièrement la phi-
losophie), on aurait tort de ne voir dans cette seconde
manière de s'exprimer qu'une abréviation convenue,
une forme de langage, apparemment plus commode
88 LIVRK I. r.HAPiTRE VI.
puisqu'elle est plus usitée. Elle n'est effectivement
plus commode que parce qu'elle est l'expression na-
turelle du mode de génération ou d'extinction des
grandeurs qui croissent ou décroissent par éléments
plus petits que toute grandeur finie. Ainsi, quand un
corps se refroidit, le rapport entre les variations élé-
mentaires de la chaleur et du temps est la vraie raison
du rapport qui s'établit entre les variations de ces
mêmes grandeurs quand elles ont acquis des valeurs
finies. Ce dernier rapport, il est vrai, est le seid qui
puisse tomber directement sous notre observation , et
lorsque nous définissons le premier par le second en
faisant intervenir la notion de limite , nous nous con-
formons aux conditions de notre logique humaine:
mais, une fois en possession de l'idée du premier
rapport, nous nous conformons h la nature des choses
en en faisant le principe d'explication de la valeur que
l'observation assigne au second rapport. C'est pour
cette raison que la notation des quantités infinité-
simales, imaginée par Leibnitz, constitue une inven-
tion capitale qui a si prodigieusement accru la puis-
sance de l'instrument mathématique et le champ de
ses applications à la philosophie naturelle *.
1 On peut voir sur ce sujet notre Traité élémentaire de la théorie
des fonctions et du calcul infinitésimal , particulièrement les chapi-
tres Hl et IV du livre I.
DE LA PROBABILITÉ . 89
CHAPITRE VII.
DES IDÉES DE HASARD ET DE PROBABILITÉ, ET DE LEURS APPLICATIONS LO-
GIQUES ET MATHÉMATIQUES. — DE L'ARRANGEMENT SYNOPTIQUE DES IDÉES
QUI TIENNENT A L'ORDRE ET A LA FORME.
o7. — ?sous avons déjà eu l'occasion (36) de poser
la distinction entre les mouvements absolus et les
mouvements relatifs. Gomme il n'y a pas de points de
repère de la fixité desquels nous puissions être sûrs,
il est vrai de dire que tous les mouvements que nous
qualifions d'absolus ne le sont que par comparaison.
D'ailleurs, il en est de la distinction entre les mouve-
ments apparents et les mouvements réels comme de la
distinction entre les mouvements relatifs et les mou-
vements absolus, soit que la difîérence entre l'appa-
rence et la réalité tienne au mouvement dont l'obser-
vateur est lui-même animé (exemple, la rotation
diurne de la voûte céleste), soit qu'elle tienne au mode
de perception du mouvement par l'observateur, comme
lorsqu'un point lumineux qui décrit effectivement un
cercle dans l'espace, nous semble décrire la courbe
ovale que l'on nomme ellipse, parce que nous ne
voyons le cercle que dans une sorte de perspective ou
de projection, sans pouvoir immédiatement juger de
la distance du point lumineux à notre œil.
Le premier problème qui se présente en philoso-
phie naturelle consiste à démêler les mouvements
relatifs ou apparents, et ceux que (par comparaison
90 ' LIVREI. — CHAPITRE Vil.
du moins) nous pouvons qualifier d'absolus ou de
réels, et ;i choisir convenablement, d'après les sugges-
tions du bon sens et les décisions de la raison, entre
toutes les hypothèses que l'on peut faire sur les mou-
vements réels ou absolus qui produisent les mouve-
ments apparents ou relatifs que l'on observe. C'est ici
qu'intervient nécessairement {comme nous l'avons
abondamment prouvé dans d'autres ouvrages) l'idée
de la simplicité des lois, et par conséquent l'idée
même de loi, si naturellement connexe (il) à l'idée
de mouvement.
Par exemple, notre intelligence est frappée de la
simplicité avec laquelle les lois des mouvements réels
des corps célestes, telles que Copernic les pose, expli-
quent les apparences de la station et de la rétrograda-
tion des planètes , et elle n'hésite pas à préférer ces
lois si simples aux lois si compliquées données par
l'auteur de l'Almageste. Imaginons encore que l'on
observe simultanément le mouvement d'un corps opa-
que qui décrit uniformément un cercle parfait, et le
mouvement de l'ombre qu'il projette sur un corps
voisin, à surface irrégulière : aurait-on besoin de palper
le corps et l'ombre pour s'assurer que c'est bien le
mouvement du corps qui entraîne celui de l'ombre
(51), et non le mouvement de l'ombre qui entraîne
celui du corps? Ne suffirait-il pas, au contraire, de
considérer combien la loi du premier mouvement
paraît simple, combien l'autre mouvement est com-
pliqué (eu égard à la forme de la courbe et à la vitesse
variable avec laquelle les différentes portions de cette
courbe sont décrites), et de songer combien il est peu
naturel de chercher dans un phénomène si compliqué
DK LA l'ROBABILlTÉ. 91
la raison d uue loi que signale une simplicité si
grande?
C'est, en effet, un principe de la raison humaine
sans lequel aucune critique, et par suite presque au-
cune science ne serait possible, que de chercher dans
le simple l'explication ou la raison du compliqué.
Voilà tel système d'apparences que l'on peutexpHquer
par telle hypothèse très simple sur les mouvements
réels, si simple que nous n'hésitons pas à l'admettre.
Pourquoi cela? C'est que le mouvement réel, quel
qu'il soit, est certainement le principe ou la raison
des apparences observées, et que nous concevons très
bien que la simplicité soit le caractère essentiel des
principes des choses, ou des choses les plus rappro-
chées de leurs premiers principes, tandis que, si l'hy-
pothèse est fausse, si le principe des apparences
observées doit se chercher aiMeurs, c'est donc acci-
dentellement, sans raison tirée de l'essence de la
chose, ou en d'autres termes par hasard, que s'offre
à notre pensée une combinaison ayaut ce carac-
tère de simplicité remarquable, et qui par là simule
un principe. Nous rejetons cette seconde alternative
comme n'étant pas probable, et elle peut être en effet
si improbable que nulle personne sensée n'hésitera à
la rejeter avec nous (6).
08. — Une fois en possession de ce principe de
distinction entre les mouvements absolus et les mou-
vements relatifs , entre les mouvements réels et les
mouvements apparents, l'esprit humain a la clef de
toute critique philosophique, car une pareille distinc-
tion est le schème ou l'exemple frappant sur lequel
nous sommes fondés à modelei- l'idée que nous dcAons
92 LIVRE I. — (.HAIMTRE Vif.
nous faire de la distinction entre l'apparence et la
réalité, entre le relatif et l'absolu en toutes choses.
Les principes de distinction, d'analyse et de jug-ement
sont exactement les mêmes. Nous concevons un espace
absolu ; mais dans cet espace nous manquons de points
de repère absolument fixes, ou de la fixité desquels
nous soyons absolument sûrs, et par conséquent nous
ne pouvons affirmer d'aucun mouvement qu'il est
absolu , quoique , par rapport au système des points
de repère, nous distinguions très bien des mouvements
absolus d'avec des mouvements relatifs. De même,
nous concevons une réalité al)solue, mais il ne nous
est pas donné d'y atteindre, ou pour le moins nous
ne sommes pas autorisés à affirmer que nous y attei-
gnions jamais. Toutefois nous pouvons pénétrer de
plus en plus dans le fond de réalité des phénomènes,
en le dégageant de plus en plus de ce qui tient uni-
quement à notre manière de les percevoir, et en oppo-
sant le phénomène, ou la réalité relative, à la simple
apparence, qui prend le nom A' illusion, quand nous
lui attribuons à tort une réalité qu'elle n'a pas '.
59. — Toutes ces idées que nous venons de rappe-
ler, à savoir les idées de raison et de loi, d'essence et
d'accident, de simplicité et de complexité, ne sont
encore que les idées d'ordre, de combinaison et de
forme, présentées sous divers aspects, ou, si l'on
trouve plus commode de les distinguer, il faut dire
qu'elles appartiennent au même groupe et s'attirent
l'une l'autre. Mais nous avons en outre employé les
termes de hamrd et de jugement probable ou de pro-
' 'Eiuii , chap. i, passim.
DE I^\ PROBABILITÉ. 93
babilitê; ce sont ceux-ci dont il s'agit maintenant
d eclaircir et de préciser la signification.
Supposons que je veuille déterminer le poids d'une
pierre qui me tombe sous la main , et que je n'aie
d'abord à ma disposition que des kilogrammes. Tout
ce que je pourrai faire, ce sera de constater avec la
balance que le poids de la pierre est compris entre
trois kilogrammes et quatre kilogrammes; j'écrirai
quelque part le chiffre 3 pour me rappeler qu'il entre
dans le poids de la pierre 3 kilogrammes, plus une
portion de kilogramme.
Je me procure des hectogrammes, et je suis en état
de déterminer de même combien il entre d'hecto-
grammes dans la portion de kilogramme dont il s'agit :
j'obtiendrai ainsi un chiffre 3, que j'écrirai à la droite
du chiffre 3 trouvé d'abord. Mais, sans avoir besoin
de faire cette nouvelle pesée, je suis bien certain à
l'avance qu'il n'existe aucune liaison nécessaire entre
le chiffre déjà trouvé et celui que je vais obtenir, car,
quelle liaison peut-il y avoir entre les causes qui ont
donné à ce fragment de roche le poids qu'il a au mo-
ment où je le pèse, et les raisons qui ont suggéré au
législateur français l'idée de prendre le kilogramme
pour unité de poids, et de le subdiviser suivant la pro-
gression décimale? Je ne m'attendrai donc pas à trou-
ver pour le chiffre des hectogrammes tel des dix
chiffres de notre numération décimale plutôt que tel
autre. Si j'obtiens une seconde fois le chiffre 3, ce
qui semblera donner à la combinaison plus de singu-
larité, la rencontre n'en sera pas moins accidentelle et
fortuite; elle arrivera, comme on dit, par hasard, d'oti
cette conséquence que l'idée de hasard est l'idée
94 LIVRE I. — CHAPITRE VII.
d'une rencontre entre des faits rationnellement indé-
pendants les uns des autres, rencontre qui n'est elle-
même qu'un pur fait, auquel on ne peut assigner de
loi ni de raison.
Après avoir déterminé le chiffre des hectogrammes,
je pourrai déterminer de même le chiffre des déca-
grammes, et si je suis habile expérimentateur, si j'ai
d'excellentes balances, je pourrai pousser ainsi jus-
qu'aux milligrammes, et je trouverai de la sorte une
série de sept chiffres , oii je ne dois m'attendre h ren-
contrer aucune régularité. Si quelque apparence de
régularité se présente, c'est que les combinaisons
régulières figurent comme les autres parmi les com-
binaisons possibles, et qu'elles doivent se présenter
comme les autres ', quoiqu'il y ait, je ne dis pas une
ccmse (qu'on le remarque bien), mais une raison pour
qu'elles se présentent plus rarement, c'est qu'elles
sont plus rares ou en moindre nombre.
Admettons que je trouve sept fois de suite le nombre
3 : ce sera le cas de la plus grande régularité possible;
il n'y a que 10 combinaisons ou chances sur 604 800,
ou une sur GO 480 qui offrent ce caractère de con-
stance et de régularité poussée à l'extrême. C'est comme
si j'amenais un caractère fixé à l'avance en prenant au
hasard dans une urne qui renfermerait 60 480 carac-
tères différents (ci peu près, nous dit-on, le nombre
des caractères de l'écriture chinoise). Je trouverai
donc le cas fort singulier, mais je ne l'en réputerai
pas moins fortuit, parce que, encore une fois, ma
* (( Ecn oÈ Toyro àxô;, wSTTsp AyiScov \iyn' saôç yàp yîvcoÔai TroXXà '
xai Trafà xh àxéç. » (Aristot. ^oet. cap. XVIII.)
DK L.\ PROBABILITÉ. 9o
raison coiicoit très bien qu'il n'y a rien de commnn
entre le poids de cette pierre brute et la fixation légale
de l'étalon des poids, ainsi que de l'échelle de subdi-
vision.
60. — Que s'il s'agissait, non plus de la pierre brute
contre laquelle mon pied s'est heurté, mais d'un cer-
tain volume de mercure contenu dans un vase qui me
tombe sous la main, je tirerais de la singularité obser-
vée une conclusion toute autre. L'arithmétique m'ap-
prendrait que la fraction -^, quand on la convertit en
décimales (41), donne la fraction décimale pério-
dique
0,3333333 ;
j'en conclurais que j'ai affaire au tiers de dix kilo-
grammes de mercure, et qu'apparemment un physi-
cien, après avoir pesé avec beaucoup de soin dix kilo-
grammes de mercure, en a fait trois parts égales, en
vue de quelques expériences comparatives , et que je
suis tombé sur une des parts mises en réserve. J'aper-
çois ainsi une liaison possible, probable, entre l'unité
légale des poids et le poids que j'ai à déterminer, et je
n'hésite pas à préférer cette explication rationnelle,
quoique non catégoriquement démontrée, à l'explica-
tion par cas fortuit ou par hasard.
La lune met à tourner autour de son axe le même
temps qu'elle emploie à circuler autour de la terre
(39); cette coïncidence frappe les astronomes, et
comme leur raison se refuse à la réputer fortuite, ils
en concluent que ces deux mouvements de notre satel-
lite ne sont pas des phénomènes indépendants l'un de
l'autre. Les géomètres, enfin, parviennent à assigner.
96 LIVUK I. CHAPITRE YII.
non pas la cause physique (laquelle, remarquons-le
soigneusement, nous est encore absolument incon-
nue), mais la raison mathématique de cette dépen-
dance et de cette coïncidence.
Au contraire, le mouvement de rotation de la terre
autour de son axe, son mouvement de circulation au-
tour du soleil sont deux phénomènes indépendants
l'un de l'autre; et aussi arrive-t-il que lorsqu'on veut
évaluer la durée de l'année solaire en prenant pour
unité la durée du jour sidéral, on tombe sur une frac-
tion qui ne peut jamais être qu'approchée, et dont les
chiffres se succèdent sans offrir de trace de régularité.
C'est comme lorsque je veux évaluer en kilogrammes
et en fractions décimales de kitogramme le poids de
l'éclat de roche que je rencontre sur mon chemin.
61 . — Dans l'un et l'autre cas, de même que toutes
les fois qu'il s'agit de mesures à prendre, l'imperfec-
tion de nos sens et de nos instruments pose nécessai-
rement une limite à l'approximation que nous pou-
vons atteindre, et réduit même à un fort petit nombre,
par exemple à six ou à sept, celui des chiffres déci-
maux successivement obtenus. Il en résulte que nous
pouvons à la rigueur être déçus par les apparences de
régularité, même les plus grandes, faute d'être h
même de prolonger la série autant qu'il le faudrait
pour amener la disparition d'une régularité apparente
et purement fortuite. Il est beaucoup question dans la
haute arithmétique d'un nombre que l'on appelle /a
base des logarithmes naturels ou népériens, et dont
l'évaluation en décimales donne lieu à la série
2,7182818284
DE LA PROBABILITÉ. 97
Si l'on n'avait calculé que les neuf premiers chiffres
de la partie décimale, le retour accidentel de quatre
chiffres dans le même ordre aurait porté à croire que
l'on a affaire à une fraction décimale périodique, con-
clusion démontrée fausse par la théorie, et qui se
trouve renversée par le fait, pourvu seulement que
l'on calcule un chiffre de plus. On peut faire tant de
rapprochements différents entre des chiffres, même
en petit nombre, qu'on finit presque toujours par
découvrir quelque rapprochement singulier et pure-
ment accidentel, qui devient le fondement de ce qu'on
nomme une règle mnémonique. Ainsi, pour retenir les
nombres 355 et 1 13, dont le rapporta été indiqué par
Metius comme représentant , avec une approximation
très grande , celui de la circonférence d'un cercle à
son diamètre, on écrit ces deux nombres bout à bout,
en commençant par le plus petit,
1 13,355,
et la règle mnémonique consiste en ce que cette courte
série de six chiffres se compose des trois premiers
nombres impairs, écrits dans leur ordre de grandeur,
et répétés chacun deux fois. C'est un de ces purs
hasards, auxquels s'applique la remarque d'Aristote
ou d'Agathon transcrite plus haut. Pour faire éva-
nouir toutes les fausses inductions qu'on pourrait tirer
de rencontres de ce genre, et découvrir les lois véri-
tables qui régissent, même le hasard, il faut consi-
dérer une série dont tous les termes soient rigoureu-
sement déterminés, et qui n'ait d autres limites que
celles qu'y apporte la lassitude du calculateur. Déjà
nous avons considéré au n° 41 une série de ce genre,
r. 7. 7
98 LIVRE I. — CHAPITRE VII.
celle précisément qui donne en fractions décimales le
rapport de la circonférence d'un cercle à son dia-
mètre :
3,1il592653o8979:i2384626i338327950
Voilà 32 chiffres décimaux consécutifs; on en a
calculé des centaines; on pourrait se passer la fan-
taisie d'en calculer des milliers ; et chaque chiffre de
la série , si reculé qu'en soit le rang, doit être conçu
comme ayant actuellement , comme ayant eu de tout
temps une \aleur rigoureusement déterminée, quoi-
que nous ne la connaissions pas et que nous n'ayons
même aucun intérêt à la connaître. Mais, soit qu'il
s'agisse de chiffres connus ou inconnus, nous sommes
sûrs de pouvoir étudier et appliquer sur ce modèle
tous les caractères qui tiennent à la nature du hasard
ou de la succession fortuite.
Par exemple, nous trouvons que dans la série des
32 chiffres décimaux il y a
un chiffre (le zéro), qui ne paraît (\v\ime fois;
deux chiffres (1 et 7) qui figurent. . deux fois;
trois chiffres (4, 6 et 8) qui figurent, trois fois;
û^eWcZ' chiffres (2 et 9) qui figurent. . quatre fois;
î//i chiffre (le 3), qui figure six fois.
Tous ces résultats sont fortuits, irréguliers, et pour-
tant il y perce déjà un germe de régularité : car, si
tous les chiffres qui ont même chance d'apparition
apparaissaient effectivement avec la même fréquence,
chaque chiffre apparaîtrait une fois sur dix, ou trois
fois sur trente, et nous observons effectivement qu'il
y a plus de chiffres qui figurent trois fois que de
chiffres qui figurent deux ou quatre fois, et plus en-
DE LA PROBABILITÉ. 99
core qu'il n'y en a qui figurent moins de deux fois ou
plus de quatre fois. Si la série était prolongée beau-
coup plus loin, les résultats seraient bien plus nets.
Les différences entre les nombres d'apparition, d'un
chiffre à l'autre, auraient sans doute des valeurs abso-
lues beaucoup plus grandes que celles ci-dessus, mais
leurs valeurs relatives au nombre total des apparitions
iraient en diminuant indéfiniment, et il viendrait un
moment où le nombre des apparitions de chaque
chiffre serait sensiblement la dixième partie du nombre
total des chiffres calculés.
Il y a autant de chiffres impairs que de chiffres
pairs (le zéro étant compris dans les chiffres pairs, eu
égard à son rang), tandis que nous trouvons sur notre
exemple qu'il y a dix-huit apparitions de chiffres im-
pairs (deux de plus que la moitié), et seulement qua-
torze apparitions de chiffres pairs (deux de moins que
la moitié. Mais, si Ion opérait successivement sur des
centaines , des milliers , des myriades de chiffres dans
la série suffisamment prolongée, on trouverait que le
rapport du nombre des chiffres pairs au nombre total
des chiffres calculés approche de plus en plus d'être
égal à la fraction -, et n'en diffère en fin de compte
que par des fractions d'une extrême petitesse.
La somme des dix chiffres de notre numération
décimale vaut 45, et la moyenne quatre et demi. Si
donc les dix chiffres étaient répartis dans la série en
proportions égales, ou seulement si les irrégularités
de même sens portaient aussi fréquemment sur les
chiffres forts que sur les chiffres faibles , la moyenne
des valeurs de tous les chiffres de la série serait encore
quatre et demi. Nos 32 chiffres nous donnent pour
100 LIVRE 1. — CHAPITRE VII.
moyenne quatre trois quarts, ce qui est un peu trop
fort; mais la différence irait en s'atténuant indéfini-
ment quand on embrasserait de très grands nombres,
ainsi qu'on vient de l'expliquer.
62. — Nous venons de prendre un exemple dans
le monde des choses intelligibles, dans l'ordre des
faits purement mathématiques, et partant nécessaires,
pour que l'on reconnût mieux que ces raisons mathé-
matiques, qui introduisent l'ordre dans le désordre
même, et qui sont l'objet de la théorie mathématique
des chances et des probabilités, n'impliquent pas la
notion de cause physique, ne s'appliquent pas uni-
quement aux faits que nous réputons aléatoires ou
contingents, ne sont pas, comme on l'a dit, relatives
à notre condition humaine, mélangée de science et
d'ignorance, et subsisteraient encore aux yeux d'une
intelligence supérieure qui lirait dans l'enchaînement
des causes et des effets les plus compliqués, comme
nous lisons dans les formules mathématiques que
nous avons construites ou découvertes par nos propres
forces '.
Lorsque nous tirons dans une urne des billets de
loterie dont chacun porte un numéro, l'extraction de
chaque billet est déterminée par des causes physiques,
comme l'avènement successif de chaque chiffre du
rapport de la circonférence au diamètre est déterminé
par des formules et des raisons mathématiques. Nous
^ Voyez, pour tout le développement des idées que nous ne pou-
vons indiquer ici que de la manière la plus succincte, notre Expo-
sition élémentaire de la théorie des chances et des probabilités, et
V Essai sur les Fondements de nos connaissances, en particulier les
chap. III e^ IV.
DE LA PROBABILITE. 101
connaissons ces raisons mathématiques, et nous serions
hors d'état d'assigner les causes physiques qui déter-
minent l'extraction de chaque hillet ; mais qu'importe ?
La succession n'en a pas moins, dans l'un et l'autre
cas, tous les caractères de la succession fortuite. Elle
conserverait les mêmes caractères pour une intelli-
gence capable d'assigner les causes physiques qui nous
échappent et de prévoir les faits particuliers qui se
dérobent à nos prévisions. Et les caractères de la suc-
cession fortuite tiendraient, pour cette intelligence
supérieure aussi bien que pour nous, à ce qu'il n'y a
nulle solidarité, nulle dépendance rationnelle, d'une
part entre l'échelle de la numération décimale et la
grandeur qu'il s'agit de mesurer, d'autre part entre
les causes physiques qui déterminent l'extraction d'un
billet et le numéro inscrit à l'avance sur ce billet.
63. — De là l'importance de la branche de la syn-
tactique que l'on connaît sous le nom de calcul des
probabilités. Les applications de ce calcul n'ont pas
seulement, ni même principalement pour objet des
jeux frivoles , comme beaucoup de gens le croient
encore, parce qu'en effet c'est à l'occasion de jeux
frivoles qu'on en a d'abord articulé les premiers prin-
cipes; elles se présentent sans cesse à propos de la
succession des phénomènes naturels et du cours des
événements , oi^i il faut faire la part des influences ré-
gulières et constantes et des irrégularités fortuites,
tenant au concours d'influences diverses , indépen-
dantes les unes des autres. Or, lorsqu'il s'agit, non
plus de jeux conventionnels , mais du cours des évé-
nements naturels, oi^i mille circonstances, raille in-
fluences diverses, indépendantes les unes des autres,
/
. .L^, i
102 LWM: I. — CHAPITRE VII.
se combinent sans cesse entre elles, d'une multitude
de manières différentes, on se trouve précisément dans
les conditions de répétition indéfinie dont nous par-
lions tout à l'heure à propos du prolongement indéfini
que notre série comportait. Certains résultats géné-
raux et moyens ne tardent pas à se manifester à travers
les écarts fortuits qui se compensent les uns les autres,
par la seule puissance des nombres et les lois mathé-
matiques des combinaisons. On arrive ainsi à déter-
miner à très peu près, par l'observation même, le
nombre qui mesure \d^ probabilité mathématique, ou la
jmssibilité, ou mieux encore la facilité de chaque évé-
nement à la production duquel le hasard a part, pro-
babilité qui n'est autre chose que le rapport du
nombre des chances ou des combinaisons qui doivent
l'amener, au nombre total des chances ou des combi-
naisons possibles; et qui se réfère, non à un point de
vue de notre esprit, à l'étendue ou à la restriction de
nos connaissances, mais au fond des choses et à la
nature de leurs rapports, indépendamment de la con-
naissance que nous en avons.
64. — Enfin, à côté de la notion de la probabilité
mathématique qui s'évalue en nombre et se détermine
empiriquement à l'aide de relevés numériques, tels
que ceux dont les recueils de statistique sont remplis,
il y a, par suite de l'alliance constante entre les prin-
cipes mathématiques et les principes logiques ou pu-
rement rationnels, alliance que nous nous attachons
surtout à mettre en relief, une autre probabilité que
les chiffres n'expriment pas, et qui pourtant intervient
dans la plupart des jugements que nous portons. Cette
probabilité que nous qualifions de philosophique, et
DE LA PROBABILITÉ. 103
qui, daus certaines applications particulières, prend
les noms ^analogie et à' induction, tient à la fois à la
notion du hasard et au sentiment de l'ordre et de la
simplicité des lois qui l'expriment (57). Mais, d'autre
part, la probabilité philosophique diffère essentielle-
ment de la probabilité mathématique, en ce qu'elle
n'est pas réductible en nombres, non point à cause
de l'imperfection actuelle de nos connaissances dans
la science des nombres, mais en soi et par sa nature
propre. Il n'y a lieu, ni de nombrer les lois possibles,
ni de les échelonner comme des grandeurs, par rap-
port à cette propriété de forme qui constitue leur
degré de simplicité, et qui donne, dans des degrés
divers, à nos conceptions théoriques l'unité, la symé-
trie, l'élégance et la beauté. Autant vaudrait deman-
der combien il y a de formes simples que les corps
puissent revêtir, et si la forme d'un cylindre est plus
simple ou moins simple que celle d'un cube ou d'une
sphère.
65. — En général, une théorie scientifique quel-
conque, imaginée pour relier un certain nombre de
faits donnés par l'observation, peut être assimilée à la
courbe que l'on trace d'après une loi géométrique, en
s'imposant la condition de la faire passer par un cer-
tain nombre de points donnés d'avance. Le jugement
que la raison porte sur la valeur intrinsèque de cette
théorie est un jugement probable, une induction dont
la probabilité tient d'une part à la simplicité de la
formule théorique, d'autre part au nombre des faits
ou des groupes de faits qu'elle relie, le même groupe
devant comprendre tous les faits qui s'expliquent déjà
les uns par les autres, indépendamment de l'hypothèse
104 LIVRK 1. — CHAPITRE VIT.
théorique. S'il faut compliquer la formule, à mesure
que de nouveaux faits se révèlent à l'observation, elle
devient de moins en moins probable en tant que loi de
la Nature : ce n'est bientôt plus qu'un échaffaudage
artificiel qui croule enfin lorsque, par un siircroît de
complication, elle perd même l'utilité d'un système
artificiel, celle d'aider le travail de la pensée et de
diriger les recherches. Si au contraire les faits acquis
à l'observation postérieurement à la construction de
l'hypothèse sont reliés par elle aussi bien que les faits
qui ont servi à la construire, si surtout des faits pré-
vus comme conséquences de l'hypothèse reçoivent des
observations postérieures une confirmation éclatante,
la probabilité de l'hypothèse peut aller jusqu'à ne lais-
ser aucune place au doute dans un esprit éclairé.
66. — Cet accord soutenu n'emporte cependant
pas une démonstration formelle comme celles qui ser-
vent à établir les vérités géométriques, ou comme la
preuve qui s'attache à ces syllogismes rebattus, dont
retentissaient les écoles aristotéliciennes. Tandis que
la certitude acquise par la voie de la démonstration
logique est fixe et absolue, n'admettant pas de nuances
ni de degrés, cet autre jugement de la raison, qui
produit sous de certaines conditions une certitude ou
une conviction inébranlable, dans d'autres cas ne
mène qu'à des probabilités qui vont en s'affaiblissant
par nuances indiscernables, et qui n'agissent pas de
la même manière sur tous les esprits.
67. — Nous venons de passer rapidement en revue,
dans ces premiers chapitres, tout un groupe ou toute
une famille d'idées fondamentales, ayant entre elles
des rapports intimes, s'appelant ou se suscitant les
DE LA PROBABILITE.
105
unes les autres, possédant des caractères communs et
intervenant de la même manière dans l'économie de
tout le système de nos connaissances, mais pouvant
aussi se suffire à elles-mêmes, et suffire à la construc-
tion de théories scientifiques dont les mathématiques
nous offrent le type le plus parfait. Il ne sera pas inu-
tile de montrer, par le tableau synoptique suivant,
comment on peut résumer ou exprimer d'une manière
concise les rapports dont il s'agit, tels qu'ils ressor-
tent de toutes les expUcations qui précèdent.
L'ORDRE ET LA FORME.
ORDRE PUREMENT INTELLIGIBLE.
ORDRE PHENOMENAL.
SCIEN'CES LOGIQUES.
Idéesdegenreetd'espèce
Classification.
(Syllogistique.)
Combinaison
(Syntactique.)
SCIB:«CES MATHEMATIQUES.
Idées de nombre,
de rapport,
de grandeur et de quan-
tité,
de mesure.
(Théorie des nombres. —
Arithmétique propre-
ment dite. — Analyse
algébrique, ou théorie
des quantités en géné-
ral.)
Idées de temps et d'es-
pace.
(Géométrie pure.)
(Cinématique, ou théorie|
géométrique des mou
vements.)
Idées de la raison des
choses, de la loi et de
l'enchaînement ration-
nel, de l'essentiel et
de l'accidentel.
(Logique supérieure.)
Classification rationnelle.
Idée de type.
Idées de la variation des
grandeurs, des varia-
bles indépendantes et
des fonctions qui en dé-
pendent.
(Théorie des fonctions,
analyse infinitésimale.)
Mesure du temps.
(Applications de la théorie
des fonctions et de l'a-,
nalyse infinitésimale à.
la géométrie et à la ci-
nématique.)
Idée de hasard ou de com-
binaison fortuite.
Probabilité philosophi-
que, critique, analogie,
induction.
Idée de chance.
Probabilité mathémati-
que.
(Calcul des probabilités.)
Applications à la distinc
tion des mouvements'
absolus et relatifs, réels
et apparents.
lOG LIVRE 1. — CHAPITRE Vil.
Cette table est de celles que l'on appelle à double
entrée^ : elle exprime au moyeu d'une double dispo-
sition, par étages ou tranches horizontales et par
colonnes verticales, des rapports dont on ne pourrait
pas avoir aussi commodément l'intuition, par une
disposition en série linéaire, ou à simple entrée.
La distinction en trois étages séparés par des lignes
ponctuées et non pleines, afin d'indiquer que l'on
n'exclut pas la transition insensible d'un étage à
l'autre, est suffisamment justifiée par tout ce qui pré-
cède, et par la division même de notre texte en cha-
pitres qui y correspondent.
La disposition des têtes de colonnes a pour but de
marquer ce qu'il y a de singulier dans les relations
de la colonne médiane avec les deux colonnes laté-
rales. Car, d'une part l'arithmétique et la géométrie,
les sciences de calcul et celles qui ont pour objet la
contemplation des formes de l'étendue, composent un
groupe trop naturel pour qu'on ne les ait pas de tout
temps associées sous le nom collectif de mathémati-
ques. D'autre part, l'embranchement des mathémati-
ques, dont les idées de nombre et de rapport numé-
rique sont la souche, et qui constitue la partie
purement abstraite et intelligible des sciences mathé-
matiques, a des connexions non moins naturelles avec
la logique pure, en tant que celle-ci se rattache aux
idées-mères de classification et de combinaison. Cet
ordre purement intelligible, oii nous voyons les idées
logiques et mathématiques en corrélation soutenue,
d'un bout de la série à l'autre, contraste évidemment
' Esswi , chap. XVI et XXll.
DE LA PROBABILITÉ. 107
avec toute la partie des spéculations mathématiques
qui se fonde sur l'intuition des formes de l'espace et
du temps, conditions sensibles de la manifestation de
tous les phénomènes. Quant au degré d'abstraction et
de généralité, ce second embranchement des mathé-
matiques est subordonné au premier, comme il l'est
aux idées générales de la logique; et d'un autre côté,
la contemplation des formes de l'espace et du temps
nous est nécessaire, par notre constitution psycholo-
gique, pour peindre à l'imagination aussi bien les idées
générales de la logique, que celles qui se réfèrent à la
science des nombres et des grandeurs abstraites.
68. — Malgré la sobriété de nos développements,
nous croyons avoir mis dans le plus grand jour les
raisons essentielles de toutes ces connexions, d'une si
grande importance pour qui veut se rendre compte
de l'économie de nos idées et de l'ordre de nos con-
naissances. Nous irons jusqu'à dire que ces raisons
n'avaient pas encore été expliquées comme elles doi-
vent l'être, sondées comme elles méritent de l'être.
Leibnitz lui-même, le grand Leibnitz, cet aigle de la
philosophie, ce géomètre créateur, a méconnu le vrai
principe de l'intime alliance des mathématiques et de
la philosophie, quand il a avancé que les unes relè-
vent du principe A' identité et l'autre du principe de la
raison des choses, ou, pour parler sa langue, du prin-
cipe de la raison suffisante. L'un et l'autre principe
trouvent leur application en mathématiques comme
en philosophie*, et ni la raison des différences, ni
celle des analogies ne sont là. Elles se trouvent à la
* Essai , chap. II, in fine.
i08 LIVRE I. — CHAPITRE Vil.
racine même des deux ordres d'idées, dans deux idées
premières, intimement connexes, ou plutôt qui ne
sont que deux faces de la même idée (8) . Il en est de
même au commencement de toute génération, de tout
développement organique; et ainsi se justifie la pen-
sée que nous avons prise pour devise d'un autre ou-
vrage * : Sophiœ germana Mathesis '
.2
* Traité élémentaire de la Théorie des fonctions et du calcul infi-
nitésimal.
'^Anti-Lucret., lih. IV, v. 1088.
I
d'une hypothèse sur la réduction des idées. 109
CHAPITRE VIII
W. CE QUE DEVIENDRAIENT LES SCIENCES ET LA PHILOSOPHIE, SI LES IDÉES
AUXQUELLES ELLES SE RÉFÈRENT DANS LEURS EXPLICATIONS SE RÉDUI-
SAIENT A CELLES DONT IL EST QUESTION DANS CE PREMIER LIVRE.
69. — Nous avons tâché dans un précédent ou-
vrage* d'apprécier la valeur et le rôle de chaque sens
en particulier, considéré comme une source de con-
naissance, et pour cela nous nous sommes, k l'exem-
ple de beaucoup d'autres, permis la fiction (roma-
nesque, si l'on veut) d'un être intellectuellement
organisé comme nous le sommes, chez qui l'on aboli-
rait d'abord tout le système de sens, pour les lui
rendre ensuite partiellement et successivement. Mais,
à la difTérence de nos devanciers, nous avons pensé
que la meilleure manière de nous rendre compte de
la portée de telles suppressions et de telles restitu-
tions, était de considérer la connaissance humaine,
plutôt à l'état de théorie scientifique qu'à l'état,
rudimen taire en quelque sorte, oii elle reste chez la
plupart des hommes et dans les conditions de la vie
commune. Et en effet, nous croyons être parvenu à
mettre de cette manière en pleine évidence des faits
qui ne sont pas indignes de l'attention des philo-
sophes.
Ici nous voudrions procéder de même, en faisant
^ Essai , chap. VII.
110 LIVRE I. — CHAPITRE VI II.
porter l'analyse et l'artifice des suppressions et des
restitutions, non plus sur les organes des sens, mais
sur les idées ou les notions fondamentales à l'aide
desquelles l'intelligence élabore et met en œuvre les
produits des impressions sensibles. Pour le moment
surtout il s'agit d'examiner ce que nos théories scien-
tifiques et nos systèmes de philosophie deviendraient,
si les idées qui leur servent de clefs ou de rubriques
principales venaient à être partiellement abolies.
Or, quoique l'hypothèse d'une pareille abolition
soit impossible à réaliser, le contrôle de l'expérience,
dans une analyse de ce genre, ne nous fait pas abso-
lument défaut, parce qu'il y a des théories scientifi-
ques ou philosophiques qui évidemment ne dépendent
pas de telle clef ou rubrique, et qui resteraient les
mêmes s'il était possible que cette clef vînt à nous
manquer.
70. — Et d'abord il résulte clairement de tout ce
qui précède, qu'avec les seules idées dont il vient
d'être question dans ce premier livre, quand même
nous n'aurions aucune notion, ni de la résistance des
corps, ni des autres attributs de la matérialité, ni des
phénomènes de la vie, tels qu'ils se produisent en
nous et en dehors de nous, ni de la moralité de nos
actes, nous pourrions encore construire le système
entier des mathématiques pures, exactement tel que
nous sommes habitués à le concevoir : il n'y aurait
pas le plus petit changement à faire en arithmétique,
en algèbre, en géométrie, en cinématique, dans la
théorie de la variation des grandeurs, dans celle des
chances et des probabilités. Il n'y aurait pas plus de
changements à apporter à la logique aristotélicienne
d'une hypothèse sur la réduction des idées. 1 1 1
ou à la syllogistique. On abolirait dans notre esprit
toute notion de la matérialité et des phénomènes de
la vie, toute idée de cause et de substance, pourvu
qu'on y conservât les idées de combinaison, d'ordre,
de groupes, de classes, que l'on pourrait encore réé-
dilier, en même temps que nos mathématiques
pures, une théorie du syllogisme, identique à celle
d'Aristote.
71. — iMais, au-dessus de cette logique formelle,
sinon formaliste, il y en a une autre, celle dont nous
avons consacré une bonne partie de notre vie à recher-
cher les principes et les conditions essentielles, et au
moyen de laquelle nous nous rendons compte de la
valeur des probabilités qui servent de fondement à
nos analogies, à nos inductions, des raisons que nous
avons de distinguer l'absolu et le relatif, par suite la
réalité et l'apparence, ce qui tient à la nature des
objets conçus et ce qui dépend de la constitution de
l'intelligence qui les conçoit. Or, toute cette partie si
importante de la spéculation philosophique n'exige,
pas plus que la syllogistique, le concours d'idées au-
tres que celles dont nous avons étudié jusqu'ici la
généalogie. Nous pourrions n'avoir aucune notion de
la matière et des forces motrices, de l'organisme et
des forces vitales, de la cause et de la substance, et
nous rendre compte de tout ce qui vient d'être indi-
qué, avec les seuls exemples que la géométrie et la
théorie géométrique du mouvement nous suggèrent,
avoir de même l'idée du vrai et du faux, des principes
et des conséquences, de la liaison des choses et de
l'enchaînement rationnel, de l'essence et de l'acci-
dent, du fait et de la loi. Nous nous formerions ainsi
\\2 LIVRE I. — CHAPITRE VIII.
une philosophie, qui, tout en s'apphquant au système
de nos connaissances dans les mathématiques pures,
aurait en soi une portée beaucoup plus générale :
philosophie restreinte, en comparaison de celle qui
depuis tant de siècles a occupé l'esprit humain; car
elle ne comprendrait ni ontologie, ni morale, ni théo-
dicée; mais aussi philosophie bien moins périlleuse,
bien moins sujette aux illusions et aux vertiges, aux
disputes de mots et aux contradictions.
72. — Dans l'hypothèse que nous discutons, cette
intelligence qui serait certainement en pleine posses-
sion de l'idée du vrai, aurait-elle de même l'idée du
beau, et une esthétique à mettre en regard des théo-
ries scientifiques et philosophiques dont elle aurait pu
faire l'acquisition'? Pourquoi la réponse ne serait-elle
pas affirmative? Le géomètre ne sent-il pas un mou-
vement admiratif excité par la contemplation de ce
qu'il appelle avec fondement un beau théorème ? Ne
qualifie-t-il pas d'élégantes les constructions, les
formules qui mettent le mieux en lumière la symétrie
des rapports, l'unité et la simplicité des principes,
dans la diversité des conséquences et la complication
des résultats ? Est-il besoin de rappeler le sentiment
d'admiration de tout temps produit par la régularité
et la majestueuse simplicité des mouvements des
astres, toute abstraction faite de l'éclat et des autres
qualités physiques par lesquelles quelques-uns d'entre
eux frappent nos sens et notre imagination? En ne
retenant que des sciences telles que la géométrie et
l'astronomie géométrique, notre richesse scientifique
< Ahistote, Métaph. Xlll, 3.
d'une hypothèse sur la réduction des idées. 1 13
serait assurément bien amoindrie, mais elle serait
aussi en quelque sorte épurée, en ce sens que nous
conserverions exclusivement les types les plus parfaits
d'une construction scientifique : de même notre
esthétique, beaucoup plus rétrécie dans son domaine,
s'ennoblirait, pour ainsi dire, par la grandeur des
idées et la sublimité des objets qui seuls nous sug-
géreraient la notion du beau.
Ceci nous indique déjà qu'il en est de cette notion
comme de celle de l'unité (9) et de celle de l'in-
fini (23). Elle appartient de même à une classe de
notions ou d'idées que l'on retrouve diversement mo-
difiées aux divers étages du système des connaissances
humaines : de sorte qu'on n'en peut bien saisir la
nature qu'en les suivant dans leurs applications pro-
gressives. On dirait des plantes qui tirent leurs sucs
de l'arbre dans lequel elles projettent sans cesse, à
mesure qu'elles s'élèvent, de nouvelles radicules, de
manière à recueillir, à des hauteurs diverses, des sucs
diversement élaborés.
Tout à l'heure nous parlions du sentiment du
beau, suggéré par la contemplation des mouvements
célestes : en redescendant sur la terre, et en passant
des œuvres de la Nature à celles de l'homme, de la
science et de la philosophie à l'art proprement dit,
nous pouvons également observer ce que devient l'idée
du beau, tandis que le champ de l'esthétique se
rétrécit ou s'étend, suivant que nous perdons ou que
nous acquérons d'autres idées fondamentales. Pla-
çons-nous en face des ruines imposantes d'un temple
égyptien ou grec, et effaçons-en tout vestige de bas-
reliefs ou de peinture : il restera des lignes dont les
T. I. 8
H 4 LIVRE I. — CHAPITRE VIII.
proportions majestueuses, en accusant d'ailleurs par-
tout l'unité du plan et la subordination des détails à
l'ensemble, nous donneront l'idée du beau, mais d'un
beau plus abstrait que celui qui commanderait notre
admiration à la vue des morceaux de statuaire ou de
peinture dont le temple était orné. La perception du
beau, dans cette classe d'ouvrages d'art, suppose la
connaissance des œuvres de la Nature vivante et ani-
mée, et les moyens de tirer d'une forme plastique
l'expression d'une idée morale : l'architecte n'a qu'à
mettre en œuvre les idées que la géométrie lui four-
nit, pour frapper nos yeux par un genre de beautés
sévères que comporte ce monde abstrait et idéal.
73. — Tâchons d'entrer un peu plus avant dans
l'analyse d'une esthétique ainsi simplifiée, et dès lors
d'autant mieux accessible à l'analyse : aussi bien,
puisque la géométrie est par excellence la science des
formes, devient-il curieux de se rendre compte de ce
que peut être la beauté d'une forme, réduite au trait
géométrique. Or, il est clair en premier lieu qu'il
serait puéril de comparer, du côté de la beauté, des
formes qui ne sont pas de même espèce, la forme d'un
cercle et celle d'un carré, la forme d'une ellipse et
celle d'un rectangle: tandis que l'on pourra comparer
l'ellipse au cercle et des ellipses entre elles, le rec-
tangle au carré et des rectangles entre eux. Je remar-
que en second lieu que l'on s'accordera à ne pas
regarder comme de belles formes l'ellipse trop voi-
sine de ressembler à un cercle, le rectangle trop
voisin de ressembler à un carré; ce dont on se rend
aisément compte, en considérant qu'il faut que
l'esprit saisisse, pour être satisfait, un motif à'ovmi-
d'une hypothèse sur la réduction des idées. 1 15
tation, une raison apparente et tranchée de l'inégalité
entre les deux côtés du rectangle, entre les deux axes
de l'ellipse : autrement, pourquoi s'être écarté de la
symétrie plus complète du carré et du cercle? Ni
l'ellipse très allongée, ni le rectangle très allongé ne
seront non plus considérés comme de belles formes,
et on ne les emploiera (comme le rectangle très
allongé pour la plate-bande d'un jardin) que lorsqu'il
s'offrira une raison évidente pour les employer, mais
sans aucune prétention à la beauté du tracé. Entre
ces deux extrêmes, il y aura de tels rapports entre les
côtés du rectangle, entre les axes de l'ellipse, qui
donneront plus de beauté ou de grâce à la forme
elliptique ou rectangulaire; et l'observation consta-
tera qu'il en est de ces proportions auxquelles la
beauté s'attache comme des rapports harmoniques des
sons : pour les uns comme pour les autres, la simpli-
cité des rapports mathématiques est le principe, la
raison essentielle du sentiment du beau .
74. — Les besoins de nos arts physiques, la nature
du but qu'ils poursuivent, des matériaux qu'ils em-
ploient, fourniront le motif ou le type spécifique de
la forme; et la raison de choisir entre les variantes de
ce type, pour remplir les conditions du beau, sera en
général une raison mathématique, abstraite, du genre
de celles qu'on vient d'indiquer. Le fronton grec et
le pignon gothique ont chacun leurs motifs architec-
toniques qui déterminent pour l'un le choix d'un
triangle à sommet obtus, pour l'autre le choix d'un
triangle à sommet aigu : mais, ces motifs admis et
les types ainsi constitués, il y a des raisons purement
esthétiques et idéales pour préférer dans chaque type
116 LIVRE I. — CHAPITRE VIII.
telle ouverture d'angle à telle autre. Un vase est des-
tiné à contenir des liquides pesants; sa forme doit
satisfaire h la condition de stabilité d'équilibre ; il
doit être muni d'anses qui en facilitent le transport :
voilà le motif, l'ensemble des conditions physiques
auxquelles on peut satisfaire de bien des manières,
tantôt en ne produisant qu'un ustensile grossier, tan-
tôt en excitant l'admiration de ceux qui ont le senti-
ment de la pureté et de la grâce des formes. Un sys-
tème architectonique de percées, d'arcatures peut
avoir pour motifs physiques de procurer l'accès d'un
édifice, d'y faire arriver l'air et la lumière, de traver-
ser une rivière, une vallée, et prendre selon les cas,
les noms de portique, de pont, de viaduc : de là au-
tant de types spécifiques qui pourront se diversifier
encore selon les conditions économiques et la nature
des obstacles à vaincre; l'artiste acceptera le motif, la
donnée physique , et tirera de son génie le plus pur
exemplaire du type imposé.
75. — Ces conditions ne s'appliquent pas seule-
ment aux traits géométriquement déterminés. Voilà
des points semés comme au hasard sur une feuille de
papier et qu'il faut relier par un trait continu, par
une ligne ondoyante : tel dessinateur tirera de ce
?notif un contour gracieux ; tel autre y échouera par
l'inexpérience de sa main ou parce qu'il n'a pas au
même degré le sentiment de la continuité des formes
et de la délicatesse des inflexions. Tel ruisseau a ses
méandres plus gracieux que d'autres. L'habile dessi-
nateur d'un parc choisit d'abord ses wo/?/"^ physiques :
un bel arbre, un pli de terrain, un quartier de roche,
une maisonnette; après quoi le tracé du contour de
d'une hypothèse sur la réduction des idées. 1 1 7
l'allée serpentante est une affaire de géométrie esthé-
tique, non de cette géométrie qui emploie le compas
et la règle, le niveau et le cordeau, mais de celle qui
se rend compte de toutes les conditions de la conti-
nuité des formes.
76. — A l'idée du vrai et à celle du beau, les phi-
losophes ont coutume d'associer l'idée du bon : mais
il est clair que celle-ci suppose que nous sommes en
possession des idées morales, ou tout au moins des
idées qui tiennent à notre constitution organique et
au mode physique de notre sensibilité. Nous n'avons
point encore pai'lé des idées qui se rangent sous ces
diverses catégories; et conséquemment il faut dire
que la suppression de toutes idées autres que celles
dont nous avons traité jusqu'ici, en laissant subsister
les idées du vrai et du beau, aboliraient l'idée du bon,
qui dès lors n'est pas comparable pour le degré de
généralité et de persistance, à celles avec lesquelles
on la range d'ordinaire.
77. — Une science de vieille date, telle que l'astro-
nomie des anciens, nous offre un exemple frappant
d'un corps de doctrine scientifique qui porte, non
plus sur des conceptions abstraites, mais sur les phé-
nomènes cosmiques, et qui pourtant ne se fonde, pour
la coordination et l'explication des phénomènes, que
sur les idées dont nous avons déjà traité. Selon la
manière de voir qui prévalait dans l'antiquité, les
astres ou les corps célestes n'auraient rien des pro-
priétés des corps sublunaires : et en effet, jusqu'à ce
que l'usage du télescope eût mis en évidence certaines
analogies, on pouvait raisonnablement douter que ces
objets sur lesquels nous n'avons de prise que par le
118 LIVRE I. — CHAPITRE VIII.
sens de la vue, ressemblassent par leurs propriétés
fondamentales aux corps que nous touchons et que
nous remuons. C'a été une heureuse hardiesse aux
grands physiciens du dix-septième siècle que de le
supposer, et que de faire de l'astronomie, par le suc-
cès de cette tentative, une branche de la mécanique
et de la physique. Les anciens imaginaient certaines
combinaisons de mouYements réels pour expliquer
les apparences astronomiques; et en partant des
combinaisons adoptées comme d'autant de défini-
tions ou d'hypothèses, et des vitesses observées comme
d'autant de données numériques, ils assignaient
les positions des astres à un instant donné , l'épo-
que d'une opposition, d'une quadrature ou d'une
éclipse. L'idée-mère de la mécanique (à savoir celle
de force motrice) était étrangère à cette théorie ; les
hypothèses des anciens astronomes (de ceux du moins
pour qui l'astronomie était une science et non pas un
rêve mythologique ou poétique) impliquaient bien
l'idée de loi, mais non celle de force. Ainsi, l'astro-
nomie des anciens, depuis Hipparque jusqu'à Coper-
nic et à Tycho inclusivement, nous offre bien le type
d'une théorie scientifique fondée sur des idées pure-
ment mathématiques et non physiques, et sur des
idées rationnelles de la même famille, à savoir, sur la
notion de la loi et de la raison des choses, comme sur
le sentiment de la probabilité qui doit faire préférer
telle hypothèse à telle autre pour rendre raison des
apparences observées. Le passage de l'astronomie des
anciens à l'astronomie moderne, par l'influence des
idées de Kepler, de Galilée et de Newton, nous montre
comment une science se transforme par l'emploi
d'une hypothèse sur la réduction des idées, 1 19
d'une clef nouvelle dont l'esprit humain n'était pas
en possession, ou dont il rejetait l'usage pour la
science dont il s'agit.
78. — On en pourrait dire autant au sujet de la
musique et de l'optique des anciens, qu'ils rangeaient
parmi leurs mathématiques à côté de l'astronomie, et
qui étaient effectivement pour eux des sciences mathé-
matiques et non physiques. Encore aujourd'hui, l'on
pourrait faire abstraction de ce que les découvertes mo-
dernes nous ont appris sur les causes physiques des phé-
nomènes de son, de lumière, et traiter de la musique
et de l'optique à la manière des Grecs, en ne fondant
l'une que sur des lois arithmétiques et des rapports de
nombres, l'autre que sur des lois géométriques. La con-
ception de ces lois arithmétiques et géométriques serait
très nette, lors même que nous ne posséderions pas les
notions communes sur la matière et les forces , ou les
notions scientifiques aujourd'hui admises sur la cons-
titution moléculaire des corps et sur celle du milieu
éthéré. En même temps il faut reconnaître que l'esprit
pénétrant des Grecs avait de prime abord aperçu à
peu près tout ce qui, dans nos sciences physiques mo-
dernes, pourrait être conçu et scientifiquement con-
struit par les mathématiques seules, indépendamment
des idées qui nous servent de clefs pour l'explication
physique des phénomènes. Serait-il possible de traiter
de l'électricité, de la chaleur, des combinaisons chi-
miques, si nous pénétrions dans les causes physiques
de ces phénomènes aussi peu que Pythagore et Euclide
pénétraient dans les causes physiques des conson-
nances et de la réflexion des rayons lumineux. Je ne
vois guère à prendre dans les sciences d'origine mo-
120 LIVRE I. — CHAPITRE VIII.
derne, pour ajouter à la liste des Grecs, que la cris-
tallographie, qui peut aussi être poussée fort loin à la
manière de la musique et de l'optique anciennes, en
ne se fondant que sur des caractères de forme, sur
des définitions intelligibles par la géométrie seule, et
qui permettraient de mettre à l'écart toute investigation
sur les causes physiques des phénomènes de la cris-
tallisation. Du reste, les Grecs eux-mêmes avaient déjà
pressenti l'existence de cette théorie mathématique;
les spéculations pythagoriciennes et platoniciennes
sur les corps réguliers en contenaient le germe , et si
les philosophes grecs se trompaient dans cette pre-
mière tentative, faute d'observations suffisantes, on
n'en admire pas moins la sagacité de ces hommes
réputés divins de leur temps, qui devançaient de vingt
et quelques siècles les découvertes de notre âge.
79. — En effaçant de l'esprit humain les idées sur
lesquelles se fondent les explications physiques des
phénomènes, ou la philosophie des causes et des
substances, on fait aussi disparaître les questions d'o-
rigine, et toute la part qui revient à l'élément histo-
rique de nos connaissances, telle que nous avons
cherché à la définir ailleurs *. Il est bien clair que
des sciences purement abstraites, comme la géométrie
ou la logique, ne réclament ni n'admettent aucune
donnée historique. Même dans des sciences, telles que
l'astronomie des anciens, qui, tout en ayant pour
objet des phénomènes naturels , ne présupposent que
la notion de loi, et non celle de force ou de cause
motrice, ni la recherche de la constitution physique
'3£ssaî , chap. XX.
d'une hypothèse sur la réduction des idées. 121
des éléments des corps, les questions d'origine ne
doivent pas se présenter. Si les anciens en ont agité
de semblables, même à propos des astres, ce n'était
plus en qualité d'astronomes, mais en qualité de phy-
siciens ou de théologiens. En tant qu'astronomes, ils
étaient imbus de l'idée que tous les mouvements des
astres sont essentiellement soumis à la loi de périodi-
cité, idée que le retour périodique des saisons, des
phases lunaires , des levers et des couchers héliaques
des étoiles devait si naturellement suggérer à tous
les esprits contemplatifs. Et comme les périodes astro-
nomiques généralement connues , celles qui frappent
le commun des hommes, ne ramènent pas exactement
tous les astres à leurs premières positions, ils croyaient
à l'existence de plus longues périodes, et surtout d'une
grande année, après la révolution de laquelle tous les
mouvements célestes recommencent exactement de la
même manière et dans le même ordre. Or, on voit
bien que l'idée d'une telle reproduction périodique et
indéfinie, dans le passé et dans l'avenir, exclut toute
idée de commencement et de fin , la rend du moins
superflue, et dispense de toutes recherches à l'égard
des questions d'origine. Il n'y a plus qu'à admettre,
comme beaucoup l'admettaient, que le monde se
meut éternellement d'un mouvement circulaire et
périodique, parce qu'il est dans sa loi, dans la néces-
sité de son essence de se mouvoir ainsi. D'autres pour-
tant, combinant l'idée d'une grande année et celle
d'un chaos ou d'une époque de confusion contrastant
avec l'ordre actuel, admettaient des retours périodiques
du chaos, des alternatives régulières de destruction et
de reconstruction des mondes. Des systèmes religieux
122 LIVRE I. — CHAPITRE VIII.
ont été fondés sur cette double conception, développée
avec la richesse exubérante de l'imagination orientale.
80. — Quelque extravagants que ces systèmes nous
paraissent et doivent nous paraître dans l'état de nos
sciences, ils n'ont rien que de logiquement conciliable
avec une cosmologie purement mathématique et ra-
tionnelle, et non physique. Si, dans l'astronomie phy-
sique des modernes, les questions d'origine se présen-
tent inévitablement, c'est que la nécessité (prétendue
essentielle) du mouvement circulaire et périodique,
est reconnue incompatible avec les propriétés phy-
siques des corps; c'est que toute explication méca-
nique des phénomènes exige que l'on distingue et que
l'on rapporte à des chefs distincts d'explication,
d'une part la loi des forces auxquelles les corps sont
nécessairement soumis, d'autre part les données ou les
circonstances initiales du mouvement; c'est eu lin que
nos connaissances sur la structure physique des corps
célestes sont déjà assez avancées pour que nous sa-
chions pertinemment qu'ils n'ont pas toujours été
dans l'état où ils se trouvent, de sorte qu'il faut expli-
quer par des causes physiques le passage de l'état
ancien à l'état actuel , quelle que puisse être la stabi-
lité de l'ordre actuel dans l'avenir. Nous aurons à
revenir sur ces considérations en poursuivant notre
synthèse, et à montrer comment, à mesure que l'on
s'élève aux étages supérieurs du système de nos con-
naissances, l'importance de l'élément historique gran-
dit progressivement', jusqu'à égaler ou à surpasser
l'importance de la donnée théorique.
I
LIVRE II.
LA FORCE ET LA MATIERE.
CHAPITRE PREMIER.
DES IDÉES DE FORCE ET DE DÉPENSE DE FORCE.
81 . — L'idée de force, dont nous aurons à étudier
dans toute la suite de cet ouvrage les transformations
si variées, qui est sans cesse évoquée, sous tant d'as-
pects différents, aussi bien dans le discours ordinaire
que dans la langue scientifique , littéraire ou philoso-
phique , provient originairement de la conscience du
pouvoir que nous avons d'imprimer des mouvements
à notre propre corps et aux corps qui nous entourent,
jointe au sentiment intime de l'effort ou de la tension
musculaire qui est la condition organique du déploie-
ment de notre puissance motrice. La force est ce qui
fait mouvoir ou ce qui tend à faire mouvoir le corps ;
le corps est ce qui résiste et ce dont la résistance,
quelquefois insurmontable, ne peut en aucun cas être
surmontée que par le déploiement de la force. Si nous
n'avions que le sentiment de l'effort musculaire, sans
conscience de notre activité volontaire, nous ne nous
élèverions pas jusqu'à la conception d'une idée, prin-
cipe d'explication philosophique et scientifique. D'un
autre côté, si nous n'avions pas le sentiment intime de
l'effort musculaire, le spectacle du monde, dont nous
jouirions par nos sens externes, pourrait bien encore
124 LIVRE II. — CHAPITRE I.
nous suggérer la notion de l'étendue, des figures et
des mouvements, mais l'idée fondamentale de la mé-
canique, et par suite les idées fondamentales de la
physique , comme de bien d'autres théories plus ou
moins modelées sur la physique, nous échapperaient
tout à fait.
Quoique cette conséquence, saisie par la raison, ne
puisse se constater expérimentalement, en ce sens
qu'il ne nous est pas donné de réahser l'hypothèse
d'un homme jouissant du spectacle du monde par ses
sens externes, notamment par la vue, et en même
temps absolument privé, soit de la conscience d'une
intervention active, soit du sentiment intime de l'effort
musculaire, il est pourtant permis de dire (77) que la
Nature a jusqu'à un certain point réalisé l'hypothèse,
en plaçant les corps célestes à une telle distance de
l'homme que leur éclat et leurs mouvements frappent
ses regards, sans qu'il puisse en aucune façon les
atteindre, les saisir, et, en ce qui les concerne, faire
aucun usage de sa puissance comme agent méca-
nique.
82. — La notion de force et celle de corps, comme
on vient de l'observer, sont corrélatives et s'impliquent
l'une l'autre. Mais l'une peut se développer sans qu'il
soit besoin d'approfondir l'autre. On conçoit aisément
un ordre de spéculations théoriques, bien voisin de la
géométrie pure, dans lequel on ferait abstraction des
caractères physiques par lesquels les forces diffèrent
entre elles, pour n'avoir égard qu'à leur intensité, à
leur direction et aux situations relatives de leurs points
d'application. La force musculaire d'un homme qui
tire un corps de bas en haut fait équilibre à l'action
DE l'idée de force. 125
d'un poids qui le tire de haut en bas ; un poids tient
fermée la soupape d'une chaudière que la tension de
la vapeur contenue dans la chaudière tend à soulever;
la pression exercée par un déploiement de force mus-
culaire ou par l'élasticité d'un ressort métallique sert
au besoin à équilibrer la tension d'une vapeur, et
ainsi de suite. On pourra donc considérer comme
équivalentes, au moins quant à leur pouvoir de s'équi-
librer les unes les autres, et par suite évaluer en kilo-
grammes la force musculaire, la tension de la vapeur,
l'élasticité du ressort. Le mot même à' équilibre et son
étymologie latine indiquent assez que l'attention des
hommes, en fait d'équilibre et de forces capables de
s'équilibrer, s'est d'abord fixée sur les poids. Quelque
mystérieux que soit le principe du poids des corps, le
poids est la force qui agit le plus constamment sur
nous, avec laquelle nous sommes le plus familiarisés,
et dont la mesure est le plus commode. Nous pouvons
même artificiellement en diriger l'action à notre gré
au moyen d'un système de poulies de renvoi, sur les-
quelles s'enroulent les fils ou les cordes oii les poids
sont attachés; et grâce à cet artifice, il est toujours
permis de concevoir que les forces qui sollicitent un
corps ou un système de corps en équilibre, quels
qu'en soient la direction et le mode physique d'action,
ont été remplacées par des poids équivalents.
Lorsque des forces telles que celles que nous venons
de considérer ne s'équilibrent pas, et qu'elles impri-
ment au corps qu'elles sollicitent un mouvement
effectif, elles ne lui impriment pourtant, au bout d'un
temps fini, qu'une vitesse finie, d'autant plus petite
que le corps en a subi l'action moins longtemps; et
126 LIVRE II. — CHAPITRE I.
comme elles n'ont pas cessé d'agir sur le corps d'une
manière continue pendant cet intervalle de temps, on
en doit conclure que les vitesses qu'elles imprime-
raient pendant un temps excessivement petit seraient
elles-mêmes excessivement petites (56).
83. — Quand on étudie la manière d'agir des forces
et les divers effets mécaniques qu'elles sont capables
de produire, on est bien vite amené à envisager la
force sous deux aspects différents : tantôt comme une
chose qui subsiste et dont on use indéfiniment sans la
consommer, comme lorsque l'on emploie des poids à
s'équilibrer les uns les autres ; tantôt comme une
chose qui se consomme ou se dépense, en raison de
l'usage même que l'on en fait, pour produire certains
mouvements ou opérer dans les corps certaines trans-
formations. En établissant cette distinction, les méca-
niciens s'accordent tout à fait avec les jurisconsultes et
avec les économistes, quoique les études des uns et
des autres aient des objets bien différents.
Par exemple, on monte le ressort d'une pendule, et
le ressort ainsi monté est capable d'imprimer, en se
débandant, le mouvement à la pendule; mais par là
sa force se dépense et s'épuise, et quand elle est épui-
sée, c'est-à-dire quand le ressort est revenu à sou état
primitif, il faut le remonter, si l'on veut que le mou-
vement continue. Au contraire, les ressorts d'un
meuble de siège peuvent servir indéfiniment à l'usage
auquel on les destine, du moins tant que leur struc-
ture physique n'est point altérée, comme elle l'est
nécessairement à la longue , aussi bien que celle du
ressort de pendule, par des causes dont nous n'avons
pas en ce moment à nous occuper.
DE l'idée de force. 127
La force du ressort qui fait marcher le mouvement
d'horlogerie est souvent remplacée par un poids, et
le poids, eu descendant d'une hauteur déterminée,
remplit exactement le même office que le ressort en
se débandant; il faut aussi le remonter après qu'il est
arrivé au bas de sa course, comme on remonte le
ressort si l'on veut qu'il continue de rendre le même
service ; tandis que le poids dont on charge des corps
que l'on veut presser peut être abandonné à lui-même
et continuer d'agir de la même manière pendant un
temps indéfini ou tant qu'il ne subira pas lui-même la
lente dégradation due aux agents atmosphériques. Il
en faut dire autant d'une presse hydraulique , oii la
pression de la colonne liquide agira comme une force
inépuisable, tandis que l'eau accumulée dans un ré-
servoir d'oii elle s'échappe avec force, eu mettant en
jeu une roue hydraulique, n'agit qu'à condition de
s'épuiser, et cesse bientôt d'agir si l'on n'a des moyens
de renouveler l'approvisionnement du réservoir.
Un gaz ou une vapeur comprimés exercent contre les
parois de l'enveloppe qui les contient, contre les sou-
papes ou les pistons qui s'opposent à leur expansion,
une pression dont rien ne limite la durée; mais, si les
parois se distendent, si les pistons jouent, le fluide
élastique, par son expansion graduelle, dépassera gra-
duellement la force qu'il recelait, et qu'on ne peut lui
rendre qu'autant qu'on le soumet à une nouvelle
compression.
84. — Tout à l'heure nous remarquions que des
forces entre lesquelles il y a la plus grande disparité
quant aux caractères physiques, peuvent être réputées
égales ou équivalentes, en ce sens qu'on peut les rem-
128 LIVRE II. — CHAPITRE I.
placer les unes par les autres sans troubler l'équilibre
des corps auxquels elles sont appliquées. Or, l'on
retrouve une pareille équivalence entre les dépenses
de force, malgré la différence de nature des agents
physiques. La détente d'un ressort peut être employée
à remonter un poids à une certaine hauteur, et le
poids en descendant peut servir à bander le ressort.
La détente d'une vapeur ou d'un gaz est employée à
mettre en jeu une pompe qui remonte à une certaine
hauteur un poids d'eau dont la chute pourrait servir
à faire marcher une machine destinée à comprimer le
gaz ou la vapeur.
Il suit de là que la force qui se dépense peut aussi
s'accumuler, et pour ainsi dire s'emmagasiner. Car,
supposons qu'il s'agisse d'une force dont nous ne
puissions pas régler à notre gré la dépense, pour
l'employer de la manière et dans le temps qui nous
conviennent le mieux : ne pouvons-nous pas, d'après
la remarque qui vient d'être faite, la transformer en
une autre dont nous réglerons ensuite à loisir la
dépense et l'emploi? Ainsi un cours d'eau naturel,
qui a ses intermittences et ses crues dont nous ne
sommes pas maîtres, la force impulsive du veut dont
nous disposons bien moins encore, seront, si cela
nous plaît, employés à élever dans un réservoir une
masse d'eau dont nous réglerons ensuite la dépense
dans la juste mesure de nos besoins et des effets utiles
qu'il s'agit de produire.
D'après cette remarque capitale, il y a lieu de se
faire une théorie des machines, non plus (comme en
cinématique) en tant seulement qu'elles servent à
transformer les mouvements les uns dans les autres
DE l'idée de force. 129
(32), mais en tant qu'elles servent à régler les dé-
penses de force et à transformer les unes dans les
autres les forces que la Nature met à notre disposi-
tion, ce qui est proprement l'objet de la dynamique
industrielle.
85. — Rien ne prouve sans doute que les transfor-
mations des forces les unes dans les autres puissent
avoir lieu sans un déchet ; et même il n'est pas diffi-
cile de reconnaître, sans avoir besoin pour cela d'une
discussion approfondie, qu'un déchet quelconque est
physiquement inévitable. Mais du moins il semble
évident qu'il ne saurait résulter de ces transforma-
tions aucun accroissement dans la force dépensable,
et que l'intervention d'instruments passifs ne pour-
rait faire, par exemple, qu'un poids d'un kilogramme,
en descendant d'un mètre, servît, soit directement,
soit par des opérations intermédiaires et des échanges
de force en nombre quelconque, à remonter deux
kilogrammes à la même hauteur d'un mètre : lesquels
deux kilogrammes pourraient, par la même raison,
servir à remonter quatre kilogrammes à la même
hauteur d'un mètre, et ainsi indéfiniment. Il y a dans
cet accroissement indéfini des puissances actives de
la Nature, par le seul emploi d'instruments passifs,
quelque chose qui heurte les notions fondamentales
de la raison, et que nous repoussons, non seulement
comme contraire à l'expérience, mais comme absurde.
Nous aurons par la suite à examiner plus à fond ce
principe et ses conséquences.
86. — Pour désigner la force qui se consomme par
l'usage que l'on en fait, Leibnitz a créé la dénomina-
tion de force vive, et par contre il nomme force morte
T. I. 9
130 LIVRE II. — nHAPITRE I.
celle (|iii peut agir sans produire de mouYement et
sans s'épuiser pendant un temps indéfini, comme la
pression d'un poids. L'inconvénient de ces dénomi-
nations consiste à faire intervenir l'idée des phéno-
mènes de la vie (au risque d'embrouiller ce qu'on
voudrait éclaircir) dans un ordre- de phénomènes que
la vie suppose, mais qui, au rebours, ne suppose
point du tout l'existence des êtres vivants, quoique la
notion de la force nous ait été d'abord suggérée (81)
par le sentiment d'une action vitale qui nous est pro-
pre. A la vérité, l'expression de Leibnitz semble
d'abord avoir cela de convenable, que le caractère
éminent des puissances vitales (auquel nous aurons
bien souvent occasion de revenir dans la suite de cet
ouvrage), c'est de s'épuiser dès lors qu'elles s'exer-
cent : mais, d'un autre côté, les forces que les ani-
maux déploient, volontairement ou involontairement,
contrastent avec les forces physiques parmi lesquelles
nous avions eu soin de prendre plus haut nos exem-
ples, précisément en ce qu'elles s'usent et se dépen-
sent, alors même qu'elles n'agissent qu'à la manière
des forces physiques qui ne comportent ni dépense ni
dépérissement. Un poids mis à l'abri des influences
atmosphériques, peut servir indéfiniment, sans le
moindre déchet, à équilibrer un autre poids ou à
comprimer un corps compressible; il en est de même
de la force expansive d'une vapeur, d'un gaz ou d'un
ressort métalli(|ue : tandis que la force musculaire
d'un homme ou d'un animal s'épuise, aussi bien lors-
qu'on l'emploie à presser un obstacle, à maintenir
une machine en équilibre, ou à porter un fardeau
sans bouger de place, que lorsqu'on l'emploie à élever
DE l'idée de force. Î3I
un poids ou à traîner un fardeau, en cheminant dans
le sens suivant lequel la traction s'opère. Dans l'un
ou l'autre cas, il faut à l'animal du temps ou du repos
pour réparer ses forces épuisées.
De nos jours, de savants praticiens, des géomètres
ingénieurs qui se piquaient fort d'esprit positif et
d'aversion pour toute espèce de métaphysique, ont
pourtant repris à leur manière les idées de Leibnitz;
et à la dénomination dont ce grand philosophe avait
fait choix, en vue surtout des applications à la philo-
sophie naturelle, ils en ont substitué une autre qui
caractérise mieux le but pratique de leurs recherches
et l'esprit de notre siècle. Ils ont appelé, et à leur
exemple on appelle aujourd'hui communément quan-
tité de travail \ ce qui constitue précisément la quan-
tité de force dépensable, selon l'idée qu'on s'en doit
faire d'après les explications qui précèdent. On prend
pour terme de comparaison ou pour unité de travail
l'une de ces dépenses de force qui peuvent se conver-
tir les unes dans les autres, et tout naturellement
celle dont nous avons l'idée la plus simple, à savoir
celle qui a pour résultat d'élever un poids donné à
une hauteur donnée, par exemple le poids d'un kilo-
gramme à la hauteur d'un mètre; et l'on évalue en
pareilles unités le travail d'un ressort métallique qui
se débande, d'une vapeur qui se détend, aussi bien
que le travail d'un animal employé comme force rao-
1 Rigoureusement parlant, la déflnition de la force vive et celle
de la quantité de travail ne sont pas équivalentes : la mesure de
la force vive de Leibnitz est le double de la mesure du travail des
mécaniciens modernes : mais cela ne change rien au fond des expli-
cations.
132 LIVRE II. — CHAPITRE I.
trice. Au fond, les inconvénients de ces expressions
sont les mêmes que ceux qui viennent d'être signalés
h propos de la dénomination de force vive; et ils tien-
nent pareillement à ce qu'il y a, dans le jeu des forces
animales, dont le mot de travail réveille l'idée, des
conditions dont il faut complètement faire abstrac-
tion, si l'on veut prévenir toute équivoque et toute
obscurité dans l'exposé des principes généraux de la
mécanique.
Qu'un homme porte un fardeau sans bouger de
place, ou en cheminant le long d'une route de niveau :
il ne travaillera pas, dans le sens de la définition
technique qui vient d'être donnée; tandis qu'il tra-
vaillerait si la route devenait montante ou s'il s'atte-
lait à un brancard pour traîner le même fardeau le
long d'une route de niveau. Car, dans le premier cas
le poids aurait été élevé de toute la différence de
niveau entre le point de départ et le point d'arrivée;
et dans le second cas la traction exercée pour vaincre
le frottement de la route et les autres résistances est
comparable à celle qui servirait à élever, au moyen
d'une poulie de renvoi r, d'une hau-
teur précisément égale à la longueur
du chemin parcouru le long de la
route de niveau, un certain poids P,
déterminé convenablement. Cepen-
dant, selon l'acception ordinaire des
termes, il y a pour cet homme fati-
gue et travail (comme il y a, pour
celui qui l'emploie, un service rendu) soit qu'il reste
en place, soit qu'il chemine; soit que le niveau de la
route s'élève ou ne change pas; soit qu'il porte le
DE L IDÉE DE FORCE. 133
fardeau sur ses épaules ou qu'il s'attèle au brancard;
et même il ne fait usage du }3rancard que pour dimi-
nuer sa fatigue et son travail.
La définition de nos ingénieurs n'en est pas moins
juste, dans le sens d'une mécanique et d'une indus-
trie perfectionnées, et d'une bonne organisation du
travail mécanique. Un homme se fatigue et travaille
assurément, en tenant un poids en équilibre sans
bouger de place : mais aussi se gardera-t-on bien,
dans une industrie perfectionnée, d'employer et de
payer pour cela le travail d'un homme, quand il suf-
fit d'accrocher un poids qui ne se fatigue pas, pour
obtenir le même service. Si, dans une usine savam-
ment installée, on a à transporter fréquemment des
fardeaux, des sacs de blé ou de charbon, sur un plan
horizontal, on se gardera d'appliquer à un tel service
le travail d'un homme : on construira des chariots
roulant sur des rails, et l'on s'attachera à diminuer
les frottements de telle sorte, que la quantité de force
vive ou de travail mécanique, dépensée pour cette
partie du service de l'usine, soit réduite à presque
rien; tandis que, s'il faut élever les fardeaux vertica-
lement, on ne pourra éviter ni réduire la dépense de
travail mécanique correspondante à la hauteur d'élé-
vation, en vertu de la définition donnée, sans préju-
dice de la dépense additionnelle pour surmonter les
frottements.
87, — « La force vive, a dit Montgoltier, est ce qui
se paie; » et dans une bonne organisation de l'indus-
trie on ne doit employer, et par conséquent payer la
fatigue ou le travail de l'homme en tant qu'agent mé-
canique, qu'autant qu'il y a production de lra^ail
134 LIVRE II. — CHAPITRE I.
mécanique, et en raison de la quantité de travail pro-
duite, dans le sens de la définition technique. Au
sujet de cette définition, il faut encore observer, d'une
part que la fonction la plus ordinaire des machines
qui ne sont pas de la classe des machines-outils dont
on a parlé plus haut (32), est d'élever des fardeaux ou
de vaincre des résistances continues du même genre ;
d'autre part, que lors même que nous les appliquons
à d'autres usages, par exemple à moudre du grain, à
scier du bois, à pulvériser du charbon, à brasser des
matières pâteuses , ces effets si divers reviennent tou-
jours à une consommation de travail mécanique ou de
force vive. Et puisque la force vive est une chose qui
non seulement se dépense, mais aussi qui se recueille,
se conserve, s'emmagasine, se transmet, s'échange, se
fractionne, se mesure, il faudrait être bien peu versé
dans la science économique et bien peu connaître le
besoin que l'homme a de mesures eu toutes choses
(13), pour ne pas voir qu'à ce titre seul la force vive
devrait devenir l'étalon dynamique, lors même que le
service le plus habituel des machines ne serait pas
directement mesuré par la force vive. C'est en vertu
de propriétés analogues que les métaux précieux ser-
vent d'étalons à toutes les valeurs commerciales, sans
être à beaucoup près les denrées dont la consomma-
tion directe est le plus utile et le plus impérieusement
réclamée par nos besoins.
Ainsi l'idée de force vive, ramenée à ce qu'elle a
d'essentiel, dégagée de toutes les idées ou images ac-
cessoires qu'une dénomination impropre pourrait évo-
quer, nous donne bien la clef de la mécanique indus-
trielle. Doit -elle aussi nous donner la clef de la
DE l'idée de force. 135
mécanique philosophique? Déjà l'on pourrait le pres-
sentir : car, lorsque l'homme parvient à mettre le
meilleur ordre dans les faits qu'il gouverne, dans les
sciences qu'il institue pour le besoin des applications
qui 1 intéressent, c'est ordinairement parce qu'il a en
même temps saisi l'oi-dre et les rapports des choses en
elles-mêmes, indépendamment des applications utiles
qu'il en peut faire. Nous aurons par la suite plusieurs
occasions de mettre cette idée en relief, et de mon-
trer la corrélation entre les lois de la Nature et celles
de l'industrie humaine, entre les mécanismes naturels
et nos instruments artificiels. Mais nous ne sommes
pas réduits à cette seule induction. On peut directe-
ment établir (et ce sera l'un des objets des chapitres
qui vont suivre) l'importance philosophique qui s'at-
tache à la notion du travail mécanique ou de la dé-
pense de force , en montrant comment les vérités de
la science se lient à la faveur de cette notion fonda-
mentale. Car, il n'y a pas d'autre preuve de la valeur
des idées que leur fécondité même et la régularité du
système dont elles donnent la clef (57).
88. — Le temps n'intervient pas dans l'idée que
nous avons de la force vive ou du travail , ni par con-
séquent dans les définitions que nous en donnons,
mais il intervient nécessairement dans l'idée d'une
source de force vive ou de travail. L'eau accumulée
dans un réservoir à un certain niveau , d'où elle peut
tomber à un niveau inférieur quand on veut l'utiliser
comme moteur, nous donne l'idée d'un approvision-
nement de force disponible; le volume d'un cours
d'eau qui coule sans cesse, d'un niveau donné à un
niveau inférieur, nous donne l'idée d'une source de
136 LIVRE H. — CHAPITRE 1,
travail. On sent la nécessité de comparer la force de
ce cours d'eau à celle d'un autre cours d'eau, et l'on
dit que la force du cours d'eau est capable d'élever
dans l'unité de temps (dans un jour, par exemple)
tant de kilogrammes à tant de mètres de hauteur.
Voilà une nouvelle acception du mot A& force, d'après
laquelle le temps intervient dans la mesure de la
force. Un animal de trait est aussi une source de travail
que l'on mesurera en tenant compte de la quantité de
force vive qu'il peut fournir par jour, d'une manière
soutenue, sans que sa santé en souffre, étant nourri
et soigné convenablement. Une machine à vapeur est
montée pour marcher d'une manière soutenue, avec
une certaine alimentation de combustible, de manière
à fournir par jour tant d'unités de force vive ou de
travail; et quand on parle de la force d'une machine
à vapeur comparée à celle d'un cours d'eau ou d'un
animal de trait, il s'agit précisément de cette force oii
le temps entre comme facteur, c'est-à-dire d'une
source de force vive.
Comparée à la simple idée de force vive, l'idée,
d'une source de force vive ou de travail (ou du moins
l'application de cette idée) suppose manifestement
une connaissance plus approfondie de l'économie des
pliénomènes naturels et des qualités concrètes des
agents que la Nature emploie. Elle nous foui'uit le
premier et le plus simple exemple de la distinction si
importante à faire entre les choses dont l'approvision-
nement s'épuise et celles que la Nature reproduit ou
régénère, à mesure qu'elles se consomment ou se
débitent dans les conditions du monde où nous vivons.
REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 137
CHAPITRE II.*
DES PRINCIPES DE LA STATIQUE, OU DE LA THÉORIE DE L'ÉQUILIBRE
DES FORCES.
89. — Lorsqu'on jette un coup d'œil sur les
axiomes et les principes qui servent de fondement à
la statique, on remarque de prime-abord ce fait sin-
gulier, qu'il y a, au point de vue de la forme mathé-
matique, une parfaite identité, une corrélation exacte
entre la statique ou la théorie de l'équiHbre des
forces, et la cinématique ou la théorie géométrique
des mouvements. Ainsi, ces axiomes de statique :
« Deux forces égales et directement opposées se font
équilibre; — une force peut, sans troubler l'équilibre
existant, être transportée du point où elle est actuel-
lement appliquée, à un autre point lié invariablement
au premier et pris sur la direction de la force; etc. »
correspondent à ces axiomes de cinématique : « Deux
mouvements égaux et opposés de direction laissent le
mobile en repos dans l'espace absolu; — on peut
substituer à la vitesse propre du mobile la vitesse
à' entraînement qu'il prendrait par suite de sa liaison
avec un autre point mobile pris dans la direction du
premier mouvement, et qui aurait pour mouvement
propre celui qui a été enlevé au premier mobile; etc. »
* Le lecteur qui se croirait par trop étranger à toute espèce de
considérations géométriques, pourra passer ce chapitre sans qu'il
en résulte de lacune trop sensible dans l'enchaînement des idées.
138 LIVRE II. — CHAPITRE II.
La même correspondance se soutient lorsque, des
axiomes proprement dits, l'on passe aux théorèmes
fondamentaux de l'une et de l'autre science : et dès
lors il est aisé de comprendre que l'identité des
axiomes et des théorèmes fondamentaux doit procu-
rer l'identité dans toutes les parties de la construction
scientifique. Ainsi, la règle pour la composition des
vitesses exprimée au n° 31, est exactement la même
que la règle pour la composition des forces en stati-
que, si connue sous le nom de règle du parallélo-
gramme des forces,
90. — Le cas singulier signalé à propos de la théo-
rie géométrique du mouvement (39) , celui où tous les
mouvements dont un mobile est animé (mouvements
propres ou d'entraînement) se neutralisent ou se
compensent les uns les autres, de manière à laisser le
mobile en repos dans l'espace absolu, se trouvera
donc correspondre exactement au cas où le mobile est
sollicité par des forces qui s'équilibrent; et les rela-
tions mathématiques entre les vitesses qui se compen-
sent seront précisément les mêmes que les relations
mathématiques entre les forces qui s'équilibrent.
Ainsi, dans l'exemple même du numéro cité, le mo-
bile posé sur une sphère dont il partage le mouve-
ment de rotation, et qui en même temps est animé
d'un mouvement propre par lequel il circule en sens
contraire à la surface de la sphère, autour de son axe
de rotation, reste en repos dans l'espace absolu, si sa
vitesse propre est à la vitesse d'un point fixé sur
l'équateur de cette sphère dans un rapport inverse de
celui du rayon du petit cercle décrit, au rayon de
l'équateur de la sphère. A cette règle de cinématique
REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 139
correspond la règle statique de l'équilibre du treuil :
règle qui veut que l'équilibre
subsiste entre les poids P, Q,
suspendus l'un à la grande rotœ
du treuil, Tautre à Y arbre ou au
cylindre concentrique, et qui
tendent à imprimer à la ma-
chine des mouvements de rota-
tion en sens contraires, si le rap-
port du poids P au poids Q est
précisément le même que le
rapport du rayon du cylindre au rayon de la grande
roue.
Comme l'idée peut aisément se généraliser et
s'étendre au cas où l'on considère un nombre quel-
conque de points mobiles, ayant entre eux des liai-
sons quelconques, il semble qu'on puisse donner à
toute question de statique un énoncé qui la ferait
rentrer dans la cinématique, en substituant à la con-
sidération des forces qui se font équilibre par le
moyen des liaisons établies entre leurs points d'appli-
cation, la considération des vitesses propres qui se
combinent avec les vitesses d'entraînement que ces
mêmes liaisons communiquent, de façon que les
points ne subissent aucun déplacement dans l'espace
absolu. Depuis que l'on s'occupe de la philosophie
des sciences, il n'a jamais manqué d'auteurs disposés
à croire que ce serait le moyen d'éviter l'obscurité
métaphysique attachée suivant eux à l'idée même de
force, et, en bannissant l'idée et le mot, de réduire la
statique et même la mécanique tout entière, puis la
physi(jue par contre-coup, à la cinématique, en n em-
140 IJVRK 11. — CHAPITRE H.
ployant partout que les images claires et les représen-
tations palpables de la géométrie.
91. — 11 s'agit ici, nous ne saurions trop le redire,
d'un point aussi délicat qu'important, du passage de
l'une des catégories fondamentales de nos idées à une
autre catégorie pareillement fondamentale. Les argu-
ments que l'on fera valoir pour bannir l'idée de force
et s'en tenir à celle de mouvement, sont au fond les
mêmes que Hume ou d'autres mettront en avant pour
bannir l'idée de cause et se contenter de celle d'une
succession d'événements. Il faut tâcher de juger,
d'après notre exemple mathématique, plus simple dès
lors que tout autre (7), comment les catégories fon-
damentales s'enchaînent, sans pourtant s'identitier.
L'analyse est subtile peut-être, mais elle s'applique à
des objets dignes de toute l'attention du philosophe
et non à des créations fantastiques. Or, sur l'exemple
même que nous avons choisi, ne voit-on pas qu'il n'y
a rien d'arbitraire à attribuer le repos absolu du point
mobile sur la sphère à la coexistence de deux mouve-
ments distincts, qui subsistent bien chacun à part et
indépendamment l'un de l'autre, même lorsqu'il
arrive accidentellement qu'ils se compensent et lais-
sent le mobile à la même place dans l'espace absolu ?
La terre tourne et nous circulons à la surface de la
terre : ces deux phénomènes ne cesseraient pas de se
produire et d'être parfaitement intelligibles l'un et
l'autre, même dans le cas très particulier où, grâce
à un emploi encore plus énergique de la puissance de
la vapeur, nous pourrions faire précisément en vingt-
quatre heures le tour de notre cercle de latitude, de
l'est cl l'ouest, de manière qu'étant partis à midi, le
REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 141
soleil nous parût marquer toujours l'heure de midi.
Plus près des pôles que nous ne le sommes, la vitesse
actuelle des chemins de fer suffirait pour rendre la
chose exécutable : et il n'en serait pas moins très vrai
de dire et très facile de concevoir, d'une part que la
terre tourne, d'autre part que nous faisons le tour du
monde en chemin de fer et en un jour. On est loin
d'avoir, dans le cas d'un treuil en équilibre, une idée
aussi claire de la coexistence de deux mouvements
qui s'annulent et que rien ne rend sensibles, parce
qu'en effet il n'y a plus alors de mouvement, mais
seulement une tendance au mouvement. Or, l'idée
d'une tendance au mouvement n'est ni plus ni moins
obscure que l'idée de force : c'est l'idée de force
exprimée en d'autres termes; et s'il n'y avait rien
dans notre constitution et dans nos rapports avec les
objets qui nous entourent, qui fût propre à nous sug-
gérer l'idée de force, il n'y aurait rien non plus qui
pût nous suggérer l'idée d'une tendance au mouve-
ment, là où il n'y a effectivement aucun mouvement
qui puisse tomber sous la perception des sens.
92. — Telle est donc la liaison de la cinématique à
la statique, que, toutes les fois que l'immobilité d'un
ou de plusieurs mobiles dans l'espace absolu résul-
tera d'une combinaison de mouvements propres et de
mouvements communs ou d'entraînement, ayant cha-
cun leur raison d'être, et susceptibles de se manifes-
ter comme autant de phénomènes distincts, nous
pourrons mettre en regard deux problèmes, l'un de
cinématique, l'autre de statique, qui se correspon-
dront parfaitement et dont les solutions géométriques
ne sauraient différer l'une de l'autre, parce qu'elles
142 LIVRE I[. — CHAPITRE II.
se rattachent ;i des principes géométriques parfaite-
ment concordants*. Toutefois, les deux problèmes,
identiques par la forme de la solution, différeront
foncièrement quant aux données, au moins selon
notre manière de concevoir les choses : car d'ailleurs,
la parfaite ressemblance dans la forme de la solution
est une forte présomption que, pour une intelligence
constituée de manière h pénétrer plus avant que nous
dans le fond et dans la raison des choses, la cinéma-
tique et la statique, la notion de mouvement et la
notion de force, s'identifieraient. C'est ainsi (pour
prendre un exemple moins abstrait) que la théorie
physique de la lumière et celle de la chaleur rayon-
nante reposent sur des principes dont la forme géo-
^ Ceci explique à la fois le bon accueil et les objections qu'on a
faites à l'ingénieuse théorie des couples, sur laquelle Poinsot a fondé
ses Eléments de Statique. L'idée d'un couple de forces parallèles,
d'égale intensité et dirigées en sens contraires, ne peut certainement
passer pour une idée primordiale, au même titre que l'idée de
force, et qui en fasse en quelque sorte le pendant. En ce sens il n'est
pas vrai de dire que la symétrie de rôle des forces et des couples
soit fondée sur la nature des choses; et une construction de la sta-
tique qui repose sur cette symétrie est plutôt artiQcielle que natu-
relle. Mais, d'un autre côté, la symétrie que la cinématique nous
offre entre les mouvements de translation rectiligne et les mouve-
ments de rotation, est certainement fondée sur la nature des choses
et sur les principes essentiels de la géométrie; en sorte que la
solution d'un problème de cinématique atteindra sa perfection, ou,
comme on dit, sa plus grande élégance, lorsqu'elle mettra le mieux
en relief la symétrie dont il s'agit. Et, puisque le problème corres-
pondant de statique (au point de vue mathématique et abstrait)
n'en diffère pas, il faut bien que la forme la plus élégante adonner
au problème de cinématique soit aussi la forme la plus élégante
que l'on puisse donner au problème de statique correspondant,
dùt-elle paraître artificielle et détournée au point de vue qui est
particulier à la statique.
REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 143
métrique est la même, d'où résulte une parfaite iden-
tité dans la solution géométrique des problèmes
d'optique et des problèmes analogues sur la chaleur
rayonnante. iNous n'en sommes pas moins forcés d'ad-
mettre que, dans l'état de nos connaissances, les deux
théories forment deux branches distinctes de la phy-
sique; et en même temps nous sommes très portés à
croire que, dans l'état d'une science plus profonde ou
plus avancée que la nôtre, les notions de lumière et
de chaleur rayonnante s'identifieraient, de manière à
rendre les deux théories dont il s'agit, identiques par
la nature des matériaux de la construction scientifi-
que aussi bien que par la forme de la construction (2) .
93. — La nécessité une fois reconnue de combler
ou de franchir l'intervalle qui sépare la cinématique
de la statique, la théorie géométrique de la combinai-
son des mouvements d'avec la théorie de la combi-
naison des forces, il s'agit de savoir au juste quels
principes et eu quel nombre doivent être empruntés
pour cela, soit au seul raisonnement, soit à l'expé-
rience, de manière que la statique ait le caractère de
science purement rationnelle comme les mathémati-
ques pures, ou celui de science expérimentale comme
les diverses parties de la physique. La question est
philosophiquement des plus importantes et des plus
curieuses : elle est d'autant plus curieuse et impor-
tante qu'il s'agit du premier exemple du passage d'un
ordre d'idées et de facultés à un autre. Nous ferons à
ce sujet les observations suivantes :
L'unique principe dont la statique ait besoin pour
se fonder sur une base qui lui soit propre, tout en
satisfaisant à la condition d'une parfaite identité de
144 LIVRE II. — CHAPITRE H.
forme entre les solutions des problèmes de cinéma-
tique et celles des problèmes correspondants de la
statique, peut se tirer h volonté, ou de la règle de la
composition des forces concourantes (principe du
parallélogramme des forces) , ou de la règle de la com-
position des forces parallèles (principe de l'équilibre
du levier ou du treuil). Chacune de ces règles se
ramène à l'autre par des raisonnements et des cons-
tructions purement géométriques, auxquelles l'esprit
de subtilité ne fait point d'objection.
Rien de plus facile que de constater par des expé-
riences précises la règle de l'équilibre du levier, sur
laquelle reposent la construction et l'usage de l'espèce
de balance qui porte chez nous le nom de romaine.
Aussi ce principe, qui paraît avoir été connu de toute
antiquité, a-t-il été choisi par Archimède pour servir
fie base à la statique rationnelle, dans les livres qu'il
nous a laissés et qui sont les premiers monuments de
cette science. Quant au principe du parallélogramme
des forces, on en trouve des applications nombreuses,
mais confuses et obscurément présentées, dans le livre
des Questions mécaniques, attribué à Aristote, quoique
d'ailleurs la règle du parallélogramme des vitesses,
vérité d'intuition (31), s'y trouve nettement énoncée*,
et que l'auteur en ait bien senti la liaison avec la
composition et la décomposition des forces. Ce n'est
que fort tard, au commencement du dix-septième
siècle, que le géomètre hollandais Stevin a entrepris
d'en donner une démonstration tirée de l'ordre d'idées
àvdcyxïi TÔv twv TrXtupwv (péptoGai Xôyov. (QliUiit. 7nech. cap. II.),
REVUE DES PRI>X1PES DE LA STATIQUE. 145
qui est propre à la statique : encore cette démonstra-
tion repose-t-elle sur des considérations indirectes et
fort détournées. Un siècle plus tard, Varignon en fit
la base de sa Nouvelle Mécqaniqiœ, mais toujours en
rattachant la composition des forces à la composition
des \itesses; et ce n'est que vers le milieu du dix-hui-
tième siècle, que Daniel Bernoulli et d'Alembert,
pour rendre à la statique son indépendance et en
quelque sorte son autonomie, proposèrent des dé-
monstrations du genre de celles auxquelles on a encore
recours maintenant, lorsqu'on se place au point de
vue de ces géomètres, et qu'on ne veut pas avec Vari-
gnon regarder la règle de la composition des forces
comme une conséquence évidente de la règle pour la
composition des vitesses'.
94. — Il y aurait de l'intérêt pour les logiciens
dans une analyse exacte des démonstrations ration-
nelles qu'on a données, tant du principe du parallé-
logrannne des forces que du principe de l'équilibre
du levier, et des objections qu'on y a faites. Sans en-
trer dans des détails que la nature et le but principal
du présent ouvrage ne comportent guère ^ nous obser-
verons que la variété même des tours de démonstra-
* Voyez l'excellente notice historique mise par Lagrange en tête
de la Mécanique analytique; l^" partie, section 1'''*.
^ Pour l'un et pour l'autre principe, la démonstration directe se
décompose en deux parties bien distinctes. S'agit-il du parallélo-
gramme des forces? La première partie du théorème consiste à
établir que la résultante est dirigée suivant la diagonale du paral-
lélogramme des composantes; c'est dans cette première partie que
se" concentrent les difflcultés de la démonstration, après quoi rien
n'est plus aisé que d'en conclure l'intensité de la résultante. S'agit-
il du principe du levier? La difficulté consiste au contraire à déter-
miner directement l'intensité de la résultante ou la charge du point
T. I. 10
1 iO LIVRE II. — CHAPITRE II.
tion employés indique assez qu'ils sont trop artificiels
et détournés pour que l'esprit s'en contente, quand il
s'agit de propositions qui ont cette importance fonda-
mentale. La logique peut être satisfaite, si l'artifice
des constructions a conduit finalement à un raisonne-
ment concluant : mais la raison ne l'est pas, parce
(jue la raison \eut que les principes sur lesquels toute
une science repose se démontrent simplement ou
qu'ils ne se démontrent pas du tout; et l'esprit ne se
flatte point d'avoir saisi l'ordre naturel suivant lequel
les vérités s'enchaînent, tant qu'une vérité très géné-
d'appui, après quoi l'oa montre aisément, comme l'a fait Archi-
mède, où doit se trouver le point d'appui pour que l'équilibre ait
lieu. Nous retrouvons partout la même analogie, la même symétrie,
et (pour employer l'expression reçue maintenant) la même dualité
qui tient à l'essence même des rapports entre les deux éléments de
la géométrie et de la cinématique, la ligne droite et le cercle, le
mouvement de translation rectiligne et le mouvement de rota-
tion (34).
On peut voir, tout au commencement de la Mécanique analytique,
les raisonnements ingénieux, mais très détournés, par lesquels
Huygens et Lagrange ont suppléé à ce qu'ils appellent le défaut de
la démonstration d'Archimède , en démontrant la première partie
du principe du levier, ou le postulat qu'Archimède suppose, à sa-
voir que la résultante de deux forces parallèles entre elles est égale
à la somme des composantes. Rien de plus aisé que la démons-
tration de ce postulat, lorsque, sans l'appuyer précisément sur la
règle du parallélogramme des forces, on veut néanmoins faire usage
de la notion acquise de la composition et de la décomposition des
forces concourantes (voyez les Eléments de Statique de Poinsot,
n" 19). Mais l'avantage, et pour ainsi dire le mérite du principe du
levier, comme fondement de la théorie de l'équilibre, consiste pré-
cisément, selon la remarque de Lagrange, à tout ramener à la con-
sidération des poids, et à n'exiger pour la clarté de l'énoncé, ni
que les forces soient représentées par des lignes, ni que l'on invoque
aucun axiome tiré de la nature du mouvement, ainsi qu'il le faut,
si l'on veut établir que deux forces concourantes ont nécessairement
une résultante.
REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 117
raie n'est établie qu'à la faveur de constructious et
d'artitices très particuliers (42) .
Ce n'est pas que nous contestions avec quelques
géomètres la force logique et probante des tours de
démonstration dont il s'agit. Les postulats dont ils im-
pliquent la concession se ramènent tous en définitive,
d'une part à cet axiome suprême qui ne permet pas à
la raison d'admettre un défaut de symétrie dans les
résultats quand tout est symétrique dans la disposi-
tion des données (68) ; d'autre part au principe de la
superposition des équilibres, qui veut que, lorsqu'un
système est en équilibre, on puisse, sans troubler
l'équilibre, y introduire ou y supprimer des forces
qui se font séparément équilibre. Prétend-on que
l'expérience seule est capable de nous instruire de
cette vérité? On le peut sans doute, puisque ceux qui
admettent un axiome comme axiome, renoncent par
cela même à le démontrer, et par conséquent à l'im-
poser à ceux qui en contestent l'évidence : seule-
ment, lorsqu'on exige que l'expérience intervienne
pour justifier de pareilles propositions, il est clair que
l'on renonce à faire de la statique autre chose qu'une
science expérimentale d'un bout à l'autre, puisqu'il
n'y a pas dans cette science de conséquence ration-
nelle dont on ne puisse aussi justement contester la
légitimité, en arguant de lignorance où nous sommes
de la nature et du mode d'action des causes physiques
qui produisent le mouvement ou l'équilibre.
95. — Sans doute, lorsqu'on passe à l'application,
il n'y a pas de proposition de statique qui ne demande
à être vérifiée par l'expérience : en ce sens que nous
ignorons a priori si telle disposition ne modifiera pas
14S LIVRE II. — CHAPITRE II.
les conditions physiques du développement et de l'ac-
tion des forces qui sont en jeu, au point de troubler
l'équilibn', là on les axiomes de la statique et les
théorèmes qui s'en déduisent, more geometrico, assu-
reraient ré({uilil)re, sans l'intervention de cette cause
perturbatrice. Ainsi, nous concevons bien que des
agents physiques (des courants électriques, par exem-
ple), pourraient s'influencer l'un l'autre, quoique
agissant dans le même sens, de manière que la force
statique résultant de leurs actions combinées ne fut
plus la somme des forces statiques que ces agents dé-
velopperaient isolément, de même que la traction
exercée par deux poids réunis est la sonnne des trac-
tions que chaque poids exercerait à lui seul. Mais,
quand l'expérience nous offrira un fait de ce genre,
nous le noterons comme une particularité physique
dont il faut chercher l'explication, en la rattachant
aux principes et aux règles de la statique rationnelle,
bien loin qu'il intirme à nos yeux l'autorité de ces
principes et de ces règles.
Au surplus, ceux qui contestent les axiomes à la
faveur desquels se font en statique les démonstrations
du principe du parallélogramme des forces ou du
principe du levier, doivent à plus ft>rte raison recon-
naîtie (ju'il n'est pas permis, comme quelques-uns
l'ont cru, de fonder la statique sur la cinématique el
de passer, sans expérience confirmative, d'une règle
purement géométrique pour la composition des mou-
vements simultanés, à une règle pour la composition
des forces dans le cas où il n'y a plus de mouvement
du tout.
Si ces réflexions satisfont l'esprit du lecteur, il eu
REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 149
faudra conclure que la statique, en tant que théorie
rationnelle, basée sur le principe du parallélogramme
des forces ou sur celui de l'équilibre du levier, est
bien une théorie mathématique inattaquable, dans
l'ordre d'abstractions où les mathématiques se pla-
cent, mais qui offre pourtant cette singularité, que
chacun des deux principes fondamentaux, quoique
susceptible de démonstration rigoureuse, exige cer-
tains artifices de démonstration, incompatibles avec
l'idée que la raison se fait d'un principe fondamental:
d'où il résulte que quelques esprits préféreraient les
employer à titre de postulats, comme Euclide l'a fait
en géométrie pour un principe analogue (27), tandis
que d'autres seraient plus portés à les admettre à titre
de faits d'expérience.
Nous allons voir comment un troisième principe,
tiré de la notion des dépenses de force, de l'idée de la
force vive ou du travail (83 e/ siav.), intervient pour
suppléer aux imperfections des deux autres, et pour
compléter par là les fondements "de la statique mathé-
matique.
96. — On doit d'abord admettre, comme une règle
évidente, qu'il faut la même dépense de force, pour
élever d'un mètre un poids de deux kilogrammes, ou
pour élever de deux mètres un poids d'un kilogramme,
l'une et l'autre dépense se résolvant en deux autres,
employées chacune à élever d'un mètre un poids d'un
kilogramme. La possibilité physique de cette résolu-
tion, qui rend la règle évidente, suppose sans doute
que le poids et que la dépense de force sont des quan-
tités divisibles; que, par exemple, le poids de deux
kilogrammes qu'il s'agit d'élever est celui de deux
150 LIVRE 11. — CIIAPITRK II.
litres d'eau qu'on peut à volonté élever ensemble ou
séparément, dans le même vase ou dans des vases
distincts, et que pareillement la dépense de force est
fournie par la détente de deux ressorts dont chacun,
pris à part , est capable de remonter d'un- mètre un
poids d'un kilogramme, et dont les actions s'ajoutent,
sans s'influencer, quand on juge à propos de les faire
agir simultanément. Maintenant il est clair que la
solidification des deux litres d'eau, en changeant les
conditions physiques de leur divisibilité, ne change
rien à leur poids ni à la dépense de force nécessaire
pour les élever à une hauteur donnée; mais si, au lieu
des ressorts pris pour exemple , il s'agissait d'une
dépense de force animale, qui s'effectue pour ainsi
dire tout d'une pièce, et dont les éléments sont plus
ou moins solidaires les uns des autres, le principe
perdrait de son évidence et cesserait même d'être vrai :
car assurément tel homme qui peut, par le déploie-
ment de sa force musculaire, à l'aide d'une simple
poulie de renvoi ou de toute autre manière , élever ai-
sément de cent mètres un poids de dix kilogrammes,
n'élèverait pas d'un mètre un poids de mille kilo-
grammes. Mais, ce qu'il ne peut faire directement, il
le fera indirectement , en élevant par exemple à cent
mètres dix kilogrammes d'eau, dont on conçoit que la
chute, équivalant comme travail mécanique à mille
fois le travail d'un kilogramme descendant d'un mètre,
pourra servir à faire remonter d'un mètre un poids
de mille kilogrammes d'eau. Moyennant cette restric-
tion et cette explication , la règle énoncée a toute
l'évidence d'un axiome, et il en résulte que générale-
ment les dépenses de forces peuvent se mesurer par
REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 151
le produit de deux nombres dont l'un exprime un
poids et l'autre la hauteur à laquelle on élèverait le
poids, au moyen de la dépense de force qu'il s'agit de
mesurer (86).
97. — De cette notion de la mesure des dépenses
de force et de l'axiome invoqué au n" 85, on conclut
immédiatement le principe de l'équilibre du levier ou
du treuil qui nest qu'une forme de levier, mieux
appropriée à notre explication. Soient
les poids P, Q suspendus à des cordes
qui s'enroulent, l'une sur la grande
roue du treuil, l'autre sur l'arbre ou
le cylindre concentrique dont nous
supposerons, pour fixer commodément
les idées , le rayon égal à la moitié de
celui de la grande roue; nous disons
que ces poids doivent se faire équilibre
Ù si le poids Q est justement le double
du poids P, celui-ci étant, par exemple, d un kilo-
gramme et l'autre de deux kilogrammes. Admettons
en effet , pour un moment , que l'équilibre n'ait pas
lieu, et qu'il faille ajouter au poids P quelque chose
comme vingt grammes pour établir l'équilibre. Si
donc l'on n'ajoutait que dix grammes au poids P, le
poids Q l'emporterait encore, et attendu que le rayon
de la grande roue est double du rayon de l'arbre, le
poids Q ne pourrait descendre d'un mètre sans faire
remonter de deux mètres le poids P, et en sus le poids
additionnel; c'est-à-dire que, par l'intervention d'un
appareil inerte tel que le treuil, un poids de deux
kilogrammes descendant d'un mètre serait capable de
remonter plus d'un kilogramme à la hauteur de deux
152 LIVRE II. — CHAPITRE II.
mètres, ou plus de deux kilogrammes à la hauteur
d'un mètre. En d'autres termes, cet appareil inerte
servirait h reproduire plus de force disponible qu'on
n'en consomme, ou à augmenter indéfiniment la
(fuantité de force disponible. La même absurdité se
reproduirait si l'on supposait que l'équilibre du treuil
exige qu'on surcharge le poids 0 d'un poids addi-
tionnel.
Un raisonnement tout à fait semblable conduit au
principe de l'équilibre du pian incliné, dont la liaison
avec la règle du parallélogramme des forces ressort
des plus simples notions de la géométrie.
Ainsi se trouvent rattachés à une souche unique les
deux principes d'équilibre dont les rôles en statique
offrent une symétrie si remarquable , et qui peuvent
être pris indifféremment l'un ou l'autre pour fonde-
ment de cette science, parce que l'un se déduit de
l'autre, mais non sans laisser désirer quelque chose
à la raison qui aspire en tout à l'unité, et qui ne se
tient pas pour satisfaite tant qu'il faut revenir à une
démonstration compliquée pour établir une règle
fondamentale.
98. — L'idée première une fois saisie, sur des
exemples très simples comme ceux que nous avons
choisis, il s'agit de la généraliser et d'en approprier
l'énoncé à tous les cas possibles, ce qui est un détail
de géométrie, assurément fort important, mais dont
nous n'avons pas à nous occuper ici. Il paraît qu'on
doit rapporter à Descartes et à Wallis l'honneur d'a-
voir cherché les premiers la raison et le principe de
l'équilibre des machines, dans l'équivalence qui devrait
avoir lieu entre les quantités de force dépensable
REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 153
créées et consommées, si l'on admettait que la machine
prît un mouvement, dans un sens ou dans l'autre.
Avant Descartes et AVallis, Guido Ubaldi et Galilée
avaient en Italie aperçu et signalé le même principe,
mais en l'énonçant autrement et en le donnant (sui-
vant la remarque de Lagrange) plutôt jiour une pro-
priété générale de l'équilibre que pour la vraie cause de
l'équilibre \ c'est-à-dire en le présentant plutôt comme
un corollaire que comme un principe. Il était réservé
à Lagrange lui-même de faire voir comment , le prin-
cipe une fois admis, la solution de tous les problèmes
d'équilibre, et par suite la solution de tous les pro-
blèmes de mécanique s'en déduit à l'aide d'une mé-
thode élégante , uniforme, sans qu'il faille recourir
à aucune construction nouvelle, à aucun artifice par-
ticulier, ainsi que cela doit arriver quand on a été
assez heureux pour saisir dans une science le principe
suprême et générateur d'oii tout le reste dérive, et qui
donne la clef de tous les cas particuliers.
99. — Or, n'est-il pas naturel de regarder comme
un principe plutôt que comme un corollaire, et comme
la vraie raison de l'équilibre (en corrigeant un seul
mot, pour plus de justesse, dans les expressions de
Lagrange rapportées ci-dessus) plutôt que comme une
propriété générale de l'équilibre, une proposition qui
non seulement résume, confirme et complète les divers
principes qui ont été successivement employés comme
autant de fondements de la statique, mais d'oii décou-
lent encore, par une méthode générale et uniforme,
les solutions de toutes les questions particulières? L'or-
* Mécanique analytique, tome I", pag. 20 et.suiv. de la 2" édition.
oi LIVRE H, — CHAPITRE II,
ganisation d'une science ne présenterait-elle pas quel-
que chose d'étran<^e, si la méthode directe, c'est-à-dire
celle qui tirerait immédiatement les conséquences des
principes d'où elles émanent, était moins simple,
moins élégante, et partant moins parfaite que celle
qui prend son point de départ dans un corollaire éloi-
gné des premiers principes? Remarquons bien qu'il
s'agit ici d'une des questions qui tiennent à la philoso-
phie des sciences, et dont le sens philosophique décide,
mais pour lesquelles il n'y a pas de démonstrations
logiquement rigoureuses, ni de réduction à l'absurde,
c'est-à-dire à la contradiction, comme celles que les
géomètres affectionnent (66). Mais, d'un autre côté, ce
n'est point une vaine dispute de mots, c'est au contraire
une question philosophique d'un intérêt réel, que celle
de savoir quelle est, de plusieurs notions qui s'enchaî-
nent, celle qu'on doit regarder comme l'idée première
et génératrice. INous avons tâché de mettre en relief
les motifs qui peuvent décider le lecteur pour l'idée
qui rend le mieux compte de l'économie de la science
et de ses applications. La portée de nos observations
sera encore bien mieux comprise quand on verra,
dans la suite de ce livre, qu'il s'agit d'un principe qui
domine, non seulement la mécanique proprement
dite, mais la physique tout entière.
DES IDEES DE MATIERE ET DE MASSE. 1 OO
CHAPITRE III.
DES IDÉES DE MATIÈRE, DE MASSE ET D'INERTIE,
100. — L'expérience la plus familière nous apprend
que les objets qui affectent nos sens d'une manière si
variée, et auxquels nous donnons le nom de corps
quand nous \oulons les désigner par une appellation
commune, sont sujets, non seulement à se déplacer,
mais encore à changer de dimensions, de figure, d'as-
pect et d'état, et même à périr dans leur individualité
par la désagrégation et la dispersion de leurs parties.
Ce qui persiste après le changement ou la destruction
du corps, en restant inaltérable dans la collection des
parties, est ce que nous nommons la matière, car,
telle est la constitution de notre esprit, que nous
sommes naturellement portés à concevoir quelque
chose d'absolu et de persistant dans tout ce qui se
manifeste à nous par des qualités relatives et variables,
et que , naturellement aussi , notre langage s'accom-
mode à la forme habituelle et nécessaire de nos con-
ceptions. Par analogie ou par extension, le mot de
matière a pris d'ailleurs , dans la langue commune et
dans le discours philosophique, des acceptions très
diverses ; mais nous n'avons à l'envisager ici que dans
son acception purement physique.
101. — Cependant il faudrait bien reconnaître que
le penchant de notre esprit nous abuse, et que l'idée
de matière ne correspond à rien de réel hors de l'es-
lofi LIVRK II. — CHAPITRE III.
prit qui la conçoit, s'il était prouvé que, dans des
circonstances convenables , les corps peuvent être
anéantis ou détruits sans qu'il en reste rien. Alors la
tâche du physicien serait de définir avec précision les
circonstances de cette destruction, et les corps ne
cesseraient pas pour cela de nous présenter le spectacle
de phénomènes liés et h'ien ordonnés^ phœnot7iena bene
ordinata, selon l'expression de Leibnitz. La véracité
du rapport des sens n'en serait nullement compro-
mise, car ce ne sont point les sens qui nous donnent
cette idée d'un suhstratum ou d'un soutien insaisis-
sable et indestructible de toutes les apparences et de
toutes les qualités destructibles que nos sens saisis-
sent V Au contraire, si l'on se contentait d'interpréter
grossièrement les rapports des sens, on se figurerait
qu'un corps consumé par le feu est totalement anéanti,
que la diminution du liquide qui remplit un vase est
la marque d'une déperdition de matière; et ainsi pour
d'autres cas analogues. Il a fallu qu'une observation
minutieuse et méthodiquement dirigée enseignât aux
modernes que , dans tous les changements d'état des
corps, résultant des actions qu'ils exercent les uns sur
les autres, ou de l'influence d'autres agents naturels,
s'il en existe, il y a toujours (nonobstant certaines
apparences trompeuses) quelque chose de persistant
et d'absolument invariable, à savoir le poids; pourvu,
bien entendu, que toutes les pesées se fassent à la
' « Si corpora mera essent phœnoraena, non ideo fallerentur sen-
sus. Neque enim sensns pronuntiant aliquid de rébus metaphy-
sicis. Sensuuin veracitas in eo consistit, ut phsenomena consentiant
inier se, neque decipiamur eventibus, si rationes experimentis
inœdiflcatas probe sequaraur. » Leibnitz, édit. Dulens, t. II, p. ol9.
DES IDÉES DE MATIÈRE ET DE MASSE. 157
même latitude et à la même hauteur au dessus du
niveau des mers: autrement, le poids cesse d'être
quelque chose d'invariable, ainsi qu'on le dira plus
loin. De telle sorte que, si l'on recueille soigneuse-
ment tous les produits nouveaux qui ont pu se for-
mer, toutes les particules intégrantes du corps qui
s'est en apparence évanoui, la balance accusera ce
fait capital, que le poids total est resté le même, sans
augmentation ni déchet , ou du moins que le poids
total n'a subi que des variations irrégulières et si
faibles, qu'on doit les imputer aux erreurs insépa-
rables de l'expérimentation. Voilà l'expérience fonda-
mentale et décisive d'oîi il résulte que l'idée de sub-
stance, dans l'application que nous en faisons aux
corps que nous pouvons soumettre à nos pesées, n'est
pas seulement une abstraction logique , une fiction de
notre esprit, et qu'elle a au contraire sa raison et son
fondement dans l'essence des corps, quoique nous
soyons condamnés à ignorer toujours en quoi cette
essence consiste. Or, l'idée de matière n'est pas autre
chose que l'idée de substance appliquée aux corps, ou
l'idée de cette qiiiddité inconnue qui reste invariable
et indestructible, malgré tous les changements de
forme, d'agrégation moléculaire, de composition chi-
mique et d'organisation.
102. --- Imaginons qu'à l'aide d'un ressort écarté
de sa position d'équilibre, on donne une impulsion
horizontale à un globule de plomb supporté par un
plan horizontal qui détruit Faction de la pesanteur
sur ce globule : on lui imprimera ainsi une vitesse
constante qui pourra être mesurée. Soudons à ce glo-
bule un autre globule parfaitement semblable, puis
158 LIVllE II. CIIAriTRE III.
deux, trois, quatre globules, et supposons que l'on
«''carte toujours le ressort de la même manière, pour
que les conditions de l'action qu'il exerce soient iden-
tiques : on trouvera que la vitesse imprimée devient
successivement la moitié, le tiers, le quart, le cin-
quième de celle que prenait d'abord le globule isolé,
la quantité de matière ou la masse h mouvoir étant
devenue successivement double, triple, quadruple,
quintuple de ce qu'elle était dans l'expérience primi-
tive.
A la vérité, pour constater exactement ce résultai,
il faudrait faire en sorte que le corps, en se mouvanl
sur le plan, n'éprouvât aucun frottement appréciable;
car le frottement, la résistance de l'air, etc., sont
autant de causes perturbatrices qui compliquent et
masquent la loi principale qu'il s'agit d'établir ou de
vérifier. Mais, en voyant que cette loi si simple se
vérifie d'autant mieux qu'on a mis plus de soins à
atténuer l'intluence des causes perturbatrices, on ne
peut pas douter qu'elle se vérifierait exactement, si
l'on parvenait à s'affrancbir tout à fait de cette in-
fluence. D'ailleurs il ne s'agit pas maintenant pour
nous d'examiner quel est le degré de précision que
l'expérience comporte, ni quels sont les procédés pra-
tiques d'expérimentation : il est uniquement question
de faire concevoir qu'il y a là matière à expérimen-
tation , et de fixer le point sur lequel l'expérience ou
l'observation peut porter.
103. — L'action exercée par le ressort est du genre
de celles qui s'accomplissent dans un temps si court,
qu'on a pu les prendre, quoique à tort, pour des
actions instantanées. Supposons qu'au lieu de l'im-
DES JDÉES DE MATIÈRE ET DE MASSE. 159
pulsion d'im ressort ou emploie l'action d'un aimant
pour ébranler un globule de fer dont on observera le
mouvement horizontal, en notant l'espace décrit pen-
dant un temps extrêmement court (oo), quand le glo-
bule et l'aimant sont séparés par un intervalle déter-
miné. Soudons au globule de fer un globule de plomb
sur lequel l'aimant n'a pas d'action directe, et en
tenant l'aimant à la même distance, donnons par des
tâtonnements au globule de plomb un volume tel que
l'espace décrit soit réduit à moitié; puis ajoutons suc-
cessivement au globule de fer deux, trois, quatre glo-
bules de plomb parfaitement semblables : nous trou-
verons que l'espace décrit devient successivement le
tiers, le quart, le cinquième de ce qu'il était quand le
globule de fer n'avait point d'appendice à traîner avec
lui : ce qui est parfaitement d'accord avec les résultats
de l'expérience faite au moyen du ressort, et ce qui
nous montre en outre que le globule de fer, dont le
volume n'est pas le même que celui du globule de
plomb, se comporte comme s'il avait la même masse.
On peut d'ailleurs vérifier que la même impulsion
communique à l'un et à l'autre globule des vitesses
égales, et qu'ils ont précisément le même poids.
L'observation la plus vulgaire nous apprend que les
particules matérielles dont un corps est formé peuvent
être agrégées diversement, de manière à laisser entre
elles plus ou moins de vides ou d'intervalles ; nous
voyons que le même corps change de volume selon sa
température et selon la compression à laquelle on le
soumet : en sorte qu'il nous est très facile de conce-
voir comment, sous le même volume, peuvent se trou-
ver des quantités de matières ou des masses inégales.
160 LIVRE II. — CHAPITRE III.
11 ne suit pas de là nécessairement que la raison de
l'inégalité de masse des globules de fer et de plomb,
sous le même volume, la même pression et la même
température, tienne uniquement à la plus ou moins
grande abondance de vides ou d'intervalles. Il suffit
que des expériences du genre de celles que nous avons
indiquées constatent entre ces corps qui paraissent
différer essentiellement , jusque dans leurs dernières
particules, une inégalité de masse sous le même vo-
lume : inégalité dont les effets mécaniques sont abso-
lument les mêmes que ceux qui résultent d'un plus
ou moins grand rapprochement des particules , dans
les corps dont les particules ont exactement les mêmes
propriétés et paraissent être parfaitement similaires.
Or, toutes les expériences que nous pourrions faire,
non plus seulement sur le plomb et le fer, mais sur
tous les corps de la Nature, non plus seulement en
employant pour les mouvoir l'action d'un ressort ou
celle d'un aimant, mais en mettant en jeu toute autre
action mécanique , nous offriraient des résultats par-
faitement concordants , nous donneraient pour les
masses comparées des divers corps ou particules ma-
térielles les mêmes évaluations numériques, et nous
montreraient en outre, d'accord en cela avec les expé-
riences de pesées (101), que la masse d'un corps est
quelque chose d'invariable et d'absolument indestruc-
tible. De quelque manière qu'on désagrège les parti-
cules d'un corps, si l'on en recueille avec soin toutes
les parties dispersées , on pourra s'assurer par des
expériences du genre de celles qui viennent d'être
indiquées, que la masse totale n'a subi aucune alté-
ration .
DES IDÉES DE MATIÈRE ET DE MASSE. 161
De là il résulte que la pesanteur agit de la même
manière sur toutes les particules d'égales masses, ou
que l'énergie avec laquelle la pesanteur tend à mou-
voir un corps est précisément en raison de la masse à
mouvoir, ou bien enfin que les poids sont toujours
proportionnels aux masses, résultat bien important au
point de vue de la physique expérimentale. Car, autant
les expériences pour la mesure directe des masses par
le moyeu de l'observation des vitesses (expériences
qu'il fallait indiquer en vue de l'enchaînement logique
des explications) rencontrent de difficultés et d'ob-
stacles dans la pratique, autant l'opération de la pesée
comporte de précision, et par conséquent c'est la seule
qui s'effectue réellement. C'est par l'invariabilité des
poids xeiatifs ou l'invariabilité du poids absolu làla
même latitude et à la même hauteur au dessus du
niveau des mers) que l'on constate effectivement le
principe le plus capital de la physique, à savoir l'in-
destructibilité de la masse; mais il n'en est pas moins
indispensable de bien distinguer la notion de la masse
de la notion du poids , car la théorie et l'observation
nous enseignent que l'intensité de la pesanteur varie,
et que par suite les poids de tous les corps varient
avec la latitude et la hauteur ; de sorte qu'en ce sens
le poids est quelque chose d'accidentel au corps et
qui peut changer, diminuer même jusqu'à s'évanouir,
tandis que la masse, qui est quelque chose d'inhéren
et d'essentiel aux corps, ne change jamais.
Ainsi donc, de même que la notion vulgaire que
nous avons des corps suppose la notion que le sens
intime nous donne de l'effort que nous exerçons pour
les mouvoir, ou de la résistance qu'ils opposent à
T. 1. Il
102 TJVRE II. (-.HAIMTUR III.
nos propres mouvements (81), de même l'idée scien-
tilique de matière ou de masse ne peut se définir que
par l'idée de poids, c'est-à-dire d'un genre spécial de
force, ou plus généralement et plus philosophique-
ment, par l'idée d'une cause motrice ou d'une force
quelconque. Il est donc bien vrai dédire que ces deux
idées de force et de matière, dans toutes les phases de
leur évolution, se soutiennent et s'impliquent l'une
l'autre. Nous verrons dans toute la suite de nos re-
cherches cette dualité se manifester, et il n'y a pas de
fait plus capital, ni sur lequel il faille plus spéciale-
ment attirer l'attention des lecteurs réfléchis, les seuls
assurément qui puissent nous suivre avec patience
dans cette minutieuse, mais indispensable analyse.
105. — Dans une foule de circonstances, les corps
sont manifestement inertes, c'est-à-dire qu'ils ne se
mettent en mouvement que sous l'action d'une force
extérieure et apparente; dans d'autres cas il semble
que les corps, même privés de tout principe de vie, se
déplacent d'eux-mêmes ou sont agités d'un mouve-
ment intérieur; et enfin la faculté du mouvement ou
de l'arrangement spontané paraît caractériser les corps
vivants, quelque obscures que soient en eux les traces
de la vie et de l'organisation. Mais tout cela change
a\ec les circonstances extérieures et la constitution
intime du corps : tandis que ce qui persiste dans les
éléments des corps, ou dans ce que nous nommons la
matière, c'est V inertie, à savoir la propriété de rester
en repos tant qu'une force extérieure et apparente ne
vient pas les solliciter, et de se mouvoir dès qu'une
telle force les sollicite. Voilà comment, sans rien pré-
juger sur l'inertie ou sur l'activité des êtres complexes
1
DES IDÉES DE MATIÈRE ET DE MASSE. ! 63
auxquels nous donnons le nom de corps, on est auto-
risé à dire que la matière est inerte; et dès lors il n'y
a rien de plus naturel ni de plus conforme à la subor-
dination observée entre les phénomènes, que de con-
cevoir une force qui, en agissant sur la matière, lui
imprime l'activité et le mouvement, même dans les
cas oii nous ne sommes plus frappés de l'action d'une
force extérieure et apparente.
Par exemple, un barreau de fer peut acquérir ou
perdre la propriété magnétique en vertu de laquelle il
semble s'orienter de lui-même; un œuf acquiert par
la fécondation et perd par l'influence d'une trop
haute température les qualités vitales en vertu des-
quelles le germe se développe et l'embryon s'organise :
mais, outre ces qualités spéciales qui peuvent s'ac-
quérir et se perdre, le barreau et l'œuf en ont une
qui ne se perd pas, et qui leur est commune avec un
barreau de plomb ou de zinc, avec un globe d'argile
ou de marbre : à savoir celle de se mouvoir par l'in-
tervention d'une force extérieure, et seulement en
vertu de cette intervention, absolument comme pour-
rait le faire tout autre corps de même figure et de
même masse. Voilà une propriété essentielle aux
corps, ou attachée à ce qu'il y a en eux de fonda-
mental et d'indestructible : c'est donc une propriété
de la matière. Le principe de l'inertie de la matière
ne peut pas avoir en physique un autre sens : il est
l'expression pure et simple de ce que l'expérience
nous a appris sur la manière dont se subordonnent
les uns aux autres les phénomènes que nous présente
le monde matériel. Nous allons plus loin, il est vrai,
et nous outre-passons les strictes conclusions de l'ex-
Kii LlVllK II. — CHAPITRE III.
périence, lorsque nous admettons qu'en tout cas l'élé-
ment matériel, au lieu de posséder la force en lui-
même, en subit l'action, comme si l'élément matériel
et la force devaient nécessairement être conçus cha-
cun à part et indépendamment l'un de l'autre. Le
principe de l'inertie de la matière ainsi entendu n'est
plus qu'une hypothèse métaphysique dont le contre-
pied consiste à n'admettre que des forces et des mo-
nades essentiellement actives, pour l'explication de
tous les phénomènes du monde matériel. Mais le mo-
ment n'est pas encore venu d'analyser cette partie
transcendante de la philosophie naturelle : nous nous
bornons ici à exposer les principes incontestables de
la mécanique physique.
106. — L'expérience nous enseigne que l'inertie de
la matière consiste non seulement à rester dans l'état
de repos, quand aucune force ou cause de mouve-
ment ne la sollicite, mais à persévérer dans l'état de
mouvement et à continuer de se mouvoir, d'un mou-
vement rectiligne et uniforme, quand nulle force ou
nul obstacle extérieur ne viennent arrêter son mou-
vement ou en changer, soit la vitesse, soit la direc-
tion. De là cette différence capitale, que nous avons
déjà signalée (35), entre la théorie du mouvement, au
point de vue géométrique, et la mécanique physique.
On dit en conséquence que l'inertie de la matière
consiste dans \ indifférence dÀX repos et au mouvement,
de sorte que cette qualité des corps que l'on nomme
la mobilité, ne doit pas être considérée comme une
qualité distincte, mais seulement comme une suite de
l'inertie de la matière.
DE LA MÉCAMQUE PHYSIQUE. 165
CHAPITRE IV.
DU PASSAGE IMMEDUT DE LA THÉORIE GÉOMÉTRIQIE DU .MOUVE.NE.NT A LA
THÉORIE PHYSIQUE DU MOUVEMENT DES CORPS. — DU PASSAGE DE LA STA-
TIQUE A LA THÉORIE PHYSIQUE DU MOUVEMEJfT. — DE LA VALEUR ET DU
RÔLE DES PRLN'CIPES DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE DANS LA PHILOSOPHIE
NATURELLE.
107, — Le passage des vérités abstraites de la géo-
métrie aux principes fondamentaux de la physique et
de la philosophie naturelle peut avoir lieu de deux
façons : suivant que l'on se propose de rattacher di-
rectement la théorie physique des mouvements des
corps à la cinématique, c'est-à-dire à la théorie géo-
métrique des mouvements, abstraction faite des forces
qui les produisent; ou suivant que l'on se propose au
contraire de s'appuyer sur la statique qui a pour objet
la composition et r<^quivalence des forces quand aucun
mouvement n'a lieu. De là deux systèmes qui ont
partagé les géomètres philosophes plutôt que les phy-
siciens : car il est tout simple que ceux-ci ne se fas-
sent aucun scrupule d'employer concurremment,
dans l'explication des phénomènes de la ^^ature,
toutes les idées qui semblent familières et naturelles
à l'homme; et que ceux-là attachent plus d'impor-
tance à réduire autant (jue possible le catalogue des
idées premières et indélinissables, le nombre des pos-
tulats et des données empiriques (27). 11 faudrait opter
* Même observation que pour le chapitre II de ce deuxième livre.
166 LIVRE II. — CHAPITRE iV.
entre liiii ou l'autre système si nous avions à écrire
un Traité élémentaire et didactique : mais la nature
et le but de ce livre nous semblent exiger au con-
traire que nous les exposions tous deux séparément,
pour que l'on saisisse mieux en quoi ils coïncident et
en quoi ils diffèrent; ce qui procurera, à ce que nous
croyons, le dénouement le plus simple de toutes les
complications qu'amène ordinairement la contro-
verse.
Premier Système.
108. — Loi (le l'indépendance des moiwements. Cette
loi très remarquable, constatée par l'expérience, con-
siste en ce que les différents mouvements que pren-
drait un même corps soumis à des actions diverses,
subsistent à la fois, sans se gêner ni s'altérer mutuel-
lement, lorsque le corps subit à la fois toutes les
actions dont on avait pu observer les effets isolés.
Ainsi, un corps tombe verticalement en vertu de la
pesanteur, d'un mouvement uniformément accéléré;
le même corps soustrait à l'action de la pesanteur, ou
supporté par un plan horizontal dont la résistance en
détruit les effets, se meut d'un mouvement uniforme
et rectiligne lorsqu'on lui donne une impulsion et
qu'ensuite on l'abandonne h lui-même, en ayant
grand soin d'éviter tous les obstacles qui pourraient
détruire ou ralentir sou mouvement : mais, si le corps
qui a reçu l'impulsion reste soumis à l'action de la
pesanteur, les deux mouvements, l'un uniforme,
l'autre uniformément accéléré, subsisteront ensemble
sans se gêner ni s'altérer l'un l'autre, et se compose-
ront, d'après les règles de la cinématique, de manière
DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 167
que le mobile décrira clans l'espace la courbe connue
sous le nom de parabole. Au moyeu de cette observa-
tion généralisée, la notion de la combinaison ou de
la composition de plusieurs mouvements indépen-
dants, qui n'était en cinématique qu'une conception
abstraite, devient un principe de la physique, appli-
cable aux phénomènes oii diverses causes de mouve-
ment, qui ont chacune leurs lois propres, et qui pour-
raient agir chacune à part, entrent simultanément en
action.
Ce principe comprend comme cas particulier, quoi-
que très important, celui où les divers mouvements
sont dirigés suivant la même ligne droite, comme si
le corps soumis à l'action de la pesanteur avait reçu
en outre une impulsion, de haut en bas ou de bas en
haut : alors les vitesses et les espaces décrits doivent
s'ajouter ou se retrancher, selon que les vitesses com-
posantes sont de même sens ou de sens contraires.
i09. — Sous l'influence d'une même cause physi-
que, comme le choc d'un ressort, l'action d'un
aimant sur un globule de fer soudé à des globules de
plomb, la vitesse imprimée au système matériel est en
raison inverse de sa masse (102 et 103) : nous ne
pouvons donc pas apprécier, par la vitesse seule, le
degré d'intensité ou d'énergie de l'action qui met le
système en mouvement ; mais le produit de la masse
par la vitesse, ou ce que l'on nomme la quantité de
mouoement , est une grandeur qui ne change pas,
((uelle que soit la masse ébranlée, quand rien n'est
changé dans l'énergie et dans le mode d'action de la
cause qui produit le mouvement. Par conséquent cette
grandeur pourrait nous servir à fixer et à graduer
168 LIVRE H. — CHAPITRE IV.
l'intensité de l'action motrice, sans que nous eussions
besoin d'examiner si l'action physique qui détermine
le mouvement est en elle-même une grandeur mesu-
rable : de même que la dilatation d'un fluide tel que
l'air, le mercure ou l'alcool, nous sert à fixer et à
graduer les températures, sans que nous ayons besoin
de rechercher si les accroissements de tempéi'ature
sont en eux-mêmes des grandeurs mesurables, ni, en
cas d'affirmative, s'ils sont proportionnels aux dilata-
tions de l'alcool, ou à celles du mercure, ou à celles
de l'air.
Observons maintenant qu'il y a une manière de
comparer directement entre elles les intensités des
actions motrices, et de les rapporter à une commune
mesure, en se passant de l'observation et de la me-
sure, soit des quantités de mouvement, soit de leurs
accroissements élémentaires. Ainsi, l'on peut mesurer
l'action de l'aimant sur un morceau de fer avec lequel
il est en contact, en le tenant verticalement, et en
suspendant au morceau de fer un grain de plomb,
puis deux, puis trois, etc., jusqu'à ce qu'il se détache.
Le poids du morceau de fer et des grains de plomb,
qui fait équilibre à l'action magnétique, est une gran-
deur mesurable tout à fait propre à en déterminer
l'intensité. Cette mesure s'accorde-t-elle avec celle
des quantités de mouvement? voilà ce que l'expé-
rience doit nous apprendre : mais déjà cette expé-
rience se trouve explicitement ou virtuellement com-
prise parmi celles sur lesquelles se fonde le principe
énoncé en premier lieu et que nous avons nommé la
loi de l'indépendance des mouvements. En effet, si
l'action magnétique et la |)esanteur, ou deux autres
DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 169
actions physiques quelconques, sont séparément capa-
bles d'imprimer à une même particule matérielle des
vitesses égales, il doit arriver, lorsqu'elles opèrent en
sens contraires, que les deux mouvements se détrui-
sent l'un l'autre et que la particule ne se déplace pas.
Et comme la réciproque est pareillement évidente, il
s'ensuit que l'on peut indifféremment arriver, par
l'une et par l'autre méthode, à la même détermina-
tion numérique de l'intensité des actions motrices.
L'observation de l'état d'équilibre comporte pour l'or-
dinaire une plus grande précision : cependant on
mesure, par l'observation des mouvements pendu-
laires, les variations d'intensité de la pesanteur, qu'il
serait difficile de mesurer avec la même précision, si
l'on songeait à équilibrer le poids d'un corps en em-
ployant l'action d'un ressort ou celle d'un aimant, ou
toute autre action capable de contrebalancer celle de
la pesanteur.
110. — Principe de l'égalité de l'action et de la
réaction. Si l'on considère le système matériel formé
de deux globules de fer et de plomb liés invaria])le-
ment l'un à l'autre, la quantité de mouvement que
l'action magnétique communiquerait au globule de
fer s'il était seul, se répartit entre les deux globules
en raison de leur masse : ce que le fer perd à cause
de sa liaison avec le plomb qu'il est forcé d'entraîner
avec lui, étant précisément ce que gagne la masse de
plomb. Dans cette communication des mouvements,
on peut dire que le fer et le plomb, quoique inertes
lun et l'autre, exercent, par le fait seul de leur liai-
son, une action l'un sur l'autre tout à fait comparable
(quant à ses effets du moins) \\ celle que l'influence
170 LIVRE 11. CHAPITRE IV.
magnétique exerce sur le fer, et à celle que la pesan-
teur exerce faut sur le fer que sur le plomb. Or, c<^s
deux actions contraires qui correspondent à la quan-
tité de mouvement perdue par l'un des globules et
gagnée par l'autre, ont nécessairement la même me-
sure numérique, conformément au principe célèbre
de \(>fjaUté de l'action et de la réaction. Ce n'est pour-
tant pas un principe distinct, mais une conséquence
évidente et nécessaire des lois déjà énoncées, tant
qu'on se borne à considérer le cas où des corps,
inertes par eux-mêmes, se communiquent (en vertu
des liens matériels qui les unissent) une partie de la
quantité de mouvement qui provient des actions exer-
cées directement sur quelques-uns d'entre eux.
Mais le même principe est souvent pris dans un
autre sens qui va au delà des strictes conséquences
que l'on est autoi'isé à tirer des lois qui président à la
communication des mouvements; en sorte que le
principe ainsi entendu devient un principe indépen-
dant, ou même (autant que quelques inductions peu-
vent nous le faire philosophicjuement présumer) un
principe plus haut placé et plus caché. Par exemple,
si l'aimant attire le fer et si la masse de fer, quand
elle est libre, \a à la rencontre de la masse aimantée,
le fer de son côté attire l'aimant et la masse aimantée
se déplace aussi, quand elle est libre, pour marcher
à la rencontre de la masse de fer; de plus, les quan-
tités de mouvement, de signes ou de sens contraires,
que prennent les deux masses remuées par cette action
mutuelle, sont numériquement égales. Voilà bien une
application du principe de l'égalité entre l'action et la
réaction : cependant, telle est notre ignorance sur la
DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 171
nature de la cause qui produit les mouvements obser-
vés, que nous ne concevons pas comment l'égalité
qu'on remarque serait une conséquence nécessaire
des lois qui règlent la communication du mouvement
entre des masses inertes, unies par des liens maté-
riels et apparents; et que nous ne voyons pas pour-
quoi il serait absurde, a priori, de supposer que l'ai-
mant a la propriété de mettre le fer en mouvement,
sans qu'il en résulte nécessairement pour le fer la
propriété de remuer ou de tendre à remuer la masse
aimantée. Si deux particules pondérables s'attirent
mutuellement suivant la loi ne^vtonienne, si deux
boules chargées d'électricité de même nom se repous-
sent mutuellement, il y a là une symétrie de causes et
d'effets qui suffit pour rendre compte de la récipro-
cité d'action : mais, lorsque l'aimant attire le fer,
lorsqu'une boule chargée d'électricité positive attire
une boule chargée d'électricité négative, lorsqu'un
courant voltaïque agit sur une aiguille aimantée, la
raison de symétrie, qui peut-être existe encore, ne
nous apparaît pas, ou du moins, dans l'état de nos
connaissances, ne se montre pas avec une clarté, suf-
fisante. En tout cas, cette raison de symétrie serait
tout autre chose que le raisonnement qui suffit pour
expliquer si simplement ce qu'on doit entendre par
l'égalité entre l'action et la réaction lorsqu'il s'agit de
la communication du mouvement entre des corps
inertes, par suite des liens matériels qui les unissent.
Toutes les fois que le principe de l'égalité entre l'ac-
tion et la réaction n'est pas un simple corollaire des
lois de la communication du mouvement, ou la suite
d'une symétrie évidente, ce ne peut être pour nous
172 LIVRE II. — CHAPITRE IV.
qu'un principe d'induction fondé sur une observa-
tion constante, et dont la raison profonde, qui tient
à l'essence même des choses, nous échappe absolu-
ment.
111. — Résolution des problèmes de la mécanique
physique. Principe de d'Alembert. Considérons un
nombre quelconque' de particules matérielles, dont
chacune est sous l'influence d'une action motrice,
déterminée quant à son intensité et à sa direction, de
sorte que l'on serait en état d'assigner le mouvement
que chaque particule devrait prendre, si elle était
isolée ou sans liaison avec les autres : par suite des
liaisons qui existent entre toutes ces particules, l'action
que chacune d'elles subit a, pour ainsi dire, son
retentissement dans tout le système, tellement que,
pour déterminer le mouvement que prendra effective-
ment chaque particule, il faut tenir compte à la fois,
et de l'action à laquelle elle est directement soumise
et de l'influence indirecte qu'exercent sur elle, eu
vertu des liens du système, les actions subies par
toutes les autres particules. Pour chaque molécule en
particulier, ou peut considérer le mouvement imprimé
par l'action à laquelle elle est directement soumise,
comme composé (d'après les règles que la cinématique
enseigne pour la composition des mouvements ; :
r du mouvement effectif i[v\Q la molécule doit pren-
dre; T et d'un autre mouvement qui est perdu ou
détruit par l'effet des liaisons qui assujettissent les
diverses particules du système matériel. Dès lors il
faudra que toutes les quantités de mouvement per-
dues se détruisent effectivement les unes les autres en
vei'tu des liaisons subsistant entre les diverses parti-
DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 173
cules du système. Si donc l'on parvient à déterminer
d'après cette condition, tant en grandeur qu'en direc-
tion, les mouvements perdus par chaque particule,
comme les iwovweiweni's, imprimés parles actions exté-
rieures sont censés connus en direction aussi bien
qu'en grandeur, on pourra assigner, tant en grandeur
qu'eu direction, les mouvements effectifs, et le pro-
blème de mécanique sera ramené à dépendre d'un
problème de cinématique. L'idée de ce rapproche-
ment est due à d'Alembert, et c'est dans des termes
parfaitement équivalents qu'il a énoncé le principe
célèbre qui porte son nom. D'autres auteurs en ont
modifié l'expression, pour l'approprier à leur système
qui était de fonder la théorie physique du mouvement
sur la statique : mais il convenait de restituer l'énoncé
primitif.
112. — Nous terminerons ici ce que nous avions à
dire sur le passage immédiat de la cinématique à la
théorie physique du mouvement des corps. Nous
avons tâché d'indiquer comment ce passage peut s'ac-
complir, sans qu'il soit besoin de faire intervenir la
notion de la mesure des forces : car d'ailleurs, bien
que nous ayons affecté (à l'exemple des auteurs qui
sont partisans de ce système), d'éviter l'emploi du
mot même de force, il est bien clair que, quand nous
avons été obligé de parler de Yaction de l'aimant sur
le fer, de Yaction du ressort qui se débande, de Yac-
tion de la pesanteur, etc., ce mot d'action était parfai-
tement synonyme de celui de force. Mais, lorsque nous
entreprenons de donner une forme mathématique
à l'explication des phénomènes que nous présen-
tent les corps en mouvement, la définition mathéma-
174 LIV1U-: n. — cfiaimtrk iv.
liqiie, c'est-à-dire la mesure, peut porter, soit sur la
force même, que l'esprit seul conçoit, ou dont l'idée
est du genre de celles qu'on appelle métaphysiques,
soit sur les \ilesses ou sur les quantités de mouve-
ment, qui sont des choses tombant sous nos sens. De
là deux systèmes dans la philosophie de la mécani-
que, ou deux méthodes différentes d'exposition, dont
l'une vient d'être présentée dans ce qu'elle a d'essen-
tiel : nous devons maintenant passer à l'autre, en
abrégeant encore plus les détails auxquels on peut
suppléer par ce qui a été dit précédemment.
Second Système.
113. — Principe de la proportionnalité des vitesses
aux forces. Du principe de l'indifférence de la ma-
tière au repos et au mouvement, il semble très natu-
rellement résulter (et de fait il est établi par l'expé-
rience) que l'action d'une force sur une particule
matérielle aura absolument le même effet, soit que
l'élément matériel se trouve en repos ou en mouve-
ment à l'instant où la force agit sur lui. Donc, si la
même force agit ou si plusieurs forces agissent succes-
sivement dans la même direction sur une même parti-
cule matérielle, les effets de ces actions successives
s'ajouteront purement et simplement, et la vitesse
acquise en fin de compte par la particule matérielle
sera la somme des vitesses qu'elle aurait acquise à
chaque fois par chaque action isolée , émanant de la
même force ou de plusieurs forces distinctes.
On peut concevoir que les intervalles de temps qui
séparent les instants où chaque force commence d'a-
gir, décroissent indéfiniment, et le principe que l'on
DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. I 7o
\ieiit d'énoncer, lequel ne dépend point de la gran-
deur de ces intervalles, subsistera toujours. Donc il
subsistera encore à la limite, et lorsque toutes les
forces commenceront d'agir au même instant phy-
sique. Considérons notamment le cas oii toutes les
forces seraient égales, en ce sens qu'elles imprimeraient
toutes à la particule matérielle des vitesses égales, par
leur action isolée; il faudra conclure de ce qui pré-
cède que la vitesse prise par la particule matérielle
est proportionnelle au nombre des forces concou-
rantes, ou proportionnelle à la grandeur de la force,
si l'on entend par force double, triple, quadruple, etc. ,
celle qui résulte de la réunion de deux, trois, quatre
forces, dont chacune, en agissant séparément, impri-
merait à la particule matérielle la vitesse prise pour
unité. Tel est le sens du principe fameux de la pro-
portionnalité des vitesses aux forces, que l'on regarde
avec raison comme l'un des fondements de la méca-
nique physique, et que l'on peut aussi regarder comme
une suite du principe de l'inertie de la matière.
114. — Nous avons supposé que les forces qui agis-
sent successivement ou simultanément suivant la
même ligne droite, sur la même particule matérielle,
agissent toutes dans le même sens; mais elles pour-
raient aussi agir, les unes dans un sens, les autres
dans le sens directement contraire ; et alors la vitesse
acquise en fin de compte par l'élément matériel , au
lieu d'être la somme des vitesses que chaque force
imprimerait en agissant seule, serait la différence de
deux sommes, l'une comprenant les vitesses dirigées
dans un sens, l'autre comprenant les vitesses dirigées
en sens contraire. L'une et l'autre conséquence tien-
170 LIVRE II. — CHAPITRE IV.
lient de la même manière au principe que la matière
est indifférente au mouvement comme au repos. Sup-
posons qu'il n'y ait que deux forces agissant en sens
contraires, et que ces forces soient égales, en ce sens
qu'elles imprimeraient (en agissant seules) des vitesses
égales à la particule matérielle : il arrivera que les
deux mouvements opposés se détruiront, ou que les
deux forces s'équilibreront mutuellement. Il suit de
là que la mesure des forces par les vitesses qu'elles
impriment à la même particule matérielle doit cadrer
avec la mesure statique des forces. Cet accord entre
les deux manières de mesurer les forces, l'une directe
qui consiste à opposer une force à une autre , l'autre
indirecte qui consiste à comparer les vitesses par elles
imprimées à un même corps, est un fait capital en
mécanique. Il faut que l'expérience le constate, ou
bien il faut que le raisonnement le conclue du prin-
cipe de l'inertie de la matière, regardé à son tour,
soit comme un fait d'expérience, soit comme un
axiome de la raison. On peut bien, il est vrai, dans le
système que nous avons exposé en premier lieu, se
dispenser d'énoncer le principe de la proportionnalité
des vitesses aux forces; mais alors on est tenu de
mettre à la place un principe parfaitement équivalent,
celui que nous avons nommé le principe de l'indépen-
dance des mouvements.
C'est donc une grave erreur philosophique que celle
où tombe d'Alembert lorsqu'il regarde le principe de
la proportionnalité des forces aux vitesses « comme
appuyé sur cet unique axiome, vague et obscur, que
l'effet est proportionnel à sa cause, » en ajoutant que
ce principe «vrai ou douteux, clair ou obscur, est
DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 177
inutile à la mécanique , et que par conséquent il doit
en être banni ^ » ; car on ne saurait l'en bannir qu'eu
l'y réintroduisant sous une forme équivalente. Une
idée diamétralement opposée à celle de d'Alembert,
mais que les géomètres n'ont pas plus acceptée, est
celle de Poisson, qui a cru que le principe en question
peut se démontrer comme un théorème de géométrie
intinitésimale, par la seule vertu du calcul ^
jlo. — Principe de la réciprocité des vitesses
aux masses. Quantités de mouvement. Force d'inertie.
Principe de l'égalité de l'action et de la réaction. De
même que les vitesses imprimées à une même masse
par des forces inégales, agissant de la même manière
et pendant le même temps, sont en raison directe des
forces, ainsi les vitesses imprimées à des masses iné-
gales par la même force, agissant de la même manière
et pendant le même temps, sont en raison inverse des
masses. Pour montrer que la proposition n'implique-
rait aucune tautologie, même quand nous n'aurions
pas le secours de la mesure des masses au moyen des
poids, supposons qu'il ait été constaté que des parti-
cules matérielles ont des masses égales (attendu que,
si on les soumet isolément à l'action d'une même
force, elles prennent toutes dans les mêmes circon-
stances la même vitesse, soit celle de douze mètres par
seconde) : il faudra, en vertu du principe, que la
même force , ou toute autre force égale , imprime
dans les mêmes circonstances au système formé de
' Discours préliminaii-e du Traitéde Dynamique, page xii de l'édi-
tion de 1758.
* Traité de Mécanique, 2^ édition, t. I, page 213.
T. I. 12
i78 LIVRE II. — CHAPITRE IV.
r agglomération de deux de ces molécules la vitesse de
six mètres par seconde, au système formé de l'agglo-
mération de trois molécules, la vitesse de quatre mètres
par seconde , et ainsi de suite. Nous sous-entendons
d'ailleurs la condition que l'on puisse considérer les
particules, et même les agglomérations qu'on en
forme, comme autant de corpuscules de dimensions
si petites, que leur configuration n'a pas d'influence
sensible sur la nature du mouvement que les forces
leur impriment : puisque ce n'est qu'après avoir étudié
les lois de l'action des forces sur des éléments aiasi
définis, que l'on peut tenir compte des particularités
qui dépendent de la configuration et du mode de dis-
tribution de la masse des corps sur lesquels les forces
agissent.
Or, l'expérience est d'accord avec les résultats
énoncés ci-dessus, et par conséquent avec le principe
de la réciprocité des \itesses aux masses. D'ailleurs
cette règle paraît être une suite nécessaire des prin-
cipes précédents et de la notion de l'inertie de la ma-
tière, d'oii ces principes émanent tous. Car il est per-
mis de regarder la force qui agit sur le groupe de deux
molécules comme la somme de deux forces égales
entre elles, dont chacune agissant isolément serait, en
vertu de la proportionnalité des vitesses aux forces,
capable d'imprimer à chacune des particules la vitesse
de six mètres par seconde. Pour qu'il en fût autre-
ment lorsque les deux molécules sont liées entre elles,
et que les deux forces agissent simultanément, il fau-
drait, ou que les actions des deux forces s'influen-
çassent mutuellement, ce qui va contre le principe de
la proportionnalité des vitesses aux forces, ou que
DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 179
l'agglomération des particules eût une influence in-
compatiljle avec la notion que nous nous faisons de
l'inertie essentielle à la matière ou au substratiim in-
destructible des corps, puisque (par hypothèse) cette
influence ne serait pas du genre de celles qui dépen-
dent de la configuration géométrique d'un système de
molécules passives, et qui changent quand la struc-
ture du système vient à changer,
116. — On est conduit ainsi à prendre le produit
de la masse par la vitesse , ou la quantité de mouve-
ment (109) pour la mesure de l'intensité de la force.
Nous n'avons rien à ajouter à ce qui a été dit dans le
numéro suivant (110) sur le principe de l'égalité de
l'action à la réaction , si ce n'est à propos de cette
expression force d'inertie, employée si fréquemment
au propre et au figuré, et dont il est bien essentiel de
fixer le sens propre de manière à lever toute équi-
voque. Lorsque l'on suppose, comme dans le numéro
cité , qu'un barreau aimanté met en mouvement une
masse de fer, à laquelle est soudée une masse de
plomb, il est clair que l'on peut considérer la masse
de plomb comme tenant lieu, par son inertie, d'une
force qui agirait sur la masse de fer pour ralentir le
mouvement que la force magnétique lui imprime.
C'est en ce sens, mais en ce sens seulement, que l'on
peut comparer l'inertie à une force et associer deux
termes qui semblent éveiller chacun des idées contra-
dictoires.
117. — Revenons maintenant aux considérations
générales du n" 1 1 1 , et supposons un nombre quel-
conque de particules matérielles, ayant entre elles des
liaisons quelconques, et soumises individuellement à
180 LIVRE II. — CHAPITRE IV.
des forces (P), dont on donne la direction et l'inten-
sité. Par suite des liaisons qu'elles ont entre elles, les
particules matérielles prennent en général d'autres
mouvements que ceux que leur imprimeraient les
forces qui les sollicitent , si ces particules étaient
libres. Admettons que l'on connaisse les mouvements
qu'elles prennent effectivement, et par suite les forces
iQ) qu'il faudrait appliquer aux mêmes particules
supposées libres pour leur imprimer le même mouve-
ment. Concevons que, tout en maintenant l'action des
forces (P), on applique aux particules matérielles, non
pas précisément les forces (Q), mais des forces égales
et précisément opposées de direction : il est clair que
celles-ci détruiront l'effet des forces (P), ou que l'un
des groupes de forces fera équilibre à l'autre, par suite
des liaisons qui subsistent entre les particules maté-
rielles. C'est une manière d'accommoder au système
d'exposition (jui nous occupe en ce moment l'expres-
sion du principe de cl' Alembert . En réalité les forces (Q)
ne sont pas connues; mais les conditions de l'équilibre
les déterminent implicitement, et par suite déter-
minent les mouvements que les particules doivent
prendre. Ainsi se trouve ramené à dépendre d'un
problème de statique (comme dans le premier système
à un problème de cinématique) tout problème ayant
pour objet le mouvement d'un système de corps ou
de particules matérielles dont on connaît la constitu-
tion ou les liaisons.
118. — De la preuve métaphysique, ou a priori, des
principes de la mécanique physique. De la valeur et du
rôle de ces principes dans lu philosophie naturelle.
Lorsqu'il s'agit de principes tels que ceux que nous
DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 181
venons de passer en re\ue, principes si fondamen-
taux, si généraux, qui sont comme les conditions né-
cessaires de toutes les explications que nous entrepre-
nons de donner des phénomènes physiques, et qui
ont leurs racines dans les idées les plus naturelles à
l'esprit humain, il faut bien que nous nous trouvions
placés sur une sorte de terrain mixte qui est du ressort
de la métaphysique ou de la philosophie générale au-
tant que du ressort de la physique proprement dite.
Aussi peut-on remarquer que le principe d'inertie de
la matière, celui de la proportionnalité des vitesses
aux forces, et d'autres du même genre, bien qu'ils
puissent figurer et qu'ordinairement ils figurent dans
les traités modernes de physique , à titre de données
de rexpérience, ne se prêtent réellement pas à des ex-
périences, dans le sens que les physiciens modernes
attachent à cette expression , c'est-à-dire à des expé-
riences et à des mesures exactes, obtenues à l'aide
d'appareils délicats et d'instruments de précision; et
qu'en un mot l'on ne constate pas ces principes comme
on constate la loi de Mariottesur les fluides élastiques,
la loi de Descartes ou de Snellius sur la réfraction de
la lumière, les lois de Coulomb sur le frottement ou
sur la distribution de l'électricité, et généralement
toutes les lois de la physique.
Cette remarque en provoque une autre. Personne
ne s'est jamais avisé de contester la nécessité de faire
des expériences précises pour s'assurer de l'existence
des lois de Mariotte, de Snellius ou de Coulomb; et il
n'est arrivé non plus à personne de considérer ces
principes comme des définitions arbitraires, ou comme
des formules vides que l'on pourrait mettre de côté
182 LIVHE II. CHAPITRK IV.
sans appauvrir le trésor de nos connaissances scienti-
fiques : tandis que , parmi les physiciens et les géo-
mètres, même les plus renommés, il s'en est trouvé
qui ont considéré les principes de l'inertie de la ma-
tière, de la proportionnalité des vitesses aux forces,
etc., les uns comme des vérités nécessaires, et pour
lesquelles par conséquent le recours à l'expérience est
superflu, les autres comme des définitions arbitraires
au sujet desquelles il n'y a pas lieu de disputer, à
moins que l'on ne veuille disputer sur les mots '. Nous
ne prétendons pas que ces physiciens et ces géomètres
aient eu raison de penser ainsi ; nous avons, au con-
traire, tâché de donner les explications les plus pro-
pres à résoudre les paralogismes oii, selon nous, ils
sont tombés ; mais enfin une telle divergence d'opinions
sur des questions de cet ordre nous avertit assez
qu'elles participent à tous les caractères de la spécu-
lation philosophique; qu'elles portent sur la critique
des idées autant que sur l'analyse des faits, et qu'ainsi
* Voyez ce que nous avons dit au n" H4 de l'opinion de Poisson
et de celle de d'Alembert sur le principe de la proportionnalité des
vitesses aux forces. Le même d'Alembert est pourtant d'avis que les
autres principes généraux de la mécanique peuvent être établis par
le seul raisonnement, comme autant de conséquences logiques de
la seule notion de l'existence de la matière et du mouvement. Voici
ses termes : « Il est de la dernière évidence qu'en se bornant à
supposer l'existence de la matière et du mouvement, il doit néces-
sairement résulter de cette double existence certains effets ; que,
des différents effets possibles, il en est un qui dans chaque cds doit
infailliblement avoir lieu en conséquence de l'existence seule de la
matière, et abstraction faite de tout principe différent qui pourrait
modiQer cet effet ou l'altérer. Voici donc la route qu'un philosophe
doit suivre pour résoudre la question dont il s'agit {celle de savoir
si les lois de la statique et celles de la mécanique sont de vérité néces-
saire ou contingente). 11 doit tâcher d'abord de découvrir par le rai-
DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 183
elles appartiennent à la philosophie des sciences plu-
tôt qu'à la science proprement dite ou à la science
positive. Les prolégomènes de la physique, où de
pareilles questions s'agitent, composent ce que Kant
a appelé la partie pure àe la physique, et ce philosophe
a, sinon très nettement expliqué, du moins bien aperçu
les caractères par lesquels cette physique supérieure
se rapproche de la spéculation mathématique et se
distingue de la physique proprement dite ^
H 9. — Elle a d'ailleurs la plus étroite affinité avec
ce que l'on est convenu d'appeler la métaphysique, et
notamment avec la théorie métaphysique du temps et
de l'espace, qui est le fondement de la philosophie
leibnitzienne. Concevons un système qui embrasse
dans son extension indéfinie tous les corps dont le
Monde physique se compose; et, si la matière n'est
pas indifférente au mouvement comme au repos, il y
aura une différence essentielle et observable entre
l'état du système , lorsque les corps sont absolument
sonnement quelles seraient les lois de la statique et de la méca-
nique dans la matière abandonnée à elle-même; il doit examiner
ensuite par l'expérience quelles sont ces lois dans l'univers ; si les
unes et les autres sont différentes, il en conclura que les lois de la
statique et de la mécanique, telles que l'expérience les donne, sont
de vérité contingente, puisqu'elles seront la suite d'une volonté
particulière et expresse de l'Être suprême; si au contraire les lois
données par l'expérience s'accordent avec celles que le raisonne-
ment seul a fait trouver, il en conclura que les lois observées sont
de vérité nécessaire, non pas en ce sens que le Créateur n'eût pu
établir des lois toutes différentes, mais en ce sens qu'il n'a pas jugé
à propos d'en établir d'autres que celles qui résultent de l'existence
même de la matière. » Discours préliminaire du Traité de Dyna-
mique, édit. de 1758, p. xxv et suiv.
* Voyez notamment l'introduction à la Critique de la Raison
imre, § V.
18i LIVRE 11. CHAl'lTHK IV.
fixes, et l'état du même système, lorsque les particules
(jui le composent sont animées d'un mouvement com-
iinin de translation, en vertu duquel elles décrivent
avec la même vitesse des droites parallèles , sans que
rien soit changé dans leurs positions relatives, et par
conséquent dans les actions qu'elles exercent les
unes sur les autres. L'expérience (celle surtout qui
résulte de l'observation des phénomènes astronomi-
ques), prouve le contraire; mais c'est aussi ce qu'on
peut nier avant toute expérience, dès qu'on admet
avec Leibnitz que l'idée de l'espace n'est qu'une idée
de relation, et que la raison ne peut concevoir que des
mouvements et des repos relatifs ^
Les mêmes considérations s'appliquent au principe
de la proportionnalité des vitesses aux forces. Imagi-
nons, pour plus de simplicité, que les particules ma-
* Remarquons la différence capitale qui existe à cet égard entre
les mouvements de translation rectiligne et les mouvements de
rotation. Tout en concevant le Monde comme illimité ou indéfini,
nous pouvons nous Ggurer que les corps, en nombre inflni, dont le
Monde se compose, participent tous à un mouvement commun de
translation rectiligne, tandis que Tidée d'un mouvement commun
de rotation va directement contre cette grande pensée que « le
centre du Monde est partout et sa circonférence nulle part. » Elle
implique que le Monde a un centre placé en un point déterminé
de l'espace, et qu'il est compris dans une sphère d'un rayon uni,
puisqu'il répugne d'admettre une vitesse absolue qui croisse au-
delà de toute limite avec la distance du mobile au centre de rota-
tion, ou qui soit infini à une distance infinie de l'axe (23). Aussi
n'en est-il pas du mouvement commun de rotation comme du mou-
vement commun de translation, et le premier peut nous être mani-
festé par des phénomènes observables, même lorsque nos observa-
tions ne s'étendent pas au delà du système des corps qui participent
au mouvement commun. C'est ainsi que l'observation (devenue si
célèbre dans ces derniers temps) de la déviation progressive du
plan d'oscillation d'un pendule, fournirait un indice du mouvement
DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 185
térielles m', m" , m" , etc., supposées d'égale masse,
soient soumises à l'action de forces égales F, qui leur
font décrire avec des vitesses égales des droites paral-
lèles; et qu'en outre une force F' agisse dans la même
direction sur la seule particule m : il faudra que
l'effet de cette force F' soit d'imprimer à ;??' une vitesse
relative, tout à fait indépendante du mouvement
commun du système, produit par l'action des forces
F sur toutes les particules m, m", m"', etc., dont il se
compose. Donc, si l'on considère isolément la parti-
cule tn', soumise aux forces F, F', il faudra que les
effets de ces deux forces s'ajoutent purement et sim-
plement, chaque force produisant son effet comme si
l'autre n'existait pas, et la vitesse totale étant la
somme des vitesses que chaque force aurait impri-
mées à la particule m', en agissant seule. En consé-
de rotation de la terre, lors même que l'observation du mouvement
diurne des astres ne nous suggérerait pas la pensée d'expliquer ces
apparences par l'hypothèse d'un mouvement de rotation commun
au globe terrestre et aux corps, pendulaires ou autres, placés à sa
surface et qui font partie du même système. C'est encore ainsi
qu'à la rigueur nous pourrions, quoique tous les astres nous fussent
voilés, découvrir l'ellipticité de la terre, ainsi que les variations
d'intensité de la pesanteur suivant les ellipses méridiennes, de
manière à avoir lïdée de la force centrifuge qui rend raison de ces
phénomènes, et du mouvement de rotation qui produit la force
centrifuge; tandis que, dans les mêmes circonstances, rien ne nous
avertirait du mouvement de translation dont notre système terrestre
pourrait être animé. Ainsi, à côté des analogies géométriques entre
le mouvement rectiligne et le mouvement circulaire, sur lesquelles
nous avons insisté, et qui relient entre elles les théories de ciné-
matique et de statique, une géométrie supérieure nous fait saisir
un contraste propre à rendre philosophiquement compte de la dif-
férence essentielle que l'on doit mettre entre le mouvement recti-
ligne et le mouvement circulaire, au point de vue de la mécanique
physique (3o, 92 eM06).
186 LIVUE II. — CHAPITRE IV.
quence une force double, c'est-à-dire la réunion de
deux forces capables d'imprimer séparément des vi-
tesses égales, imprimera un vitesse double; une force
triple imprimera une vitesse triple ; en un mot les
vitesses croîtront proportionnellement aux forces qui
les produisent. Si donc on admet, avec Leibnitz, qu'il
n'y a rien d'absolu dans les idées d'espace et de mou-
vement, le principe de la proportionnalité des vitesses
aux forces ne requiert point l'intervention de l'expé-
rience, pas plus que le principe d'inertie avec lequel,
en réalité, il ne fait qu'un. Ce n'est pas non plus un
théorème mathématique ou une définition purement
logique : c'est un axiome philosophique.
120. — Si l'on tient (comme de bons esprits y
tiennent) à affranchir autant que possible le système
de nos connaissances scientifiques de toute considéra-
tion métaphysique du genre de celles qui viennent
d'être indiquées, il faudra certainement regarder le
principe d'inertie, celui de la proportionnalité des
vitesses aux forces, etc., comme des données de l'ob-
servation; mais en quel sens? Citons d'abord les pa-
roles de Laplace, c'est-à-dire du chef de l'École où
l'on est le plus en garde contre les illusions de la mé-
taphysique et le plus enclin à s'appuyer sur l'expé-
rience. « La loi d'inertie est au moins la plus natu-
« relie et la plus simple que l'on puisse imaginer;
« elle est d'ailleurs confirmée par l'expérience : en
« effet, nous observons sur la terre que les mouve-
" ments se perpétuent plus longtemps, à mesure que
« les obstacles qui s'y opposent viennent à diminuer;
« ce qui nous porte à croire que sans ces obstacles ils
" dureraient toujours. Mais l'inertie de la matière est
DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 187
(( principalement remarquable dans les mouvements
(( célestes qui, depuis un grand nombre de siècles,
(. n'ont point éprouvé d'altération sensible. Ainsi
(( nous regarderons l'inertie comme une loi de la
(( Nature, et lorsque nous observerons de l'altération
<( dans le mouvement d'un corps, nous supposerons
« qu'elle est due à l'action d'une cause étrangère*. '>
Faut-il conclure de ce passage que, dans le cas oti les
perfectionnements des tables et des observations au-
raient signalé à Laplace des traces d'altération sen-
sible dans les mouvements des corps célestes, sa foi
dans le principe de l'inertie de la matière en aurait
été ébranlée? iXon certainement, et si l'on est encore
aujourd'hui à la recherche dépareilles traces, ce n'est
nullement pour soumettre la loi d'inertie à une
épreuve décisive, c'est plutôt pour tâcher d'en conclure
l'existence d'un milieu éthéré qui offre aux mouve-
ments des astres une résistance appréciable. On trou-
verait même des altérations du genre de celles que la
résistance d'un milieu n'expliquerait pas, qu'on les
rapporterait à quelque cause inconnue, plutôt que
d'abandonner un principe ou une idée que l'on regarde
comme le fondement de la philosophie naturelle. De
même, si l'on trouvait que deux aimants placés côte
à côte, impriment à une particule de fer une vitesse
plus grande ou plus petite que la somme des vitesses
imprimées par chacun des aimants quand ils agissent
seuls, on ne regarderait pas cette expérience comme
une infirmatiou du principe de la proportionnalité
des vitesses aux forces : on aimerait mieux en cou-
* Mécanique céleste, 1™ partie, livre 1, chap. 2.
188 LIVRE II. — CHAPITRE IV.
dure que les forces magnétiques influent l'une sur
l'autre, par une raison inconnue, de manière à avoir
une énergie plus grande ou plus petite que celle
qu'elles possédaient dans l'état d'isolement (95).
121. — L'expérience nue n'établit qu'un fait qui,
par l'expérience même, se trouve mis hors de toute
contestation : mais presque toujours l'énoncé d'un
principe ou d'une loi physique exprime à la fois un
fait et une idée, ou une manière de concevoir la rai-
son du fait. Par exemple, on soumet un gaz à diverses
pressions, et l'on observe que le volume de la masse
gazeuse est ou n'est pas en raison inverse des pres-
sions qu'elle supporte : voilà un fait pur et simple,
qui peut s'établir avec précision, et auquel il faudra
bien que toutes nos idées et toutes nos théories se
plient; de tels faits, constatés par l'expérience, com-
posent la partie positive des sciences physiques. Sup-
posons que le fait consiste en ce que les volumes sont
sensiblement en raison inverse des pressions, pour les
pressions auxquelles les gaz sont habituellement sou-
mis, tandis qu'il y a des écarts sensibles de cette règle
lorsque les pressions dépassent certaines limites : la
simplicité de la règle observée d'abord et la petitesse
des écarts observés ensuite pourront nous suggérer
l'idée de les rapporter à diverses causes qui se subor-
donnent les unes aux autres ; les unes donnant lieu à
la relation qui s'exprime en termes si simples; les
autres intervenant comme des causes accessoires et
perturbatrices. Nous distinguerons ainsi ou nous
pourrons distinguer par la pensée deux éléments que
l'observation n'isole pas; et, suivant que nous ferons
ou que nous ne ferons pas cette distinction, le même
DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 189
fait sera conçu de deux manières différentes. Les mo-
tifs qui nous porteraient à préférer l'une de ces con-
ceptions à l'autre, sont de même nature, sinon de
même poids que ceux qui nous portent à admettre
l'existence d'une force inconnue qui altère le mouve-
ment des corps (quand l'observation nous apprend
que ce mouvement s'altère et que la cause n'en est
pas apparente) plutôt que de supposer (jue la matière
est, selon les circonstances, inerte ou non inerte (105).
Dans un cas comme dans l'autre, l'esprit se décide
d'après une vue de l'ensemble des phénomènes, et
conformément à la loi suprême de la raison, qui aspire
à mettre partout, autant qu'il dépend d'elle, l'ordre,
l'unité, la simplicité. C'est ainsi que, dans le système
de nos connaissances, à côté du fait sensible sur lequel
l'expérience a prise et qu'elle décide irrévocablement,
à côté de la vérité mathématique qui comporte une
démonstration formelle et rigoureuse, vient se placer
une idée ou une conception philosophique que la rai-
son préfère, sur laquelle dans certains cas les bons
esprits peuvent tomber d'accord, mais qui n'admet,
ni la preuve expérimentale, ni la démonstration ma-
thématique (57 et suiv.). En un mot, le fait dont
l'expérience témoigne a besoin d'être interprété par
une idée; et l'idée adoptée pour l'interprétation du
fait général ou dominant intlue nécessairement sur
l'interprétation de toutes les expériences relatives à
des faits secondaires ou subordonnés. D'oii il suit que,
plus une loi physique aura de généralité, moins elle
sera propre à être directement et péremptoirement
établie par l'expérience, à cause de la multitude de
circonstances accessoires qui en compliquent l'effet et
190 LIVRE II. — CHAPITRE IV.
dont l'influence ne peut être appréciée que par des
théories qui présupposent le principe même que l'on
voudrait constater empiriquement : mais aussi, plus
les inductions philosophiques en faveur de cette loi
deviendront convaincantes, à cause de l'infinie multi-
tude des faits qu'elle relie, et des vastes développe-
ments du système où elle met l'ordre ou dont elle
donne la clef. Tel est le cas des principes qui nous
occupent en ce moment.
122. — Ces principes sont donc fondés sur l'expé-
rience, en ce sens qu'il faudrait bien les abandonner,
si l'expérience constatait des faits qu'on ne pourrait
interpréter à la faveur de ces principes que d'une ma-
nière forcée, avec des irrégularités et des complica-
tions que la raison repousserait : mais cependant la
preuve qu'ils comportent est plutôt rationnelle que
sensible; elle ne résulte et ne peut résulter (en dehors
des arguments a priori dont il a été question plus
haut) que de l'approbation donnée par la raison à
l'ordre et à la régularité que ces principes introdui-
sent dans nos théories pour l'explication et l'interpré-
tation des faits observables. Et de tout cela nous de-
vons conclure que la discussion de ces principes est
une œuvre de critique philosophique, que l'on ne
peut aborder sans quitter le terrain de la science pro-
prement dite, de la science positive, et qui appartient
essentiellement à ce que quelques-uns appellent la
métaphysique, à ce que l'on doit appeler la philoso-
phie des sciences.
DES APPLICATIONS DE LA MECANIQUE.
CHAPITRE V.
DE LA DOUBLE NATL'RE DES APPUCATIONS DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. —
RÉSUMÉ SYNOPTIQUE.
123. — Nous avons insisté longuement sur le pas-
sage de la géométrie ou de la théorie géométrique du
mouvement à la mécanique physique : il faut mainte-
nant voir comment se fait le passage de la mécanique
physique à la physique proprement dite. Mais d'abord
il convient d'avoir une juste idée des relations de la
mécanique avec les autres sciences physiques : et, à
ce propos, comme à propos des choses d'ailleurs fort
dissemblables, on est bien vite frappé d'un contraste
singulier entre le fait d'un part, et d'autre part le
droit ou la prétention. En effet, d'après les concep-
tions théoriques généralement admises depuis la réno-
vation des sciences, la mécanique a la prétention,
peut-être le droit de se subordonner la physique tout
entière. Il ne faudrait regarder, dans les sciences
physiques, aucune explication comme rationnelle,
complète et définitive, qu'autant qu'elle dériverait
mathématiquement des principes de la mécanique;
les hypothèses, les théories dont la mécanique ne
donnerait pas encore la clef, ne figureraient dans les
sciences qui ont les phénomènes matériels pour
objet, qu'à titre d'échaffaudage empirique et provi-
soire, dont ces sciences se débarrasseront, à mesure
qu'en se perfectionnant elles donneront plus de prise
192 LIVRE II, CHAPITRE V.
à l'instrument mathématique, et que cet instrument
lui-même se perfectionnera. Ni la chimie, ni l'opti-
que, ni aucune autre hranche des sciences physiques
n'ont de pai'eilles prétentions à la suprématie ou à
l'universalité. D'un autre côté, en fait, et si l'on s'en
tient à ce qu'il y a de positif dans le système de nos
connaissances scientifiques, le mécanicien a son do-
maine comme le chimiste ou le physicien proprement
dit ont le leur; la chimie, la physique accomplissent
leurs progrès, subissent leurs réyolutions, sans qu'il y
ait de progrès ni de révolutions correspondantes en
géométrie et en mécanique. Le droit et le fait méri-
tent donc bien d'être philosophiquement discutés.
124. — Le mécanicien, comme le physicien ou le
chimiste, serait souvent à bout de ressources, s'il
n'appelait à son aide l'expérience proprement dite,
celle qui porte sur des phénomènes spéciaux et qui
emploie les appareils de précision (118) : mais il faut
soigneusement distinguer les emprunts à l'expérience
physique, qui sont nécessités par l'imperfection actuelle
de l'instrument matiiématique, d'avec ceux dont la
nécessité tient au fond des choses ou aux conditions
essentielles de la connaissance humaine. Ainsi, le
problème des perturbations planétaires, déjà si épi-
neux, deviendrait tout à fait rebelle h notre analyse
actuelle, sans les particularités très singulières que
présente la constitution du système solaire. Il faudrait
bien alors déterminer empiriquement (comme les
anciens le faisaient) les lois des mouvements plané-
taires, qui pourtant se trouveraient virtuellement
comprises dans les données mathématiques du pro-
blème, mais que les ressources imparfaites de notre
DES APPLICATIONS DE LA MÉCANIQUE. 193
analyse ne nous permettraient pas d'en dégager par
les seules forces du calcul. Redescendons des cieux
sur la terre, et considérons les mouvements d'une
masse liquide, en nous permettant d'abord de faire
abstraction de la viscosité, du frottement des molé-
cules liquides entre elles et contre les parois des
canaux ou des vases qui les renferment, en un mot
de tout ce qui ne se trouve pas dans la définition ma-
thématique de la liquidité parfaite. Le problème de
\ hydraulique sera par là fort simplifié : et pourtant il
faudra encore recourir à l'expérience pour établir la
plupart des lois de l'écoulement des liquides, mais
seulement à cause de l'état imparfait de l'instrument
mathématique; car, en soi, le problème ainsi posé
comporte une solution purement mathématique, aussi
bien que le problème des perturbations planétaires.
Au contraire, admettons qu'on veuille tenir compte
(comme en effet la pratique l'exige) des circonstances
physiques ci-dessus rappelées : il en résultera une
nécessité intrinsèque de recourir à l'expérience phy-
sique pour déterminer les effets de la viscosité, du
frottement, etc. La plupart des physiciens modernes
accordent, il est vrai, que ces effets s'expliqueraient
mécaniquement et pourraient être virtuellement com-
pris dans une formule mathématique, si la constitu-
tion moléculaire des corps nous était connue : ils
l'accordent, dis-je, mais ce n'est là qu'une hypothèse
philosophique dont il faudra plus loin chercher l'ori-
gine, discuter la valeur. Si l'on tient avec raison à
bien distinguer dans les sciences la partie positive de
la partie hypothétique ou conjecturale, il faut recon-
naître que le mécanicien a besoin, pour tout ce qui
T. 1. 13
194 LIVRE II. — CHAPITRE V.
touche à la structure interne et moléculaire des corps,
de sortir de son domaine propre et de recourir à la
physique proprement dite : sauf à des esprits plus
aventureux à résoudre du mieux qu'ils pourront, et à
la faveur d'hypothèses plus ou moins plausibles, tous
les problèmes de physique dans des problèmes de mé-
canique. Il en sera de même, tant que les conditions
essentielles de la connaissance humaine ne seront pas
changées; tant que les dernières molécules des corps
et les forces qui les sollicitent échapperont à la con-
statation directe, comme certainement elles y échap-
peront toujours.
125. — D'ailleurs, dans la mécanique des corps
célestes, il s'agit de corps isolés les uns des autres,
qui ne se rencontrent, ni ne se choquent, ni ne se
pressent : de sorte que nous n'avons nul besoin de
nous préoccuper, en ce qui les concerne, des condi-
tions de structure moléculaire d'oii dépendent les
phénomènes de la pression, de la tension ou du choc.
Nous n'acquérons l'idée de la pression qu'en obser-
vant que les corps se déforment tant soit peu, aux
environs des points oii des forces extéi'ieures y sont
appliquées, et que de cette déformation, toujours très
petite quand il s'agit de corps sensiblement rigides ou
des liquides que l'on nomme (quoique improprement)
incompressibles, naissent des réactions moléculaires
intérieures, à la faveur desquelles les forces extérieures
s'équilibrent ou se neutralisent partiellement.
Si des corps viennent à se rencontrer, de manière
à donner lieu au phénomène de la percussion ou du
choc, les déformations aux environs des points de
rencontre se prononceront davantage, la structure
DES APPLICATIONS DE LA MÉCANIQUE. 195
moléculaire, les pressions ou les tensioiis intérieures
pourront changer considérablement dans un temps
très court : ce qui n'empêche pas nos physiciens d'ad-
mettre, avec toute raison (34), qu'il n'y a de change-
ment brusque qu'en apparence et pour une observa-
tion superficielle. La plupart des philosophes du
dix-septième siècle, qui voulaient
Dans ce temps où Rohaut séchait poui* concevoii'
Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir,
ramener l'explication de tous les phénomènes corpo-
rels à des chocs entre des particules parfaitement
solides ou rigides, avaient pris à tâche de fonder sur
des raisonnements a 'priori une théorie mathématique
de la percussion ou du choc. On discutait encore ces
raisonnements dans le cours du siècle suivant : tout
cela est réputé aujourd'hui n'avoir aucune valeur
scientifique, attendu qu'il est au moins fort douteux
que les particules ou atomes doués d'une rigidité
absolue soient autre chose qu'une conception de
l'esprit; et qu'on a de bonnes raisons d'admettre que
ces atomes, s'ils existent, ne peuvent se toucher, ni
par conséquent se choquer, dans le sens que les Car-
tésiens et les Gassendistes attachaient à ce mot.
126. — La considération des pressions ou tensions
intérieures, la nécessité de tenir compte des liens
physiques au moyen desquels les corps se tirent, se
pressent, agissent les uns sur les autres, voilà ce qui
fait la différence essentielle entre la mécanique des
géomètres, spécialement applicable aux mouvements
des corps célestes, et la mécanique des mécaniciens,
des ingénieurs qui ont surtout en vue l'usage des ma-
196 LIVRE II. — CHAPITRE V.
chines et le parti utile qu'on peut tirer des moteurs
naturels. Depuis deux siècles, ces' deux sciences qui
portent le même nom, sont en contraste, et jusqu'à
un certain point en conflit; et le contraste, sinon le
conflit, tient au fond des choses. Dans la mécanique
qui s'applique aux mouvements des corps célestes, l'on
conçoit que les corps agissent à distance les uns sur
les autres, d'une action permanente qui ne s'épuise
ou ne se dépense point par l'exercice (83), et qui suh-
sisterait lors même que le corps dont l'action met
d'autres corps en mouvement serait fixé et rendu in-
capahle de prendre lui-même aucun mouvement. Au
contraire, dans la mécanique des machines, il n'y a
pas à proprement parler d'action à distance; car ce
n'est pas la pesanteur ou la force attractive du globe
terrestre que l'on y envisage comme force motrice, ce
sont les poids que l'on y considère directement comme
moteurs; et tous les moteurs naturels, poids, vent,
cours d'eau, ressorts, gaz ou vapeurs qui se déten-
dent, animaux de trait, etc., ne peuvent agir sur nos
appareils mécaniques qu'au moyen de liens matériels,
en cheminant dans le sens suivant lequel ils sollici-
tent les corps qu'ils mettent en mouvement, et en
consommant ainsi', par leur chute, par leur détente,
ou de toute autre manière équivalente, la quantité de
force vive ou de travail (86) que la Nature ou l'art
avaient pour ainsi dire amassée en eux, et que la
science du mécanicien recueille et utilise.
127. — Il ne faut pas confondre les idées de trac-
tion et à' attraction; elles restent bien distinctes, quoi-
que l'une ait suggéré l'autre. La difficulté d'admettre
l'idée newtonienne d'attraction ne tenait pas seule-
DES APPLICATIONS DE LA MÉCANIQUE. 197
meut, ainsi qu'on l'a supposé, à la difficulté de con-
cevoir qu'un corps pût agir sur un autre sans un in-
termédiaire matériel; elle tenait tout autant à la diffi-
culté de concevoir qu'un corps pût agir comme
moteur sans se déplacer lui-même dans le sens de
l'action exercée. Les merveilleux succès des géomètres
dans l'explication des phénomènes astronomiques et
des phénomènes terrestres qui relèvent de la même
loi, comme ceux de l'aplatissement de la terre et des
marées, ont bien forcé d'admettre l'idée d'attraction à
titre de principe ou de donnée fondamentale; et dès
lors, dans l'édifice théorique construit sur cette hase,
l'idée de la force vive ou du travail, comme on l'ap-
pelle maintenant, n'est plus qu'une idée dérivée, ou
plutôt le signe ahréviatif d'une combinaison d'idées.
La définition de la force vive et du travail n'est plus
que ce que les logiciens appellent une définition de
mots.
128. — Au contraire, l'idée de traction diffère de
celle d'attraction , en ce qu'elle implique à la fois un
effort et un déplacement dans le sens de l'effort; la
traction n'est plus autre chose que l'élément de la
force vive ou du travail, ou, si l'on veut, la dépense
de force vive ou de travail n'est pas autre chose qu'une
somme de tractions qui se succèdent sans disconti-
nuité pendant un temps donné. Si l'idée de traction
est le point de départ, la notion primitive, les méca-
niciens et les ingénieurs ont raison de fonder sur la
considération directe de la force vive ou du travail,
de cette force qui s'emmagasine, se distribue, se con-
somme, s'utilise à l'aide des machines (87), la théorie
scientifique dont ils ont à faire usage. Non seulement
198 LIVRE II. — CHAPITRE V.
le choix de cette idée, comme idée première, est pour
l'esprit humain chose plus naturelle, mais le choix de
toute autre, dans la matière dont il s'agit, serait pure-
ment hypothétique. Car, ce n'est que par une pure
hypothèse dont l'examen fera l'objet d'un autre cha-
pitre, que, dans nos théories modernes, nous admet-
tons que tout phénomène de traction se résout (d'une
manière Jusqu'à présent inexplicable ou très impar-
faitement expliquée), dans des phénomènes d'attrac-
tions à distances, plus ou moins analogues à ceux qui
s'expliquent par l'attraction newtonienne , soit qu'ils
se passent dans les cieux ou sur la terre. Celui donc
qui veut fonder la mécanique des machines sur la
notion de force ou d'action à distance, telle qu'elle
prévaut h bon droit, à titre d'idée fondamentale, dans
la mécanique céleste, se voit obligé, dans la construc-
tion d'une science éminemment positive , de traverser
toute une série d'hypothèses qui n'ont rien de positif,
rien de mathématiquement démontré , rien de physi-
quement observable, pour arriver par voie de déduc-
tion et de combinaison k l'idée de force vive et de
travail, et rentrer par là dans le domaine de la science
positive. 11 est non seulement bien plus naturel, mais
bien plus logique d'attaquer d'emblée la question,
telle que l'esprit humain la conçoit d'abord, et de se
débarrasser d'un attirail de prémisses ou arbitraires
ou superflues.
129. — Toutes ces considérations nous expliquent
pourquoi, depuis iNewton et Leibnitz, deux écoles de
géomètres conçoivent de deux manières différentes
l'ordonnance de la science de la mécanique , en
vue des applications physiques qu'on en doit faire.
DES APPLICATIONS DE LA MÉCANIQUE, 199
Elles nous donnent la clef et la solution toute con-
ciliante de cette fameuse dispute de la mesure des
forces, tant agitée aux deux derniers siècles et ravivée
de nos jours à propos de méthodes d'enseignement et
de direction à donner aux études de la Jeunesse. Les
deux systèmes doivent être et seront toujours en pré-
sence, ils se complètent l'un l'autre et répondent,
dans leur association, à une double exigence de la
logique et de la philosophie naturelle.
D'autre part nous voyons que tout n'était pas faux
dans cette opinion des anciens, que les lois auxquelles
obéissent les mouvements célestes doivent différer par
quelque point essentiel de celles qui régissent les phé-
nomènes du "monde sublunaire (77). L'école carté-
sienne prenait le contre-pied de cette opinion , quand
elle tentait d'expliquer, par son mécanisme de pres-
sions et de chocs corpusculaires, tous les phénomènes
célestes : et l'on tombe d'une autre manière dans la
même affirmation outrée, lorsqu'on accorde une foi
absolue aux hypothèses d'après lesquelles tous les
phénomènes de la physique corpusculaire s'explique-
raient par des actions à distance, imaginées sur le
modèle de l'attraction newtonienne,
130. — Nous avons tâché, dans ce qui précède,
d'expliquer la filiation de toutes les idées fondamen-
tales de la mécanique, et l'idée que d'après cela l'on
doit se faire de la construction logique de cette science
capitale ; mais, pour l'ordinaire, une généalogie gagne
en clarté à être accompagnée d'un arbre généalo-
gique (20) ; en conséquence nous inscrirons ici le ta-
bleau suivant :
200
LIVRE II.
CHAPITRE V.
r.ÉO^IÉTRIE PURE.
Idée de mouvement, iso-
lée de l'idée de force.
CINÉMATIQUE
ou TUÉORIE DE LA TRANS-
FORMATION ET DE LA
COMPOSITION DES MOU-
VEMENTS
Rectilignes ou de transla-
tion.
Circulaires ou de rotation
Idée d'effort permanent,!
sans mouvement (force
morte). |
Idée de force disponible
et épuisable (force vive,
travail).
STATIQUE
OU THÉORIE DE L'ÉQUIVALENCE ET DE LA COMPOSI
TION DES FORCES DANS l'ÉTAT D'ÉQUILIDRE,
tirée
De la considération des
forces mortes, et
Des principes du parallé
logramme des forces.
Des principes de l'équili-
bre du treuil ou du le-
De la considération des
forces vives, et
Du principe de la con-
version de la force vive
ou du travail.
IDÉES DE MATIÈRE, DE MASSE, D'INERTIE.
Passage de la cinémati-
que à la mécanique
physique, par la me-
sure des quantités de
mouvement.
Principe de l'indépen-
dance des mouvements.
Passage de la statique à la mécanique physique,
par la mesure des forces.
Principe de la proportionnalité des forces aux vi-
tesses.
MÉCANIQUE PHYSIQUE.
APPLICATION DES PRINCIPES DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE, FONDÉES
sur la notion de force immanente, d'attraction ou
d'action à distance.
Mécanique céleste, Ba-
listique, etc.
Explication hypothétique
des pressions et des
autres phénomènes de
la physique corpuscu-
laire.
Sur la notion de force
vive, de traction ou de
travail exercé par l'in-
termédiaire de liens
physiques, avec dépla-
cemeot des moteurs.
Théorie des moteurs. Dy-
namique des machines.
Mécanique des ingé-
nieurs.
Nous n'entreprendroiis pas de justifier dans tous
leurs détails les dispositions de ce tableau, puisque
ce serait recommencer la discussion dont nous avons
voulu donner ainsi le résumé synoptique : nous re-
DES APPLICATIONS DE LA MÉCANIQUE. 201
marquerons seulement que nous avons employé un
double filet pour désigner celle de nos divisions anti-
thétiques qui se soutient, en vertu du même principe,
à l'étage inférieur du tableau comme à l'étage supé-
rieur, et qui, en raison de cette persistance même,
nous paraît devoir être réputée plus essentielle ou plus
profonde.
131. — Et pourtant ce n'est pas à dire qu'il y ait,
pour les deux autres colonnes de gauche , défaut de
toute correspondance entre les étages supérieur et
inférieur du tableau. Au contraire, on peut remar-
quer que la notion de forces mortes ou inépuisables
est en rapport manifeste avec la détermination des
pressions ou tensions intérieures, puisque nous n'au-
rions pas l'idée d'effort, ou qu'au moins nous n'au-
rions aucune raison de rapporter cette idée à quelque
chose d'existant réellement hors de nous, si l'état de
tension des molécules des corps sollicités par des
forces permanentes ne nous offrait la réalisation exté-
rieure de cette idée. D'un autre côté, les mouvements
dont on s'occupe dans la mécanique céleste et dans la
balistique, sont précisément ceux dont on pourrait à
la rigueur assigner les lois, exposer la théorie, en ne
se fondant que sur des notions de cinématique, et en
affectant d'écarter toute idée de force et de mesures
de force.
D'après toutes ces considérations, le précédent ta-
bleau pourrait être ramené à un schème plus simple
encore, ainsi qu'il suit :
202 LIVRE II. — CHAPITRE V.
GEOMETRIE PURE.
CINÉMATIQUE. STATIQUE. DYNAMIQUE.
Passage de chacune des branches de la mécanique géométrique à la méca-
nique physique.
MÉCANIQUE PHYSIQUE.
APPLICATIONS RESSORTISSANT SPÉCIALEMENT
des principes
de la cinématique.
des principes
de la statique.
des principes
de la dynamique.
Pour la symétrie de l'expression, nous donnons ici
au mot de dynamique une autre acception que celle
qui a prévalu de nos jours dans la langue de l'ensei-
gnement, laquelle à son tour n'est pas celle qu'y atta-
chaient avec raison des auteurs plus anciens. Puisque
le mot AOva^iç signifie force ou puissance, n'est-ce pas
contredire de front l'étymologie que d'opposer (comme
on le fait aujourd'hui dans les livres didactiques) la
dynamique, en tant que théorie du mouvement, à la
statique, en tant que théorie de l'équilibre? Comme
si la statique n'était pas fondée sur l'idée de force, et
uniquement sur l'idée de force? Au contraire la dyna-
mique, telle que nous l'entendons, repose essentielle-
ment sur l'idée de force disponible, c'est-à-dire sur
l'idée de puissance. Nous pensons que la réforme faite
par Ampère, quand il a créé son mot de cinématique
(33), devrait être complétée par celle que nous propo-
sons ici. Mais, s'il nous appartient comme à tout le
monde d'exposer nos idées, il ne nous appartient pas,
comme à Ampère, d'opérer des réformes dans le lan-
gage.
DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 203
CHAPITRE Vi.
PE LA SUBORDINATION DES CARACTÈRES ET DE LA CLASSIFICATION
DES THÉORIES PHYSICO-CHDUQITES.
132. — Dans le cadre de la philosophie scolastique,
telle qu'on l'enseignait encore chez nous avant la ré-
volution qui a changé le système d'enseignement
comme tout le reste, la physique se divisait en deux
parties : physica gênerai is , physica specialis, et cette
division se rattachait à une distinction longtemps fa-
meuse entre les qualités premières des corps et leurs
qualités secondes. Par qualités premières les philoso-
phes scolastiques et les métaphysiciens des temps plus
modernes entendaient l'étendue, l'impénétrahilité, la
mobilité, l'inertie, c'est-à-dire toutes les notions fon-
damentales de la mécanique, et par qualités secondes
toutes celles qui produisent sur nous les impressions
de saveurs, d'odeurs, de couleurs, de chaud, de
froid, etc. L'énumération des qualités premières ou
prétendues telles impliquait donc l'idée que la méca-
nique comprend tout ce qu'il y a de général ou de
fondamental dans l'explication des phénomènes phy-
siques, idée qui a été déjà examinée (123), sur laquelle
nous devons revenir plus loin, et que nous ne nous
proposons pas de discuter ici. D'un autre côté, comme
nous croyons l'avoir clairement établi ailleurs ', rien
' Essai , chap. VIT e^ VIII.
204 LIVRE 11. — CHAPITRE VI,
n'est moins connu, ni moins susceptible d'être connu,
que la liaison entre les diverses qualités inhérentes
aux corps et la propriété qu'ils ont d'exciter en nous
des sensations d'une nature déterminée, couleurs,
saveurs, odeurs, etc.; tandis que nous nous rendons
parfaitement compte de la liaison qui existe entre la
propriété qu'ont tous les corps qui tombent sous nos
sens, d'être étendus, et l'idée que nous nous faisons
de l'étendue.
133. — Bien avant que la division à l'usage des
philosophes de l'antiquité et des docteurs du moyen-
âge eût cessé d'être enseignée dans les écoles, elle
avait disparu de la science, sans qu'on eût trouvé à la
place une division propre à mettre dans le système des
sciences physiques l'ordre, la classification, la méthode
qui certainement y font défaut aujourd'hui. Des corps
de science comme la chimie, la cristallographie, l'op-
tique, tout en conservant des rapports nécessaires avec
les autres branches de la physique, ont tendu à pren-
dre une constitution propre, indépendante, et in-
trinsèquement de plus en plus régulière , sans que
l'ensemble de ces membres détachés offrît de la régula-
rité : ce qui est resté pour composer la physique pro-
prement dite (selon l'expression courante) n'a plus été
qu'une sorte de rubrique incertœ sedis, moins une
science qu'une collection de fragments scientifiques,
fort peu cohérents. Voyez notamment combien laisse
à désirer la notion que l'on se fait, dans la science
actuelle, des caractères p/ti/sir/ues des corps, par oppo-
sition à leurs caractères chimiques. D'une part on
comprend dans les caractères physiques ce qu'il y a
certainement de plus essentiel dans les corps et ce qui
DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 205
prime par là, même les caractères chimiques, à savoir
les propriétés mécaniques, la mobilité, l'inertie, la
masse, la gravitation; d'autre part ou y comprend
aussi les caractères qui tiennent aux circonstances les
plus accessoires de la structure ou du mode de grou-
pement des parties, caractères qui sont loin d'être
réputés intimes, essentiels ou fondamentaux au même
degré que les caractères chimiques. Donc la gradation
et la subordination rationnelle sont blessées par l'em-
ploi d'un tel langage. La définition de la catégorie des
caractères physiques est purement négative ; cette
catégorie ne semble établie que pour recueillir confu-
sément celles des qualités des corps que l'on n'a pas
de motifs de ranger parmi les caractères chimiques.
134. — La remarque, que le livre de la science est
pour le moins un registre en parties doubles, s'ap-
plique surtout au système des sciences physiques et
explique des doubles emplois qui déjà mettent obstacle
à une régulière coordination de toutes les parties du
système. Par exemple, la réaction chimique du soufre
et du carbone doit essentiellement figurer, aussi bien
dans l'histoire du soufre que dans celle du carbone,
tandis qu'on peut fort bien s'arranger pour que l'his-
toire d'une espèce vivante ne tienne que peu ou point
à l'histoire de la plupart des autres espèces. Ceci n'est
qu'un détail, et la même remarque s'applique beau-
coup plus en grand, surtout à propos des parties de la
physique qui ont pour objet ces agents mystérieux
que nous nommons des fluides impondérables. La con-
naissance telle quelle que nous avons de ces agents,
de la lumière par exemple, est certainement subor-
donnée à la connaissance que nous avons des corps
206 LIVRE II. — CHAPITRE VI.
pondérables, en même temps que la plupart des affec-
tions des corps pondérables ne nous sont manifestées
que par le moyen des impressions que la lumière
produit sur nous. L'étude que nous faisons des modi-
fications que la lumière éprouve en atteignant ou en
pénétrant les milieux pondérables, a souvent pour
but et pour résultat de nous instruire de la struc-
ture de ces milieux, et plus souvent encore pour but
et pour résultat l'analyse de la lumière elle-même , la
manifestation de sa constitution propre et de ses
caractères essentiels. Aussi l'optique est-elle consti-
tuée depuis longtemps comme une science propre,
comme un corps de doctrine spéciale, autonome, mal-
gré ses connexions avec d'autres branches de la phy-
sique, les unes fondées sur l'analogie, sur l'affinité de
nature, et les autres (ce que nous considérons parti-
culièrement en ce moment-ci ) tenant nécessairement
à ce que tout rapport implique deux termes. Au con-
traire, quand on ignorait les propriétés de la chaleur
rayonnante, si parfaitement analogues à celles de la lu-
mière (92), quand on ne connaissait de la chaleur que
la propriété qu'elle a de dilater les corps, de les fondre
et de les vaporiser, de se propager par le contact d'une
molécule h l'autre, il n'y avait vraiment pas lieu de
concevoir une théorie de la chaleur, comme corps
spécial de doctrine, puisque, de tous ces faits rappro-
chés, il ne pouvait résulter aucune notion positive
sur la constitution propre de la chaleur et sur les lois
qui la gouvernent, abstraction faite des changements
apparents qu'elle opère dans les corps pondérables.
Ainsi, d'une part l'intimité et la réciprocité des
rapports entre les diverses parties des sciences phy-
DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 207
siques, beaucoup plus grandes que pour tout autre
groupe de sciences, comme la suite le montrera encore
mieux, mettent plus d'obstacles à une coordination
didactique qui représente exactement, sans doubles
emplois, la coordination réelle des phénomènes et de
leurs lois ; d'autre part le grand et fondamental con-
traste entre les propriétés des corps pondérables et
celles des agents impondérables introduit dans le corps
de la doctrine une perpétuelle antithèse, d'une espèce
particulière : le progrès des théories tendant à dégager
par la pensée et à isoler dans l'exposition ce que les
faits observables unissent d'une manière indissoluble.
135. — Admettons toutefois comme division pri-
mordiale, à un point de vue théorique et didactique,
la distinction entre la physique des corps pondérables
et celle des agents impondérables, sauf à tenir compte,
comme on doit le faire, de leurs perpétuelles et néces-
saires connexions : y a-t-il, soit pour l'un, soit pour
l'autre embranchement, soit pour tous deux à la fois,
un autre principe de distinction et de classification?
Voici celui qu'après de longues réflexions nous pro-
posons avec confiance.
Toutes les explications que nous donnons ou tâ-
chons de donner des phénomènes physiques, soit par
des figures, soit par des mouvements, soit par des
forces, c'est-à-dire au moyen de la pure géométrie, de
la cinématique ou de la dynamique , supposent des
longueurs, des distances, des vitesses, des sphères
d'action que nous pouvons observer, mesurer par voie
directe ou indirecte, ou du moins apprécier : ou bien
au contraire ces longueurs, ces distances, ces vitesses,
ces sphères d'action sont réputées d'un tel ordre de
208 LIVRE II. — CHAPITRE VI.
petitesse qu'elles échappent absolument à tous nos
moyens d'observation et de mesure; que nous n'avons
ni ne pouvons avoir aucune notion de leur grandeur
absolue, et qu'à dire vrai, elles n'ont pour nous qu'une
existence hypothétique et conjecturale. S'il en est
ainsi , il y a donc lieu d'admettre dans les sciences
physiques deux clefs, deux rubriques ou deux catégo-
ries dominantes : il y aura une physique des corps
sensibles et une physique infinitésimale, corpusculaire
ou moléculaire.
Que cette qualification de sensibles n'introduise
point d'équivoques. On est parvenu, à l'aide de procédés
fort indirects, et aussi très ingénieux, à mesurer la
longueur excessivement petite des ondes lumineuses ;
à savoir par exemple que la longueur d'onde, pour le
rayon violet extrême, est égale à un 2500' de milli-
mètre, ou plus exactement à 406 millionièmes de mil-
limètre : voilà assurément une grandeur qu'il nous
est bien permis de qualifier d'insensible, mais elle se-
rait beaucoup plus petite encore qu'elle n'appartien-
drait pas à l'ordre des grandeurs infinitésimales dont
nous voulons parler, du moment qu'on pourrait la
mesurer par des expériences indirectes , ou seulement
en constater expérimentalement l'existence. Un grain
de musc émet pendant des années des particules odo-
rantes sans perdre sensiblement de son poids, et par
conséquent la petitesse des particules qui viennent à
chaque instant se déposer sur la membrane olfactive
pour y déterminer la sensation d'odeur, surpasse tout
ce que l'imagination peut se représenter : cependant
elle n'est pas de sa nature indéterminable. Il est per-
mis de se figurer des pesées si délicates, que l'on en
DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 209
conclurait le poids des particules émises pendant un
temps très-long; par suite, au moyen du calcul, le
poids des particules arrivées à la membrane olfactive
pendant un temps très-court, et finalement le volume
qu'occuperait la réunion de ces particules à l'état con-
cret. Au contraire, il n'y a pas de physicien, de chi-
miste, qui ne regarde les dimensions, les distances
des dernières molécules ou des atomes sur lesquels il
raisonne, comme étant de leur nature, et non pas
seulement à cause de l'imperfection de nos sens, abso-
lument indéterminables. Comment pourrait-il en être
autrement, puisque nos sens eux-mêmes et tous les
appareils que nous construisons poui* leur venir en
aide, supposent dans leur construction les corps déjà
constitués, ce que les scolastiques auraient appelé le
phénomène de la corporéitêl De sorte qu'il est dans
l'essence des choses, et en quelque sorte mathémati-
quement nécessaire, qu'ils ne puissent avoir prise que
sur d'autres corps constitués, et non sur les éléments
infinitésimaux des corps, tels que nous les concevons
pour le besoin de nos spéculations rationnelles. Si cet
argument ne paraissait pas décisif, au moins faudrait-
il reconnaître que, dans l'état actuel des sciences phy-
siques, ce que nous regardons comme indéterminable
de sa nature l'est de fait et par rapport à nous; or,
c'est déjà une tâche suffisante que de s'occuper de
la classification des connaissances acquises, en remet-
tant à nos successeurs le soin de classer celles qu'ils
acquerront.
136. — Suivant que l'on se propose de pénétrer
plus ou moins dans l'économie des phénomènes et
dans l'explication de leurs causes, telle classe de phé-
T. I. 14
210 LIVRE II. CHAPITRE VI.
nomènes peut ressortir ou lie pas ressortir de la phy-
sique moléculaire. Nous avons déjà remarqué (78) que
la cristallographie peut être présentée de manière à
ne relever que de l'idée fondamentale de la forme, et
à n'exiij^er que l'application des principes de la géomé-
trie; mais, dès qu'on voudra y faire intervenir l'idée
de force, il ne pourra être question que de forces
moléculaires, au sens indiqué, et nous entrerons en
plein dans le champ de la physique moléculaire. Si
nous étudions les conditions de l'équilibre d'un liquide
dans un système de vases communiquants, en partant
de l'idée que le liquide est un corps pesant dont le
volume reste invariable, tandis que la forme cède à la
moindre pression, à moins que celle-ci ne soit dé-
truite par une pression contraire, nous ferons une
application des principes de mécanique rappelés ci-
dessus, tous susceptibles d'une confirmation expéri-
mentale , et nous ne sortirons pas du domaine de la
physique sensible; mais, aussitôt qu'il s'agira de tenir
compte des particularités de viscosité, de frottement,
de capillarité, et que nous voudrons en donner une
explication dynamique, ou les relier par une théorie
quelconque, nous aborderons inévitablement les ar-
canes de la physique moléculaire (124).
137. — Quand on prend les mots dans leur accep-
tion la plus large, la chimie n'est qu'une partie de la
physique moléculaire, mais partie tellement impor-
tante , eu égard à la perfection de l'enchaînement
théorique, à la nature des applications, que l'on éprouve
aussi le besoin de désigner par une expression com-
plexe , par la dénomination de sciences physico-chi-
miques, le groupe de sciences oii la chimie joue un si
DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 2îl
grand rôle. La conception des phénomènes chimiques
se rattache primitivement à la notion de l'hétérogé-
néité des corps qui s'offrent à nous dans la Nature,
hétérogénéité qui porterait, non plus sur des parti-
cules sensibles, comme pour ces mélanges ou amal-
games grossiers, dans lesquels nous opérons par des
moyens mécaniques la séparation des matières amal-
gamées ou mélangées, mais sur les éléments infinité-
simaux des corps, dans la sphère des actions molé-
culaires oii ne pénètrent pas nos observations faites
à l'aide des sens. De là l'idée d'une analyse et d'une
synthèse dont l'une a pour objet de décomposer
les corps dans leurs éléments homogènes, et l'autre
de recomposer les corps en opérant directement,
quand la chose est possible, la combinaison des élé-
ments. On a pu longtemps supposer avec les anciens
alchimistes, avec le gros des chimistes jusques vers le
milieu du dernier siècle, que les éléments ou matières
homogènes, fournis par l'analyse des corps composés,
et dont la séparation est le terme ordinaire de l'ana-
lyse chimique, n'en restent pas moins convertibles les
uns dans les autres, par quelque procédé naturel ou
artificiel dont la recherche était bien faite pour exci-
ter à la fois la curiosité et la cupidité. Immédiatement
après les grandes découvertes de la chimie moderne,
on voyait les théories s'enchaîner et s'exprimer avec
une régularité tellement systématique, dans l'hypo-
thèse de la simplicité absolue et partant de l'irréduc-
tibilité essentielle des radicaux chimiques, qu'il était
difficile que les chimistes n'y crussent pas au fond du
cœur, quoiqu'ils ne manquassent jamais, par un mé-
nagement obligé pour la philosophie baconienne ou
212 LIVRE II. — CHAPITRE VI.
condillacienne alors régnante, de déclarer qu'ils n'a-
vaient point à cet égard de parti pris, et qu'ils n'en-
tendaient par radicaux ou éléments indécomposables,
que des substances qu'on n'avait encore pu décom-
poser. Plus tard, quand on a constaté que des corps
composés et décomposables jouent, dans des combi-
naisons ultérieures, un rôle parfaitement analogue à
celui des radicaux chimiques, actuellement indécom-
posables, on a dû, non plus par scrupule ou par con-
venance philosophique, mais par une réserve vraiment
scientifique, s'abstenir de rien préjuger sur l'irréduc-
tibilité des radicaux chimiques. Enfin, depuis que la
théorie des rapports simples entre les poids atomiques
ou les équivalents des radicaux chimiques tend à pré-
valoir, on est inévitablement amené (pour peu que
l'on ait de penchant à dépasser par l'induction philo-
sophique les strictes limites de l'expérience actuelle)
à regarder l'hétérogénéité des radicaux chimiques
comme un fait dérivé, compatible avec l'homogénéité
primitive et essentielle des éléments de la matière
pondérable.
138. — Dès lors la définition du domaine de la
chimie et l'idée qu'on doit se faire des caractères chi-
miques dans l'état actuel de la philosophie naturelle,
se trouvent notablement modifiées. Le propre de la
chimie n'est plus de faire et de défaire des associa-
tions ou des combinaisons entre des éléments hétéro-
gènes absolument irréductibles ou non convertibles
les uns dans les autres, mais bien d'étudier tous les
phénomènes qui, dans la chaîne des principes et des
conséquences, se rattachent directement au principe
qui a créé l'hétérogénéité des radicaux chimiques.
DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 213
qui a constitué l'atome, la molécule ou Yunité chimi-
que (9), par la conception de laquelle nous expli-
quons l'enchaînement systématique des phénomènes
qui sont du ressort de la chimie. L'analyse et la syn-
thèse, la décomposition et la recomposition ne sont
plus alors pour le chimiste théoricien un hut, mais
un moyen d'explorer cet ordre de phénomènes. En ce
sens, le physicien qui étudie, à l'aide des propriétés
de la lumière, la structure atomique d'un cristal ou
d'un gaz, fait réellement de la chimie : tandis que le
chimiste qui clarifie un sirop ou rectifie une liqueur
mêlée à de l'eau en proportion non définie, ne fait
point de la chimie, dans ce sens philosophique et
élevé. Les plus belles découvertes de la physique mo-
derne sont sans contredit celles qui relient par des
formules tirées de la constitution chimique ou ato-
mique des corps, des faits ou des nombres aupara-
vant isolés, et qui delà sorte étendent déplus eu plus
le domaine de la chimie, au sens qui vient d'être
expliqué.
139. — Dans l'état actuel de la chimie, tout s'ex-
plique par des unités, des nombres, des groupes, des
combinaisons; tout relève de l'arithmétique et de la
syntactique pure; aucune explication qui ait jusqu'à
présent pris place dans la science , ne résulte de rela-
tions ou de configurations géométriques, n'est donnée
par une intuition ou une construction géométrique :
au rebours de la mécanique physique où tout est
subordonné à la géométrie, où les nombres n'inter-
viennent qu'artificiellement (13), comme le moyen
que la constitution de notre entendement nous sug-
gère, pour exprimer et comparer des grandeurs natu-
214 LIVRE II. — CHAPITRE VI.
Tellement continues. L'idée d'une force moléculaire
ou atomistique, spécialement affectée à la production
des phénomènes chimiques, et que l'on nomme affi-
nité, manque de ce ([ui entre essentiellement dans la
détermination des forces mécaniques, à savoir l'orien-
tation et la mesure. Au fond elle n'intervient que
comme une image dont la poésie du langage s'accom-
mode; elle ne remplit de fait aucun rôle dans la
construction de la science. Lorsque quelques chi-
mistes en ont voulu faire une application plus précise,
au point de vue statique ou dynamique, on n'a pas
tardé à reconnaître qu'ils en avaient fait une applica-
tion fausse; et chacun confesse aujourd'hui que le
mot d'affinité, au lieu d'être une explication, voile des
phénomènes plus complexes oij les agents impondé-
rables interviennent, d'une manière qui nous est en-
core cachée.
Plus la chimie a fait de progrès, mieux s'est mani-
festé le caractère essentiel des phénomènes chimiques
et des lois qui les régissent, caractère consistant en
ce que tout y est précis, défini, avec variation brusque
et tranchée d'un état à l'autre, par opposition à la loi
de continuité qui régit les transformations qu'on
observe dans tant d'autres phénomènes, et notam-
ment dans les phénomènes mécaniques. Tandis que
les forces mécaniques, opérant à distances finies,
engendrent des effets qui varient avec les distances
selon la loi de continuité, les actions chimiques ne
donnent lieu qu'à des associations ou à des dissocia-
tions brusques, et à des combinaisons à proportions
définies. De là le motif de considérer l'ordre des phé-
nomènes chimiques, avec toutes ses appartenances.
DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 215
comme inexplicable par les seules notions de la mé-
canique. Pareillement, si les atomes chimiques ne
différaient les uns des autres que par les dimensions
et par les figures, ou si (en les supposant déjà consti-
tuées par le groupement d'autres atomes) les molécules
chimiques ne différaient que par le nombre et par la
configuration des atomes élémentaires, maintenus à
cUstance dans Fintérieur de chaque groupe, on ne voit
pas comment il serait possible d'expliquer la distinc-
tion tranchée des radicaux et des composés chimiques,
et la loi des proportions définies. La difTérence des
masses ne peut pas plus que la différence des confi-
gurations et des distances rendre raison de tous ces
phénomènes, puisque la masse est sujette aussi dans
ses variations à la loi de continuité, et qu'au surplus
la théorie des équivalents chimiques établit un con-
traste des plus remarquables entre la masse que l'on
considère en mécanique, laquelle se mesure par le
poids ou par l'inertie, toujours proportionnelle au
poids (10 i), et ce que Ton pourrait nommer la masse
chimique, laquelle est mesurée par la capacité de
saturation.
140. — Cependant, à mesure que les combinaisons
chimiques se compliquent, elles offrent moins de per-
manence et de stabilité, et manifestent par là une
moindre énergie dans les causes qui produisent les
combinaisons, un moindre contraste entre les élé-
ments qui s'unissent en neutralisant ou en saturant,
comme on dit, leurs propriétés contraires. Non-seule-
ment les molécules chimiques entre lesquelles l'union
s'opère sont d'une constitution plus complexe, mais
elles se groupent en plus grands nombres pour con-
216 LIVRE II. — CHAPITRE VI.
stituer la molécule surcomposée; et les proportions,
au lieu d'être exprimées par des nombres très-sim-
ples, comme 1 et 2, 2 et 3, 3 et 5, etc., le sont par
des nombres de l'ordre des dizaines ou des centaines.
Les molécules chimiques ne se groupent plus par
unités, mais par escouades; leur individualité tend
déjà à s'effacer. Que l'on fasse un pas de plus, et elles
se grouperont par bataillons; l'individualité des mo-
lécules constituantes ne se fera plus sentir; la loi des
proportions définies, théoriquement maintenue, ne
pourra plus être positivement constatée : car, la diffé-
rence d'une unité tombera dans les limites de l'er-
reur que l'analyse comporte; le caractère de disconti-
nuité imprimé aux phénomèmes chimiques, et qui
n'est que la manifestation du type de l'individualité,
aura disparu avec tout ce qui en dépend; soit qu'ef-
fectivement il ne subsiste plus, soit qu'il ne puisse
plus être rendu sensible par nos expériences.
141. — La série des caractères chimiques semble
donc s'interposer entre deux autres séries de carac-
tères que l'on a jusqu'à présent réunis sous la rubri-
que commune de caractères physiques : les uns que
l'on pourrait nommer hyper-chimiques, en ce sens
qu'ils paraissent plus généraux, plus fondamentaux,
plus essentiels encore que les caractères chimiques,
et que partant ils les dominent; les autres qu'il fau-
drait, dans ce système de nomenclature, qualifier
àlii/po-chimiqiies , qui n'ont ni la persistance, ni la
forme tranchée des caractères chimiques, et qui sem-
blent l'effet relativement débile d'énergies molécu-
laires qui se sont en plus grande partie épuisées dans
la construction même de la molécule chimique.
DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. -217
Les propriétés essentielles de la matière qui corres-
pondent aux principes généraux de la mécanique, aux
lois de la gravitation universelle; qui, selon notre ma-
nière de les concevoir, peuvent et doivent subsister
dans les derniers éléments des corps, avant même la
formation des corps, avant la constitution de l'atome
ou de la molécule chimique, avant la manifestation
d'aucune réaction chimique, voilà les caractères qu'il
convient de qualifier d'hyper-chimiques. L'adhésion,
la viscosité, la capillarité, la texture, la dureté, l'opa-
cité, voilà des caractères du genre de ceux que nous
proposons de nommer hypo-chimiques, parce qu'ils
ne prennent naissance qu'après que la molécule chi-
mique s'est constituée, par un surcroît de complica-
tion et de travail de construction moléculaire, dans
lequel s'effacent les distinctions tranchées au moyeu
desquelles nous reconnaissons sans hésitation les pro-
duits du travail chimique.
142. — Certains caractères hypo-chimiques peu-
vent tenir de plus près que d'autres aux caractères
chimiques. Par exemple, le carbone qui s'offre à nous
sous deux états si différents, à l'état de diamant et à
l'état de charbon produit par la combustion des ma-
tières organiques, jouit sous ces deux états d'une grande
fixité, c'est-à-dire qu'il est, sinon absolument infusi-
ble et non volatil, du moins très-difficile à volatiliser et
à fondre sous l'action de la chaleur la plus intense :
voilà une qualité plus persistante et que dès lors on
réputera plus étroitement liée à la constitution chi-
mique du carbone que la diaphauéité ou la dureté du
diamant, avec lesquelles contrastent d'une façon si
étrange l'opacité et la friabilité du charbon.
218. LIVRE II. CHAPITRE VI.
Les caractères cristallographiques notamment ont
un degré de précision, de fixité, qui doit les faire pla-
cer sur la ligne des caractères chimiques. Ce que l'on
a appelé Y isoniorphlstne n'est que la manifestation de
l'identité de formule chimique ou de l'analogie de
constitution (sinon de composition) chimique, par
l'identité ou l'analogie des formes cristallines. Les
cas de diniorplmnte (qui ne sont d'ailleurs que des cas
exceptionnels), tout en prouvant que la composition
chimique est quelque chose de plus essentiel encore
que la forme cristalline, n'en laissent pas moins sub-
sister la liaison immédiate et étroite entre le type chi-
mique et le type cristallin : de telle sorte qu'à un
même type chimique ne puisse correspondre qu'un
nombre très-limité de types cristallins parfaitement
distincts, n'admettant aucune transition de l'un à
l'autre, ce qui est l'attribut essentiel de tous les carac-
tères chimiques.
143. — Il est curieux que les propriétés des corps,
les plus spéciales, les plus particulières en apparence,
soient justement celles qui nous ont donné les notions
les plus générales, les plus essentielles sur la manière
d'être et le mode d'action des agents impondérables.
La singulière propriété du spath d'Islande, de dou-
bler les images des corps que l'on regarde à travers
ce cristal transparent, est devenue la base de la théo-
rie de la lumière. Parmi tous les minerais de fer
gisant dans l'écorce terrestre, une espèce se rencontre
qui jouit de la propriété singulière, qu'un morceau de
ce minerai, taillé en barreau, attire la limaille de fer,
principalement vers ses deux bouts. L'un des bouts se
dirige de lui-même vers l'un des pôles du monde, et
DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 219
l'autre vers l'autre pôle, d'où le nom de pôle donné
aussi, par une analogie bien naturelle, à chacune des
extrémités du barreau. Les deux pôles qui prennent
des directions contraires ont aussi d'autres propriétés
contraires : l'un attire ce que l'autre repousse. L'éner-
gie attractive ou répulsive, concentrée surtout dans le
voisinage des pôles, subsiste encore, mais en s'affai-
blissant progressivement, à mesure que l'on s'éloigne
des extrémités du barreau pour se rapprocher de la
ligne médiane où elle est nulle, ce qui nous donne
l'idée d'un état neutre, servant d'intermédiaire et de
passage d'un état à l'état contraire. Voilà des faits
bien particuliers, bien spéciaux, au point de vue de
l'étude des propriétés des corps et de l'histoire des
minéraux : cependant ils deviendront le germe des
théories les plus générales. Les phénomènes que pré-
sentent les corps électrisés s'expliquent par la sépara-
tion de deux principes répandus partout, placés dans
un antagonisme perpétuel, dont l'un attire ce que
l'autre repousse, qui tendent sans cesse à s'unir, en
raison même du contraste de leurs propriétés, et à se
masquer ou à se neutraliser mutuellement par le fait
de leur union. La pile électrique de Volta manifeste
des pôles, comme le barreau aimanté; et bientôt l'on
sera conduit à ne voir dans le barreau aimanté dont
les propriétés singulières ont si exclusivement attiré
l'attention des premiers curieux, qu'un mode parti-
culier de la polarité électrique dont les éléments se
retrouvent partout, dont l'influence se range parmi
les causes physiques les plus générales. La pile de
Volta devient l'agent le plus universel, le plus puis-
sant des décompositions chimiques; les deux éléments
220 LIVRK 11. — CHAPITRE VI.
pondérables dissociés sont entraînés, l'un vers un
pôle de la pile, l'autre vers l'autre pôle, et dès lors on
touche du doigt la liaison intime entre le principe de
l'affinité chimiciue et le principe de polarité ou de
dualité antagoniste; on devine pourquoi il arrive que
les éléments chimiques qui tendent avec le plus
d'énergie à s'unir, soient ceux dont les propriétés
offrent le plus d'antagonisme, et que le résultat de
l'union soit de neutraliser dans le corps composé les
qualités contrastantes des corps composants. On sent
bien qu'un principe dont les applications sont si
vastes, dont la simplicité est si séduisante, ne saurait
se confondre avec une donnée empirique vulgaire, et
qu'il doit tenir de très-près, comme la loi de la gravi-
tation universelle, comme le principe de la conserva-
tion des masses, à la raison suprême des phénomènes
que nous offre le monde physique. Toute explication
qu'on en voudrait donner serait suspecte, par cela
seul qu'elle serait compliquée.
14i. — On retrouve, dans la physique des impon-
dérables, le contraste qui nous a tant occupés, entre
les explications cinématiques et les explications dyna-
miques. Depuis que la théorie des ondulations éthé-
rées a définitivement prévalu pour l'explication des
phénomènes que nous offrent la lumière et la chaleur
rayonnante, cette théorie a été diversement appliquée,
par ceux qui étaient, comme Fresnel, encore plus
physiciens que géomètres, et par ceux qui étaient,
comme Cauchy, beaucoup plus fiéomètres que physi-
ciens. Si l'on examine attentivement en quoi leurs
méthodes diffèrent, on verra que les uns considèrent
directement les mouvements ondulatoires et les résul-
DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 221
tats de la superposition de tels mou\ements, sans se
préoccuper de rattacher la génération de ces mouve-
ments à des forces hypothétiques qui agiraient d'atome
à atome : tandis que les autres épuisent les ressources
du calcul à tirer de l'hypothèse des forces atomisti-
ques les données fondamentales de la constitution et
de la propagation de l'onde éthérée. Les uns font de
la cinématique pure (car, à la rigueur, on pourrait
suivre toutes les constructions, toutes les explications
qu'ils donnent, sans avoir l'idée de force), et jusqu'à
présent cette cinématique paraît suffire à tous les be-
soins de la science positive : les autres font de la
dynamique hypothétique. Donc, en élaguant l'hypo-
thèse, pour ne retenir que ce qu'il y a d'essentiel
dans la construction scientifique, on peut dire que
cette partie si vaste de la physique des impondérables
ne repose encore que sur l'idée de mouvement et sur
la théorie géométrique des mouvements.
Au contraire, lorsqu'il est question d'appliquer,
comme Poisson l'a fait, les lois de Coulomb sur les
attractions et les répulsions électriques, au mode de
distribution de l'électricité à la surface des corps con-
ducteurs, il ne s'agit plus de mouvements qui se
superposent; il s'agit bien évidemment de forces qui
se composent et s'équilibrent. Otez la notion de force,
et le phénomène n'est plus intelligible, la théorie n'a
plus aucun sens.
Maintenant, il en est des explications dynamiques
qui concernent la physique des impondérables, comme
de celles qui concernent la physique des corps pon-
dérables. Les unes portent sur des phénomènes dont
1 échelle est sensible, les autres sur des phénomènes
999
LIVRE II. — CHAPITRE VI.
qui se passent ou qui sont censés se passer dans une
sphère infinitésimale oii les sens de l'homme ne peu-
vent avoir aucun accès (135). Nous voyons deux corps
électrisés s'attirer ou se repousser à des distances sen-
sihles, des aimants, des fils conducteurs traversés par
un courant voltaïque s'infiuencer l'un l'autre : mais,
pour nous rendre compte de toutes les particularités
que nous offrent la constitution des aimants et celle
des courants voltaïques, il faut imaginer des forces,
des énergies, des affections qui se concentrent dans
cette sphère infinitésimale dont la conception nous a
déjà été suggérée par le hesoiu d'expliquer une foule
de particularités de la constitution des corps pondé-
rables.
145. — Nous avons expliqué (124) comment, dans
un certain sens (sens hypothétique, il est vrai), toutes
les sciences physiques seraient autant de dépendances
de la mécanique, tandis que dans un autre sens,
accommodé à ce que les faits ont de positif et d'ob-
servable, la mécanique n'est plus qu'une branche de
la physique. Mais en même temps on reconnaît à la
mécanique des caractères si particuliers, que souvent
l'on oppose la mécanique à la physique : comme lors-
que l'on distingue les effets mécaniques des variations
de température, tels que la rupture d'une chaudière
et la projection des débris, d'avec les effets qualifiés
de physiques, tels que la fusion d'un corps solide ou
la vaporisation d'une masse liquide. Nous avons pa-
reillement expliqué en quel sens on oppose la physi-
que à la chimie, et les effets physiques des variations
de température, tels que la fusion et la vaporisation,
aux effets chimiques qui consistent dans la formation
DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 223
OU la résolution de certaines combinaisons entre les
éléments chimiques des corps. On distingue de même,
parmi les effets de la pile de Yolta, des effets méca-
niques, tels que les mouvements produits par les
actions attractives ou répulsives des tils conducteurs
du courant, puis des effets physiques, tels que l'élé-
vation de température du fil conducteur, et enfin des
effets chimiques, tels que le dégagement d'oxygène
et la réduction des métaux alcalins aux deux extrémi-
tés du fil.
Dans l'étude des organes et des fonctions d'un ani-
mal, on distingue très-bien ce qui se rapporte à la
production d'effets mécaniques, ce qui est construit
sur les types des machines et des engins mécaniques,
leviers, poulies, cordes, tuyaux, soupapes, etc., d'avec
ce qui se rapporte à la production d'effets physiques
et surtout chimiques, et ce qui est construit sur les
types d'appareils physiques et chimiques, tubes capil-
laires, lentilles réfringentes et leurs accessoires, cor-
nets acoustiques, foyers de chaleur, cornues et réci-
pients. Il faut tenir le plus grand compte de toutes
ces indications que la Nature elle-même nous donne,
et qui sont comme la pierre de touche et la contre-
épreuve de nos systèmes scientifiques. Ce n'est point
parce que l'esprit humain est fait d'une certaine
façon, que géomètres et ingénieurs ont imaginé une
science à laquelle on donne le nom de mécanique, et
où figurent à titre d'organes élémentaires, des leviers,
des poulies, des cordes, des soupapes : car, il serait
étrange que dans cette hypothèse la Nature se fût
assujettie aux mêmes types, lorsqu'elle a dessiné le
plan des êtres vivants, objets de ses soins particuliers;
224 LIVRE II. — CHAPITRE VI.
et d'un autre côté, l'homme n'a pas attendu d'être au
courant de l'anatomie pour former ses engins méca-
niques sur les modèles que l'organisation des animaux
lui présente. L'homme s'est rencontré avec la Na-
ture, parce que cette rencontre tient au fond même
et à la raison des choses. Même remarque pour la
physique : car, ce n'est pas en général par suite des
progrès dans l'anatomie de l'œil que nos instruments
d'optique ont été conçus et perfectionnés, et l'on n'a
reconnu que plus tard, dans les détails, l'analogie du
plan organique avec celui de nos instruments. Donc
les fondamentales divisions ou distinctions de notre
encyclopédie physique, et jusqu'au choix des princi-
paux appareils que notre industrie a créés, sont justi-
fiés par la Nature elle-même, et ne peuvent point être
réputés arhitraires, ou seulement relatifs à la consti-
tution de l'esprit humain et au point de vue où
l'homme est placé.
DE LA CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 225
CHAPITRE VII.
DE LA C0>r\-£RS10N DES EFFET? MÉCANIQUES, PHYSIQUES, CHIMIQUES, LES UNS
DANS LES AUTRES. — GÉNÉRALISATION DE L'JDÉE DE FORCES DISPONIRLES,
ET DU PRINCIPE DE LA CONSERVATION DES FORCES DANS LES CONVERSIONS
CIRCULAIRES.
146. — Du moment que l'on a été amené à distinguer
des phénomènes et des effets mécaniques, physiques,
chimiques, etc., il est tout simple que l'on soit tenté
d'examiner plus à fond quelle est au juste l'influence
que ces phénomènes, rapportés à des catégories di-
verses, exercent les uns sur les autres, et s'il n'est pas
possible de concevoir que ces effets distincts soient
aptes à se convertir les uns dans les autres. On ne
fait pourtant guère que de commencer à entrer dans
cet ordre de recherches qui doivent conduire un jour
aux résultats les plus intéressants, et pour la philoso-
phie des sciences et pour les applications que récla-
ment les progrès toujours croissants de l'industrie.
Qui ne sait qu'aujourd'hui le principal usage des ma-
tières combustibles n'est plus de procurer directement
la chaleur dont l'homme a besoin pour se défendre
de l'inclémence des saisons ou pour les préparations
des arts, mais bien de fournir indirectement la force
mécanique qui lui est devenue indispensable pour
ses usines et pour la circulation des voyageurs et
des marchandises, sur toute la surface du globe?
Eu cela encore l'industrie de l'homme n'a fait qu'i-
miter la Nature. Car, quel autre agent que la chaleur
r. /. 15
226 LIVRE II. — CHAPITRE VII.
régénère sans cesse la force vive que sans cesse la
Nature dépense en grand à la surface de notre pla-
nète, au sein des mers et de l'atmosphère? Les cou-
clies d'air et d'eau dilatées par un accroissement de
température s'élèvent, puis se refroidissent et retom-
bent; d'où la production des vents et des courants
marins. La couche d'eau en contact avec l'atmosphère,
continuelleineut sollicitée à se réduire en vapeur par
l'action de la chaleur, va se condenser dans les hautes
régions de l'air et former les nuages qui, retombant
en pluie ou en flocons glacés, alimentent les cours
d'eau dont la chute avait jusqu'à présent fourni à
l'homme la provision de travail mécanique la plus
abondante ou la plus facile à recueillir et à employer.
La ressemblance ne se borne pas là. Cette chaleur
qui, dans l'atelier de la Nature, a engendré sur une
grande échelle le travail mécanique des vents et des
cours d'eau, se dissipe par le rayonnement dans les
espaces célestes, et elle est, quant à l'effet utile, per-
due sans retour, aussi bien que la chaleur qui sort
des foyers de nos machines à vapeur. La seule diffé-
rence (et elle est capitale) consiste en ce que le com-
bustible de nos foyers s'épuise, comme s'est épuisé
dans des temps plus anciens l'excès de chaleur cen-
trale qui imprimait aux phénomènes météorologiques
un surcroît d'activité : tandis que la chaleur venue
du soleil et dont le mode de génération est encore
pour nous si mystérieux, semble incapable de s'épui-
ser, et de fait n'a pas éprouvé, depuis les temps aux-
quels nos observations s'appliquent, de diminution
appréciable.
Ces considérations méritent d'attirer l'attention de
DE LA CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 227
tous les esprits : car. combien de fois n'a-t-on pas
entendu dire qu'il n'y a point de limites aux décou-
vertes de la science, et qu'on trouvera le moyen de
remplacer, comme source de travail mécanique, la
\apeur et la chaleur, quand nous n'aurons plus de
charbon? La vapeur d'eau sans doute, car toute autre
substance gazeuse peut également servir d'intermé-
diaire, peut-être plus avantageux, pour la conversion
de la chaleur en force vive; mais la chaleur, c'est
autre chose. On ne peut avec aucune vraisemblance,
conclure du fait d'une invention, qui n'était, à la bien
prendre, qu'une copie des procédés de la Nature, à la
possibilité d'une invention dont elle ne nous offre au-
cun modèle. Il est au contraire très-vraisemblable,
très-conforme aux analogies naturelles, qu'on ne se
passera jamais de chaleur pour engendrer la force
vive sur une grande échelle. Ce qu'il n'est pas dérai-
sonnable de chercher, c'est le moyen de produire de
la chaleur et par suite du travail mécanique, autre-
ment que par le procédé de la combustion ordinaire,
puisque la >'ature nous offre le plus magnifique
exemple d'un foyer qui n'a pas besoin pour s'alimen-
ter, du combustible que nous dévorons dans les nôtres.
147. — L'état gazéiforme des milieux pondérables
est celui qui se prête d'une manière plus commode à
la génération de la force vive par une dépense de cha-
leur, comme aussi à un dégagement de chaleur par
une consommation de force vive, et par conséquent à
la conversion réciproque de ces deux puissances na-
turelles. Que l'on vienne à chauffer le gaz contenu
dans un corps de pompe, la force élastique du gaz
augmentera, le piston pesant sera soulevé jusqu'à ce
228 LIVRE II. — CHAPITRE VII.
que le gaz eu se dilatant ait repris son élasticité ini-
tiale. Cependant un travail mécanique aura été pro-
duit : travail qu'on pourra recueillir et utiliser à l'aide
d'appareils convenables. Inversement, si l'on com-
prime le gaz, en consommant pour cela de la force
mécanique, on dégagera de la chaleur. De même que
dans la transmission et la transformation de la force
vive par les organes mécaniques, les frottements, les
résistances, les trépidations du sol et de toutes les
parties des appareils occasionnent un déchet de la
force vive recueillie (déchet inévitable, mais qu'on
atténue. de plus en plus en perfectionnant les méca-
nismes), de même, dans la conversion de ces deux
puissances ou valeurs, chaleur et force vive, par l'in-
termédiaire des milieux gazeux, il y a un déchet
tenant à l'absorption d'une certaine quantité de cha-
leur par les enveloppes dont la température s'élève,
ainsi qu'au rayonnement extérieur : déchet qu'il s'agit
d'atténuer de plus en plus par les perfectionnements
successivement apportés à la construction des appa-
reils et à la manière de les faire fonctionner.
Quel que soit l'état moléculaire des corps, ils
offrent quelque chose d'analogue à ce phénomène de
la conversion de la chaleur en force vive et de la force
vive en chaleur, dont le type le plus net, celui qui se
prête le mieux aux expériences de mesure, nous est
fourni par les corps à l'état gazeux. Les frottements,
les chocs des corps durs absorbent de la force vive et
en même temps dégagent de la chaleur. Ces corps
absorbent de la chaleur en se dilatant, et leur dilata-
tion équivaut à la production d'un travail mécanique.
Jusque dans les phénomènes de la vie animale, on
DE LA CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 229
observe que la capacité de travail mécanique dont les
animaux sont doués, se trouve en rapport avec une
condition essentielle de la vie animale, l'entretien
permanent d'un foyer de combustion et de chaleur :
tellement que la bête de trait est aussi à sa manière
une sorte de machine à vapeur, pour laquelle on peut
mettre en regard le travail mécanique qu'elle produit
et le combustible qu'elle dépense. Un lien qu'on en-
trevoit, mais qu'on ne voit pas encore avec toute la
netteté désirable, unit certainement tous ces phéno-
mènes; et c'est en s'attachant à le saisir que l'on
pourra pénétrer davantage dans la connaissance de la
nature intime des corps, ainsi que des forces que nous
rapportons à des agents impondérables, lesquelles
toutes, par certains côtés, semblent capables de se
convertir les unes dans les autres*.
148. — Ainsi, outre la propriété de produire de la
chaleur, le frottement a celle de produire de l'élec-
tricité quand les corps frottés sont hétérogènes. Réci-
proquement, l'électricité met les corps en mouve-
ment, et n'a même été originairement remarquée que
comme une force mécanique ou une cause de mouve-
ment. Aujourd'hui, nous savons que les courants
électro-magnétiques sont capables, comme la dépense
de chaleur, d'engendrer du travail mécanique : de
1 Voyez le livre intitulé : Corrélation des forces physiques, par
W. R. Grove, traduit de l'anglais, et accompagné de notes par
M. Seguin aîné, Paris, 1856; et un autre ouvrage non moins remar-
quable, qui a pour titre : Recherches sur l'équivalent mécanique de
la chaleur, par G. A. Hir.n, Colmar et Paris, 1858. — Nous trouve-
rions dans ces deux livres bien des idées à louer et aussi bien des
idées à combattre, si la nature du nôtre nous permettait d'entrer
dans de semblables développements.
230 LIVRE II. — CHAPITRE VII.
sorte que la découverte qui nous a valu le télégraphe
électrique, cet étrange moyen d'agiter une sonnette
et de faire marcher des aiguilles indicatrices à des
distances énormes, avec la promptitude de l'éclair,
nous vaudrait aussi un nouveau moteur industriel, si
les piles voltaï<{ues qui mettent en jeu les courants, et
qui ne travaillent pas sans consommer des produits,
pouvaient fonctionner dans des conditions économi-
ques convenables.
D'ailleurs la chaleur engendre des courants élec-
triques quand on chauffe à leurs points de soudure
des barreaux métalliques hétérogènes, et réciproque-
ment le courant électrique qui traverse avec une in-
tensité suffisante un fil d'une finesse convenable, le
porte à l'incandescence. La chaleur engendre donc
directement de l'électricité , et l'électricité de la cha-
leur; de sorte que l'on peut, indirectement ou de se-
conde main, convertir la force mécanique en électri-
cité et celle-ci en force mécanique, par l'intermédiaire
de la chaleur. De même pour la conversion de la force
mécanique en chaleur et de celle-ci en force méca-
nique, par l'intermédiaire de l'électricité.
Personne n'ignore que l'électricité, la chaleur, la
lumière même déterminent des combinaisons ou des
dissociations chimiques, et qu'inversement les forces
chimiques n'entrent pas en jeu sans provoquer des
dégagements ou des absorptions de chaleur, des cou-
rants d'électricité. Ces actions chimiques, même lors-
qu'elles s'opèrent dans une sphère inaccessible à nos
sens, et lorsqu'elles n'ont pour symptôme aucun effet
mécanique observable, peuvent donc par l'intermé--
diaire de la chaleur ou de l'électricité, produire de la
DE LA CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 231
force mécanique ou résulter d'un déploiement origi-
naire de force mécanique. Mais de plus l'action mé-
canique détermine immédiatement certaines associa-
tions chimiques ou en rompt d'autres, les moins
stables il est vrai ; et quant aux effets mécaniques,
souvent redoutables, immédiatement produits par le
jeu des actions chimiques, ils sont assez connus pour
qu'on n'ait pas besoin de les signaler.
149. — Voilà des faits qui peuvent et qui doivent
ouvrir, comme on l'a déjà dit, soit à la philosophie
naturelle, soit à la théorie des applications indus-
trielles de la science, des horizons nouveaux : et déjà
n'ont pas manqué de se produire , à côté de généra-
lisations sûres, quoique hardies, des inductions témé-
raires ou mal fondées. Ainsi l'on s'est prévalu de ces
considérations nouvelles, pour reprendre une idée
plusieurs fois mise en avant et repoussée, celle de
l'indestructibilité de la force ou du mouvement : en-
trons à ce sujet dans quelques explications.
La matière ou la masse des corps doit être réputée
indestructible et invariable : on a rappelé et expliqué
ailleurs ce grand axiome de la physique (101 etsuiv.).
De plus, nos théories chimiques actuelles ve^o^eni^uv
l'idée que les éléments chimiques sont distingués par
certains caractères pareillement indestructibles, et
qu'ainsi du fer est toujours du fer, de l'argent toujours
de l'argent (137). Cependant une barre de fer, une
cuiller d'argent s'usent par le frottement, de manière
qu'il nous sera, à nous et à nos successeurs, à tout
jamais impossible de recueillir et d'utiliser les par-
celles imperceptibles de métal que l'usage même de
l'instrument dont nous nous servons, a disséminées
232 LIVRE II. — CHAPITRE VII.
de côté et d'autre. La matière la plus stable se con-
somme donc sans retour et périt pour nous, quant à
son effet utile, quoique, théoriquement, elle doive
être réputée indestructible.
En est-il de même pour la force mécanique? De
tout temps il s'est trouvé des philosophes disposés à
le croire, nonobstant des apparences contraires. Un
corps dur vient dans son mouvement frapper contre
un obstacle, et, à ce qu'il semble, la force mécanique
qui résidait dans ce corps en mouvement s'épuise par
le choc. Cependant nous observons pendant quelques
instants encore, des trépidations très-marquées dans
le corps choquant, dans l'obstacle contre lequel il
s'est heurté et dans tout le sol environnant. Pourquoi
ne pas admettre que ces trépidations se propagent in-
définiment en s'affaiblissant par cette communica-
tion même au point de nous devenir imperceptibles,
et qu'elles persistent indéfiniment entre les dernières
molécules des corps dont les mouvements se dérobent
absolument à nos sens? Voilà ce que Ton disait, et
maintenant l'on ajoute que la puissance détruite en
tant que force mécanique doit reparaître sous une
autre forme ; que par exemple la collision du choc a
développé de la chaleur qui pourrait à son tour se
convertir en force mécanique et qui représente vir-
tuellement une certaine quantité de force mécanique;
que les choses doivent certainement s'arranger de ma-
nière que l'on ait, sous une forme ou sous une autre,
précisément l'équivalent vii'tuel de la force méca-
nique qui semblait perdue; et qu'il en faut dire autant
de tous les déchets qu'éprouvent en apparence les puis-
sances naturelles, de quelque espèce qu'elles soient.
DE LA CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 233
150. — Par la même raison il faudrait dire que les
doses de force ou de puissance active dans la Nature
ne peuvent jamais être augmentées : et pourtant ni
cette proposition ni l'autre ne résistent à une analyse
attentive. Une gargousse de poudre a été déposée dans
une entaille de rocher; on tire une étincelle d'un
caillou avec un briquet d'acier, et cette étincelle,
c'est-à-dire une parcelle d'acier portée à l'incandes-
cence par la chaleur que le choc de l'acier contre le
caillou a développée, enflamme la gargousse et déve-
loppe par des actions chimiques une force mécanique
énorme : quelle équivalence peut-on supposer entre
la force mécanique qui a produit l'étincelle, entre la
chaleur qui résidait dans l'étincelle, ou même entre
la force mécanique dépensée dans la préparation de
la poudre, et la force mécanique produite en fin de
compte? Il faut donc qu'une nouvelle dose de force
mécanique ait été ajoutée à la dose préexistante ; et si
le cours du phénomène peut accuser une augmenta-
tion dans cette dose, il peut y amener une diminu-
tion. Dira-l-on que quand le charbon, le soufre, le
salpêtre ont été préparés par la Nature ou par l'art
sous la forme qu'ils doivent avoir pour que le fabri-
cant de poudre les emploie , il y a eu des dépenses
d'actions chimiques qui représentent la force méca-
nique que l'inflammation de la poudre développera
plus tard? Cette supposition, dans 1 état delà science,
serait assurément fort arbitraire; mais d'ailleurs on
répliquera qu'il aurait suffi de quelques gouttes de
pluie pour gâter la poudre et rendre impossible la ré-
apparition de la force qu'elle contenait, si l'on veut,
h l'état latent, par suite d'un dépôt antérieur. Or,
234 LIVRE 11. — CHAPITRE VII.
qu'est-ce que l'action mécanique, physique ou chi-
mique exercée par ces gouttes d'eau sur la poudre,
pour qu'on puisse y voir l'équivalent de la force mé-
canique que l'explosion développerait? Donc il faut
bien reconnaître qu'il dépend d'un concours d'acci-
dents fortuits qu'une force mécanique se développe
ou ne se développe pas, sans que rien compense le
défaut de développement.
151. — D'un autre côté, la raison ne peut se re-
fuser à admettre que rien n'est produit de rien, ex
nihilo nihil; que la force mécanique, pas plus qu'autre
chose, ne peut être, comme on dit, produite de toutes
pièces et sans qu'il y ait consommation de quelques-
unes des forces disponibles, mécaniques ou autres,
que la Nature tenait en réserve. Quand on aura con-
sommé tout le charbon, tout le soufre, tout le nitrate
de potasse que nous pouvons recueillir, il faudra re-
noncer à faire éclater des quartiers de roche au moyen
de la poudre. Quand on aura brûlé toute la houille,
il faudra renoncer à faire marcher des trains à l'aide
de la chaleur que ce combustible procure. Le char-
bon, la houille, le soufre se trouveront convertis en
gaz carbonique et sulfureux, et sous cette forme ne
seront plus par eux-mêmes des sources de chaleur ou
de travail mécanique. Si quelque jour la Nature
trouve le moyen de régénérer avec ces substances ga-
zeuzes, du soufre concret, du charbon, de la houille,
elle le fera avec d'autres forces dont elle dispose, et
ce travail ultérieur ne dépendra point du déploiement
passager de force mécanique , que notre industrie a
opéré avec les mômes substances.
11 dépend de notre industrie de consommer ou de
DE LA CONVERSIO>' DES EFFETS PHYSIQUES. 235
ne pas consommer ce que la Nature tient en réserve,
d'en faire une consommation productive, soit de force
mécanique, soit d une autre force équivalente, ou au
contraire d'en faire une consommation improductive
de force, sous une forme quelconque. Ce qui excède
certainement notre pouvoir et celui de tout agent na-
turel, à qui n'est pas accordé le pouvoir surnaturel
de la création , c'est de créer une force de toutes
pièces, sans rien consommer ni dépenser : puisqu'a-
lors on pourrait créer de la force indéfiniment; la
Nature mettrait à la disposition d'un agent quelconque
une force infinie , ce que nous ne pouvons pas plus
comprendre qu'une vitesse infinie (23 et 119, note).
152. — De là ce principe que nous proposerions
d'appeler le prùwipe des conversions circulaires, et qui
consiste en ce que, lorsque le travail de la Nature,
dirigé ou non par le travail de l'homme, a accompli
le cercle des transformations , de manière à revenir
au point de départ, il est impossible que la quantité
initiale de force vive, de chaleur, ou de l'une quel-
conque des forces naturelles disponibles et convertibles
les unes dans les autres, se trouve augmentée : les
transformations postérieures ayant détruit ou absorbé
tout ce que les transformations antérieures avaient
créé ou développé, en vertu de la maxime ex nihilo
nihil, et de manière à rendre impossible toute forma-
tion de toutes pièces, toute production indéfinie d'une
force naturelle quelconque, au moyen de corps, d'ap-
pareils , de milieux inertes par eux-mêmes , et qui
n'interviendraient que comme de simples organes de
transmission et de conversion. Nous avons indiqué
ailleurs (85, 96 et suie.) comment ce principe, appliqué
236 LIVRE II. — CHAPITRE VII.
•
aux organes purement mécaniques de la transmission
et de la transformation de la force vive ou du travail,
fournit une base rationnelle à la science de l'équilibre
et du mouvement : on entrevoit ici comment le même*
principe, étendu et généralisé de manière à s'appli-
quer aux transformations incessantes des phénomènes
moléculaires et chimiques, à tous les échanges entre
les effets produits par les diverses puissances natu-
relles, peut donner à certaines parties des sciences
physiques un fondement rationnel , en les rattachant
immédiatement à la mécanique, et par la mécanique à
la géométrie. Des axiomes ou des postulats de ce genre
ont l'inconvénient de ne pas saisir directement les
causes efficientes qui opèrent dans chaque ordre de
phénomènes, mais aussi l'avantage d'être dégagés de
toutes les hypothèses auxquelles nous sommes forcés
d'avoir recours pour nous représenter ce qui échap-
pera toujours à nos observations. Nous atteignons par
là \q pourquoi des choses, plutôt que le comment.
Un exemple ne sera pas inutile pour mieux fixer
les idées. L'on sait qu'un kilogramme d'eau exige
pour se vaporiser une certaine quantité de chaleur
qu'il restitue en repassant à l'état liquide; de même
pour un kilogramme d'alcool : seulement la quantité
de chaleur prise et restituée est différente. Elle sera
encore différente pour un kilogramme d'eau et d'al-
cool mélangés en proportions égales. Supposons que
cette troisième quantité soit une moyenne arithmé-
tique entre les deux premières, et suivons les consé-
quences de l'hypothèse. On sait que le mélange de
500 grammes d'eau et de 500 grammes d'alcool donne
lieu à un dégagement de chaleur : concevons que
DE L.\ CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 237
l'on ait recueilli et mis à part la chaleur dégagée.
Abandonné à lui-même après ce dégagement, le mé-
lange se vaporisera en empruntant pour cela de la
thaleur, qu'il devra (par hypothèse) restituer intégra-
lement lorsque l'on condensera les vapeurs produites,
ce qu'on pourra faire de manière à rectifier l'alcool
impur, ou à recueillir dans des récipients distincts,
l'alcool et l'eau. Mais alors on pourrait, après la rec-
titication, recommencer l'opération du mélange de
manière à produire par ce mélange même une nou-
velle quantité de chaleur, et par une répétition indé-
finie de la même suite circulaire d'opérations, créer
de la chaleur de toutes pièces en quantité indéfinie.
Donc, en vertu de l'axiome invoqué, il faudra que les
mille grammes mélangés exigent pour se convertir en
vapeurs, en sus de la quantité de chaleur qu'ils exi-
geraient s'il n'y avait pas de mélange , et qu'ils resti-
tuent quand la condensation dissocie l'eau et l'alcool,
précisément la quantité de chaleur que l'opération du
mélange a dégagée. Je ne crois pas que l'expérience
ait jamais été faite, ni même qu'on ait songé à la
faire : mais il ne s'agit ici que du sens et de la portée
du principe. L'ouvrage de M. Grove, cité au n° 147,
suggérerait une foule de conséquences du même
genre, à tirer du principe des conversions circulaires.
153. — Dans la dynamique supérieure dont les
principes nous occupent en ce moment, aussi bien que
dans la dynamique ordinaire, la consommation de
force vive ou de force disponible peut, selon les cas,
être ou n'être pas accompagnée d'une destruction de
force morte. Une horloge de clocher est mue par un
poids, et quand le poids est arrivé au bas de sa course,
238 livrp: ii. — chapitre vu.
sur l'aire de la cage ({ui contient l'horloge, le mou-
vement s'arrête; la force vive dont on disposait est
épuisée; il faut remonter l'horloge. Cependant le poids
au has de sa course est un corps qui ne cesse pas
d'être sollicité par la pesanteur; il peut continuer
d'agir indéliniment par sa pression, et comme force
morte, sur le plancher de la cage. Que l'on ouvre une
trappe, et le poids pouvant descendre plus bas remet-
tra l'horloge en mouvement. Au contraire, le ressort
débandé, et qui a épuisé sa force vive, n'agira plus,
même comme force morte.
Pareille remarque est applicable à la puissance mé-
canique de la chaleur et le serait à toutes les puis-
sances physiques que nous considérons maintenant.
Dans les machines à vapeur construites pour agir à
pression constante, ou sans détente de la vapeur pro-
duite, toute la chaleur venue du foyer, et qui a été
employée à vaporiser une certaine quantité d'eau, à
soulever le piston à une hauteur déterminée, à pro-
duire ainsi une quantité déterminée de travail méca-
nique, se retrouve ensuite dans le mélange de l'eau
froide du condenseur et de la vapeur condensée. En
ce sens, il est bien vrai de dire que le travail méca-
nique de la chaleur résulte, non d'une consommation
de chaleur, mais du flux de chaleur d'un milieu dans
un autre. Opendant, la chaleur produite par la com-
bustion de la houille a été vraiment dépensée comme
la houille elle-même , en ce sens qu'on chercherait
vainement à se passer d'une nouvelle consommation
de houille et à produire, avec la chaleur transportée
dans le condenseur, la vaporisation d'une nouvelle
quantité d'eau, d'oii résulterait un second coup de
DE LA CONVERSIO^' DES EFFETS PHYSIQUES. 239
pistou et la production d'une nouvelle quantité de
travail mécanique, égale à la quantité produite en
premier lieu. Il faudrait, pour qu'une telle prolonga-
tion de travail pût avoir lieu, employer maintenant,
au lieu d'eau, un liquide amené à une très basse tem-
pérature et capable d'émettre des vapeurs douées d'une
force élastique suffisante, même à cette basse tempé-
rature, si basse que, par comparaison, la masse d'eau
du condenseur agirait sur ce liquide comme un vrai
foyer de chaleur, par l'intensité de son rayonnement
calorifique. Alors continuerait le travail mécanique
produit par le flux de chaleur ou par sa tendance à
l'écoulement, du milieu dont la température est plus
élevée à celui dont la température est plus basse,
comme continue le travail mécanique produit par l'ac-
tion permanente de la gravité, quand on soustrait
l'obstacle qui arrêtait le poids au bas de sa course , et
qu'on lui permet de passer, de la région ])asse oii il
était parvenu, à une région plus basse encore. Au con-
traire, de même qu'il ne suffît pas de déplacer un
obstacle, et qu'il faut absolument une dépense de force
vive pour remonter le ressort débandé et recommencer
le travail de la détente, de même, après que la sou-
daine explosion des gaz dégagés par l'inflammation
de la poudre a produit son effet mécanique , l'on ne
pourrait avec les mêmes masses gazeuses reproduire
un effort semblable, qu'à condition de les comprimer
et de dépenser ainsi autant de travail mécanique qu'en
produirait la détente ultérieure.
154. — Telles sont, suivant nous, les considéra-
tions à l'aide desquelles on devra comparer et conci-
lier les théories, de date encore bien récente, qui déjà
240 LIVRE II. — CHAPITRE VII.
préoccupeut beaucoup les physiciens de notre épo-
que, et qui ont pour objet la conversion des forces
physiques les unes dans les autres. Dans le second
des deux ouvrages cités en note au n" 147, M. Hirn
s'est particulièrement occupé de comparer entre elles,
à divers points de vue scientifiques et philosophiques,
les deux théories qui lui ont paru offrir les contrastes
les plus tranchés, celle de Carnot' et celle d'un pliy-
sicien allemand, le D' Meyer. Suivant Carnot, la pro-
duction de travail mécanique ou de force vive tient
essentiellement, non à une consommation de chaleur,
mais au flux de la chaleur, d'un milieu dont la tem-
pérature est plus élevée à un milieu dont la tempé-
rature est plus basse : dans la théorie du D' Meyer, il
ne peut y avoir production de force vive sans consom-
mation de chaleur; et réciproquement, à une consom-
mation de force vive correspond une production réelle
de chaleur.
Si nous confrontions ces deux théories dans leur
application détaillée à l'interprétation des divers phé-
nomènes mécaniques et physiques, nous ferions un
livre de pliysique et non plus un livre de philoso-
phie; nous arriverions probablement à conclure, avec
M. Hirn, qu'il y a des faits, les plus importants au
point de vue de l'application, dont l'idée de Carnot
rend compte d'une manière plus simple, et d'autres
1 II ne s'agit pas du général républicain, plus connu encore par
les actes de sa vie politique que par ses études spéculatives en géo-
métrie et en mécanique, mais de l'un des ûJs de cet homme célè-
bre, mort jeune, après avoir fait paraître en 1824 un opuscule in-
titulé : Reflexions sur la puissance motrice du feu, qui a été le point
de départ des rechercUes dont il est question dans ce chapitre.
DE LA CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 241
pour l'explication desquels on ne peut guère se passer
de l'idée du D' Meyer : seulement je crois qu'en sui-
vant les physiciens dans de tels détails, non-seulement
nous nous écarterions de notre but, mais encore nous
irions contre la \raie pensée de Garnot.
En effet, Carnot s'était placé, bien moins au point
de vue du physicien qu'au point de vue de l'écono-
miste et de l'ingénieur; et il convient de maintenir la
question sur ce terrain, qui semble être celui d'une
pratique plus étroite, et qui est en réalité celui d'une
théorie plus large et plus élevée.
Qu'importe à l'économiste, à l'ingénieur, que la
chaleur de A ait été transportée en B, ou qu'il y ait
eu destruction de chaleur en A, et ensuite produc-
tion de chaleur en B? Ce qui lui importe, c'est qu'il
y a eu, pour la production d'un certain effet mécani-
que, consommation de combustible, dépense d'une
force, d'une puissance, mise par la Nature à la dis-
position de l'homme. Ce fait, et d'autres du même
genre, viennent à l'appui de l'idée que Leibnitz avait
eue, d'une dynamique supérieure, dont les lois do-
minent celles de la mécanique proprement dite ; et en
s 'élevant à ce point de vue, la raison saisit en effet la
généralité du principe, que nous ne pouvons rien
faire avec rien, ni rien produire sans consommer
quelque chose. Elle saisit en même temps l'idée que
la Nature nous a donné virtuellement ou en équivalent
tout ce que nous pouvons produire en consommant
les choses mises immédiatement par elle à notre dis-
position. Telle est la pensée fondamentale du mémoire
de Carnot, dans- ce qu'il a de philosophique.
Puis, redescendant aux applications usuelles et
r. y. 16
242 LIVRE II. — CHAPITRE VII.
pratiques, et s'occiipaiit surtout du jeu de la machine
à vapeur, il remarque que la consommation de char-
bon, la dépense de force naturelle à laquelle corres-
pond dans ce cas une production de force vive, sem-
ble n'avoir pour conséquence physique que de faire
passer dans l'eau du condenseur la chaleur dévelop-
pée au foyer de la combustion. Mais ce n'est là
qu'une remar({ue accessoire et particulière, qui peut
être moditiée ou reih-essée, sans qu'on touche à ce
qu'il y a d'essentiel dans la théorie. Oue le cas spé-
cialement considéré par Carnot ne soit qu'un exem-
ple, auquel on peut opposer des exemples contraires,
c'est ce qu'on aurait été fondé à affirmer d'avance en
considérant que le flux de chaleur ou la chute de
température a la plus grande analogie avec la chute
d'un poids; et que cependant, à côté de la consom-
mation de force vive, produite par la chute d'un
poids, qui peut tomber plus bas encore par le seul
écartement d'un obstacle, il y a la consommation de
force vive, produite par la détente d'un ressort, que
l'on ne peut mettre en état de fonctionner de nou-
veau, sans consommer pour cela toute la force vive
qu'il restituera dans une seconde détente.
155. — Les mêmes remarques trouvent leur appli-
cation en ce qui concerne la détermination numéri-
que de ce que l'on a appelé Y (équivalent mécanique de
la chaleur. On peut opérer de bien des manières dif-
férentes la conversion de la chaleur en force vive et
de la force vive en chaleur; et tant qu'on ne possé-
dera pas des notions précises sur la nature du prin-
cipe de la chaleur, il n'y aura nulle invraisemblance
à admettre que les chiffres d'équivalence diffèrent,
DE LA CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 243
selon le mode de conversion employé. La seule res-
triction théorique à l'indépendance de ces chiffres,
c'est qu'on n'aille pas contre le principe des conver-
sions circulaires, ou contre l'axiome ex nihilo nihil.
On dépense mille kilogrammes de charbon pour pro-
duire, à l'aide d'une machine à vapeur, une certaine
quantité de travail mécanique qui est employée à
faire frotter deux corps l'un contre l'autre, sans les
déformer ni les user, et à produire ainsi une certaine
quantité de chaleur : il ne se peut que cette quantité
de chaleur produite par le frottement surpasse celle
qui s'est dégagée dans la combustion des mille kilo-
grammes de charbon, dès qu'il n'intervient pas (comme
dans le cas de l'explosion de la poudre) d'autres con-
sommations de matières ou de forces. Mais elle peut
être notablement moindre, lors même qu'on a écarté
avec le plus grand soin toutes les influences perturba-
trices, toutes les causes accessoires de déchet. Pour
déterminer a priori le rapport de l'une à l'autre, il
faudrait avoir sur la constitution moléculaire des corps,
sur la nature des causes qui déterminent le phénomène
de la vaporisation des liquides, et celui du frottement
des corps solides, des notions théoriques que nous
sommes bien loin de posséder. Et ce que nous disons
au sujet de la comparaison, de l'équivalence entre la
force vive et la chaleur, devra se dire à propos de la
comparaison, de l'équivalence entre la force vive et
l'électricité, entre l'électricité et la chaleur, et ainsi
de suite.
244 LIVRE II. — CHAPITRE VIII.
CHAPITRE VIII
DE LA VALEUR DES HYPOTHÈSES EN USAGE DANS LA PHYSIQUE CORPUSCU-
LAIRE ET DANS LA PHYSIQUE DES IMPONDÉRABLES.
156. — Nous avons eu déjà maintes occasions de
faire allusion aux hypothèses par lesquelles nous
tâchons de nous rendre compte des phénomènes de
la physique corpusculaire et des réactions chimiques,
de tous ces phénomènes qui s'accomplissent dans la
sphère infinitésimale où nos sens ne peuvent péné-
trer (135) : le moment est venu d'entrer un peu dans
l'examen de ces hypothèses et d'en apprécier philoso-
phiquement le sens et la valeur.
Démocrite, et après lui Épicure, ont été dans l'an-
tiquité grecque les fondateurs de la philosophie ato-
mistique. Démocrite, dit-on, était savant; il ne s'oc-
cupait pas seulement de physique générale et de
cosmogonie à la manière des philosophes ioniens; il
se livrait encore à des travaux de dissection : mais
l'ignorance d'Épicure et de ses disciples était devenue
proverbiale dans le monde des philosophes. Ceux des
autres écoles n'avaient pas assez de sarcasmes pour
les grossières erreurs où Épicure était tombé en
astronomie, faute des premières notions de mathéma-
tiques. Il n'est donc pas étonnant que la physique de
Lucrèce nous paraisse aujourd'hui détestable en bien
des points. Cependant, l'idée fondamentale dans la
doctrine de Démocrite, d'Épicure et de Lucrèce, celle
DE LA PHYSIQUE CORPUSCULAIRE. 245
qui consiste à tout expliquer dans les phénomènes du
monde matériel, par des combinaisons passagères
d'atomes indestructibles et inaltérables, est encore
l'idée qui règne dans la physique moderne et sous
l'empire de laquelle la science va en s'organisant et
se développant. Aucune des idées que l'antiquité nous
a transmises n'a eu une plus grande, ni même une
pareille fortune. Il faut que les inventeurs de la doc-
trine atomistique soient tombés de prime-abord, ou
sur la clef même des phénomènes naturels, ou sur
une conception que la constitution de l'esprit humain
lui suggère inévitablement, dans les efforts qu'il fait
pour saisir la clef des phénomènes naturels.
157. — D'abord, des expériences ou des observa-
tions que l'on trouve rappelées dans tous les traités
de physique, nous démontrent que les particules de
la matière pondérable peuvent être amenées à un état
de division et de ténuité qui confond l'imagination
presque autant que l'énormité des distances astrono-
miques (135). A plus forte raison peut-on attribuer
aux atomes, si atomes il y a, tel degré de petitesse
que le besoin de la cause semble requérir. Voilà déjà
une commodité bien grande pour la construction des
systèmes atomistiques.
L'observation et l'expérience établissent encore que
les corps qui nous présentent au plus haut degré l'ap-
parence d'une masse solide et continue, sont en réa-
hté criblés de pores ou d'interstices qui livrent dans
certains cas passage à d'autres matières pondéra-
bles, et sans lesquels nous ne pourrions concevoir la
propagation des phénomènes de lumière, de chaleur,
d'électricité, à l'intérieur de ces corps (103). Lors
246 LIVRE II. — CHAPITRE VIII.
donc que la philosophie newtonienne a fait définiti-
vement prévaloir l'idée de l'action à distance, pour
l'explication des plus grands phénomènes du monde
physique (127), les esprits se sont trouvés tout prépa-
rés à concevoir les corps qui tombent sous nos sens
comme formés par des systèmes de particules ou
d'atomes, maintenus à distances les uns des autres
par l'équilibre qui s'établit entre des forces de sens
contraires, attractives et répulsives, et oscillant au-
tour de leur position d'équilibre, quand l'équilibre
vient à être dérangé. Les atomes crochus d'Épicure,
la matière cannelée de Descartes, toutes ces fictions
accommodées à l'hypothèse du contact et de l'engrè-
nement des atomes, ont disparu de la physique mo-
derne : mais la conception fondamentale de l'ato-
misme n'en est pas moins demeurée, tant elle se lie
naturellement à toutes les habitudes de notre esprit !
158. — La construction même du mot à' atome
indique que les anciens atomistes considéraient l'atome
comme un corps en miniature qui ne peut d'aucune
manière être coupé ou entamé, et qui offre le type de
la parfaite rigidité. Mais, le corpuscule restera égale-
ment indivisible et insécable, soit que le couteau, en
contact avec le corpuscule, n'ait pas de prise sur lui
à cause de sa rigidité absolue, comme les anciens le
croyaient; soit que le couteau ne puisse arriver au
contact du corpuscule, comme les modernes l'admet-
tent. Ainsi, dans l'hypothèse à laquelle les physiciens
modernes sont conduits, celle d'atomes maintenus à
distances les uns des autres, et même à des distances
qui (bien qu'inappréciables par aucune expérience),
sont pourtant très-grandes par comparaison avec les
DE LA PHYSIQUE CORPUSCULAIRE. 247
dimensions des atomes ou des corpuscules élémen-
taires, rien n'oblige à concevoir ces atomes comme
de petits corps durs ou solides, plutôt que comme de
petites masses molles, flexibles ou liquides. La préfé-
rence que nous donnons à la dureté sur la mollesse,
le penchant que nous a\ons à imaginer l'atome ou la
molécule primordiale comme une miniature de corps
solide, plutôt que comme une masse fluide du même
ordre de petitesse, ne sont donc que des préjugés
d'éducation qui tiennent à nos habitudes et aux con-
ditions de notre vie animale. En conséquence, rien
de moins fondé que la vieille créance, si enracinée
chez les anciens scolastiques , et perpétuée jusque
dans l'enseignement moderne, qui fait de Y impénétra-
bilité, ajoutée à Y étendue, le caractère essentiel, la pro-
priété fondamentale de la matière et des corps. Il est
trop clair que des atomes qui ne pourraient jamais arri-
ver au contact, pourraient encore moins se pénétrer :
de sorte que la prétendue qualité fondamentale serait
au contraire une qualité inutile, oiseuse, qui ne pour-
rait jamais entrer en action, qui n'interviendrait dans
l'explication d'aucun phénomène, et que nous affir-
merions gratuitement. Il en faut dire autant de l'éten-
due, en tant qu'attribut ou quaUté des atomes, puis-
qu'en dernière analyse, et dans l'état présent des
sciences, toutes les explications qu'on a pu donner
des phénomènes physico-chimiques restent parfaite-
ment indépendantes des hypothèses qu'on pourrait
faire sur les figures et les dimensions des atomes ou
des molécules élémentaires. Quant aux corps de di-
mensions finies, qui tombent sous nos sens, tous sont
certainement pénétrables; et la continuité des formes
248 LIVRE II. — CHAPITRE VIII.
de l'étendue, en ce qui les concerne, n'est qu'une
illusion '.
159. — Dans les corps qui tombent sous nos sens,
la solidité et la rigidité, comme la tlexibilité, la mol-
lesse ou la fluidité , sont autant de phénomènes très-
complexes , que nous tâchons d'expliquer de notre
mieux à l'aide d'hypothèses sur la loi des forces qui
maintiennent les molécules élémentaires à distances,
et sur l'étendue de leur sphère d'activité, comparée
au nombre de molécules comprises dans cette sphère
et aux distances qui les séparent. Or, tandis que la
notion familière des corps à l'état solide est ce qui
nous a suggéré la conception du corpuscule rigide
ou de l'atome élémentaire, comme principe d'explica-
tion philosophique et scientifique, ce qu'il y a de plus
difficile à expliquer d'une manière satisfaisante , au
moyen de la conception des atomes, c'est précisément
la constitution des corps à l'état solide. Comment
concilier avec la loi de continuité qui doit, selon nos
idées, régir les actions à distances entre les atomes,
tant attractives que répulsives, la brusque terminai-
son des corps solides? 11 semble qu'à la surface des
corps solides, comme à celle des liquides, devrait se
trouver une couche formant une sorte d'atmosphère,
où l'état moléculaire présenterait une constitution in-
termédiaire dont les phénomènes sensibles ne nous
donnent aucune idée nette; et nulle expérience n'in-
dique la présence d'une pareille couche, au moins
pour les solides. En général, les essais nombreux des
géomètres pour expliquer par les lois mathématiques
1 Essai , chap. VIII, n"' i\'6 et i\6.
DE LA PHYSIQUE CORPUSCULAIRE. 249
de Téquilibre entre des molécules à distances, les di-
vers états des corps, tels qu'on les observe, n'ofFrent
point les caractères d'une explication arrêtée et vrai-
ment scientifique, déduite de principes simples, ser-
vant non-seulement à représenter les faits connus,
en vue desquels l'hypothèse a été construite, mais
conduisant en outre à des conséquences nouvelles que
lobservation ou l'expérience viennent ensuite confir-
mer (65), en un mot réunissant les caractères d'une
explication telle que celle que Newton a donnée des
phénomènes astronomiques. Tant qu'un calcul ne fait
que rendre ce que l'on a tiré de l'observation pour
l'introduire dans les éléments du calcul, à vrai dire il
n'ajoute rien aux données de l'observation. On n'est
pas sûr d'avoir calculé la véritable orbite d'une comète
tant que l'orbite calculée ne sert à relier que les posi-
tions mêmes oii la comète a été observée, et d'oii l'on
est parti pour calculer l'orbite : la confirmation vient
de ce que l'orbite calculée sert encore à relier des po-
sitions qui ne sont observées que plus tard, et après
que l'orbite avait été calculée conformément aux po-
sitions antérieurement observées.
160. — Lorsque les géomètres expUquent à leur
manière la constitution physique des corps, ils font
d ordinaire abstraction de la constitution chimique;
ils supposent dans une sphère infinitésimale des mil-
liards de molécules, afin de compenser dans les
moyennes, par l'énormité des nombres, toutes les ir-
régularités de distribution , et de pouvoir substituer,
sans erreur sensible, une continuité idéale à la dis-
continuité réelle. Mais, dans l'ordre des phénomènes
chimiques, cette continuité idéale n'est pas admis-
250 LIVRE II. — THAPITRE VIII.
sible, et les groupements s'opèrent par des nombres
très petits, avec une fixité rigoureuse (139). La même
explication mathématique ne peut donc pas servir à
la fois pour les phénomènes chimiques, et pour les
phénomènes physiques ou hypo-chimiques , comme
nous avons proposé de les appeler. D'autre part ce-
pendant, les phénomènes d'isomorphisme, de dimor-
phisme, et d'autres encore, nous montrent que les
conditions de l'état solide, dans les corps cristallisés,
tiennent de près à la constitution chimique : ce qui
rend encore plus suspectes des explications oii l'on
prétendrait rendre compte des particularités de struc-
ture physique, sans embrasser dans l'explication les
caractères chimiques qui les déterminent (142).
161 . — D'ailleurs il est évident que, si l'on peut à
la rigueur se passer d'une théorie spéciale des agents
impondérables, dans l'explication de certains phéno-
mènes de physique moléculaire (des phénomènes de
capillarité, par exemple), il est impossible de séparer,
dans nos tentatives d'explication, la théorie de la con-
stitution chimique des corps et la théorie des impon-
dérables. Or, en ce qui concerne les impondérables,
cette matière subtile dont les philosophes ont eu de
tout temps une notion si confuse, l'imperfection de
nos connaissances actuelles est bien plus sensible
encore, qu'en ce qui a trait à la constitution des corps
pondérables. Les hypothèses mécaniques mises en
œuvre par les géomètres ne fournissent au sujet des
impondérables que des explications partielles, frag-
mentaires, accommodées (ce qui est déjà beaucoup) à
un ordre déterminé de phénomènes , et laissant de
côté d'autres séries de phénomènes qui pourtant, per-
DE LA PHYSIQUE CORPUSCULAIRE. 251
sonne n'en doute, doivent tenir aux autres par un
principe commun. Admettons que Cauchy ait donné
sur la constitution mécanique de l'éther une hypo-
thèse d'où l'on puisse tirer, par ses savants calculs,
tout ce que l'observation a fait et fera découvrir sur
les propriétés des ondes lumineuses, et rapprochons
de ce beau travail celui de Poisson sur la distribution
de l'électricité à la surface des corps conducteurs,
ceux de Fourier sur la propagation de la chaleur dans
les corps solides : il restera à montrer quels liens
peuvent rattacher entre elles des théories qui jusqu'à
présent semblent si indépendantes les unes des autres,
et fondées sur des principes si disparates. D'une part,
en effet, il répugne à la raison d'admettre que la Na-
ture ait multiplié les agents impondérables, impal-
pables, incoercibles (c'est-à-dire, après tout, les agents
mystérieux) autant que nous le souhaiterions pour la
commodité de nos explications partielles et fragmen-
taires; d'autre part, ainsi qu'on l'a vu dans le cha-
pitre précédent, les progrès des sciences expéri-
mentales nous prouvent qu'effectivement ces agents
s'influencent sans cesse, s'engendrent les uns les
autres ou se transforment les uns dans les autres : de
sorte que nous ne pouvons regarder que comme un
échaffaudage provisoire et empirique tout ce qui ne
nous met pas sur la voie du principe des générations
et des transformations observées.
1 62. — Plus l'on creuse les explications, plus l'ima-
gination s'y perd, sans que l'abstiaite raison y trouve
mieux son compte. Après que l'on a comme épuisé
l'intinie petitesse pour constituer les atomes de la ma-
tière pondérable, il faut les baigner dans des fluides
252 LIVRE II. — CHAPITRE VIII.
impondérables, et constituer ceux-ci avec des atomes
en comparaison desquels ceux de la matière pondé-
rable devraient passer pour gigantesques. Et comme
la matière impondérable (si c'est une matière) n'offre
rien qui rappelle le phénomène de la solidité et de la
détermination des formes; comme elle ne constitue
ou ne paraît constituer que des milieux et non des
corps, il s'ensuit que rien ne peut suggérer l'idée
d'attribuer une forme quelconque aux atomes impon-
dérables. Les pyramides ignées de Pythagore et de
Platon sont passées de mode et ne reparaîtront plus.
Dans la physique mathématique des modernes , les
atomes impondérables ne figurent jamais que comme
des points mathématiques, tantôt en équilibre, tantôt
tluents ou oscillants, et qui ne semblent retenir, de
tous les caractères que nous attribuons à la matière,
que la mobilité. Tout indique en effet un contraste
profond entre les propriétés de la matière pondérable
et celles des principes impondérables. Non-seulement
ces principes échappent à la balance, comme leur
nom l'indique, mais on dirait qu'ils ne participent
point à l'inertie de la matière, puisqu'ils n'offrent au
mouvement des corps pondérables aucune résistance
appréciable ', et que leur accumulation ou leur di-
spersion ne donnent lieu à aucun accroissement ob-
1 Si les mouvements des comètes à courte période paraissent in-
di(juer qu'elles éprouvent dans les espaces célestes une résistance
appréciable, il y a lieu, jusqu'à nouvel ordre, de l'expliquer par la
diffusion d'une matière pondérable extrêmement raréfiée, plutôt
que par la présence de l'éther impondérable, aux vibrations duquel
nous rapportons la production des phénomènes de lumière et de
chaleur rayonnante.
DE LA PHYSIQUE CORPUSCULAIRE. 253
servable, ni à aucun déchet dans la masse. Tandis
que la masse d'un corps pondérable est quelque chose
d'essentiellement défini et limité, et en même temps
quelque chose d'absolument indestructible, il semble
qu'on puisse indéfiniment tirer d'un corps de l'élec-
tricité ou en ajouter, pourvu qu'on en tire en même
temps ou qu'on y ajoute pareille dose d'électricité
contraire. On a pu soutenir, on soutient encore des
théories (154) dans lesquelles on admet que la cha-
leur, l'électricité, sont détruites ou créées de toutes
pièces dans les réactions chimiques ou moléculaires ;
et en un mot, tout ce qui est le fondement réel de
l'idée de matière, en ce qui touche les corps pondé-
rables, ou paraît contraire à l'expérience, ou du moins
n'a pas été jusqu'ici constaté par l'expérience, en ce
qui concerne les prétendus fluides impondérables.
163. — De là l'opinion déjà fort accréditée, que la
lumière, la chaleur, l'électricité pourraient bien n'être
qu'autant de modalités spéciales de forces ou de mou-
vements inhérents aux atomes de la matière pondé-
rable. Pour juger du mérite de cette nouvelle hypo-
thèse, il faut distinguer entre les divers ordres de
phénomènes qu'on avait et qu'on a encore coutume
de rapporter aux agents impondérables. Les uns, tels
que la propagation lente de la chaleur dans l'intérieur
des corps solides, les dégagements de chaleur, d'élec-
tricité dans les réactions chimiques, semblent telle-
ment liés dans leur manifestation à la présence d'un
milieu pondérable , tellement rattachés dès lors à la
constitution des corps pondérables et aux attributs in-
trinsèques de la matière pondérable, qu'il nous est
bien facile d'admettre et de concevoir (au moins d'une
254 LIVRE II. — CHAriTRE VIII.
manière générale et vague) que tout cela pourrait
s'expliquer par certains mouvements imprimés aux
dernières particules pondérables , ou par certaines
forces sui generis qui sollicitent ces particules. Il ne
faut pas donner cela pour une explication scienti-
fique qui ne sera de longtemps possible, qui ne le
sera peut-être jamais, mais pour l'indication philoso-
phique d'un principe rationnel d'explication, du genre
de celles dont Pascal, dans sa mauvaise humeur contre
les romans scientifiques de Descartes, voulait que l'on
se contentât. « Il faut dire en gros : Cela se fait par
matière et mouvement. » Pascal avait raison : cette
manière de dire en gros est ce qui distingue la pure et
légitime conception philosophique, d'une fausse pré-
tention à une explication scientifique dont le jour
n'est pas venu.
La difficulté est autre quand il s'agit de phéno-
mènes tels que ceux de la lumière et de la chaleur
rayonnante, que nous n'apercevrions pas sans doute
si les corps pondérables étaient supprimés, mais qui
nous semblent, dans l'état de nos connaissances, avoir
un mode d'existence et de propagation, effectivement
indépendant de la présence des corps pondérables.
« La lumière et le calorique rayonnant, dit très bien
à ce sujet M. Hiru*, se propagent à travers certains
corps solides ou liquides; mais, quelque diaphanes
ou diathermanes que soient les corps, il y a toujours
diminution notable d'intensité dans la radiation par
suite de ce trajet. Dans les gaz oii, généralement, la
propagation conserve déjà plus longtemps son inté-
^ Recherches sur l'équivalent mécanique de la chaleur, page 226.
DE LA PHYSIQUE CORPUSCULAIRE. 2oa
grité première , elle la conserve d'ailleurs d'autant
mieux que le gaz est plus raréfié, c'est-à-dire que
l'espace contient moins de matière. Dans les espaces
célestes, la radiation paraît se faire avec une entière
intégrité à toutes distances , et la loi mathématique
de la diminution d'intensité en raison inverse des
carrés des distances, s'applique dans toute sa pureté.
La matière ne peut donc être considérée h aucun titre
comme lé milieu vibrant , puisque la propagation se
fait d'autant mieux que la matière est plus rare, et
qu'elle se fait en toute liberté là où nous avons toutes
raisons de croire qu'il n'y a plus de matière. » Le même
physicien remarque encore que, dans les expériences
de répulsion et d'attraction entre des courants électro-
dynamiques, on peut remplacer les fils métalliques
par des tubes de verre où l'on fait le vide graduelle-
ment; que dans ce cas la propagation du courant à
l'intérieur des tubes, ne commence que lorsque l'air
intérieur a acquis un degré suffisant de raréfaction,
et ensuite se fait d'autant mieux, et sur une longueur
d'autant plus grande, que le vide est plus complet, de
manière à produire entre les tubes de verre , selon le
sens des courants, les mêmes mouvements d'écart ou
de rapprochement qu'on observait entre les fils métal-
liques. Ce n'était donc pas dans les particules qui
constituent les fils métalliques que résidaient essen-
tiellement les forces ou les mouvements qui donnent
lieu aux phénomènes électro-dynamiques, mais dans
un milieu d'une autre nature, qui subsiste encore
après Fexhaustion de toute matière pondérable.
164. — N'oublions pas d'ailleurs que tout le sys-
tème de la physique moderne serait renversé, s'il fal-
256 LIVRE II. — CHAPITRE VIII.
lait renoncer à cette grande idée de la gravitation
universelle, conçue dans toute sa pureté mathéma-
tique, comme une loi simple, primordiale, ou plus
rapprochée de l'essence des choses qu'aucune de celles
à l'aide desquelles nous relions, tant hien que mal,
les faits, bien autrement empreints de complication
et de particularité, que nous rencontrons çà et là dans
l'étude de la physique moléculaire. L'idée de la gra-
vitation universelle est le type, le parangon à l'aide
duquel nous concevons les forces inter-moléculaires,
et nous reviendrions à toutes les obscurités des phy-
siques péripatéticienne ou cartésienne, s'il nous fal-
lait au contraire expliquer vaguement, par des mou-
vements ou des forces moléculaires, la loi si grande
et si simple de l'attraction newtonienne. Jamais nous
n'observons que ce qui se passe entre les atomes de la
matière pondérable ait la moindre influence sur l'at-
traction à distance, telle que Newton l'a définie, la-
quelle persiste au même degré que la masse ou l'inertie
des corps, nonobstant tous les changements d'état mo-
léculaire. Mais au contraire, dans les phénomènes où
nous sommes portés à soupçonner l'intervention d'un
principe impondérable, et surtout dans ce qui est
plus spécialement du ressort de l'électricité, on observe
que des mouvements qui s'opèrent ou des forces dont
l'activité se concentre dans la sphère infinitésimale
des phénomènes moléculaires, donnent lieu à des at-
tractions ou à des répulsions à des distances sensibles,
tout-à-fait comparables, quant à leur mode de mani-
festation et quant à leur loi de décroissement, à la
gravitation universelle; ou réciproquement, l'on ob-
serve que ces attractions ou répulsions à distances sen-
DE LA PPIYSIQUE CORPUSCULAIRE. 257
sibles déterminent des réactions dans la sphère infi-
nitésimale des phénomènes moléculaires. Une telle
conversion dans les effets dont l'étude et la descrip-
tion appartiennent à ce que l'on est convenu d'appeler
la physique des impondérables, paraît en opposition
flagrante avec l'une des distinctions les plus nettes
que nous offre la physique des corps pondérables : et
ce n'est pas, à notre avis, l'une des raisons les moins
fortes pour maintenir dans nos explications scienti-
fiques la notion des impondérables, comme principes
distincts des éléments de la matière pondérable, ayant
leurs énergies propres et leurs propriétés spéciales.
165. — Si l'on est fondé à regarder l'atome pon-
dérable, étendu et figuré, comme n'ayant qu'une
existence hypothétique et idéale, il en sera de même,
à plus forte raison, de l'atome impondérable. En ce
sens donc, la notion d'un éther impondérable, comme
celle des corps pondérables, n'impliquera essentielle-
ment que la notion de mouvements ou de forces éma-
nant de centres ou de foyers dynamiques mobiles.
L'existence du milieu éthéré et les mouvements in-
testins qui l'agitent peuvent nous être révélés de deux
manières : tantôt par une action directe sur notre
sensibilité, que nous ne savons ni ne saurons jamais
rapportera une cause mécanique (132), (auquel cas
l'idée des mouvements du milieu éthéré se présente à
nous, sans être nécessairement associée à l'idée de
force mécanique, quoique l'idée plus générale d'une
énergie quelconque l'accompagne toujours); tantôt
par une perturbation apportée dans la constitution
même des corps pondérables, auquel cas nous asso-
cions nécessairement à l'idée de mouvements dans le
T. l. 17
258 LIVRE II. — CHAPITRE VIII.
milieu éthéré, l'idée d'un déploiement de force mé-
canique, susceptible d'agir sur la matière pondérable.
Et quant à l'objection que le milieu éthéré, s'il est
soustrait à la gravitation, doit aussi être soustrait à la
loi d'inertie, et dès lors ne doit point avoir de prise
sur la matière pondérable, il est clair qu'elle n'est fon-
dée que sur l'extension d'un principe empirique, que
d'autres expériences peuvent repousser, comme elles
pourraient la justifier. Le postulat de l'action à distance
semblait d'abord bien plus difficile à concéder, et l'on
s'est pourtant habitué à en faire la concession.
Si cette manière de se rendre compte de l'ensemble
des phénomènes du monde physique a quelque fon-
dement, il faut dire que le milieu ou les milieux éthé-
rés ont assez de propriétés communes à la matière
pondérable, pour justifier ces dénominations d'éther,
de matière subtile, de fluides impondérables ou in-
coercibles, dont les hommes ont fait usage pour les
désigner, depuis qu'ils se sont pris à réfléchir sur les
causes des phénomènes naturels; et que d'autre part
ils diffèrent de la matière pondérable par des carac-
tères assez essentiels pour qu'on ait été porté à les re-
garder comme occupant dans la série des existences
un rang intermédiaire entre les corps et les esprits,
ou, pour parler le langage de l'ontologie, entre les
substances corporelles et les substances spirituelles :
mobiles et localisés dans l'espace comme les unes,
insaisissables et impalpables comme les autres;
propres dès-lors, à ce qu'il semble, à servir de lien
physique entre les unes et les autres; mais ce n'est
pas encore le moment d'examiner le cas qu'on doit
faire de cette dernière conjecture.
DE l'aTOMISME et DU DYNAMISME. 259
CHAPITRE IX.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR L'aTOMISME ET LE DYN.iMISME. — DES IDÉES
DE CAUSE ET DE SUBSTANCE, EN TANT QU'ELLES PROCÈDENT DES IDÉES DE
FORCE ET DE MATIÈRE.
166. — Reprenons les considérations générales
déjà indiquées dans le précédent chapitre, en les dé-
gageant de tout détail technique. Nous avons montré
que toute hypothèse sur la configuration , sur l'éten-
due , sur la solidité ou l'impénétrabilité des atomes
est absolument dénuée de fondement; et qu'en pré-
sence des données de la science moderne , il ne sub-
siste effectivement , de tout l'échaffaudage du système
atomistique, que la conception de points mobiles,
centres de forces attractives et répulsives qui les main-
tiennent à distance les uns des autres. Est-ce à dire
qu'il faille substituer à l'hypothèse vulgaire des atomes
de dimensions finies, quoique extrêmement petites,
et de figures déterminées, quoique inconnues, une
autre hypothèse sur la constitution des corps, du
genre de celles que Leibnitz et d'autres philosophes
qu'on appelle dynamistes, ont proposées ? Pas le moins
du monde, puisque ce serait reproduire sous une
autre forme la prétention que nous réputons insoute-
nable, celle de pénétrer l'essence des choses et d'en
assigner les premiers principes. Tout au contraire,
nous admettons que la théorie atomistique est d'un
usage nécessaire, qu'on ne saurait s'en passer dans
260 LIVRE II. — CHAPITRE IX.
le langage des sciences, parce que notre imagination
a besoin de se reposer sur quelque chose, et que ce
quelque chose, en vertu des faits que nous avons ana-
lysés ailleurs en traitant des sensations *, ne peut
être (ju'uu atome ou corpuscule étendu et figuré ;
mais la raison intervient pour abstraire l'idée, ou ce
qui fait l'objet d'une véritable connaissance, d'avec
l'image qui lui sert de soutien, et dont l'emploi néces-
saire n'est que la conséquence des lois de notre orga-
nisation intellectuelle. L'hypothèse atomistique est au
nombre de ces hypothèses dont il faut bien se garder
de blâmer l'emploi , si fréquent dans les sciences,
pourvu que l'on ne commette pas la méprise de con-
fondre avec les matériaux de la construction scienti-
fique ce qui n'en est que l'échaffaudage extérieur, et
pourvu qu'on reconnaisse bien que ces conceptions
hypothétiques ne sont pas introduites à titre d'idées,
mais à titre d'images, et à cause de la nécessité où se
trouve l'esprit humain d'enter les idées sur les images.
167. — Nous avons principalement à noter ici le
mode d'association et de contraste de l'idée de matière
et de l'idée de force, de l'atomisme et du dynanisme.
L'idée de force et celle de corps font simultanément
leur apparition dans l'esprit (81) ; d'un autre côté,
nous sommes organisés de manière à pouvoir nous
représenter les corps , les peindre dans notre imagi-
nation comme dans un tableau, tandis que nous n'a-
vons aucun moyen de peindre les forces et de les
représenter autrement que par des signes convention-
nels et symboliques : et ainsi, l'image du corps étendu
^ Essai , T. I, chap.VII.
DE l'aTOMISME et DU DYNAMISME. 261
s'évanouissant, tout moyen de nous représenter le
mode d'existence de la force s'évanouit par cela
même. >'ous sentons à la fois notre propre force et
notre propre corps : séparer au dehors ce que la na-
ture a uni en nous choque les lois de notre constitu-
tion intellectuelle, le sens commun y répugne ; mais,
dans la sphère des spéculations , la raison est portée
à restreindre le nombre des postulats, à n'en conser-
ver qu'un, si un seul suffit. De là les deux systèmes
contrastants, deFatomisme pur et du pur dynamisme.
L'atomisme pur supprime l'idée de force comme su-
pertlue dans l'exphcation des phénomènes , n'admet
que des corps dont les vitesses et les mouvements
sont soumis à des lois , et ne pouvant attribuer aux
corps qui tombent sous nos sens l'impénétrabilité sans
laquelle nous n'imaginons plus comment le corps se
distinguerait de l'espace au sein duquel il est placé,
il faut bien reporter cet attribut sur des corpuscules
qui échappent aux sens, c'est-à-dire sur des atomes.
Cet atomisme pur est l'atomisme ancien, qui s'étend
pour nous depuis Démocrite jusqu'à Gassendi et à
Descartes inclusivement; c'est celui dans lequel Leib-
nitz donnait encore , comme il nous l'apprend , quand
il était petit garçon. Les atomes s'accrochent, se ren-
contrent . s'entraînent ; tout cela peut se comprendre
physiquement, sans que nous fassions intervenir la
notion de force qui ne correspond qu'à un mode de
notre sensibilité et qui n'exprime que l'une de nos
affections intimes. Cependant le succès de la concep-
tion ne\vtonienne dans l'astronomie et la physique
générale , les progrès de la physique de détail ruinent
cet ancien atomisme ; Huyghens, Leibnitz eux-mêmes,
262 LIVRE II. — CHAPITRE IX.
qui avaient pour l'actiou à distance (cette nouvelle
cause occulte) une répugnance insurmontable, sont
vaincus; le principe de l'action à distance est accepté,
et parla même l'idée de force est inévitablement réin-
troduite : car, comment concevoir humainement l'ac-
tion à distance, quel soutien naturel aurait-elle dans
notre entendement , si on ne la rattachait à l'idée de
force, telle que la Nature nous la suggère? De là le
passage ou le retour, par une voie toute moderne et
scientifique, au dynanisme pur : car, il n'est pas diffi-
cile d'étabhr que l'idée de force une fois admise rend
la conception de l'atome logiquement et philosophi-
quement superflue, et ne la laisse subsister que pour
le besoin de l'imagination et la commodité du lan-
gage.
168. — Sans doute, puisque l'imagination joue
un grand rôle dans l'exercice de notre faculté de
penser, puisque le langage en est l'instrument néces-
saire , c'est un grand point que de s'accommoder aux
besoins de l'imagination ainsi qu'aux convenances du
langage, et cela suffirait bien pour justifier la préfé-
rence donnée par le bon sens de l'école française à
une explication mi-partie de dynamisme et d'ato-
misme, sur un système de dynamisme pur qu'on peut
préférer ailleurs comme plus rationnel , mais qui ne
permettrait jamais à l'exposition élémentaire des
sciences physiques d'atteindre au même degré de
précision et de clarté. Que l'on ne s'y trompe pas
cependant : la clarté qu'on veut obtenir dans l'exposé
de la physique, on ne l'obtient qu'à la condition de
rendre plus incompréhensiljle, plus inintelligible, le
passage des sciences physiques aux sciences qui ont
DE L ATOMISME ET DU DYxNAMISME. 263
pour objet les phénomènes de la vie. Nous nous
représentons mieux le jeu des forces physiques quand
uous nous les figurons adhérentes à des atomes éten-
dus et figurés , dussent les dimensions et les figures
de ces atomes rester indéterminées et sans influence
efTective sur l'explication scientifique; à la bonne
heure : mais alors les phénomènes de la \ie ne nous
en paraîtront que plus mystérieux, par l'impossibilité
de les expliquer au moyen de forces adhérant à des
atomes étendus et figurés. L'art d'expliquer, comme
l'art de négocier, n'est souvent que l'art de transposer
les difficultés. Tel postulat admis, vous expliquerez
des choses que vous n'expliquiez pas : où est le gain
pour la raison, s'il lui en coûte autant d'admettre le
postulat que de rester sans explication pour les choses
à l'explication desquelles le postulat doit servir? On
dirait qu'il y ait dans certaines choses un fond d'obs-
curité que les combinaisons de l'intelligence humaine
ne peuvent ni supprimer, ni amoindrir, mais seu-
lement répartir diversement, tantôt laissant le tout
dans une demi-teinte, tantôt éclaircissant quelques
points aux dépens d'autres qui se trouvent par là
recouverts d'une ombre plus épaisse. Le système car-
tésien est un exemple remarqualile de combinaisons
de ce genre et de ce qu'on pourrait appeler des dépla-
cements d ombre. D'un côté, des substances dont l'at-
tribut caractéristique est l'étendue et qui sont inca-
pables de pensée; de l'autre, des substances dont
l'attribut caractéristique est la pensée et qui sont inca-
pables d'étendue : quoi de plus net et de plus précis?
Ouelle division plus catégorique et plus claire? Sans
doute, mais cette simplicité, cette facilité de première
264 LIVRE II. — CHAPITRE IX.
conception conduit à l'absurdité de l'animal-machine
et à bien d'autres. Voilà le prix auquel la raison doit
payer une satisfaction passagère.
169. — Quoi qu'on en puisse dire dans les écoles
scientitiques modernes, où l'on craint surtout de
paraître faire de la métaphysique, l'atomisme mitigé,
aussi bien que l'atomisme pur, implique la prétention
de saisir par quelque bout l'essence des choses et leur
nature intime. On ne prétend pas connaître en tout
la nature de ce corpuscule spliérique ou polyédrique
qu'on imagine, et la raison des forces qui le solli-
citent, soit: mais on affirme qu'il a primitivement,
indestructiblement, et indépendamment des forces
qui le sollicitent ou y adhèrent, des dimensions et une
figure déterminées. On atteint donc par là ou l'on
croit atteindre , une partie au moins de sa constitu-
tion essentielle, un fait primitif : car, supposer que
la figure et les dimensions de l'atome fussent des faits
dérivés, secondaires, la constitution et l'œuvre d'autres
forces, ce serait rentrer dans le dynamisme pur que
l'on veut éviter comme inintelligible, ou comme moins
intelligible qu'un système mi-parti de dynamisme et
d'atomisme à doses modérées. Le but est atteint, et
l'exposé des sciences physiques, nous le reconnaissons
volontiers, en devient plus aisément intelligible : seu-
lement il ne faut pas être surpris si, par compensa-
tion , le passage des sciences physiques aux sciences
de la vie en devient beaucoup moins intelligible. Et
en somme, pour l'harmonie générale du système de
nos connaissances, par conséquent (autant que nous
pouvons en juger) pour la plus juste perception de
l'harmonie qui certainement existe dans l'ensemble
il
DE l'aTOMISME et DU DYNAMISME. 265
des choses , la foi dans les atomes est plutôt un em-
barras qu'un secours.
170. — Par tout ce qui a été dit dans le courant
de ce deuxième livre, on voit comment les idées fon-
damentales de force et de matière apparaissent simul-
tanément, s'expliquent et se soutiennent l'une l'autre,
aussi bien au début de la perception sensible et
lorsque nos connaissances sont encore à l'état rudi-
mentaire, que lorsqu'elles sont parvenues à se déve-
lopper et à se systématiser scientifiquement. Sans le
sentiment de l'effort exercé , nous n'aurions jamais
l'idée de corps : d'autre part, nous ne saurions
concevoir la force nue, non inhérente à un corps. Il
y a une perpétuelle tendance de la raison à supprimer
l'un de ces termes connexes, tantôt la force, tantôt
le corps, comme logiquement superflu pour l'expli-
cation des phénomènes : il y a une tendance contraire
du sens commun (c'est-à-dire de l'esprit humain tel
que la Nature l'a fait, composé de raison, d'imagina-
tion, d'habitudes) pour rétablir sans cesse cette dua-
lité primordiale que la raison et la logique voudraient
réduire à l'unité. Nous connaissons bien maintenant
(du moins je le suppose) l'origine de cette double ten-
dance et ses suites , tant philosophiques que scienti-
fiques.
171. Aux idées de force et de matière qui sont la
clef de l'explication que nous pouvons donner des
phénomènes physiques se rattachent manifestement
les idées ou catégories plus générales de cause et de
substance. Quand l'esprit humain se borne à contem-
pler l'enchaînement des vérités abstraites, il a déjà
ou il peut avoir l'idée de la raison des choses : il n'a
266 LIVRE II. — CHAPITRE IX.
pas encore celle de cause. Les phénomènes auraient
beau se succéder sous nos yeux : si nous n'avions le
sentiment de notre intervention active, de l'emploi de
notre propre force pour déterminer des phénomènes
qui, sans cette intervention et cette force, ne se pro-
duiraient pas, nous n'aurions pas l'idée de cause, et
nous ne la ferions pas figurer dans les explications
que nous donnons des phénomènes naturels. Nous
verrions la nuit succéder régulièrement au jour et le
jour à la nuit, sans que la régularité et la constance
de cette succession alternative nous suggérât ( comme
il le faudrait dans le système de Hume et d'autres phi-
losophes de cette école) l'idée de la relation de cause
à effet. Et ce n'est point là une hypothèse gratuite,
puisqu'en fait (suivant une remarque de Reid aussi
simple qu'ingénieuse, et qu'on n'a pas manqué de
reproduire), depuis plusieurs milliers d'années que
les hommes observent cette succession régulière, il
n'est arrivé à personne de dire dans son langage que
la nuit fût la cause du jour ou le jour la cause de la
nuit. Dans le mythe de Saturne dévorant ses enfants,
on reconnaît bien une exubérance d'imagination qui
tend à mettre une force active là ou nous n'observons
qu'un ordre de succession : mais les mythes sont des
mythes, et jamais on n'a confondu une expression
symbolique ou figurée, avec le langage de la raison.
172. — Bannissez de ]a physique l'idée de force :
ne voyez dans le monde, avec Descartes, que des cor-
puscules actuellement animés de certaines vitesses et
qui se déplacent quand ils se rencontrent, par une
propriété essentielle à la matière, ou en vertu d'une
loi générale posée par l'Auteur des choses; et il sera
DE l'aTOMISME et DU DYNAMISME. 267
logique de hannir aussi de la physique l'idée de cause.
Étant donné le mouYement du corps A dans une di-
rection déterminée, le mouvement du corps B, au
bout d'un temps pareillement déterminé, en sera la
conséquence, la suite, le corollaire, comme une pro-
position de géométrie est la conséquence, la suite, le
corollaire d'une autre. Les mots de cause et d'effet
n'expriment plus alors autre chose que les mots de
principe et de conséquence, et partant ils sont super-
flus. On admet encore, si l'on est théiste, une véri-
table cause qui est Dieu : les causes , dites secondes,
ne sont plus qualifiées de causes qu'abusivement, du
moins dans l'ordre des faits physiques.
173. — La relation de l'idée de substance à celle
de matière n'est pas moins manifeste. Sans doute
nous puisons d'abord dans notre sens intime l'idée de
substance, comme nous y puisons celle de force ou
de cause. L'idée de substance provient originairement
de la conscience que nous avons de notre identité per-
sonnelle, malgré les changements continuels que l'âge,
l'expérience de la vie et les accidents de toute sorte
apportent dans notre constitution physique, dans nos
idées, dans nos sentiments, dans nos jugements, dans
les impressions que nous faisons sur les autres, et
dans les jugements que les autres portent de nous.
Cette idée tient donc naturellement à la constitution
de l'esprit humain, et la structure des langues en
fournirait au besoin la preuve. Mais , lorsque nous
employons cette idée qui n'a rien de sensible, à relier
entre eux les phénomènes sensibles, la raison pourrait
douter de la légitimité de cette application faite hors
de nous, si l'expérience ne nous enseignait pas qu'il
268 LIVRE II. — CHAPITRE IX.
y a en effet dans les corps quelque chose qui persiste,
malgré tous les changements (101), et quoique ces
corpuscules étendus et figurés, qu'il nous plaît d'ima-
giner, ou plutôt que nous éprouvons le besoin d'ima-
giner pour servir de soutien aux phénomènes naturels
et aux forces qui les produisent, ne soient qu'une
pure hypothèse, contredite même par toutes les indi-
cations de la raison '.
1 74. Si nous imprimons im ébranlement à un point
de la surface d'une masse liquide , nous donnons
naissance à une onde dont nous suivons des yeux la
propagation en tout sens. Cette onde a une vitesse de
propagation qui lui est propre, et qu'il ne faut point
confondre avec les vitesses de chacune des particules
tluides qui successivement s'élèvent ou s'abaissent un
peu, au-dessus et au-dessous du plan de niveau qui
les contient dans l'état de repos. Ces mouvements de
va-et-vient imprimés aux particules matérielles restent
très-petits et à peine mesurables; tandis que l'onde
s'avance toujours, jusqu'à de grandes distances, avec
une vitesse que nous apprécions parfaitement sans
instruments, et que nous pouvons mesurer de la ma-
nière la plus exacte, en nous aidant d'instruments
convenables. Si plusieurs points de la surface, éloi-
gnés les uns des autres, deviennent à la fois des
centres de mouvements ondulatoires, nous verrons
plusieurs systèmes d'ondes se rencontrer, se croiser
sans se confondre. Tout cela nous autorise bien à con-
cevoir l'idée de l'onde comme celle d'un objet d'ob-
servation et d'étude, qui a sa manière d'être, ses lois,
' Essai.. .., chap. IX, n"' 135 et suiv.
DE l'aTOMISME et DU DYNAMISME. 269
ses caractères ou attributs, tels que celui d'une vitesse
de propagation mesurable. Et pourtant la réalité maté-
rielle ou substantielle n'appartient pas à l'onde, mais
aux molécules qui, sans se déplacer d'une manière
sensible, deviennent successivement le siège de mou-
vements oscillatoires. Pourquoi le savons-nous? Parce
que nous avons pu reconnaître dans ces gouttes ou
molécules des caractères de persistance et d'indes-
tructibilité que l'onde ne nous présente pas.
Le son, par sa manière de se manifester, de se pro-
pager, ressemble beaucoup à l'onde visible; et effec-
tivement nous avons réussi à démontrer que le son
est le résultat d'un mouvement ondulatoire produit
dans des milieux pondérables. De ce que notre science
de l'acoustique est plus profonde, grâce à cette con-
naissance acquise, il ne s'ensuit nullement que l'a-
coustique n'était qu'une fantasmagorie, tant que
l'explication du son par les ondulations d'un milieu
pondérable ne se présentait pas à l'esprit ou restait à
l'état d'hypothèse. 11 eu faut dire autant de l'optique,
quoique maintenant encore, on ne puisse regarder
que comme des hypothèses les explications des phé-
nomènes d'optique fondées sur les oscillations d'un
milieu, pondérable suivant les uns, impondérable
suivant les autres.
175. — On doit s'attendre à trouver entre les idées
de cause et de substance les mêmes associations et les
mêmes oppositions qu'entre les idées de force et de
matière, dont au fond elles dérivent. Dans certaines
écoles physico-mathématiques ou a rejeté l'idée de
force comme obscure et superflue : dans certaines
écoles philosophiques on a, sur le même fondement,
270 LIVRE II. — CHAPITRE IX.
rejeté l'idée de cause, pour ne conserver que celle
d'une substance du sein de laquelle sortent toutes les
manifestations phénoménales, par un enchaînement
de lois nécessaires et qui tiennent à la nature même
de la substance. D'autres philosophes au contraire,
comme Leibnitz et de nos jours Maine de Biran, ont
déclaré, tantôt qu'ils ne comprenaient pas la subs-
tance dénuée de toute activité, tantôt que le caractère
essentiel de la substance consiste dans l'action et la
causalité; c'est-à-dire qu'au fond ils ne se sont atta-
chés qu'à l'idée de cause, comme à l'idée fondamen-
tale et génératrice , en retenant le mot de substance
pour se conformer à l'usage reçu ou à des préjugés
dominants. Ainsi, mêmes tentatives pour réduire à
l'unité, par une analyse logique ou rationnelle, deux
idées qui naturellement se produisent dans l'esprit
humain, en regard l'une de l'autre. La prédominance
de l'idée de substance nous incline vers le matéria-
lisme ou le spinozisme : les écoles spiritualistes et
théistes s'accommoderont mieux de la prédominance
acquise à l'idée de cause; car au fond c'est dans la
matière que l'imagination saisit ou croit saisir la sub-
stance; et comme l'imagination n'a aucune prise sur
la substance immatérielle, comme nous avons par le
sens intime une perception plus claire ou plus immé-
diate de notre moi comme cause que de notre moi
comme substance, il est tout simple que le spiritua-
lisme se montre favorable à ce qui agrandit le rôle de
l'idée de cause, en débarrassant la raison des diffi-
cultés sans nombre qu'accumule autour d'elle l'idée
de substance, appliquée aux phénomènes qui dé-
passent l'ordre physique.
DES SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. 271
CHAPITRE X.
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES PHÉNOMÈXES ET DES LOIS DE l'ORDRE PHYSIQUE.
— DE l'idée du monde, ET DES SCIENCES COSMOLOGIQUES, DANS LEUR
CONTRASTE AVEC LES SCIENCES PHYSIQUES PROPREMENT DITES.
176. — Troiive-t-on dans les phénomènes et dans
les lois de l'ordre physique quelque caractère général
qui soit propre à les définir et à les distinguer de tout
ce qui appartient à un ordre différent? La réponse
serait bien simple si l'on était fondé à admettre que
toute la physique se résout dans la mécanique : les
lois générales de la physique ne seraient autres que
les lois de la mécanique (123). Mais, comme rien
n'autorise suffisamment à présumer cette réduction
ou cette réductibilité , il faut chercher s'il n'y a pas
quelque chose de commun, et aux phénomènes qui
incontestablement ressortissent de la mécanique, et
aux autres phénomènes physico-chimiques dont on
ne rattacherait l'explication aux lois de la mécanique
qu'à l'aide d'hypothèses contestables. Il faut de plus,
en bonne logique, que les principes d'oij l'on voudrait
tirer une caractéristique commune à la mécanique et
aux autres branches des sciences physiques, n'aient
pas un degré de généralité qui dépasserait même le
cercle des sciences physiques, comme on peut au
moins le soupçonner de certains principes de dyna-
mique supérieure (154) qui semblent trouver leur ap-
272 LIVRE II, — CHAPITRE X.
plication, même dans les choses de l'ordre physiolo-
gique, intellectuel, politique ou moral '.
Or, qu'il y ait des principes d'une généralité préci-
sément adéijuate à celle de la rubrique sous laquelle
nous comprenons tous les phénomènes de l'ordre
physique, surtout en vue de les mettre plus tard en
contraste avec ceux dans lesquels l'action vitale in-
tervient, c'est ce qu'il semble possible d'établir. Une
planète en attire une autre, absolument comme si les
autres planètes n'existaient pas ; et de même , quand
un bloc de glace se fond, le travail de fusion qui s'o-
père en un point de la masse ne dépend en aucune
façon du travail de fusion qui s'opère sur un autre
point. En général, nous admettons que chaque élé-
ment d'un système matériel exerce sur un autre élé-
ment du même système, ou sur chaque élément d'un
autre système, l'action qui lui est propre, absolument
comme s'il n'y avait que ces deux éléments en pré-
sence, et que tous les autres éléments fussent anéan-
tis. Toutes les actions binaires coexistantes se super-
posent les unes aux autres et parfois se composent et
se neutralisent; mais elles n'en subsistent pas moins
chacune à part et sans s'influencer ni s'altérer réci-
proquement, quoique les résultats, qui seuls tombent
sous nos sens, puissent être très-divers, selon la ma-
nière dont les actions élémentaires se combinent.
Un acide A ef une base B, mis en présence dans une
dissolution chimique, s'unissent pour former un sel,
tandis que la combinaison ne se produira pas, si déjà
l'acide A se trouve uni à une base B', pour laquelle il
* Essai , chap. XI, a°154.
DES SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. 273
a, dans les circonstances données, plus d'affinité que
pour la base B. Cependant nous admettons, et tout
nous autorise à admettre que l'affinité des molécules
acides A pour les molécules basiques B n'est point
détruite, quoique l'effet en soit neutralisé ou détruit
par la présence des molécules basiques B'. La pré-
sence des molécules B' n'annule pas ni ne suspend les
vertus inhérentes aux molécules A, ne leur imprime
pas des vertus nouvelles, mais s'oppose seulement à
la manifestation de certains effets, ou favorise la ma-
nifestation d'autres effets. Ce principe, dont nous
nous prévalons en mécanique, nous l'appliquons de
même ici, quoiqu'il soit téméraire d'affirmer que les
phénomènes de l'affinité chimique comportent une
explication mécanique; et l'on en ferait pareillement
l'application aux phénomènes physiques de toute
autre catégorie. 11 paraît au contraire cesser d'être
applicable quand on passe aux phénomènes de l'or-
ganisme, dans lesquels il semble que l'action propre
à chaque élément du système organique n'a lieu qu'en
vertu du lien organique, et se trouve dans une dépen-
dance immédiate de la structure et des fonctions du
système. La coordination des parties de l'être orga-
nisé ne produit pas seulement la coordination des
effets partiels : elle semble encore déterminer l'action
propre à chaque partie de l'organisme.
177. — Si, par le mode de coordination et d'agen-
cement des parties du système matériel, les effets élé-
mentaires sont indépendants les uns des autres,
comme sont toujours réputées indépendantes les unes
des autres les actions élémentaires qui les déter-
minent, on tombera sur le cas de la proportionnalité
T. 1. 18
274 LIVRE II. — CHAPITRE X.
entre les causes et les effets. 11 faut, pour fondre deux
kilogrammes de glace, une quantité de chaleur préci-
sément double de celle qui est requise pour fondre
un kilogramme, attendu que la fusion de chaque mil-
ligramme de glace est un effet qui s'accomplit de la
même manière, quelle que soit la masse du bloc, et
soit que les autres parties du bloc entrent ou n'entrent
pas en fusion. On n'en conclura pas qu'il faut, pour
déterminer l'explosion d'une gargousse de deux kilo-
grammes de poudre, y introduire la matière incan-
descente à une dose double de celle qui déterminerait
l'explosion d'un kilogramme; et ainsi de tous les phé-
nomènes (la plupart fort obscurs encore) que, dans
le langage actuel de la chimie, l'on désigne sous le
nom de phénomènes mtaly tiques. Ici les effets par-
tiels s'impliquent les uns les autres , malgré l'indé-
pendance attribuée aux actions élémentaires qui les
déterminent.
Du reste, comme les effets seuls tombent sous nos
sens, comme les forces ou les actions auxquelles nous
les rapportons ne sont vues que par les yeux de l'es-
prit, il est clair qu'il faut dire du principe général
dont nous nous occupons , ce que nous disions du
principe correspondant en mécanique (121) : ce n'est
pas précisément une hypothèse, et c'est encore moins
un axiome; c'est un postulat de la raison, d'autant
mieux justifié que nous voyons le système de nos ex-
plications s'enchaîner plus régulièrement à la faveur
du postulat admis.
178. — Toutes les affections des corps, dont l'étude
fait l'objet des sciences physiques, ont en outre ce
caractère commun , d'être conçues par nous comme
DES SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. 275
le résultat de certaines propriétés ou forces perma-
nentes, indélébiles, inhérentes à la matière dans tous
les temps et dans tous les lieux. INoiis \oyons un
corps se mouvoir dans un milieu résistant : sa \itesse
décroit progressivement, s'use en quelque sorte, et
finalement le corps arrive au repos; ce corps a changé
d'état avec le temps; sa vitesse a été, comme disent
les géomètres , une fonction du temps (52); mais ce
phénomène mécanique est la suite nécessaire de pro-
priétés qui ont toujours appartenu, qui appartiendront
toujours aux molécules du corps et à celles du milieu
au sein duquel sa vitesse s'est progressivement épuisée.
La mobilité, l'inertie, la masse de chaque molécule,
rien n'a changé ni ne changera pendant la durée du
phénomène que nous avons observé, comme dans les
temps antérieurs et postérieurs. De même que nous
sommes conduits (55) à regarder l'écoulement du
temps comme indépendant de tous les phénomènes
qui s'accomplissent dans le temps, ainsi nous admet-
tons que tout phénomène de l'ordre purement phy-
sique est gouverné par des lois permanentes et im-
muables dans le temps. La masse de la terre a été,
est peut-être encore soumise à un refroidissement sé-
culaire, et en ce sens son état thermométrique change
avec le temps : cependant nous n'en regardons pas
moins comme permanentes ou comme indépendantes
du temps les lois de la propagation et du rayonne-
ment de la chaleur dans les milieux pondérables ou
dans les espaces privés de matières ; de sorte que le
temps intervient dans la mesure et dans la détermi-
nation des effets , en raison de l'état du système à
l'époque d'où l'on compte le temps, mais non dans la
276 LIVRE II. — CHAPITRE X.
mesure ou dans la détermination des forces ou des
causes actives d'oii procèdent les changements d'état
du système. De môme, lorsque des molécules chimi-
quement inactives l'une sur l'autre, à cause delà dis-
tance qui les sépare, s'approchent assez pour que de
nouvelles combinaisons chimiques puissent se pro-
duire, nous n'admettons point que ces molécules ac-
quièrent par le rapprochement des propriétés ou des
énergies qu'elles n'avaient pas : nous admettons au
contraire qu'elles ont toujours possédé et qu'elles
posséderont toujours ces énergies, ces aptitudes chi-
miques dont les effets seuls commencent, cessent et
varient d'après des circonstances variables avec le
temps. En général, toutes les fois qu'il s'agit de phé-
nomènes de l'ordre physique, si ces phénomènes pa-
raissent de prime abord dépendre de forces ou de
causes qui varient avec le temps , il est dans les lois
de notre intelligence de ne regarder le phénomène
comme expliqué , que lorsqu'il a été ramené à dé-
pendre de causes permanentes, immuables dans le
temps, et dont les effets seuls varient à partir d'une
époque donnée, en conséquence des dispositions que
le Monde ou les parties du Monde que nous considé-
rons, offraient à cette époque : dispositions que notre
intelligence accepte, non comme des lois, mais
comme des faits (41). Le progrès constant des sciences
physiques, accompli sous l'empire de cette idée régu-
latrice, la justifie suffisamment aux yeux du philo-
sophe.
179. — En est-il de même, en dehors de l'ordre
des phénomènes purement physiques, et lorsqu'il
s'agit des phénomènes de la vie? Prenez garde que
DES SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. 277
la tendance à résoudre la question par l'affirmative
ne soit autre chose que la tendance à donner de
la vie une explication purement physique, à admettre
qu'en définitive les phénomènes vitaux ne sont qu'un
mode particulier de manifestation des propriétés de
la matière ou des milieux impondérables agissant
sur la matière. Effectivement, si l'on part de là, il
faut bien croire que l'aptitude aux manifestations de
la vie, comme l'aptitude aux manifestations chimi-
ques, tient à des propriétés immanentes de la ma-
tière et des milieux impondérables, lesquelles n'at-
tendent qu'une disposition propice pour produire
les effets qui toQibent sous notre observation. Que si
l'on admet au contraire que l'explication des phéno-
mènes vitaux par les propriétés physiques des corps ne
sera jamais trouvée parce qu'elle n'est pas trouvable,
on ne voit plus de motif suffisant d'afffrmer que les
phénomènes vitaux, certainement variables avec le
temps, doivent être rapportés à des forces, à des éner-
gies primitives, immuables dans le temps. Il y a plutôt
de bons motifs de croire que les périodes d'activité et
de langueur, par lesquelles passent les phénomènes
de la vie, ne tiennent pas seulement aux altérations
matérielles des organes, mais bien plutôt à des chan-
gements essentiels dans l'énergie du principe actif qui
détermine les évolutions de l'être vivant, et qu'à cet
égard, comme à beaucoup d'autres, existe un contraste
profond entre l'ordre des phénomènes purement phy-
siques et celui des fonctions vitales. Nous devrons
reprendre plus loin tes remarques ; car il ne s'agit ici
que de résumer le système de nos idées sur les phé-
nomènes de l'ordre physique.
278 LIVRE II. — CHAPITRE X.
180. — De tout ce qui vient d'être exposé, il
semble résulter que les termes à' excitation, de siimu-
Innt , à' exaltation , et autres semblables, lorsqu'on
les emploie à propos de phénomènes de l'ordre phy-
sique et des forces qui les^ déterminent, ne sont em-
ployés qu'improprement et abusivement, par allusion
à notre manière de concevoir les phénomènes vitaux.
On frappe un timbre, et un certain temps s'écoule
pendant lequel le timbre éprouve un frémissement
sonore : est-ce à dire que le choc du marteau a éveillé,
excité, exalté la sonorité du timbre? A quoi bon ce
langage figuré, quand nous concevons clairement que
le choc a troublé l'équilibre moléculaire, et que de là
sont résultés, en vertu des lois de la mécanique et des
forces permanentes dont les molécules sont animées,
des mouvements vibratoires qui, en se propageant jus-
qu'à notre oreille, y déterminent la sensation du son, et
qui diminuent graduellement par suite des résistances
qu'ils éprouvent? Sans doute nous ne concevons pas
aussi clairement comment le frottement d'un barreau
aimanté détermine, passagèrement dans un barreau
de fer doux, et d'une manière durable dans un bar-
reau d'acier trempé , les propriétés magnétiques ;
comment un corps phosphorescent, longtemps sou-
mis aux rayons solaires, rend ensuite dans l'obscurité
une lueur plus vive et plus durable; comment les
rayons solaires, agissant sur le chlore à l'état sec et
gazeux , le rendent ensuite plus propre à se combiner
chimiquement, même dans l'obscurité, au gaz hydro-
gène avec lequel on le mélange ; comment les parti-
cules d'oxygène, travaillées en quelque sorte par
l'électricité, acquièrent des aptitudes chimiques spé-
DES SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. 279
ciales, au point que l'on a cru devoir désigner par un
mot nouveau, celui (ï ozone, l'oxygène ainsi modifié :
mais il est raisonnable d'admettre, au moins jusqu'à
nouvel ordre, que, dans un état plus parfait de nos
connaissances, nous pourrions expliquer tous ces
phénomènes comme nous expliquons celui de la
sonorité passagère du timbre, par la manière dont
agissent et réagissent passagèrement, à la faveur de
circonstances passagères, des forces perpétuellement
inhérentes à la matière et aux milieux pondérables;
qui n'ont pas besoin d'être éveillées, qui ne sont
jamais engourdies , quoiqu'elles restent inefficaces
quand les circonstances ne se prêtent pas à une action
eflîcace.
Si le progrès des observations et des théories nous
forçait jamais d'abandonner cette manière de voir,
il y aurait là en effet un passage des plus remar-
quables de la physique à la physiologie, des phé-
nomènes physiques aux phénomènes vitaux : jus-
qu'ici la démarcation est tellement tranchée à d'autres
égards , qu'il faudi-ait de bien graves motifs pour
introduire une telle modification dans le système de
nos conceptions scientifiques.
181. — La curiosité de l'homme n'a pas seulement
pour objet l'étude des lois et des forces de la Nature;
elle est plus promptemeut encore excitée par le spec-
tacle du Monde, par le désir d'en connaître la struc-
ture actuelle, les révolutions passées et, s'il se peut,
les destinées futures. Ce peu de mots suffit déjà pour
faire sentir en quoi l'idée delà Nature diffère de l'idée
du Monde, et pourquoi il y a lieu de distinguer entre
la série des sciences physiques et la série des sciences
280 LIVRE II. — ClIAinTRE X.
cosmologiques ^ La physi(]ue proprement dite, dans
ses branches si multiples, la chimie, la cristallogra-
phie sont des sciences de la première catégorie : ce sont
celles auxquelles s'applique en toute rigueur ce que
les anciens disaient de la science en général, qu'elle
n'a jamais pour objet le particulier, l'individuel. Au
contraire, l'astronomie, la géologie (comprenant ce
qu'on appelle de nos jours la physique du globe et la
géographie physique) doivent être rangées sous la ru-
brique des sciences cosmologiques ; et à coup sûr on
ne les en estime pas moins , pour s'occuper d'objets
particuliers ou individuels , tels que le soleil , la voie
lactée , l'anneau de Saturne , la lune ou la terre.
182. — Le propre des sciences physiques est de
relier en système des vérités immuables et des lois
permanentes, qui tiennent à l'essence des choses ou
aux qualités indélébiles dont il a plu à la puissance
suprême de douer les choses auxquelles elle donnait
l'existence : au contraire , l'objet des sciences cosmo-
logiques est une description des faits actuels , consi-
dérés comme le résultat de faits antérieurs , qui se
sont produits successivement les uns les autres , et
qu'on explique les uns par les autres , en remontant
ainsi jusqu'à des faits pris pour points de départ,
qu'il faut admettre sans explication, faute de con-
naître les faits antérieurs qui les expliqueraient. En
d'autres termes, les explications qu'admettent les
sciences cosmologiques se fondent principalement sur
l'histoire des phénomènes passés : le mot à' histoire
étant pris ici dans son acception philosophique la plus
^ Essai , ï. Il, et plus particulièrement les chap. XX et XXII.
DES SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. 281
large, et non pas dans le sens restreint où on l'emploie,
quand il sert à désigner le récit des événements qui
se sont passés au sein des sociétés humaines , et par-
ticulièrement le tableau des destinées des nations et
des révolutions des empires. 11 faut signaler, à propos
des sciences que nous appelons cosmologiques , cette
première apparition de la donnée historique , qui doit
prendre, dans le système de nos connaissances, une
part de plus en plus grande, à mesure que nous pas-
serons, de l'étude des phénomènes cosmiques les plus
généraux, à celle des phénomènes plus particuliers
que nous offrent les êtres vivants, pour arriver enfin à
l'étude des faits où l'homme a la principale part (80).
183. — Deux systèmes, pour être foncièrement
distincts, n'en ont pas moins leurs connexions et
leurs enchevêtrements. 11 est dans la force des choses
que les sciences cosmologiques fassent continuelle-
ment usage des données que leur fournissent les
sciences physiques : il arrive aussi, quoique plus
rarement et en quelque sorte par accident , que les
sciences physiques impliquent une donnée cosmolo-
gique ou historique qu'il faut dégager. Par exemple,
on regarde comme étant du domaine de la physique
proprement dite de déterminer le coefficient d'inten-
sité de la pesanteur terrestre, ou l'espace que décrit
pendant la première seconde de sa chute un corps
pesant, tombant dans le vide, à une latitude donnée
et à une hauteur déterminée au-dessus du niveau des
mers. Après que cette première donnée aura été
fournie par l'expérience, on sera en mesure d'assigner
théoriquement toutes les particularités du mouvement
d'un corps pesant. Or, cette donnée dépend de la
282 LIVRE II. — CHAPITRE X.
figure et des dimensions de la terre , de sa masse et
de sa vitesse de rotation , toutes choses dont la déter-
mination appartient à l'observation cosmologique , et
dont nous ne pourrions rendre raison que par la con-
naissance historique des phases que le Monde a tra-
versées, antérieurement à l'ordre actuel. L'expérience
que Cavendish a imaginée pour manifester et mesurer
la faible attraction qu'exercent l'une sur l'autre, en
vertu de la gravitation universelle, les deux sphères
de ploml) sur lesquelles il opère, élimine toutes ces
données cosmologiques. Le résultat qu'il obtient, s'il
est exact, l'a été et le sera toujours; il resterait le
même, si l'on transportait les deux sphères de ploml)
à la surface de Saturne ou par delà la voie lactée. 11
tient (nous le concevons du moins ainsi) aux propriétés
indélébiles de la matière et ne dépend point de la
succession des phénomènes antérieurs. Il appartient
en un mot à la physique pure.
184. — Une telle distinction est nécessaire pour
entendre dans son vrai sens ce que les métaphysiciens
disent du principe de la constance ou de la perma-
nence des lois de la Nature '. Une pierre abandonnée
à elle-même tombe actuellement à la surface de la
terre : le principe que les lois de la Nature sont con-
stantes suflit-il pour nous autoriser à conclure que
cette pierre tomberait de môme et avec la même
vitesse, si l'on récidivait l'expérience dans le môme
lieu au bout d'un temps quelconque? Point du tout :
car, si la viiesse de rotation de la terre allait en crois-
sant avec le temps, il pourrait arriver une époque où
1 Essai , chap. IV, u" 48.
DES SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. 283
l'inteDsilé de la force centrifuge balancerait celle de
la gra\ité . puis la surpasserait. Aussi ne s'agit-il pas
là d'une expérience de physique pure, mais d'une
expérience qui est influencée par certaines données
cosmologiques. L'expérience de Gavendish n'est point
dans le même cas, du moins d'après l'idée que, dans
l'état de nos connaissances scientifiques , nous nous
formons de la loi de la gravitation universelle; et voilà
pourquoi nous sommes autorisés à portera l'égard de
cette expérience un jugement tout différent. Supposez
que des observations ultérieures viennent donner en
cela un démenti à nos théories scientifiques et qu'il
faille revenir à des idées cartésiennes , en attribuant
les apparences de l'attraction entre les corps pondé-
rables à la pression d'un certain fluide qui pourrait
être inégalement distribué dans les espaces célestes :
dans cette hypothèse, aujourd'hui si improbable,
l'expérience de Cavendish pourrait donner des nom-
bres variables, selon que notre système solaire se
transporterait dans des régions où le fluide dont il
s'agit serait inégalement accumulé. On verrait repa-
raître dans l'interprétation de cette expérience la
donnée cosmologique ; mais l'esprit humain n'en
concevrait pas moins la possibilité et même la néces-
sité de remonter jusqu'à des lois et à des propriétés
permanentes, qui sont l'objet de la physique pure, et
qui , en se combinant avec certaines données cosmo-
logiques, engendrent les phénomènes observés. Pour
forcer l'esprit humain à renoncer à cette idée régula-
trice, il faudrait lui montrer qu'elle le trompe sans
cesse et le promène d'illusions en illusions , de con-
tradictions en contradictions, sans porter nulle part
284 LIVRE II. — CHAPITRE X.
l'ordre et la lumière : tandis que la régularité avec
laquelle se poursuit la constructiou de l'édifice des
sciences physiques, sous l'empire de cette même idée,
la légitime parfaitement , et imprime au système des
sciences physiques un de ses caractères essentiels.
C'est une grande question que celle de savoir si la
même idée doit être admise dans tout ce qui touche à
l'histoire des êtres vivants. Telle espèce a apparu dans
tel temps, puis a disparu : il se peut que l'apparition
et la disparition doivent être imputées uniquement au
changement des circonstances ou des conditions exté-
rieures , mais il se peut aussi que l'ensemble des ob-
servations nous force à rejeter cette explication comme
insuffisante, ce qui reviendrait à dire que la puissance
organisatrice de la Nature n'est pas tenue d'agir tou-
jours de la même manière dans des circonstances iden-
tiques; qu'elle a ses époques, ou en d'autres termes
qu'elle est gouvernée par des lois dans l'expression
desquelles le temps entre d'une manière immédiate,
et non pas seulement en tant que les circonstances
varient avec le temps. Nous aurons à revenir plus
loin sur ces considérations si délicates.
DE l'infinité du MONDE. 281
CHAPITRE XL
DES IDÉES d'unité, D'eTOIVIDUALITÉ , d'eSPÉCE ET DE TYPE, DANS LEUR
APPLICATION AUX SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. — DE l'iNFINITÉ
DU MONDE, DANS L'ESPACE ET DANS LE TEMPS.
185. — 11 faut maintenant examiner coinment
s'appliquent aux choses de l'ordre physique et cosmo-
logique les idées dont nous avons traité sommaire-
ment dans notre premier livre, en annonçant que
nous les retrou verious, diversement modifiées, à tous
les étages de nos constructions théoriques : à savoir
les idées d'unité , d'individualité , d'espèce , de type,
et en dernier lieu l'idée de l'inlini.
Si l'on écarte de nos théories physiques ce qui
porte essentiellement le cachet de l'hypothèse, c'est-
à-dire les conceptions atomistiques, les idées d'unité
et d'individualité ne peuvent guère intervenir dans les
sciences physiques proprement dites qu'à propos des
phénomènes de la cristallisation : encore les cristaux
s'offrent-ils rarement à nous dans un état d'isolement
qui en accuse nettement l'individualité. En revanche,
les sciences cosmologiques abondent en descriptions
d'objets matériels et inorganiques, auxquels les cir-
constances de leur formation ont donné un caractère
d'individualité bien net : les astres dans les espaces
célestes, et à la surface de notre planète les continents,
les îles, les lacs, les caps, les montaiines, etc. Quand
ces objets ont pour nous un intérêt particulier, nous
286 LIVRE II. — CHxVPITRE XI.
leur donnons des appellations individuelles, des noms
propres ; tandis que les mots par lesquels nous dési-
gnons les objets dont traitent les sciences physiques
proprement dites, tels que les métaux, les gaz, les
sels, ne sont pas des noms propres, selon la notion
grammaticale, puisqu'ils ne s'appliquent pas à des in-
dividus déterminés. L'eau n'est pas un nom propre,
l'Océan en est un : or, l'idée de l'eau est une idée pu-
rement physique, et l'idée de l'Océan est une idée
cosmologique.
En cosmologie, le caractère d'individualité et le
nom propre adhèrent souvent à des objets qui n'exis-
tent, pour ainsi dire, que cosmologiquement et non
physiquement, ou dans le mode d'existence desquels
il n'y a que la forme qui soit constante et déterminée
en vertu de certaines conditions cosmologiques, tan-
dis que le substrat ion matériel change sans cesse.
Ainsi des tleuves, des courants marins et atmosphé-
riques : car apparemment on ne prétendra pas que le
Nil, le Rhône, le Rhin ne soient que des abstractions
logiques, des objets sans réalité *. A ce point de vue
donc, l'histoire du monde inorganique se rapproche
déjà de l'histoire des êtres vivants par un caractère
des plus saillants, sinon par le caractère le plus
viscéral. Or, le caractère dont il s'agit exige évidem-
ment le concours de deux conditions. Il faut d'abord
que les substances matérielles qui entrent dans la
sphère d'individualité ou qui la quittent , y entrent
ou en sortent à la faveur de cette modalité des corps,
que nous nommons la fluidité. Il faut en outre que
^ Essai , chap. XI, n» lo8.
DE l'infinité du MONDE. 287
le monde physique ait acquis, dans quelques-unes
de ses parties, un ordre, un aménagement, une éco-
nomie qui nous rappellent l'ordre et l'économie des
fonctions \itales (quoique sans doute le principe en
soit autre), ou qui du moins semblent nous y ache-
miner. Les eaux sau\ages, comme on les appelle,
c'est-à-dire non encore aménagées , par suite d'une
tendance générale des phénomènes cosmiques à
l'ordre et à la régularité , ne seraient point propres à
nous suggérer l'idée de ce mode d'individualité que
nous nommons cosmologique.
186. — L'idée d'espèce et les divers principes de clas-
sification trouvent à la fois leur application dans les
sciences physiques et dans les sciences cosmologiques.
Quelquefois, comme lorsqu'il s'agit des composés
chimiques, la classili cation est la conséquence immé-
diate et nécessaire de la définition scientifique ou de
la formule qui l'exprime : tandis que, s'il s'agit d'ob-
jets tels que les métaux ou les autres corps réputés
simples dans l'état de nos connaissances, les analo-
gies à l'aide desquelles on forme des genres, ou des
groupes d'ordre supérieur, peuvent être plus ou moins
étroites, peuvent paraître, avec plus ou moins de pro-
babilité, accidentelles ou essentielles, de manière à
ne pas permettre toujours une distinction bien tran-
chée entre les classifications vraiment fondées sur la
nature et la raison des choses, et les classifications
artificielles et systématiques. Mais, lorsque nous tom-
bons sur des groupes que chacun s'accorde à regarder
comme parfaitement naturels (tels que le groupe des
radicaux chimiques halogènes, le fluor, le chlore, le
brome, l'iode), on ne met plus en doute l'existence
288 LIVRE II. — CHAPITRE XI.
de quelque rapport caché, immuable comme toute loi
physique, qui expliquerait, par la cotistitidion jierma-
nente des objets dont il s'agit, leurs affinités naturelles,
absolument comme la théorie explique les affinités
naturelles que présentent tous les carbonates et tous
les sulfates. D'ailleurs il ne répugne point pour ces
classifications d'objets physiques, pas plus que pour
des classifications d'objets qui n'ont qu'une existence
géométrique ou idéale (46), que le même objet figure
dans des classifications diverses, toutes fondées en na-
ture et en raison, et dont les clefs seraient différentes;
que, par exemple, le sulfate de soude figure à la fois
dans le genre des sulfates et dans le genre des sels à
base de soude.
Que s'il s'agit d'objets considérés dans leur mode
d'existence cosmologique, on admettra que les affi-
nités naturelles ont leur fondement dans l'identité ou
la parité des circonstances de leur origine. Ainsi les
grosses planètes, Jupiter, Saturne, Uranus, à rotation
rapide, à aplatissement très-prononcé, escortées de
plusieurs satellites, forment un groupe naturel, tan-
dis que les nombreuses planètes télescopiques, com-
prises entre l'orbite de Jupiter et celle de Mars, en
forment un autre : et pour l'un et l'autre groupe
nous présumons que l'association naturelle (l'épitliète
de rationnelle choquerait dans ce cas) a sa cause dans
les conditions initiales sous l'empire desquelles s'est
opérée la formation ou la genèse de ces groupes pla-
nétaires. La même remarque s'appliquerait aux clas-
sifications géologiques des roches ou des terrains. De
cette manière encore, la cosmologie nous achemine
vers les idées qui doivent prévaloir dans la conception
DE l'infinité du MONDE. 289
des rapports naturels qui unissent entre eux les êtres
organisés.
Toutes ces distinctions ne sont pas sans quelques
subtilités, auxquelles il faut se résoudre, précisément
pour se préparer à des distinctions plus délicates,
dans l'analyse des phénomènes du monde organique.
Ainsi le mot àe formation ne doit pas faire illusion,
et il ne faut pas confondre les conditions d'une expé-
rience destinée à révéler des lois permanentes, avec
les conditions de la genèse des objets cosmiques. Par
exemple, les physiciens ont observé que la diversité
des formes secondaires que peut présenter une même
espèce cristallographique {formes qui toutefois se rat-
tachent au même système cristallin et peuvent être
censées dérivées toutes de la même forme primitive)
tiennent aux circonstances de la cristallisation, à la
température, à la nature du milieu qui contient en dis-
solution la matière cristallisable. Ce sont là, si l'on
veut, des circonstances de formation, mais d'une for-
mation étudiée au point de vue théorique et non his-
torique, pour formuler une loi générale, non pour
rendre compte des particularités accidentelles que
présente, dans tel de ses recoins, la structure du
Monde.
Les classifications de pure physique comprennent
au même titre les combinaisons que nous trouvons
toutes faites dans la Nature, celles que nous n'avons
vues jusqu'ici réalisées qu'à l'aide de nos expériences
de laboratoire, et celles mêmes dont nous concevons
l'existence comme possible, quoique nous ne les ayons
pas encore réalisées. Il en est autrement pour la clas-
sification des objets qui n'ont scientifiquement d'im-
T. I. 19
290 LIVRE II. — CHAPITRE XI.
portance qu'au point de vue cosmologique; et rien ne
marque mieux ce contraste que l'exemple des espèces
minéralogiquement définies, mises en regard des
roches ou des agrégations naturelles de minéraux,
susceptibles aussi de distinctions spécifiques, mais
dont la description et la classification n'intéressent
que le géologue. On découvre de temps en temps de
nouvelles espèces minéralogiques, et surtout l'art des
laboratoires en fabrique sans cesse de nouvelles, soit
par la composition chimique, soit par le mode de
cristallisation. Nous concevons un système idéal, une
série ou un tableau de toutes les espèces minérales
possibles, dont la compréhension et l'expression par
une formule adéquate est l'objet des visées du miné-
ralogiste, le schème qu'il poursuit, toute abstraction
faite des particularités accidentelles qui les ont of-
fertes ou soustraites à nos regards, en donnant aux
unes et eu refusant aux autres l'existence cosmolo-
gique. Mais, qui songerait à un schème de toutes les
roches possibles? Nous nous contentons, avec grande
raison, de décrire et de classer les roches existantes.
Toutes ces remarques ou des remarques analogues
trouvent leur application, à la fois plus délicate et
plus importante, lorsqu'il s'agit des êtres doués d'or-
ganisation et de vie.
187. — L'idée de type est fort connexe à celle de
genre et d'espèce, et nous l'invoquons aussi, à propos
d'objets doués du mode d'existence physique ou cos-
mologique. Nous l'invoquons de préférence lorsque
le groupement générique tient bien manifestement à
un caractère de forme, et que les espèces se dis-
tinguent entre elles par la substitution d'une substance
DE l'infinité du MONDE. 291
à une autre. La chimie moderne abonde en exemples
de corps dont la formule chimique est la même, qui
jouissent eu conséquence de propriétés singulière-
ment analogues, et qui ne diffèrent les uns des autres
que parce qu'à l'un des atomes ou des groupes ato-
miques s'en substituent d'autres, doués de propriétés
analogues. Alors on pourra dire indifféremment que
tel corps appartient aux genres des aluns, des alcools,
des éthers, ou bien qu'il est un exemplaire du type
des aluns, des alcools ou des éthers. En pareil cas, la
découverte d'un type nouveau fait immédiatement
prévoir la réalisation possible ou même facile de plu-
sieurs autres exemplaires du même type.
Nous remarquions tout à l'heure que le même corps
peut être réputé appartenir à plusieurs genres qui ont
tous des droits, quelquefois même des droits égaux à
la qualification de genres naturels. L'idée de types
diffère encore par là de l'idée de genre : car certaine-
ment il est impossible de concevoir le même corps
comme construit à la fois sur deux types différents;
ce sera un éther ou un alcool, mais non pas à la fois
un alcool et un éther.
On a recours à l'idée de type dans les sciences cos-
mologiques, principalement lorsqu'il s'agit de compa-
rer deux classes d'objets, analogues par certains côtés,
mais très dissemblables par d'autres, sans que des
objets, d'une constitution mitoyenne, établissent le
passage d'un groupe à l'autre, et sans que nous en-
trevoyions de raisons pour que les intermédiaires
manquent, comme si la Nature s'était volontairement
assujettie à copier certains modèles, certains types, et
non d'autres. Ainsi, dans notre système cosmique, les
292 LIVRE II. — CHAPITRE XI.
planètes et les comètes, assujetties également à cir-
culer autour du Soleil , et obéissant pareillement aux
lois de la gravitation, offrent à d'autres égards des
caractères tellement contrastants, qu'il semble que les
uns soient choisis tout exprès pour faire ressortir les
autres : il y a là comme deux types distincts, sans
transition de l'un à l'autre, quoique ce que nous con-
naissons des lois de la matière et de l'ordre du Monde
ne suffise pas pour nous expliquer l'absence de sem-
blables transitions.
188. — Nous arrivons à l'application physique et
cosmique de l'idée de l'infini , sur laquelle les méta-
physiciens ont vainement disserté, faute de tenir assez
de compte des données que fournit l'investigation
scientifique. Ainsi, Kant a rangé parmi ce qu'il
nomme les antinomies de la raison la contradiction ré-
sultant, selon lui, de ce qu'il serait également impos-
sible de concevoir le Monde comme infini ou comme
limité dans l'espace : en quoi ce sévère argumenta-
teur a cédé (comme l'avait fait avant lui l'austère gé-
nie de Pascal) à un goût d'antithèses, à une apparence
trompeuse d'analogie ou de symétrie, si propres à éga-
rer les esprits spéculatifs. Sur ce point nous n'hésitons
pas à rétracter l'adhésion que nous avions donnée
ailleurs par mégarde à la formule de Kant * : l'infini
vaut bien la peine qu'on y regarde de près et qu'on
avoue ses méprises; et d'abord il convient d'étudier
la question de l'infini en petitesse.
L'observation, convenablement interprétée, nous
apprend que la division de la matière peut être pous-
' Essai , chap, X, n° 143.
t
DE L INFINITÉ DU MONDE. 293
sée jiisqu à un degré qui étonne notre imagination,
sans que la raison trouve en cela aucun mystère (157).
Quant à cette pierre d'achoppement de la vieille sco-
lastique, qu'on appelait la question de la divisibilité
de la matière à l'infini, elle doit être définitivement
supprimée de la philosophie naturelle. Le conflit
philosophique s'étal)lit nettement aujourd'hui entre
l'atomisme et le dynamisme, ainsi que nous l'avons
expliqué aux chapitres VIII et IX de ce livre : or, dans
le système de l'atomisme, il est parfaitement clair que
la matière ne comporte qu'une division limitée; et si
la matière n'est qu'un phénomène, une apparence,
comme l'entendent les dynamistes . il devient fort
oiseux d'examiner si une apparence peut être divisible
à l'infini.
Mais, dans le sens cosmologique, la question se
présente sous une autre face qui mérite qu'on l'exa-
mine. En effet, la raisonne serait nullement choquée,
si l'observation , en pénétrant de plus en plus dans le
monde microscopique, y rencontrait un arrangement
et des phénomènes parfaitement comparables, sauf
la différence d'échelle, à l'arrangement et aux phéno-
mènes du monde pour lequel nos yeux ont été faits,
ou même à l'arrangement et aux phénomènes du
monde télescopique. Dans cette hypothèse qui n'a rien,
je le répète, de contraire à la raison, la force de l'a-
nalogie nous porterait à admettre que rien ne limite
cet emboîtement des mondes les uns dans les autres,
et que nous nous trouvons à cet égard intercalés dans
une série qui a son milieu partout et ses bouts nulle
part.
Or, en dépit de certaines déclamations éloquentes,
294 J.IVRIi; II. — CHAPITRE XI.
l'observation, la scienco démentent positivement l'hy-
pothèse qu'autrement la raison ne rejetterait pas. A
chaque échelle de grandeur ou plutôt de petitesse
(puisqu'on ce moment nous sommes censés aller du
plus grand au plus petit) correspondent des phéno-
mènes d'un certain ordre et non d'autres. On ne voit
pas de cristaux gros comme des planètes ou des mon-
tagnes, et nous avons beau augmenter la puissance
de nos microscopes, nous ne trouvons dans un cristal
ou dans une goutte d'eau rien qui ressemble à un
système planétaire , pas plus que nous ne trouvons,
parmi les végétaux ou les animalcules microscopiques,
des miniatures de chênes, de palmiers, d'éléphants
ou de baleines. Les phénomènes d'ondulations lumi-
neuses, les phénomènes capillaires, les phénomènes
chimiques ont leurs échelles respectives distinctes,
n'empiètent pas les uns sur les autres, ne se repro-
duisent pas périodiquement à tour de rôle, comme
il le faudrait dans l'hypothèse d'un emboîtement
indéfini des phénomènes cosmiques. Et la consé-
quence que la raison doit en tirer, c'est qu'en fait la
série est limitée, et qu'il y a un point de départ, un
commencement dans la petitesse, au point de vue dé
la structure du Monde et de l'échaffaudage des phé-
nomènes cosmiques les uns sur les autres. Peu im-
porte que nous puissions ou non imaginer dans notre
cerveau, qui n'est pas construit pour cela, ce degré de
petitesse extrême qui doit être le point de départ des
phénomènes cosmiques : la raison en conçoit sans
peine l'existence, comme elle en aurait conçu sans
peine, quoi qu'en ait pu dire Kant, la non-existence
dans l'Jiypothèse contraire, si l'observation scienti-
DE L INFINITÉ DU MONDE. 295
fique s'était effectivement prêtée à l'hypothèse de
l'emboîtement indéfini.
189. — Ce que l'observation détruit pour l'infi-
niment petit, est précisément ce qu'elle établit ou
tend à établir pour l'iufiniment grand. Et d'abord
nous soutenons que la raison n'éprouve aucune peine
à admettre, soit l'infinie grandeur du Monde, soit sa
limitation dans l'espace, sauf à incliner, selon les
données de l'observation scientifique, vers l'une ou
vers l'autre thèse. Lorsque l'Inquisition faisait brûler
à Rome, à la fin du seizième siècle, Jordano Bruno,
en partie pour avoir soutenu la thèse de l'infinité du
Monde dans l'espace, elle punissait cruellement une
opinion qui déjà avait été taxée de folie dans presque
toutes les Universités d'Europe; et en effet, du mo-
ment que l'on regardait la terre comme fixée au centre
du Monde et les étoiles comme attachées à une voûte
de cristal , il s'ensuivait nécessairement que le Monde
est limité dans l'espace; et cela n'avait rien en soi de
contraire à la raison, rien que Bruno lui-même n'eût
admis volontiers, si justement il n'avait été un pytha-
goricien et un copernicien zélé. Mais, pour ne pas
emprunter à des théories et à des croyances surannées
l'exemple qui doit rendre nos observations plus sen-
sibles, nous demandons qu'on nous permette une
supposition, à savoir celle que la Nature nous ait dé-
robé la connaissance des étoiles fixes, soit en reculant
à de plus grandes distances encore des objets déjà
placés à de si prodigieuses distances de nous, soit en
modifiant l'énergie du principe lumineux ou les con-
ditions de notre sensibilité optique. 11 y aurait alors
un chapitre à rayer de tous nos traités d'astronomie,
296 LIVRE U. — CHAPITRE XI.
celui qui traite de Y astronomie stellaire, sujet si beau,
si riche et encore si neuf : mais tous les autres cha-
pitres qui traitent de la structure et des mouvements
de notre système solaire, n'en subsisteraient pas moins.
A la vérité, si les observateurs n'avaient pas eu sur la
voûte céleste ces points de repère que nous nommons
les étoiles fixes, il leur aurait été fort difficile d'insti-
tuer des méthodes d'observation propres à les con-
duire à la connaissance des lois qui régissent notre
système solaire ou planétaire : ces difficultés pourtant
ne seraient pas absolument et logiquement insurmon-
tables, comme il faudrait qu'elles le fussent, pour que
notre hypothèse ne pût être admise, même à titre de
conception logique. Il faudrait plus de patience, plus
de sagacité pour remonter des mouvements apparents
et relatifs aux mouvements réels et absolus, mais enfin
une intelligence supérieure viendrait à l)Out de ce pro-
blème. L'observation qu'on pourrait encore faire, des
lois qui régissent les mondes particuliers de Jupiter
et de Saturne, suggérerait l'idée de les étendre et de
les appliquer sur une plus grande échelle au système
du Soleil et des planètes. Une fois en possession de
la connaissance de la constitution du système solaire,
on serait bien fondé à croire que l'on connaît le
monde tout entier : car, de grands perfectionnements
apportés aux instruments optiques ne feraient rien
apercevoir par delà. La découverte d'une planète à
grand'peine visible à l'œil nu, comme Uranus, celle
d'une planète tout à fait invisible à l'œil nu, comme
Neptune, suggéreraient bien la pensée que les limites
du monde astronomique peuvent être successivement
reculées : mais, comme d'autie part on verrait que
\
DE L INFFMTÉ DU MONDE. 297
l'intervalle d'une orbite à l'autre augmente rapide-
ment à mesure qu'il s'agit de planètes plus éloignées
de l'astre central, on comprendrait qu'il doit y avoir
UDC limite à cette sorte de raréfaction des orbites,
comme il y en a une à la raréfaction des atmosphères.
Le monde matériel serait donc conçu comme limité à
la manière de nos atmosphères planétaires ou de la
lumière zodiacale, sans qu'on en pût fixer précisément
la limite. Il porterait tous les caractères d'uuité systé-
matique qui satisfont la raison. Au-delà seraient les
solitudes de l'espace, c'est-à-dire rien; et vainement
demanderait-on pourquoi le système du monde se
trouve en tel lieu de l'espace plutôt qu'en tel autre :
comme le centre de l'espace indéfini est partout, ce
serait le cas de répondre avec Leibnitz que le lieu du
monde limité serait toujours le même, où qu'on le
supposât placé. Donc la conception d'un monde li-
mité pourrait être naturelle, logique, et n'offrirait ni
mystères, ni contradictions à la raison. Tout au plus
suggérerait-elle quelques arguties scolastiques que
les savants et les vrais philosophes dédaigneraient.
190. — Rendons maintenant à l'homme le magni-
fique spectacle du ciel étoile, et armons-le des puis-
sants instruments qui, maniés par des Herschel et des
Struve, ont amené de si admirables découvertes dans
le champ des espaces sans fin. Tout prend alors une
autre face : notre système solaire n'est qu'un atome;
les soleils et les mondes se groupent comme des îles
et des archipels dans un océan sans rivages. Des dé-
couvertes successives, dans une série que rien ne
paraît arrêter, conduisent presque irrésistiblement à
l'affirmation que la série ne s'arrête jamais, et que le
298 LIVRE II. — CHAPITRE XI.
Monde est infini comme l'espace. Mais, en quoi cette
conclusion choque-t-elle la raison? Notre imagination
ne peut pas plus se représenter un Monde infini
qu'un espace infini; cela est incontestable : mais
qu'ont de commun les fantômes de l'imagination et
les conceptions de la raison? La raison qui n'éprouve
aucun obstacle à concevoir un espace infini, lieu de
corps possibles et théâtre de phénomènes physiques
possibles, n'éprouve pas plus d'obstacles à admettre
la réalisation de toutes ces possibilités , partout oi^i le
témoignage de l'observation , la force des inductions
l'obligent à l'admettre. Or, les progrès de l'astrono-
mie stellaire donnent la plus grande force h l'induc-
tion qui nous fait croire à l'infinité du Monde dans
l'espace. Le point des espaces stellaires où notre sys-
tème solaire est placé, n'offre rien qui le singularise;
le groupe stellaire auquel il appartient n'a rien de
particulier : Unus è nmltis. Rien n'annonce une or-
donnance systématique autour d'un centre donné,
comme dans le cas de notre système planétaire. La
raison conçoit qu'il en doit être ainsi, si effectivement
le Monde n'a pas de limites dans l'espace, si toutes
les combinaisons se sont librement formées dans ce
champ sans hmites, et si la race intelligente à la-
quelle nous appartenons se trouve accidentellement
placée en tel point de l'espace plutôt ({u'en tel autre,
pour observer les apparences qui tiennent à sa posi-
tion et les démêler de son mieux.
En résumé donc, la fameuse question de l'infinité
du Monde dans l'espace comporte une solution rai-
sonnable; et malgré notre goût pour une symétrie
favorable surtout à l'effet oratoire, la solution est in-
DE l'infinité du MONDE. 299
verse, selon qu'il s'agit de l'infiiiiment grand ou de
l'infîniment petit. On ne peut guère trouver d'exemple
plus net d'une question de philosophie résolue par
suite du progrès des sciences : car, il est évident qu'a-
vant la découverte du télescope et du microscope, et
avant les progrès scientifiques amenés par cette
double découverte, on pouvait dire sur la question
tout ce qu'on voulait; tandis qu'il n'y a plus aujour-
d'hui qu'une seule manière raisonnable d interpré-
ter, selon les lois de l'induction, les faits acquis à la
science.
191. — Tout autres sont les conditions de l'intel-
ligence humaine, en ce qui concerne l'infinité du
Monde dans le temps , et ce nouveau contraste entre
l'idée d'espace et celle de temps vient s'ajouter à ceux
que nous avons déjà signalés (24 et 53). Tout ce qui
se réfère à l'ordre du temps est essentiellement du
domaine de la raison pure. Nous n'avons besoin d'in-
venter et d'employer aucun appareil, aucun instrument
d'observation, pour comprendre qu'il n'y a pas de
mouvement, pas de phénomène physique qui n'ait
autant de phases correspondant à autant d'éléments
du temps, si petits qu'on les suppose. Voilà pour l'in-
fini en petitesse. Et d'un autre côté, s'il est permis à
la raison, en l'absence d'observations contraires, de
concevoir un Monde limité dans l'espace, elle ne peut
de même le concevoir comme liniité dans le temps,
sans se heurter contre une autre règle de l'esprit hu-
main , celle qui lui fait regarder les lois de la phy-
sique comme immuables, la substance des corps
comme indestructible, et leurs propriétés fondamen-
tales comme tenant à des caractères indélébiles : car,
300 LIVRE II. — CHAPITRE XI.
il ne s'agit pas encore des lois qui président à
l'apparition (^t an développement des espèces vivantes,
ni de savoir si les manifestations de la vie sont ou non
renfermées dans une portion limitée de la durée. En
conséquence, sauf cette réserve, tout commencement
et toute terminaison des phénomènes cosmiques
doivent être considérés comme placés en dehors des
faits naturels. Reste à savoir comment nous concevons
que tel ou tel ordre a pu s'introduire dans une série
de phénomènes cosmiques sans commencement et
sans tin, ce qui donne lieu à ce qu'on appelle la
question d'origine dans les sciences cosmologiques :
nous allons aborder ce sujet dans le chapitre suivant J
qui terminera ce deuxième livre. ■
DES QUESTIONS d'oRIGINE. 301
CHAPITRE XII.
DES QUESTIONS D'ORIGINE DANS LES SCIENCES COSMOLOGIQUES. — DES IDÉES
d'ordre, d'harmonie, DE FINALITÉ, DE BEAUTÉ, DANS LEUR APPLICATION
AUX PHÉNOMÈNES COSMIQUES.
192. — De ce que les sciences physiques n'ont pour
objet essentiel que des propriétés et des lois conçues
comme permanentes et indélébiles, il s'ensuit qu'elles
ne se heurtent contre aucune difficulté d'origine. A la
\érité, il y a dans l'École un argument célèbre pour
prouver que la matière et ses propriétés, n'ayant rien
de nécessaire, impliquent l'existence d'un être néces-
saire de qui elles émanent ou par qui elles subsistent :
mais il n'entre pas dans notre cadre de reprendre des
thèses de métaphysique ou d'ontologie qui ne touchent
pas à la philosophie des sciences , que les progrès des
sciences ne forcent pas d'aborder , et qui d'ailleurs,
accessibles seulement à quelques esprits spéculatifs,
n'ont jamais exercé d'influence sur la formation et le
cours des opinions et des croyances qui ont régné
parmi les hommes. D'oii les hommes ont-ils tiré les
idées qu'ils se forment d'une Intelligence supérieure
au Monde, y réglant et ordonnant tout avec une sa-
gesse et une bonté infinies ? Evidemment du spectacle
de l'ordre du Monde, surtout des merveilles de l'or-
ganisation des êtres vivants , et plus particulièrement
enfin de tout ce que nous connaissons, en notre qua-
302 LIVRE II. — CHAPITRE XII.
lité d'êtres moraux, des lois de l'ordre inoral. Sup-
primez tout cela et figurez-vous un savant qui entend
la géométrie et l'algèbre, la mécanique et la physique,
la chimie et la minéralogie , mais qui ne connaît du
monde que sou luljoratoire, qui n'a jamais contemplé
le ciel ni feuilleté un livre d'astronomie, qui s'occupe
encore moins d'observer et d'étudier les ressorts de
la vie, et qui a le malheur de ne s'être ménagé aucun
instant pour réfléchir sur sa nature morale : pensez-
vous qu'un tel homme, s'il existe, sera bien frappé
des arguments scolastiques qu'on voudrait tirer de
la contingence de la matière et du mouvement? Ne
verra-t-il pas d'abord dans les mathématiques , des
rapports et des lois dont il comprend et démontre la
nécessité, puis, dans la mécanique rationnelle, des
principes généraux que quelques-uns regardent comme
de simples données de l'expérience, que d'autres ran-
gent parmi les vérités nécessaires, et qui ont en effet,
comme nous croyons l'avoir établi au chapitre IV du
présent livre, un caractère mixte, n'étant, ni des
axiomes de pure mathématique, ni des vérités effecti-
vement établies par des séries d'expériences comme
celles que les physiciens instituent? Poursuivant cette
revue , l'esprit dont nous parlons apercevrait dans la
théorie de la gravitation universelle des lois dont la
forme mathématique laisse entrevoir, sinon saisir
complètement la raison mathématique et par consé-
quent la nécessité : d'oii il serait fort naturellement
porté à induire qu'il ne faudrait que restituer cer-
taines données qui nous manquent, ou pousser plus
loin nos études, pour trouver la raison et démontrer
la nécessité des lois les plus particulières, et en appa-
DES QUESTIONS d'oRIGINE. 303
rence les plus contingentes de la physique ; de celles
qui, dans l'état actuel de nos connaissances, ne se
présentent à nous que comme des données de l'expé-
rience. En tout cas, et à supposer même qu'il conçût
la nécessité de recourir à un autre principe des lois
observées, il n'aurait aucune raison d'admettre que
l'action de ce principe a dû avoir un commencement
dans l'ordre des temps. Donc, les sciences physiques,
soigneusement distinguées des sciences cosmologiques
comme elles doivent l'être, peuvent bien offrir des
difficultés tenant à l'essence et au principe des choses
et des lois dont elles s'occupent, mais n'en offrent
point qui tiennent à des questions de genèse ou d'ori-
gine. La tâche de la critique philosophique est de
faire bon inventaire et catalogue méthodique des
cases vides comme des cases pleines , des desiderata
de la science comme de ses richesses, et de marquer
le point précis oii chaque lacune commence, comme
le juste point d'insertion de chaque branche de l'arbre
de la science.
193. — Arrivons donc au groupe des sciences cos-
mologiques qui forcent en effet la raison humaine à
sonder les mystères dont elle n'a pas nécessairement
à s'occuper dans l'ordre des sciences physiques , pas
plus que dans l'ordre des sciences mathématiques.
En effet, la conception d'une série de phénomènes
cosmiques sans commencement et sanshn, la seule ra-
tionnellement et philosophiquement discutable (191),
se présente , dans l'état de la science , sous deux
formes qui méritent d'être chacune examinées.
D'abord la série peut se prolonger indéfiniment,
sans manifester aucune tendance à prendre une allure
304 LIVRE n. — CHAPITRE XII.
régulière et définitive. Supposons une comète qui dé-
crive une suite d'arcs hyperboliques et qui poursuive
indéfinimenl sa marche à travers les espaces célestes,
subissant l'attraction, tantôt d'un soleil, tantôt d'un
autre, passant (ainsi que nous pouvons le conjec-
turer) par des alternatives de températures extrêmes
qui amènent les plus grands changements dans la
constitution des matières pondérables dont elle est
formée, mais sans que les retours des mêmes alterna-
tives soient soumis à aucune période régulière : l'ob-
servateur pour qui le Monde se réduirait à cette comète
aurait l'idée d'une série de phénomènes cosmiques,
de la catégorie de ceux que nous considérons en ce
moment. Ce n'est pas sur un monde ainsi gouverné
que nos philosophes raisonnent; cependant, même
dans le monde qui nous est famiher, il y a des exem-
ples de pareilles séries. La météorologie surtout nous
en offre beaucoup. Des années chaudes ou sèches suc-
cèdent à des années froides ou humides ; l'atmosphère
est pendant longtemps calme ou agitée ; certains vents
sont successivement prédominants; les glaces polaires
avancent ou reculent ; les courants magnétiques du
globe se déplacent; les aurores boréales, les tremble-
ments de terre, les éruptions de volcans paraissent à
des intervalles rapprochés ou éloignés; dans les es-
paces célestes les apparitions de bolides, de comètes,
d'étoiles nouvelles, ont aussi plus ou moins de fré-
quence, sans que nous soyons jusqu'à présent par-
venus à saisir aucune loi, à apercevoir aucune trace de
régularité dans la succession de ces divers phénomènes.
S'il n'y en avait que de pareils, il serait tout simple
d'admettre que la série, actuellement irrégulière, a
DES QUESTIONS D ORIGINE. 305
toujours oflert et offrira toujours ce caractère d'irrégu-
larité. Et comme les lois de la physique n'en auraient
pas moins pour nous le triple caractère de simplicité,
de constance, de régularité, il en faudrait conclure que
les faits ou les données de la cosmologie tranchent
par tous ces côtés avec les lois de la physique; qu'ils
sont l'élément contingent ou fortuit de la constitution
du Monde, sur lequel élément la théorie, la science
proprement dite n'ont aucune prise.
194. — Mais, au lieu de cela, l'observation nous
atteste que les phénomènes cosmiques les plus appa-
rents, les plus imposants, les plus généraux, ont un
caractère de constance ou de régularité périodique
que les anciens expliquaient par une prétendue né:es-
sité de nature, incompatible avec la notion que nous
avons maintenant des attributs de la matière et du
mode d'action des forces motrices (80). La science
nous enseigne que l'ordre actuel n'a pas toujours
subsisté, et que des phénomènes aujourd'hui régu-
liers, permanents ou périodiques, ont dû être amenés
graduellement à cet état de régularité, de permanence
ou de périodicité. On ne peut se rendre compte des
faits observés, d'après les lois de la mécanique et de
la physique, qu'en distinguant l°un période chaotique,
d'une durée indéfinie a parte ante, pendant lequel les
phénomènes se seraient succédé sans loi régulière,
jusqu'à l'apparition d'une combinaison qui se prêtât
à un commencement de formation d'un ordre régu-
lier, par le jeu des forces internes et les réactions
mutuelles entre les divers éléments de système; 2° un
période qu'on peut appeler ^mé//$'2/^, pendant lequel
le système s'est graduellement rapproché des condi-
r. /. 20
306 LIVRK II. — CHAPITRE XII.
tions finales de stabilité, de permanence ou de régu-
larité auxcjuelles il devait linalenient aboutir; 3° et
un période fina/ , d'une durée indéfinie aparle post, à
moins que des causes étrangères au système et dont
nous n'avons aucun moyen de pressentir l'existence,
n'en viennent détruire l'ordre et l'économie. Le com-
mencement du période de stabilité n'est pas le même
pour tout. La surface du globe terrestre offrait encore
l'image du cbaos que déjà, depuis bien des milliers de
siècles, notre système planétaire était constitué dans
les conditions de stabilité qui le régissent actuelle-
ment ; et il y a apparence que dans l'immensité des
espaces stellaires se trouvent encore à présent des
soleils et des systèmes solaires à l'état d'ébauche.
Voilà le schème ou la règle formelle à laquelle doit
ou devra nécessairement se conformer toute explica-
tion des phénomènes du monde physique, par les
seuls principes des mathématiques ou de la physique,
au cas qu'elle soit possible ou qu'elle le devienne, par
suite du progrès de nos connaissances. C'est en con-
formité de cette règle qu'ont eu ou qu'auront lieu
des explications partielles, si, comme il est raison-
nable de le penser, une explication complète nous
échappe toujours. A vrai dire, nos sciences sont loin
d'être assez avancées pour que, sur aucun point de
cosmologie, nous puissions avoir une explication
scientiiique complète, par les seuls principes des ma-
thématiques et de la physique, et qui évidemment
rende superflue l'idée de recourir à un autre principe
de coordination. 11 a suffi, par exemple, que les
valeurs assignées aux éléments des orbites des pla-
nètes se trouvassent, à une époque quelconque, corn-
DES QUESTIONS D ORIGINE. 307
prises entre de certaines limites, pour que le jeu des
réactions du système en assurât dès lors la stabilité :
mais il faudrait de plus établir que l'épuisement des
combinaisons fortuites et instables, pendant un temps
indéfini , a dû vraisemblablement amener une des
combinaisons que les réactions du système peuvent
ensuite rendre stable, telle que celle que nous obser-
vons. Recourra-t-on, comme Laplace, à l'hypothèse
d'une distribution primitive de la matière planétaire
en anneaux dont les débris auraient formé les pla-
nètes actuelles? Il faudra alors prouver que le passage
de la diffusion sporadique à la distribution annulaire
est une conséquence nécessaire des réactions des par-
ticules matérielles, ou l'un des modes réguliers de dis-
tribution qui ont dû vraisemblablement se réaliser, par
le passage continuel d'un mode de distribution à un
autre, pendant un temps que rien ne limite. Il s'en
faut bien que la science soit en état d'aborder et à
plus forte raison de résoudre tous ces problèmes,
quoiqu'ils n'exigent que l'application des principes de
la syntaxique, de la géométrie et de la physique.
195. — Donc nous ne sommes pas encore auto-
risés, par l'invention d'une genèse purement mathé-
matique et physique, à bannir Dieu de l'explication
du monde physique , comme une hypothèse mutile,
selon l'insolente parole que l'on prête à un grand
géomètre. Du reste on remarquera bien, sans que
nous le disions, qu'il ne s'agit pas encore du monde
où la vie circule, oii l'organisation déploie ses mer-
veilles, que peuplent des créatures intelligentes, mais
seulement de la charpente ou de l'ossature du monde,
ou, si l'on veut, d'un monde désert, aride et silen-
308 LIVRE II. — CHAPITRE XII,
deux, tel que nous nous représentons, d'après l'en-
semble des observations, le globe qui sert de satellite
à notre planète, dépourvu de mers, d'atmosphère, de
tout ce qui est ou nous paraît être la condition essen-
tielle du développement des organismes vivants. En
admettant qu'il suffise du jeu des forces aveugles de la
mécanique pour l'explication d'un tel monde, il res-
terait encore assez de merveilles à l'appui de la thèse
qui invoque un principe de coordination intelligente,
et les arguments tirés de l'ordre moral conserveraient
toute leur force.
Mais, tant que l'explication dont il s'agit ne sera
pas trouvée, à côté de la présomption d'une explica-
tion scientifique possible, qui ferait sortir l'ordre de
la confusion, l'harmonie du concours fortuit, l'unité
systématique de la dissémination sporadique des élé-
ments, par la vertu des réactions mutuelles de ces
éléments, et par l'épuisement préalable de toutes les
combinaisons transitoires dans l'infinité de l'espace
et de la durée antécédente; à côté, dis-je, de la pré-
somption d'une telle explication scientifique, se main-
tiendra toujours la croyance à un principe supérieur
d'ordre, d'harmonie, d'unité dont les phénomènes et
les lois que nous pouvons scientifiquement étudier,
ne sont que des émanations ou des manifestations, et
qui lui-même échappe à toute perception sensible, à
toute investigation scientifique. Cette croyance se
maintiendra, soit qu'elle se rattache à des dogmes et
à un symbole religieux, soit qu'elle s'en détache, et
ne tienne qu'à un jugement de la raison appliquée à
la contemplation des merveilles de la Nature elle-
même.
DES QUESTIONS d'oRIGINE. 309
196. — En effet, pour qui ne croit pas à la possi-
bilité d'expliquer mécaniquement, sinon le méca-
nisme du monde, du moins l'origine et les conditions
initiales de ce mécanisme, il faut bien recourir à
d'autres termes de comparaison, à d'autres principes,
à d'autres clefs ou chefs d'explications. La Nature
extérieure et la constitution de notre intelligence ne
nous en offrent que deux, entre lesquels il faut
choisir.
Ou bien nous assimilons le principe qui a amené
dans l'origine la coordination des phénomènes du
monde physique à celui qui opère (par une vertu ins-
tinctive absolument incompréhensible pour nous,
mais que les faits nous forcent d'admettre) la mer-
veilleuse coordination des organismes pour l'accom-
plissement des phénomènes de la vie ; ce que le poète
exprime par ces mots : Spiritus intus dit , Mens
agitât molem. C'est l'idée du Méya zs,nv, de l'âme du
Monde; c'est la croyance panthéistique; car d'ailleurs
il est clair que cette conception philosophique et
transcendante n'a rien qui présente les caractères
d'une explication scientifique, rien que l'observation
confirme ou qu'elle rende probable : puisqu'au con-
traire les progrès de l'observation scientifique ont
toujours pour résultat de maintenir une séparation
tranchée entre l'ordre des phénomènes purement
physiques et l'ordre des phénomènes de la vie.
Ou bien, rejetant l'idée de l'animisme du Monde et
les comparaisons empruntées au règne organique de
la Nature, nous passons à l'homme, et prenant nos
termes de comparaison dans sa nature intellectuelle
et morale, nous nous élevons à l'idée d'un artisan
310 LIVRE 11. — CHAPITRE XII.
personnel et divin, nous concevons une puissance
providentielle dont les attributs et les œuvres sur-
passent iniiniinent la puissance, la prévoyance et les
o'Livres de riionime. C'est encore là une croyance qui
n'a ni ne peut avoir (pas plus que la précédente, mais
pas moins qu'elle) les caractères d'une explication
scientifique, et qui toutefois, en tant que conception
philosophique et transcendante, ne cesserait pas
(même aux époques d'affaissement des croyances re-
ligieuses) de tenir en éveil la pensée humaine, et d'y
provoquer quelques élans d'enthousiasme.
Préférer la seconde explication à la première, con-
duit à expliquer les phénomènes mêmes de la vie au
moyen des dispositions prises par un ouvrier intelli-
gent : philosophiquement, cela revient à subordonner
le principe de la vie, principe que nous comprenons
si peu, au principe de l'intelligence dont nous avons,
en notre qualité d'êtres intelligents, une perception
plus immédiate et plus claire.
Opter pour la première explication de préférence à
la seconde, revient à subordonner le principe de l'in-
telligence au principe de la vie, à ne voir dans les
phénomènes intellectuels, qu'une manifestation toute
particulière et spéciale d'une énergie qui se manifeste
sous tant d'autres formes dans les organismes vivants.
Toutes ces considérations, on le sent bien, devront
être reprises, lorsque la suite de notre synthèse nous
amènera à traiter spécialement de la vie et de l'intel-
ligence, et des conceptions tant philosophiques que
religieuses, que notre connaissance (telle quelle) des
phénomènes vitaux et intellectuels fait naître dans
l'esprit de l'homme.
I
DES QUESTIONS d'oRIGINE. 311
197. — Le Monde, pris dans son ensemble, a tou-
jours paru aux hommes offrir à un degré éminent les
caractères de la beauté ' . Nous n admirons pas seule-
ment dans le Monde la parure que donnent à notre
terre les végétaux qui la recouvrent, les formes si
variées de leur organisme, leurs couleurs si douces
ou si éclatantes; nous ne sommes pas uniquement
frappés ou attirés par les formes plus variées encore,
tantôt nobles, tantôt gracieuses, que nous présentent
les innombrables tribus d'êtres animés : le spectacle
de la voûte étoilée , des nuages que le soleil dore ou
que l'éclair sillonne, de la mer calme ou grondante,
des pics dénudés et des dômes de glace, des cascades
et des torrents, inspire le poète, ravit toute âme sen-
sible, et témoigne d'une l)eauté attachée aux grands
traits du monde physique, beauté qui, pour n'être pas
sentie, n'en subsisterait pas moins, quand même, à la
surface de notre planète, la source de la vie, qui est
celle de notre sensibilité, viendrait à tarir. Il faut
pourtant nous rendre compte de ces impressions en
philosophes et non en poètes, pour démêler ce qui est
le caractère inhérent à l'objet qui nous frappe, et ce
qui tient au mode de notre sensibilité. Bornons-nous
aux impressions reçues par les sens de la vue et de
l'ouïe, puisqu'aussi bien ce sont quasi les seules qui
puissent nous donner l'idée du beau dans le monde
physique et même dans la Nature vivante.
198. — Il y a, dans les objets extérieurs, des
formes, des contours, des perspectives qui ne dé-
pendent point de la spécialité des impressions pro-
* Essai , chap. XII, n° 173,
312 LIVRE II. — CHAPITRE XII.
duites sur notre œil par les rayons lumineux. Si je
contemple dans une gravure un site alpestre ou une
\ue de marine, je n'ai pas besoin pour y trouver des
beautés, de restituer par l'imagination, l'azur du ciel,
le ton des eaux, la teinte des granits et des glaciers.
Le tableau plairait davantage sans doute, mais il est
beau encore sans cette parure; et l'art, dans la variété
de ses procédés, aura précisément opéré l'analyse que
la philosopbie réclame; il aura distingué la beauté
qui est dans les objets mêmes de celle que notre
mode de sensibilité y ajoute. Au lieu d'un dessin ou
d'une gravure, supposons deux tableaux du même
site, à la même heure du jour, faits par des peintres
qui ont chacun une couleur ou une gamme chroma-
tique différente, dont aucune n'est précisément celle
de la Nature; chacun de ces tableaux a son genre de
beauté; les beautés qui leur sont communes sont celles
qui ne dépendent point de la couleur ou de la gamme
chromatique; et la même analyse se trouve opérée par
un artifice différent.
Allons maintenant plus loin. Les couleurs n'exis-
tent pas dans la Nature, en ce sens qu'il n'y a point
dans la Nature, en l'absence d'une rétine sensible,
des sensations de blanc ou de vert : mais pourtant
l'harmonie, le contraste des sensations tiennent à des
harmonies et à des contrastes que présentent les
rayons lumineux pris en eux-mêmes, dans leur con-
stitution physique et antécédemment à tout phéno-
mène physiologique , si bien que les physiciens ont
considéré avec raison comme un chapitre de l'optique,
et revendiqué pour leur propre domaine, ce qui a
trait aux harmonies et aux contrastes des couleurs.
DES QUESTIONS DORIGINE. 313
Ainsi , parmi les beautés du monde physique , la pa-
rure même des couleurs est' une beauté dont le fonds
lui appartient et que nous ne lui prêtons pas,
quoique nous ayons une manière de la sentir qui
nous est propre, et que nous ne puissions la sentir
telle qu'elle est, mais seulement la concevoir par un
effort de la raison. Donc l'art divin consiste d'abord à
avoir orné le monde physique de beautés qui lui ap-
partiennent tout entières, ensuite à l'avoir disposé de
manière à susciter par surcroît le sentiment d'autres
beautés, naissant des rapports qui s'établissent entre
les harmonies du monde physique et la constitution
de notre propre sensibilité.
On dirait la même chose pour les impressions qui
nous viennent du sens de l'ouïe. Le mugissement des
flots, le grondement de la cataracte, les éclats du ton-
nerre ont leur beauté imposante; et cette beauté est
bien une beauté cosmique, quoique la sensation du
son n'existe que dans notre oreille , parce qu'il y a
analogie et harmonie spontanément saisissable, entre
le genre de l'impression sonore et l'agitation exté-
rieure qui en est la cause.
199. — La poésie qui s'inspire de la contemplation
du monde physique n'est pas une poésie toute sen-
suelle : c'est surtout une poésie morale dont nous ne
sentons les charmes qu'en notre qualité d'êtres mo-
raux. Il faut donc admirer l'art qui assortit par avance
les beautés inhérentes au monde physique , non-seu-
lement aux harmonies que manifestera plus tard l'or-
ganisation des êtres sensibles, mais encore à celles
que manifestera ultérieurement le développement pri-
vilégié de quelques-uns d'entre eux comme êtres mo-
314 LIVRE 11. — CHAPITRE Xli.
raux. Ce sujet est inépuisable et il uous appartient à
peine de l'effleurer. Représentez-vous ce globe im-
mense, d'une immobilité relative, autour duquel
d'autres globes circulent régulièrement, maîtrisés
qu'ils sont par sa force dominante, et recevant de lui
en retour par une irradiation continuelle, les in-
fluences qui y développent la continuelle activité des
éléments : n'y a-t-il pas là pour toutes les intelligences
le type cosmique des idées de majesté et de royauté
bienfaisante, qui appartiennent pourtant à l'ordre
moral et ne peuvent être saisies que par des êtres
moraux ? Et la raison n'est-elle pas poussée à induire
de toutes ces harmonies que la même pensée a décrété
à la fois, pour se développer dans la suite des temps,
le plan du monde physique et les lois du monde moral?
200. — Toutefois il faut reconnaître que, si la
contemplation des objets privés de vie suffit pour
donner les idées de l'ordre, de l'harmonie, du beau,
elle ne suffirait pas pour susciter l'idée du bien, si
nous n'avions en vue, en notre qualité d'êtres vivants
et moraux, l'appropriation de la structure du monde
physique à la manifestation et à l'entretien de la vie,
aux conditions d'existence des seuls êtres intelligents
et moraux que nous connaissions. Lorsque, selon le
récit de l'écrivain sacré. Dieu juge déjà son œuvre
bonne, avant l'apparition d'aucune créature vivante,
c'est apparemment que l'apparition de telles créatures
est déjà la raison finale de ses premières œuvres. Les
propriétés des rayons lumineux donnent lieu à une
variété infinie de beaux phénomènes, dont quelques-
uns n'étaient jamais venus se peindre sur une rétine
vivante, avant les recherches expérimentales des phy-
DES QUESTIONS D ORIGINE. 315
sicieiis modernes , et qui ne cesseraient pas d'être
beaux en eux-mêmes, alors qu'il n'y aurait pas d'œil
ouvert pour les percevoir, selon son mode particulier
de sensibilité, alors que nous ne les lirions que par
les yeux de l'esprit, dans des formules algébriques :
la lumière est donc une belle chose, mais en quoi
serait-elle bonne, si l'œil qui la reçoit ne guidait et ne
conduisait à sa fin un être sensible, si elle ne donnait
à l'être moral l'idée d'une autre lumière qui illumine
les consciences et révèle des destinées plus hautes?
La beauté est toujours la beauté, même dans un
désert oii personne ne la voit ; une personne morale
ne dépouille pas non plus son caractère intrinsèque
de bonté, parce qu'elle manque d'occasions de faire
le bien; mais qu'est-ce que la bonté d'un objet phy-
sique qui n'a de rapports qu'avec d'autres objets
purement physiques? En quoi la terre est-elle bonne
à. cette scorie volcanique qu'on appelle la lune, et en
quoi la lune serait-elle bonne à la terre, si celle-ci
ne nourrissait pas d'êtres vivants ? Nos sciences phy-
siques, il est vrai, nous donnent (ce que déjà, à la
rigueur, les sciences purement abstraites pourraient
nous donner) l'idée d'une utilité scientifique. Comme
elles avancent surtout à l'aide de l'observation, il est
utile que nous puissions disposer dans cette vue de
tels ou de tels moyens d'observation. 11 est utile que
la planète Vénus passe quelquefois sur le disque du
soleil, pour nous fournir un moyen de déterminer
avec plus de précision la parallaxe de cet astre; utile
que la lune vienne occulter des étoiles pour nous
aider à calculer les longitudes terrestres. Une matière
solide et transparente comme le verre, un métal pesant
316 LIVRE 11. — CHAPITRE Xll.
et liquide aux températures ordinaires comme le mer-
cure, sont infiniment utiles aux progrès de la phy-
sique : mais l'idée de l'utilité n'est pas l'idée du bien,
dont il faut chercher la source ailleurs.
Ainsi, quant aux grandes et fondamentales idées du
vrai, du beau, du bien, de l'utile, nous nous trouvons,
à la fin de ce deuxième livre, exactement au même
point où nous nous trouvions en terminant le premier
(80). A cet égard, ce que nous savons des propriétés de
la matière et du mode d'action des forces, le système
de nos sciences physiques et cosmologiques construit
en conséquence , n'ajoutent rien à ce que nous pou-
vions déjà tirer du système de théories pures qui ont
la logique et les mathématiques pour objet. Les idées
de cause, de substance et à' origine, acquises dans le
passage de l'un des systèmes à l'autre, voilà ce qui
distingue essentiellement ces deux grandes assises de
l'édifice de nos connaissances.
LIVRE III.
LA VIE ET L'ORGANISME.
CHAPITRE PREMIER.
DE LA VIE ET DE L'ORGANISME EN GÉNÉRAL.
20 i . — Lorsque l'on embrasse dans leur ensemble la
prodigieuse variété des fonctions et des formes propres
aux êtres vivants et organisés, on saisit de telles ana-
logies entre les choses d'ailleurs les plus disparates,
qu'on est inévitablement amené à admettre un prin-
cipe d'action et une loi suprême d'où relèvent à la
fois tant de manifestations diverses. De là l'idée de la
VIE et de l'oRGANiSME en général.
Et d'abord nous n'observons nulle part de vie sans
organisme, ni de fonctions vitales sans un appareil
matériel à l'aide duquel ces fonctions s'accomplissent.
L'observation, l'induction ne nous autorisent pas
davantage à affirmer la formation d'un être organisé
ou d'un appareil organique sans l'influence de la vie.
Les idées de vie et d'organisme, de fonctions et d'or-
ganes, du moins dans le monde sensible où nous
vivons actuellement nous-mêmes, s'impliquent donc
mutuellement ou paraissent s'impliquer. Elles s'ac-
compagnent et se servent de soutien réciproque dans
l'ordre des temps. Dans laquelle des deux faut-il
voir la raison de l'autre? Ici l'on tombe sur une am-
biguïté fort analogue à celle que nous ont présentée
318 LIVRE III. — CHAPITRE I.
les idées de force et de matière, et tenant apparem-
ment à la môme cause, inhérente au mode même
de nos perceptions. Cependant, quoiqu'il y ait grande
analogie, il n'y a pas identité. Tel repousserait le dy-
namisme (166), et répugnerait à ne voir dans la ma-
tière que le «fâvrao/jia produit par le jeu des forces,
qui inclinerait au vitalisme, c'est-à-dire se sentirait
plus porté à expliquer les faits de l'organisation par
l'action d'un principe vital, que les fonctions vitales
par la structure de l'organisme. En effet, bien que
la difficulté métaphysique soit au fond la même, la
solution de bon sens, tirée des habitudes de l'esprit,
de ses facultés Imaginatives, et de la nature des faits
accessibles à l'observation, peut être inverse, selon
qu'il s'agit des corps bruts ou des corps vivants. Pour
subordonner rationnellement l'idée de matière à celle
de force, il faut, par delà ce que nous voyons, tou-
chons, observons et imaginons, saisir ce que nous ne
pouvons ni voir, ni toucher, ni observer, ni même ima-
giner. C'est précisément le contraire lorsqu'il s'agit de
subordonner l'idée de la vie à celle de l'organisation.
11 faut supposer, au-delà de ce que nous pouvons
observer, quelque chose qui échappe absolument à nos
observations, (^ar, tandis que nous voyons clairement,
dans tous les cas observables, que la vie se propage
d'un être vivant à un autre, et que les organes, non-
seulement se nourrissent, croissent, mais en quelque
sorte se pétrissent sous l'intluence de la vie qui les
anime, nous n'avons aucun moyen d'atteindre par nos
observations ce fait prétendu primitif, d'une formation
organique opérée sans le concours d'aucun principe de
vie, et d'où la vie jailUrait, uniquement par suite de la
DE LA VIE EN GÉNÉRAL. 319
disposition des pièces organiques. D'ailleurs il ne s'agit
pas encore ici de discuter des questions d'origine, ni
d'examiner si la Nature a pu ou peut encore excep-
tionnellement procéder en dehors de ses règles habi-
tuelles : il s'agit en ce moment de reconnaître que,
dans le cours régulier et habituel des choses, sous nos
yeux mêmes, tout organisme est produit par le jeu des
fonctions d'un être vivant, lequel en produisant com-
munique au produit la vie dont lui-même est impré-
gné ; et cela suffit pour que notre esprit doive incliner
naturellement à regarder l'organisation comme le pro-
duit de la vie, plutôt que la vie comme le résultat de
la structure d'un système matériel, convenablement
sollicité par des forces purement physiques.
202. — A mesure que l'être vivant vieillit, et que
l'énergie du principe vital paraît diminuer, son orga-
nisme éprouve des modifications apparentes : mais en
général ces modifications de l'organisme ne nous
paraissent pas suffire pour rendre compte des chan-
gements survenus dans les fonctions vitales ; et l'en-
chaînement des faits nous porte à les considérer
comme la conséquence plutôt que comme la cause de
l'altération des fonctions.
Souvent les phénomènes de la maladie et de la
mort sont ce qui nous aide à comprendre un peu la
vie. Or, il n'y a nul besoin d'être physiologiste ou
médecin pour démêler que dans certains cas les ma-
ladies et la mort viennent de troubles apportés dans la
structure des organes par des causes physiques et exté-
rieures, et d'obstacles matériels apportés à l'accomplis-
sement des fonctions, auquel cas la vie cesse par suite
du dérangement de l'organisme, et la mort est dite
320 LIVRE m. — CHAPITRE I.
accidentelle ou violente : l'être vivant a été tué. Mais,
plus ordinairement, on reconnaît que la maladie et
la mort ont pour cause principale l'affaiblissement
progressif du principe de vie qui ne peut plus réagir
avec la même vigueur contre les causes extérieures,
remettre l'ordre dans l'organisme troublé, réparer les
altérations survenues. On exprime cette idée en disant
que dans ce cas la mort est arrivée naturellement,
quoiqu'on ne méconnaisse point l'influence qu'Qnt
eue des causes accidentelles, physiques et extérieures,
pour en avancer l'époque.
203. — Tous les physiologistes distinguent l'état
du germe simplement organisé, d'avec l'état du germe
vivifié par la fécondation. A la vérité, nous voyons
que le germe organique, même fécondé, peut, tout
en conservant sa structure, garder l'apparence d'un
corps inerte, quelquefois pendant des siècles, jusqu'à
ce que, sans influence vitale extérieure, et unique-
ment par l'excitation d'agents physiques, tels que la
chaleur, l'électricité, la lumière, l'humidité, il se
développe et manifeste la vie dont il est doué. Mais
nous voyons aussi que, dans les êtres vivants les plus
développés, les fonctions vitales peuvent être suspen-
dues, tantôt partiellement, tantôt totalement; et nous
nous croyons fondés à expliquer ces intermittences
par un engourdissement, par un sommeil de la vie,
plutôt que par une suite bien étrange de morts et
de résurrections alternatives. Cela même nous porte
à conclure que la vie a sommeillé dans le germe, au
besoin pendant une longue suite de siècles, sans que
le germe ait jamais cessé d'être vivant. Nous distin-
guons en conséquence entre les altérations organiques
DE LA VIE EN GÉNÉRAL. 321
qui ne sont que des maladies du germe et celles qui le
tuent, entre les influences extérieures qui ne font que
suspendre ou engourdir les fonctions vitales et celles
qui en abolissent le principe.
204. — Hâtons-nous d'arriver à l'argument le plus
décisif. L'élément organique le plus simple, un glo-
bule, une cellule, témoignent déjà d'un plan de
structure et d'une coordination de parties dont on
ne pourrait rendre raison par un concours de forces
physiques agissant de molécule h molécule, à la ma-
nière de celles que nous admettons pour l'explication
des formes des corps inorganiques (176). A supposer
même que la formation des éléments dont nous par-
lons pût être rapportée à un mode de groupement
atomique ou de cristallisation sm generis , on serait
arrêté à chaque pas dans le passage à des formations
plus complexes, à ces évolutions dont l'embryogénie
nous offre le merveilleux tableau. Rien, dans ce que
nous connaissons des forces inorganiques et des pro-
priétés constamment inhérentes à la matière, ne peut
nous expliquer une telle évolution, une telle coordi-
nation aussi bien dans le temps que dans l'espace \
Pour s'en rendre compte (quoique bien imparfaite-
ment sans doute), il faut concevoir une vertu plas-
tique, une énergie vitale qui préside à la formation
même de l'organisme : tout en reconnaissant que les
dispositions de l'organisme ne cessent pas de régler
et de modifier les manifestations ultérieures de la
puissance vitale et plastique.
205. — De là (autant que nous pouvons le conjec-
^ Essai , chap. IX, n^H^O eM31.
T. I. 21
322 LIVRE III. — CHAPITRE I.
turer), la raison de ce que l'on appelle la loi des âges,
loi fondamentale à laquelle nous aurons perpétuelle-
ment à faire allusion par la suite, et qui consiste dans
la succession régulière des phases de développement,
de maturité, de vieillesse et de mort. En effet, le
propre de l'énergie plastique et vitale est certainement
de s'affaiblir, de s'épuiser par son action même (86).
Le membre amputé de l'écrevisse se régénère, mais
débile et rapetissé. Les segments du lombric terrestre
se complètent en reproduisant chacun un animal en-
tier, mais dont l'organisation va en se simplifiant et
en s'abaissant par des sections successives. Il n'est pas
rare que, même chez les végétaux, les produits de
boutures successives n'offrent pas en tout sens la
même vigueur que le sujet primitif. Dans les espèces
supérieures, où il ne s'agit que d'une reproduction de
tissus, et non de membres ou de sujets complets, la
vertu régénératrice s'épuise également par une régé-
nération trop fréquente*. D'un autre côté, puisque
les manifestations du principe de la vie sont subor-
données aux dispositions de l'organisme, elles ne
peuvent atteindre leur plénitude avant que l'orga-
nisme n'ait acquis une perfection qu'il n'acquiert pas
tout d'un coup. Il y a donc une raison, tenant au
concours de l'organisme, pour que la manifestation
vitale soit faible à son début, et une raison tirée de
l'essence même du principe actif, pour que cette ma-
nifestation s'éteigne et s'affaiblisse avant de s'éteindre.
Combinons les deux causes, et il en résultera néces-
sairement l'existence d'un apogée, d'un point culmi-
^ Essai , chap. IX, n« 130.
DE LA VIE EN GÉNÉRAL. 323
liant. Ainsi la vie ne peut se perpétuer dans les espèces
que par la perpétuelle succession des êtres vivants :
thème toujours offert à l'imagination du poète, à la
méditation du philosophe et aux réflexions de chacun
de nous !
De là eufin cette distinction aujourd'hui capitale et
unanimement acceptée, entre les sciences phi/siçues
et cosmologiques d'une part, et d'autre part les sciences
naturelles et Xhistoire naturelle. La force des choses
l'a emporté sur l'étymologie et nettement distingué
par le sens, deux mots que l'étymologie confondait,
et que l'usage devait confondre quand les sciences
étaient encore au herceau. Le savant qui étiquette et
classe des cristaux ou des roches amorphes n'a pas
plus de droit aujourd'hui au titre de naturaliste, que
l'astronome qui catalogue et décrit des nébuleuses ou
des étoiles doubles. Pour mieux prévenir toute équi-
voque, il vaudrait mieux sans doute accepter déilniti-
vement la dénomination de sciences biologiques, qui
déjà commence à s'accréditer : mais on finit toujours
par s'entendre , et les Anglais ne se méprennent pas
sur la nature des travaux de ?se^vton et de Davy, quoi-
qu'ils donnent à un médecin le nom &e physicien et
au maître d'une pharmacie celui de chimiste.
206. — On a dit avec justesse que la nature de
l'homme serait pour lui bien plus énigmatique encore,
s'il n'existait point d'animaux auxquels il put se com-
parer par certains côtés : il est encore plus vrai de
dire que notre principale ressource, pour avancer un
peu dans l'interprétation des phénomènes de la vie,
doit résulter de cette circonstance heureuse, qu'il est
entré dans le plan de la Nature de rapprocher eLde
324 LIVRE III. — CHAPITRE I.
mettre en contraste deux types fondamentaux, deux
formes générales sous lesquelles l'énergie \itale et
plastique se déploie à la surface de notre planète, le
type de la plante et celui de l'animalité. C'est par
les ressemblances et les dissemblances entre l'animal
et la plante que nous pouvons le mieux juger de ce
qu'il y a de vraiment essentiel et fondamental dans
les conditions de la vie. Tant de préjugés philoso-
phiques, tant de vains systèmes métaphysiques tien-
nent en gi'ande partie à ce que l'on n'a pas assez con-
sidéré qu'à côté d'une métaphysique faite en vue de
l'homme ou des animaux les plus voisins de l'homme,
il en faudrait une autre faite en vue des êtres vivants
de l'autre règne. Ou plutôt l'on n'a pas assez pris
garde que les problèmes, solubles ou insolubles, que
la métaphysique agite, doivent (pour qu'on ait quelque
chance de les voir s'éclaircir) être posés d'abord en
vue des êtres oii la vie se réduit à ce qu'elle a de plus
fondamental et de plus simple. S'il est vrai que l'ana-
lyse et la comparaison soient nos grands moyens de
connaissance et de critique, comment ne pas mettre
va profit une analyse que la Nature elle-même a pris
le soin de faire, une comparaison qu'elle nous invile
H faire, par la manière dont elle a mêlé et lié les uns
aux autres les êtres vivants des deux règnes ?
207. — Lorsque Linnée, adoptant la vieille divi-
sion des trois règnes de la Nature, a voulu l'exprimer
dans le style concis, aphoristique, dont il est le créa-
teur et qui a gardé son nom, il a dit : « Les minéraux
croissent, les végétaux croissent et vivent, les animaux
croissent, vivent et sentent.» La caractéristique du grand
naturaliste laisse ici à désirer, parce que la division
DE LA VIE EN GÉiNÉRAL. 325
tripartite qu'il veut rendre, et que tout le monde ad-
mettait de son temps, n'est plus admissible {205). La
vie d'un côté, de l'autre les lois de la matière inerte,
voilà la division capitale, la distinction tranchée : au
contraire, l'animal et la plante sont des êtres qui pré-
sentent, dans toutes les fonctions qui leur sont com-
munes, de frappantes analogies; et comme les fonc-
tions par lesquelles ils diffèrent peuvent passer par
tous les degrés d'activité, ou plutôt d'inactivité, jus-
qu'à l'engourdissement ou à l'abolition complète, on
ne doit pas être surpris, si l'on rencontre des êtres à
position indécise, sur les confins des deux règnes.
Les minéraux ne croissent pas, à proprement parler,
mais leur masse peut accidentellement s accroître ou
diminuer, par la juxtaposition et l'adhérence ou in-
versement par la désagrégation et l'écartement des
molécules. Au contraire, tous les êtres vivants se dé-
veloppent, croissent et se nourrissent par intussuscep-
tion, comme disent les naturalistes, en puisant dans
le monde anibiant les matériaux nutritifs ou répara-
teurs, en se les appropriant pour un temps, en les
élaborant dans leur organisme, et finalement en les
rejetant au dehors, après que toute vie s'est retirée
d'eux, de manière que l'identité de l'être vivant reste
attachée, non à la matière, comme pour les corps
inorganiques, mais à la forme organique et à l'en-
chaînement des fonctions.
D'ailleurs, la faculté qu'ont les êtres vivants de
croître et de se développer n'est qu'un des modes de
manifestation de la puissance vitale : en sorte qu'au
lieu de dire qu'ils croissent et vivent, on s'exprime-
rait plus justement en disant qu'ils vivent et que par
326 LIVRE in. — CHAPITRE I.
cela même ils croissent ou se déYcloppent à une cer-
taine époque de leur vie. Cette loi de développement
ne s'applique pas seulement aux organes matériels et
aux formes plastiques : dans tout ce qui dépend de
la constitution des êtres vivants, la Nature procède
en développant un germe primitif et une faculté ru-
dimeutaire, plutôt qu'en créant de toutes pièces; en
rendant progressivement plus fermes, plus distincts
et plus stables des caractères primitivement flottants
et indécis. Il en est à cet égard des instincts, des pen-
chants, des perceptions, des facultés de l'être vivant
et animé, comme de ses organes physiques.
208. — Faut-il rapporter à ce contraste entre le
mode d'accroissement des corps inertes et le mode de
développement ou de croissance des êtres vivants, un
autre contraste qu'on a cru relever entre les uns et
les autres, et qui tiendrait, à la présence chez les uns,
à l'absence chez les autres, de formes géométriques?
Notre réponse sera négative, et par la raison bien
simple que le caractère d'stinctif, tiré de la présence
ou de l'absence des formes géométriques, ne nous
semble avoir rien de bien réel. Les tiges d'un peu-
plier, d'un pin, ont pour schème géométrique un
cône à axe vertical, de même que la ligure de la terre
a pour schème géométrique un ellipsoïde aplati vers
les pôles. Ni la planète qui est un corps inorganique,
ni l'arbre qui est un être organisé, ne se conforment
en toute rigueur au type idéal. A la vérité, les va-
riations sont relativement plus grandes pour l'arbre
que pour la planète, mais cela n'a pas d'importance
en théorie. L'inq^ortant est qu'il ne s'agisse, dans un
cas comme dans l'autre, que de déviations irrégu-
DE LA VIE EN GÉNÉRAL. 327
Hères, accidentelles, dues à des causes subalternes
qui troublent dans son action la cause principale à la
simplicité de laquelle il faut rapporter, dans l'un et
l'autre cas, la régularité géométrique de la forme
dominante. Les corps cristallisés eux-mêmes, tels
qu'on les rencontre le plus habituellement dans la
Nature, n'offrent pas cette précision géométrique de
formes qu'on obtient par le clivage ou par les pro-
cédés de laboratoire.
A cet égard , la différence est plus grande dans le
passage des plantes aux animaux, que dans celui des
minéraux aux plantes. On peut dire que la régularité
géométrique domine dans l'ensemble des formes vé-
gétales, et que le contraire a lieu dans l'ensemble
des formes de l'animalité, malgré quelques relations
de symétrie très-frappantes. Ce n'est guère que dans
des appareils inertes ou d'une vie très-obscure, que
l'animalité nous offre des exemples remarquables de
régularité géométrique, oii il faut \oir l'expression de
la simplicité des lois qui en ont déterminé la struc-
ture. Cela tient évidemment à la grande complication
des organes des animaux, surtout dans les classes su-
périeures, à la multitude de leurs connexions, et à la
variété des conditions auxquelles la Nature a \oulu
satisfaire en économisant l'espace et en faisant le plus
souvent servir le même organe à des fonctions di-
verses. Tout cela s'est trouvé incompatible a\ec un
agencement géométrique, pareil à celui que nous
mettons dans nos machines relativement si grossières.
209. — Enfin (pour reprendre et compléter notre
commentaire de l'aphorisme linnéen) la sensibilité
chez les animaux n'est pas une faculté qui s'ajoute à
328 LIVRE ni. — CHAPITRE I.
la vie, mais un des modes d'action de la vie, comme
la croissance ou le développement en est un autre.
Le développement appartient à ce premier période
011 la vie n'est pas seulement, comme on l'a dit, une
résistance à la mort, c'est-à-dire aux causes physiques
de destruction, qui tiennent aux qualités indélébiles
de la matière, mais une puissance vraiment active,
qui les surmonte et en triomphe : la sensibilité se
montre à toutes les époques de la vie animale , mais
toujours avec intermittence. Les animaux ne vivent
pas pour sentir : ils sentent, parce que, d'après le
plan de leur organisme, la faculté de sentir est néces-
saire pour assurer la conservation de la vie, dans l'in-
dividu et dans l'espèce. Il en faut dire autant de toutes
les fonctions intellectuelles de l'animal, si élevées
qu'elles soient relativement. Un jugement inverse,
lorsqu'il y a lieu de le porter, est déjà une preuve
suffisante que nous sortons des limites dans lesquelles
la Nature avait entendu renfermer le cercle des fonc-
tions de l'animalité.
210. — Plaçons ici une remarque qui a beaucoup
d'importance pour la suite de nos idées. Les manifes-
tations de la vie végétative ou organique, commune aux
animaux et aux plantes ', consistent en général en
mouvements intestins, en groupements moléculaires
et en combinaisons chimiques; tandis qu'en général
aussi la vie animale se manifeste par des mouvements
extérieurs et par des phénomènes mécaniques. Si nous
rangeons en série, dans l'ordre où elles semblent na-
turellement se présenter, et où nous les avons effecti-
1 Essai , n° 126.
DE LA VIE EN GÉNÉRAL. 329
vement étudiées, eu égard à la subordination des phé-
nomènes qu'elles engendrent,
les forces mécaniques,
les forces moléculaires et chimiques,
la vie végétative,
la vie animale,
on constate une sorte de symétrie entre le second et
le troisième terme de la série, entre le premier et le
quatrième : à quoi l'on peut ajouter qu'en prolongeant
en avant et en arrière la même chaîne systématique,
l'étude de la vie intellectuelle de l'homme succède à
celle de la vie animale, tandis que l'étude des prin-
cipes rationnels de la logique et de la géométrie pré-
cède celle de la mécanique physique; ce qui vient en
confirmation delà symétrie observée. L'idée même de
force mécanique, suivant une remarque déjà faite
maintes fois (81-170), nous est fournie par les phé-
nomènes de la vie animale : elle nous serait absolu-
ment étrangère et n'aurait pu être introduite par nous
dans la conception et dans l'explication des phéno-
mènes physiques , si nous ne connaissions , entre les
phénomènes vitaux, que ceux qui appartiennent à la
vie végétative. On dirait que la région médiane, de
part et d'autre de laquelle a lieu la distribution symé-
trique, est précisément la région obscure (168) pour
laquelle les moyens d'intuition et de représentation
nous échappent.
2H. — La vie se reflète dans tous ses produits,
dans ceux mêmes d'oti elle s'est retirée, ou qu'elle a
à peine pénétrés, ou qu'elle n'a pas pénétrés du tout.
La coquille du mollusque, aux riches couleurs et aux
330 LIVRE III. — CHAPITRE I.
formes élégantes, la toile de l'araignée, le coton du
bombyx, le nid môme de l'oiseau sont déterminés
dans leurs matériaux, leur structure, leur forme, et
font partie de la caractéristique de l'espèce, aussi bien
qu'une plume, un poil ou une écaille. On y reconnaît
également (ou à divers degrés, car ceci importe peu),
ce que nous nommons le cachet de la Nature, c'est-à-
dire la marque de cette action mystérieuse qui pour-
suit et obtient instinctivement la production d'une
œuvre harmonique. On ne confondra pas de tels pro-
duits, sur lesquels la vie a agi ou qu'elle a pénétrés,
avec les concrétions dont une grotte est tapissée,
quelque illusion que celles-ci nous causent parfois,
ni avec la pelotte de fucus que la mer rejette sur son
rivage. On ne les confondra pas davantage avec les
produits de l'art humain, avec nos vases et nos étoffes.
C'est ainsi que nous distinguons, par le sentiment de
la vie qui y circule, la modulation de l'oiseau chan-
teur de celle d'un orgue mécanique et du murmure
du torrent ou du bruissement de la forêt (198).
Déjà la force des analogies a consacré ces expres-
sions : la vie d'une race, la vie d'un peuple, une
langue vivante, un droit vivant. Ne sont-celà que des
métaphores? Oui sans doute, si nous nous en tenons
à l'idée que nous donnent de la vie le sentiment de
notre existence individuelle et personnelle, et la vue
des êtres qui nous ressemblent le plus; non, si nous
envisageons dans leur plénitude et dans leur ensemble
les manifestations de la vie. Considérez notamment
les langues, et voyez si elles ne possèdent pas tous les
caractères que nous avons reconnus jusqu'ici aux pro-
duits de la vie. Elles ont leui's périodes d'enfance, de
DE LA VIE E>' GÉNÉRAL. 331
jeunesse, de virilité, de vieillesse, de décrépitude (205);
et elles ont dû nécessairement avoir, avant lage d'en-
fance que nous pouvons observer pour quelques-unes
d'entre elles, un état rudimentaire ou embryonnaire,
soustrait à nos observations. Elles se développent
par intussusception , par l'élaboration de matériaux
adventices, par la fixation progressive de formes primi-
tivement indécises, par la distinction croissante de ce
qui était originairement confondu (207). La forme,
c'est-à-dire la structure grammaticale, y persiste
comme l'élément essentiel, tandis qu'elles perdent
des matériaux (c'est-à-dire des mots) et en acquièrent
d'autres, et que ces matériaux eux-mêmes subissent
dans leur constitution et dans leur valeur de conti-
nuelles altérations. Quand le système des formes
grammaticales est viscéralement atteint et que la
langue ne peut plus vivre, les matériaux qui la com-
posaient s'en détachent pour entrer dans la compo-
sition d'un autre organisme. Bien d'autres points de
comparaison s'offriront plus tard à nous, qui devront
être l'objet de notre attention spéciale.
212. — Mais dès à présent il faut remarquer l'effet
de cette tendance à une polarité symétrique, dont il
a été question au n° 210. Car, si la vie se fait sentir
dans un produit de l'activité des hommes réunis en
sociétés nombreuses, dans une langue par exemple,
c'est apparemment la vie que nous appelons orga-
nique ou végétative, la vie qui n'a pas conscience
d'elle-même , à laquelle la personnalité ne s'associe
pas, quoiqu'elle emploie comme véhicules des my-
riades d'êtres humains, doués individuellement de
conscience et de personnalité, qui se succèdent dans
332 LIVRE III. — CHAPITRE 1.
ce travail organique fait en commun, sans avoir con-
science de la part qu'ils y prennent en passant, pas
plus ou guère plus que n'en ont à la végétation du
polypier les générations d'animalcules qui en sont les
instruments. Ainsi, pour l'espèce humaine, un sur-
croît de développement des facultés de la vie animale
et de la vie intellectuelle ramène des conditions fort
analogues à celles du développement de la vie orga-
nique dans les espèces les plus abaissées ; et plus tard
nous verrons qu'un surcroît de perfectionnement des
sociétés humaines, spécialement désigné par le nom
de civilisation, tend à y substituer le mécanisme cal-
culé ou calculable à l'organisme vivant, la raison à
l'instinct, la fixité des combinaisons arithmétiques et
logiques au mouvement de la vie ;
Et quod nunc ratio est, impetus ante fuit.
Il nous est bien plus facile de démêler par l'ana-
lyse les conditions de cette cessation du mouvement
vital, à laquelle (pour ainsi dire) nous assistons, que
d'atteindre par l'observation les conditions de la mise
au branle de ce même mouvement, à l'apparition des
premiers produits de la force plastique. En ce sens,
l'étude de l'homme et des sociétés humaines, oii
l'homme individuel disparaît comme un atome, est
nécessaire pour compléter l'étude philosophique de la
Nature vivante, tout comme l'étude philosophique de
la Nature vivante est nécessaire pour comprendre l'his-
toire de l'homme.
DU CADRE DES SCIENCES NATURELLES. 333
CHAPITRE II,
DU CADRE ET DES CARACTÈRES DES SCIENCES NATURELLES, DE L'HISTOIRE
ET DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.
213. — Nous n'entreprendrons pas de tracer sous
autant d'étiquettes ou de rubriques convenues qu'il
en faudrait, une sorte de tableau encyclopédique des
sciences naturelles : les détails d'un tel tableau nous
mèneraient trop loin, et pour les arrêter avec sûreté,
personne ne se trouverait moins compétent que nous.
L'espèce d'auatomie qui nous est devenue familière
par une longue application, à laquelle nous croyons
avoir rendu quelques services, n'est pas celle qui
emploie le scalpel et les injections, la loupe et le mi-
croscope. La Nature ne nous a donné pour cela, ni
une main assez adroite, ni des yeux assez bons. En
conséquence, le cadre dont il est question dans le
titre du présent chapitre, ne peut être que le cadre
des catégories fondamentales, des idées premières
auxquelles se rattachent toutes les constructions scien-
tifiques dont nous renonçons à présenter l'énuméra-
tion et la classification détaillées.
Une première division saute , pour ainsi dire , aux
yeux : parmi les sciences naturelles, les unes se rat-
tachent à la grande catégorie de Tordre et de la
FORME, en ce qu'elles ont pour objet l'énumération,
la description , la classification , la comparaison des
formes organiques; les autres, dont l'objet direct est
334 LIVRE III. — CHAPITRE II.
l'étude des fonctions de la vie, ne peuvent avancer
dans cette voie sans faire un perpétuel usage de l'idée
de FORCE, quelque terme qu'on emploie pour la dé-
signer. Ainsi se reproduit, pour l'étage des sciences
naturelles, l'antithèse à la faveur de laquelle se sont
déjà opérés la distribution et (si nous ne nous abu-
sons point trop) l'éclaircissement des matières dans
les deux premiers livres du présent ouvrage.
Cette antithèse cadre avec la distinction, aujour-
d'hui élémentaire, entre Xanatomie et \?i physiologie :
car, il est bien clair que l'étude des formes ne requiert
qu'accidentellement le scalpel on la loupe; qu'elle ne
change pas foncièrement de nature pour être faite
sur une plus grande ou sur une plus petite échelle,
pour porter sur des formes extérieures, ou sur la
structure et la disposition des organes internes. Aussi
a-t-on eu raison de créer un mot nouveau, celui de
morpholofjie, dans la composition duquel l'idée acces-
soire de dissection n'entre pas, pour désigner, dans
son ensemble, la science des formes organiques.
214. — Dans l'état actuel de la morphologie, il est
facile d'y discerner deux assises dont l'une (l'assise
inférieure) comprend les sciences où il s'agit surtout
de descriptions, de caractéristiques et de classifica-
tions. Nous sommes ici dans le monde des faits bien
plus que dans celui des idées, quoique le principe de
la caractéristique et de la classification soit lui-même
une idée, et quoiqu'il ne puisse y avoir de science
sans une intervention de l'idée ou de la spéculation
philosophique à un degré quelconque ' . Les sciences
1 Essai , chap. XXI, n»^ 331 et suiv.
DU CADRE DES SCIENCES NATURELLES, 335
dont nous parlons ont dû nécessairement se consti-
tuer les premières. On n'est parvenu que très-récem-
ment à superposer à cette assise inférieure, à cette
doctrine en quelque sorte élémentaire, une anatomie
supérieure, une théorie plus élevée du type ou de la
forme organique, qui pénètre de plus en plus dans la
science positive et incontestée, quoiqu'elle ait essen-
tiellement pour objet des idées, des rapports, des lois,
plutôt que des faits sensibles, et qu'ainsi elle reste
toujours beaucoup plus imprégnée des caractères
propres à la spéculation philosophique. Et néan-
moins cette théorie, tout élevée qu'elle est, n'exige
point encore à la rigueur la notion de force vitale,
pas plus que la théorie de la cristallisation et de la
réduction des formes cristallines à leurs types fonda-
mentaux n'exige précisément la notion des forces mo-
léculaires qui interviennent dans le phénomène de la
cristallisation (78). Aussi la morphologie supérieure,
même dans ses parties les plus relevées , est-elle au
fond plus claire et plus voisine de la perfection scien-
tifique que la physiologie la plus élémentaire, obligée
de faire sans cesse appel à cette idée d'une force ou
de forces diverses qui gouvernent l'organisme vivant :
idée qu'il nous est si malaisé, pour ne pas dire abso-
lument impossible de définir et de préciser.
215. — De son côté, la physiologie ne comprend
pas seulement l'étage inférieur des fonctions delà vie,
celui pour lequel à chaque modification fonctionnelle
correspond un changement matériel appréciable dans
la structure ou la disposition des organes , dans la
composition des tissus ou des humeurs : elle doit pa-
reillement embrasser les habitudes, les instincts, les
336 LIVRE III. — CHAPITRE II.
aptitudes dont les symptômes matériels sont insaisis-
sables pour nous, ou qui peut- être n'ont pas de
symptômes matériels. C'est-à-dire qu'elle passe, par
une suite de transitions continues, à ce que nous ap-
pelons \?i psychologie, et ne saurait en être qu'artifi-
ciellement ou hypotliétiquement séparée.
Sans admettre, comme quelques auteurs, qu'il
puisse y avoir des sciences naturelles purement des-
criptives, il est juste de reconnaître que l'élément
descriptif prédomine ou peut être plus facilement
isolé dans celles des sciences naturelles qui ont pour
objet spécial les formes organiques : non qu'il ne soit
possible de décrire, avec la plus grande sobriété d'ex-
plications, une fonction, une maladie, comme on dé-
crirait sans explications une forme organique; mais
parce que la forme tombe immédiatement sous nos
sens, tandis qu'il serait comme impossible d'éviter
dans la description des phénomènes physiologiques
(et à plus forte raison dans celle des phénomènes
psychologiques) toute allusion, claire ou déguisée, à
l'idée de force, sous l'influence de laquelle notre
esprit met dans les faits ce que le fait seul, tel qu'il
tombe sous nos sens, ne donnerait pas. 11 y a'ià une
nécessité de langage qui n'est que l'expression d'une
nécessité de la pensée. Autant vaudrait tenter de ban-
nir de l'exposé des phénomènes physiques toute con-
ception de dynamique , pour s'en tenir aux notions
qui appartiennent à la théorie purement géométrique
du mouvement (90). Autant vaudrait essayer de ban-
nir de notre langage, comme quelques philosophes le
voudraient, toute allusion à l'idée de cause (170).
216. — C'est en vue des applications à l'art mé-
DU CADRE DES SCIE^'CES NATURELLES. 337
dical que la physiologie a dû naître, et elle n'a com-
mencé que bien tard à être étudiée pour elle-même,
dans les conditions de la vie normale, indépendam-
ment de toute application à l'art de guérir. La méde-
cine est donc tout à la fois la mère et la fdle de la
physiologie : la mère dans l'ordre des temps, la fille
dans l'ordre spéculatif. Aussi tous les systèmes de
médecine, depuis qu'il y a des médecins et des sys-
tèmes, impliquent-ils l'idée de force. Ecoutez les mé-
decins, lisez leurs livres, et dites s'ils pourraient se
passer d'évoquer, sous un nom ou sous un autre,
l'idée de force. Voilà pourquoi les progrès des sciences
médicales se sont si peu pioporlionnés aux immenses
progrès accomplis dans les sciences anatomiques et
chirurgicales; et l'obscurité de l'idée de force vitale,
comparée à la netteté de l'idée de forme, rend raison
de l'infériorité relative (et à notre grand dommage
irrémédiable) que montreront les sciences physiolo-
giques et médicales, toutes les fois qu'on voudra les
comparer à celles qui ont les formes pour objets,
même dans ce que celles-ci offrent de plus relevé et
de plus soustrait à la perception sensible. 11 est bien
permis d'affirmer que jamais les suites de cette infé-
riorité constitutionnelle ne disparaîtront, au point de
nous dispenser de recourir au pur empirisme, et de
rendre impossibles les usurpations du charlatanisme.
C'est un thème rebattu , un lieu commun de la
conversation des gens du monde, que la comparaison
qu'on établit entre la chirurgie et la médecine, la-
quelle aboutit inévitablement à exalter l'une et à dé-
précier l'autre. Le bon sens dicte en effet cet arrêt;
mais encore faut-il en éclaircir les considérants, et
T. I. 22
338 LIVRE III. — CHAPITRE II.
savoir au juste ce qu'on doit entendre par chirurgie et
médecine : car, le couteau et les bandages ne sont pas
ce qui fait essentiellement le chirurgien, ni les re-
mèdes le médecin; pas plus que les fourneaux et les
fioles ne sont ce qui fait essentiellement le chimiste
(138). Lorsqu'un médecin ausculte un malade et juge,
d'après certains signes physiques, de l'état du pou-
mon ou du cœur, il peut prétendre à la même sû-
reté de diagnostic que le chirurgien qui inspecte une
plaie ou une tumeur extérieure; et en ce sens il fait
par des moyens détournés, que les progrès de la
science peuvent rendre de plus en plus précis, un
sondage, une anatomie véritable; il est à proprement
parler chirurgien. La différence de rôle ne commence
que lorsqu'il s'agit des moyens curatifs : car, tandis
que le chirurgien pansera la plaie, enlèvera la tumeur
ou amputera le membre malade, le médecin n'aura
prise sur l'organe malade qu'au moyen de remèdes,
c'est-à-dire en éveillant et en dirigeant d'une certaine
façon les forces de l'organisme, ces entités que nous
connaissons si imparfaitement, sur lesquelles il faut
bien que nous raisonnions, et sur lesquelles nous rai-
sonnons souvent d'une manière si périlleuse. Inver-
sement, lorsqu'il faut que le chirurgien fasse inter-
venir dans ses prévisions les réactions physiologiques,
qu'il décide si une amputation est nécessaire ou si
l'on peut compter sur les forces de la Nature pour la
guérison de la plaie; lorsqu'il fait, comme on dit, de
la médecine opératoire, il a beau opérer avec le cou-
teau et sur les organes extérieurs : son art devient
aussi conjectural que celui du médecin , et par les
mêmes causes.
DU CADRE DES SCIENCES NATURELLES. 339
Quelle que soit, en apparence, l'étrange disparité
des termes de comparaison , on peut dire que la lo-
gique est à la psychologie ce que l'anatomie est à la
physiologie, ce que la chirurgie est à la médecine. De
part et d'autre c'est le même contraste entre la préci-
sion que comporte la détermination des formes, et le
vague des explications fondées sur l'idée de forces
que nous ne pouvons détînir, encore moins mesurer
dans leurs variations continues (13).
217. — Nous avons insisté dans un autre ouvrage'
sur le rôle de l'élément scientifique proprement dit,
de l'élément historique et de l'élément philosophique
dans le système de nos connaissances : il faut reprendre
ici quelques-unes de ces considérations, en tant
qu'elles s'appliquent à l'étude scientifique et philoso-
phique des êtres vivants. A prendre les choses dans un
certain sens, tout, dans les phénomènes de la vie, se
subordonne à l'élément historique. Car, pour que la
vie apparût à la surface de la terre, il fallait que le
globe terrestre et ses enveloppes fluides fussent con-
stitués astronomiquement, physiquement et chimi-
quement d'une certaine manière et non d'une autre :
sans quoi l'organisme vivant, sous les formes que nous
lui connaissons, ne serait pas possible; et nous igno-
rons si d'autres conditions auraient rendu l'organisme
possible sous d'autres formes. Ainsi, la manifestation
de la vie présuppose certaines données de cosmologie,
lesquelles rentrent dans la catégorie de celles dont
l'histoire des faits antérieurs peut seule contenir la
raison et fournir la clef (181).
1 Essai...... chap. XX, XXI et XXII,
340 LIVRE III. — CHAPITRE II.
218. — Mais, dans ce sens, il laudj'ait dire aussi
que la chimie, la cristallof^raphie sont des sciences
cosmologiques, puisqu'il a fallu que la matière pon-
dérable eût acquis çà et là, dans les espaces célestes,
un degré de concentration suffisant, pour donner lieu
aux combinaisons moléculaires et à la formation des
cristaux. On ne doit pas confondre les conditions ou
les circonstances requises pour qu'un phénomène se
produise, avec la raison intrinsèque du phénomène.
L'arrangement du Monde qui rend possible à une
époque donnée la manifestation des actions vitales,
n'en est pas le principe déterminant. C'est en elle-
même que la puissance créatrice de la Nature trouve,
quand l'heure est venue et que les circonstances sont
propices, sa raison d'agir conformément à certaines lois
générales. Le système de ces lois générales, en ce qui
regarde, soit l'harmonie des fonctions, soit la structure
des matériaux de l'organisme (anatomie générale), soit
la charpente des types organiques (anatomie supé-
rieure) , est un objet de contemplation théorique , au
même titre que les lois générales de la physique ; et il
ne faut pas confondre les études dont ces lois générales
sont l'objet, avec celles qui portent sur des faits parti-
culiers et locaux, amenés par le jeu des combinaisons
fortuites et le mode de succession des événements, lors
même que ces faits particuliers et locaux acquièrent,
en raison des circonstances, une importance de pre-
mier ordre, comme il y en a tant d'exemples dans les
sciences cosmologiques. Pourquoi les singes du Nou-
veau Continent ont-ils tous trente-six dents, tandis
que tous ceux de l'Ancien Continent ont trente-deux
dents comme l'homme? Pourquoi trouve-t-on dans
DU CADRE DES SCIENCES NATURELLES. 341
l'un des éléphants et n'en trou ve-t-on pas dans l'autre?
Pourquoi le type des marsupiaux prédomine-t-il parmi
les mammifères de l'Australie et non ailleurs? Pour-
quoi les nombreuses espèces de pins appartiennent-
elles à l'hémisphère boréal et non à l'autre? Pourquoi
tant d'espèces de bruyères accumulées à la pointe de
l'Afrique australe, tandis qu'au nord de l'Europe ce
sont les espèces de bruyères qui sont en petit nombre
et les individus de l'espèce qui foisonnent? Voilà
autant de faits que les harmonies fonctionnelles n'ex-
pliquent pas (car trente- deux dents suffiraient bien
au singe du Nouveau Continent et trente-six ne nui-
raient pas au singe de l'Ancien Monde), et qui ne
peuvent non plus avoir leur cause dans l'action pro-
longée des milieux et des climats, tendant à une
autre sorte d'harmonie : car, l'éléphant dont l'espèce
ou dont les espèces congénères ont jadis vécu en
Amérique, y vivrait aussi bien, à des latitudes conve-
nables, qu'en Asie ou en Afrique ; et le bœuf, depuis
qu'on l'a transporté en Amérique, y vit et s'y propage,
à l'état sauvage comme à l'état domestique, non moins
bien que dans l'Ancien Monde d'oii sa race provient.
La raison de tous ces faits est dans des faits antécé-
dents, dans des données que nous nommons histo-
riques, non que nous puissions les connaître pour la
plupart historiquement, attendu que les monuments
d'une telle histoire ont presque tous péri; mais parce
que nous concevons une série d'événements ou de
faits qu'un témoin intelligent aurait pu noter en leur
temps, et qui donneraient la clef des faits actuels,
sans que rien puisse compenser la perte des monu-
ments historiques, quand elle est complète.
342 LIVRE m. — CHAPITRE II.
219. — On a souvent remarqué que l'économie de la
Nature vivante n'offre pas de ces règles fixes, absolues,
sans exception, comme le sont en «général les lois de la
mécanique, de la physique ou de la chimie. D'abord,
il faut distinguer entre les lois proprement dites et les
faits, même très-généraux, dont la raison ne peut être
qu'historique, nullement théorique. La généralité ap-
parente du fait qui simule une loi, peut tenir à ce
qu'il y a beaucoup de chances pour que le fait se pro-
duise plutôt que le fait contraire; et il n'est même pas
impossible que le hasard des combinaisons ait produit
le fait qui n'avait pas le plus de chances en sa faveur
(o9). Dans l'un et l'autre cas il est donc tout simple
que le fait général se présente accompagné d'excep-
tions. Toutes les planètes et tous ceux de leurs satel-
lites qui étaient connus, il y a un siècle, se meuvent
d'occident en orient, dans des ellipses peu excentri-
ques, dans des plans peu inclinés à l'équateur solaire.
Voilà qui ressemble fort à une loi : ce n'est pourtant
qu'un fait à la généralité duquel ont dérogé plus tard
les grandes excentricités et les grandes inclinaisons
de certaines planètes télescopiques, et surtout les mou-
vements des satellites d'Uranus. Ainsi, par cela seul
que les organismes vivants gardent l'empreinte de cer-
taines particularités d'origine et des faits auxquels a
donné lieu le déploiement de l'activité de la Nature
dans des périodes antérieurs, il n'y aurait rien de sur-
prenant à ceque les faits généraux qu'ils présentent, et
que nous baptiserions improprement du nom de lois
(par une assimilation inexacte avec les lois physiques,
indélébiles et permanentes) admissent des déroga-
tions, des exceptions, et nous offrissent ce que nous
DU CADRE DES SCIENCES NATURELLES. 343
nommons des anomalies, des bizarreries ou des mon-
struosités. La variété des faits en iiistoire naturelle,
incomparablement plus grande que dans les sciences
cosmologiques, explique donc suffisamment en ce qui
les concerne, la remarque dont il s'agit.
220. — Venons aux lois proprement dites, et à la
partie théorique des sciences naturelles. A cet égard
on peut observer qu'il n'est point étonnant que nous
n'atteignions pas, dans la description ou l'explication
des phénomènes de la Aature vivante, à des lois aussi
fondamentales, aussi rapprochées des premiers prin-
cipes de toutes choses, que le sont certaines lois des
sciences physiques. La plus grande complexité du sujet
suffirait pour y mettre obstacle. La météorologie est
bien une science purement physique; et pourtant,
à cause de la complication des problèmes dont elle
traite, que nous ne pouvons aborder que par des
méthodes empiriques, dans quel état d'infériorité
scientifique la météorologie ne se trouve-t-elle pas,
comparée à l'optique ou à la chimie? Les lois que
l'on commence à démêler empiriquement dans cette
science, celle par exemple que l'on connaît sous le
nom de loi de rotation des vents, ne ressemblent-elles
pas aux lois que l'on commence aussi à démêler em-
piriquement dans l'économie de la Nature vivante, en
ce qu'elles expriment la manière dont les choses se
passent habituellement, communément, en vertu de
la distribution des chances (63), plutôt qu'une né-
cessité rigoureuse que l'on puisse expérimentalement
constater.
Entin, sans préjudice de cette explication, il serait
encore fort raisonnable d'admettre que l'activité vitale»
344 LIVRE III. — CHAPITRE II.
OÙ se montre d'une manière si frappante, quoique si
incompréhensible pour nous, la coordination des
moyens en \ue d'une fin, a aussi une certaine latitude
de détermination, incompatible avec l'essence des
forces purement physiques (176), parfaitement conci-
liable au contraire avec une tendance instinctive à se
manifester sous le plus grand nombre de formes et à
s'approprier au plus grand nombre de circonstances
possibles, et qui n'aurait rien de plus merveilleux que
tant d'autres attributs que nous sommes bien forcés
de reconnaître à l'impénétrable principe des phéno-
mènes de la vie.
221. — En môme temps que la part de l'élément
historique grandit dans le passage des sciences phy-
siques aux sciences naturelles, la part de l'élément
philosophique grandit également. H y a plus de
choses laissées à l'induction, aux conjectures, et à
des conjectures plus hardies. Les questions qui dé-
passent le domaine de la science positive se mêlent
tellement aux autres, qu'elles peuvent difficilement,
ou même qu'elles ne peuvent pas du tout être mises à
l'écart. Quand on fait de la physique, de l'astronomie,
il est assez commode de mettre de côté toute question
d'origine, toute question de finalité : mais, comment
éviter en histoire naturelle les questions d'origine, à
propos de la subordination et de la distribution des
types? Comment éviter les questions de linalité dans
les sciences naturelles où le principal lil conducteur
est l'idée de l'harmonie des organes et des fonctions,
et de la coordination des instruments en vue d'une
fin? Une philosophie de la iXalure intervient donc
inévitablement dans toute spéculation scientifique sur
DU CADRE DES SCIENCES NATURELLES. 345
la ÏNature vivante; et réciproquement, toute spécula-
tion philosophique sur les phénomènes de la vie de-
vrait être relés^uée parmi les songes, si elle ne s'impo-
sait la condition de mettre à profit toutes les inductions
que peut fournir l'état actuel des sciences positives.
Il convient toutefois de distinguer, dans la philoso-
phie de la >'ature, la partie qui s'incorpore à la science
positive et celle qui s'en détache : la science positive
ne pourrait se passer de l'une; elle peut très-bien
faire abstraction de l'autre. Le physiologiste, le mé-
decin ne se déroberont pas à la nécessité de discuter
la conception philosophique des forces vitales, la
thèse philosophique du vitalisme : mais rien ne les
obligera d'entrer dans les discussions ontologiques
sur la nature de l'àme et sur son mode d'opération.
Le botaniste, le zoologiste se garderont bien d'écarter,
comme quelques philosophes le voudraient, l'idée de
finalité daus l'étude de la structure et des fonctions
de chaque type organique en particulier : tandis qu'ils
pourront parfaitement se dispenser de suivre cette
idée dans ses applications à l'ensemble de la création
organique et au rôle de chaque espèce à l'égard des
autres. Que s'ils se livrent eu passant à des spécula-
tions de cette dernière sorte, ils le feront en quahté
de philosophes, non en qualité de savants (puisqu'il
n'y a plus là de fil conducteur dont la science posi-
tive puisse tirer parti), et parce que rien n'interdit à
un savant de faire un peu de philosophie a ses mo-
ments perdus.
222. — L'ordre que nous aurons à suivre dans ce
troisième livre nous est tracé par les observations qui
précèdent. D'abord, nous discuterons les idées qui
346 LIVRE m. — CHAPITRE II.
sont le rondement de la morphologie organique, à
savoir les idées d'unité, d'individualité, de centrali-
sation et de perfection organiques, de type organique
et d'un plan des organismes. Nous soumettrons ensuite
à un examen plus approfondi les principes de la théo-
rie du dynamisme vital, sur lesquels nous n'avons en-
core pu donner que quelques généralités; et ceci nous
amènera naturellement à étudier les manifestations
de l'activité vitale à leur origine, dans le passage des
phénomènes physiques aux phénomènes vitaux, dans
l'acte de la génération qui est la cause active, effi-
ciente, physiologique, de la constitution des espèces
vivantes, de l'établissement des races, de la succes-
sion des variétés individuelles, des phénomènes d'hy-
bridité et de monstruosité.
Toute cette partie morphologique et physiologique
de notre sujet appartient aux sciences naturelles pro-
prement dites : nous aborderons ensuite ce que l'on
nomme proprement l'histoire naturelle, en traitant
de l'habitation, de la patrie, de l'âge et de la succes-
sion des espèces, de l'origine des espèces et de l'idée
de création organique.
Enfin , de ces questions de philosophie naturelle,
intimement et nécessairement liées au système de la
science, nous passerons aux questions plus élevées ou
plus générales que comprend aussi la philosophie de
la Nature, quoiqu'on pût, à la rigueur, s'abstenir de
les agiter, si l'on ne tenait compte que des exigences
de la construction scientifique.
DE l'idée de type ORGANIQUE. 347
CHAPITRE III.
DES IDÉES n'iNDlVJDUALlTÉ, DE CENTRALISATION ET DE PERFECTION
ORGANIQUES. — DES IDÉES DE TYPE ORGANIQUE ET D'UN PLAN DES
ORGANISMES.
223. — Tout au début de notre œuvre de systéma-
tisation philosophique, nous avons trouvé l'idée d'u-
nité ou d'individualité, qui est la racine de la science
des nombres, et en regard les idées de genre et d'es-
pèce qui sont le fondement des classifications lo-
giques : il s'agit de reprendre ces idées fondamen-
tales en tant qu'elles s'appliquent particulièrement
aux êtres vivants i9).
Le propre de l'être vivant est d'offrir, pour la con-
stitution de son unité, une merveilleuse harmonie de
fonctions et d'organes, dont les détails sont infinis,
qui nous surprend d'autant plus que nous y péné-
trons davantage, et qui surpasse sans mesure tout ce
que notre imagination peut concevoir, tout ce que
notre art peut réaliser (204). Et ceci ne s'applique
pas seulement aux formes et à la structure plastique,
dans leurs rapports avec les fonctions, mais aux fonc-
tions dans leurs rapports entre elles * .
224. — Cependant, quoique nous ne puissions
concevoir la vie sans un lien d'unité ou de solidarité
organique, il faut bien admettre que ce lien se montre,
suivant les cas, plus ou moins resserré ou détendu.
* Essai , chap. IX, n» 131.
348 LIVRE m. — CHAPITRE III.
A cet égard, la plante n'est pas comparable à l'ani-
mal, ni l'animal des classes inférieures à ceux que
leur organisation rapproche de nous. Chez ceux-ci
mêmes il y a des organes ou des systèmes d'organes
dont la sympathie est plus vive, et d'autres qui rem-
plissent avec plus d'indépendance individuelle leur
rôle dans l'ensemble de l'organisme. Chez les ani-
maux composés et chez les monstres doubles, tels que
ceux dont notre propre espèce a fourni des exemples
célèbres, on voit des organismes, tantôt adhérer, tan-
tôt se pénétrer profondément, de manière à dérouter
les idées qui nous sont devenues les plus familières,
celles que les cas ordinaires et normaux nous sug-
gèrent sur la constitution même de l'individualité,
sur l'existence propre et indépendante des êtres or-
ganisés et sur la solidarité de leurs parties consti-
tuantes.
Un bourgeon est en un sens un végétal greffé sur
un autre, à qui cette greffe naturelle note pas son
individualité propre, quoiqu'elle le mette en commu-
nication sympathique avec les autres bourgeons, greffés
naturellement aussi sur le tronc commun. Inverse-
ment ou dans un autre sens, les boutures ne cessent
pas d'appartenir h l'individu dont elles ont été déta-
chées, et de le continuer dans son existence indivi-
duelle, avec les caractères individuels qui lui appar-
tiennent. Les animalcules du polypier ou de l'éponge
ressemblent beaucoup à cet égard aux bourgeons du
végétal ; ils ont aussi leur vie propre et leur vie com-
mune : car, apparemment, on ne refusera pas la vie à
l'arbre, tout en accordant au bourgeon, et même w/ humain, ce qui fait l'essence de
l'àme humaine, consiste dans le pouvoir de prendre
des déterminations libres. Les affections de la sen-
sibilité, les simulacres de l'imagination, les em-
portements des passions appartiennent à la nature
animale, sont étrangers au moi\ jNous ne discutons
pas ce système, nous l'indiquons seulement, pour en
tirer cette conséquence, qu'aux yeux d'un penseur
dont les tendances spii-itualistes ne peuvent être con-
testées, les phénomènes de sensibilité, d'imagination,
n'ont rien qui implique, plus que les autres phéno-
mènes de la vie organique ou animale, la nécessité
d'un soutien substantiel ; et que, dans sa manière de
définir le moi humain, le moi qui s'élève au-dessus
des conditions de l'animalité, n'intervient encore que
l'idée de force : conformément à la doctrine leibnit-
zienne, dans laquelle on ne considère pas la force
comme l'attribut d'une substance, mais la substantia-
lité ou l'identité persistante comme l'attribut ou la
qualité d'une force, comme la suite et non comme le
fond de sa nature (17o).
303. — Plus l'appui que prête à l'entendement
humain l'idée de substance devient vacillant , plus
l'idée de cause doit s'affermir et prévaloir. Et en effet,
' Œuvres philos., T. lll, passim. Voyez aussi notre Essai , cha-
pitre XX m.
i
DU VITALISME ET DE LANIMISME. 481
la physique proprement dite (car nous ne parlons pas
ici des idées que la contemplation de l'ordre du Monde
et des faits cosmologiques nous suggèrent nécessaire-
ment), la physique proprement dite pourrait à la
rigueur se passer de l'idée de cause. Certains philo-
sophes ont tenté de l'en bannir; et en cela ils ont fait
violence sans doute aux dispositions naturelles de
l'esprit humain, aux habitudes du langage, mais sans
encourir le reproche d'absurdité logique. Pour eux,
l'idée de force est une superfétation, et partant l'idée
de cause en est une aussi. Il n'y a dans l'ordre phy-
sique que des substances (qu'on les appelle atomes ou
corpuscules) et des lois auxquelles ces corpuscules sont
soumis. En vertu de ces lois tous les corpuscules
prennent certains mouvements, ou bien ils restent en
repos lorsque les mouvements qu'ils devraient prendre,
en vertu de lois différentes et coexistantes, s'annulent
Tun l'autre. Nous ne reviendrons pas sur la discussion
de cette théorie, exposée, analysée et jugée longue-
ment dans le livre précédent, vu l'importance capitale
de la question. Nous n'avons pas manqué de faire ob-
server alors qu'en effet l'idée de force, si utile et (sinon
dans le sens logique, du moins dans le sens philoso-
phique) si indispensable à l'interprétation des phéno-
mènes matériels, nous est fournie par la conscience
d'un fait organique et vital. Ce qu'il faut remarquer
ici, c'est qu'une fois arrivés à l'interprétation des phé-
nomènes de la vie, l'idée de cause, de force ou de prin-
cipe actif regagne nécessairement tout ce que perd
l'idée concomitante de réalité substantielle. L'une
avait le rôle accessoire et pour ainsi dire facultatif :
elle acquiert le rôle principal et nécessaire.
T. 1. 31
482 , LIVRE III. — CHAPITRE IX.
304. — Loi'squ 'interviennent les forces vitales, nous
sentons la nécessité de distinguer l'activité propre qui
les caractérise exclusivement, d'avec le mode d'action
qui appartient aux forces physiques : et de là la di-
stinction entre le stimulant extérieur et l'action in-
terne à laquelle l'effet produit doit être rapporté
comme à sa cause véritable (244). 11 n'y a pas lieu à
une pareille distinction quand il ne s'agit que du con-
cours entre des forces mécaniques, physiques ou
chimiques. Elles restent en toutes circonstances ce
qu'elles ont été toujours : seulement, la diversité des
circonstances et des combinaisons fait qu'elles pro-
duisent, selon les cas, des effets divers. Nous rappe-
lions tout à l'heure que les forces mécaniques, phy-
siques, chimiques, ont pu être prises pour des lois, et
l'on ne stimule ni l'on ne paralyse une loi.
305. — La distinction est d'autant plus frappante
qu'elle a lieu à propos de phénomènes d'un ordre
plus élevé, mais au fond le principe de distinction est
le même. Voilà des soldats à qui le refrain d'un air
national inspire une ardeur guerrière, voilà un versi-
ficateur joyeux à qui les rimes viennent dans la gaîlé
d'un festin, ou un savant dont l'usage du café favo-
rise les méditations solitaires : est-ce que nous rap-
porterons pour cela au Champagne ou au café le mé-
rite des couplets ou l'honneur des théorèmes? Est-ce
que les effets connus du refrain guerrier nous dispen-
seront de rendre justice à la vaillance du soldat? C'est
en vertu du même principe que les psychologues, les
moralistes distinguent avec raison entre le motif et"
la cause d'un acte volontaire et libre. L'acte volon-
taire ne se produit pas sans motifs, sans excitations
DU VITALISME ET DE l'aNIMISME. 483
extérieures (ou du moins sans sollicitations animales
et instinctives qui jouent aussi par rapport à la per-
sonne morale, à ce qu'il y a de plus intime dans notre
être, le rôle de stimulant extérieur), et néanmoins
nous en imputons le mérite ou le démérite moral à la
personne de l'agent, comme au véritable auteur de
l'acte, de même que nous imputons le mérite d'une
œuvre d'art ou de science au génie du savant ou de
l'artiste, et non point aux influences physiques ou
physiologiques qui ont pu exciter les efforts de son
génie. Dieu nous garde d'entrer, sans nécessité im-
posée par le plan de notre ouvrage, dans les abîmes
métaphysiques que le problème de la liberté humaine
a fait creuser : nous tenions seulement à indiquer ici ,
comme nous l'avons fait plus haut à propos de la no-
tion de substance, que l'origine de la plupart des
grands problèmes de la psychologie humaine doit être
reportée fort en arrière, au point même où les phéno-
mènes de la vie commencent d'apparaître au sein du
monde physique.
306. — Maintenant, à ce que nous croyons, l'on
peut parfaitement se rendre compte de ce qu'il faut
entendre par vital isme et par animisme. Les vita-
listes sont tous ceux qui n'admettent pas que les phé-
nomènes de la vie, à quelque étage qu'on les observe,
puissent s'expliquer par le jeu seul des forces méca-
niques, physiques, chimiques, opérant sur des groupes
d'atomes convenablement disposés; et qui dès lors
sont amenés à concevoir une force ou des forces d'une
autre nature, sans siibstratum matériel auquel elles
puissent être réputées perpétuellement inhérentes,
opérant par leur énergie propre, à la faveur de cir-
484 LIVRE m. — CHAPITRE IX.
constances propices et sous l'influence d'excitations
extérieures, de manière à réaliser par l'entraînement
passager des particules matérielles accidentellement
comprises dans leur sphère d'action, une idée, une
forme, un type organique dont l'évolution et les fonc-
tions successives sont principalement gouvernées par
ce qui fait l'essence, poumons incompréhensible, des
forces vitales elles-mêmes. Ces forces sont pour nous
incompréhensibles, parce que les phénomènes qui se
passent en nous et que la conscience nous révèle,
quelque importance que nous y attachions justement,
quelque perfectionnement qu'ils supposent dans le
mode d'opération des forces vitales, n'en sont que des
effets très-dérivés, très-particuliers, très-peu propres
par conséquent à nous mettre sur la voie de ce qu'il
y a de fondamental et d'essentiel dans le principe opé-
rateur, ou bien constituent un ordre de phénomènes
spécial et distinct, exclusivement propre à la nature
humaine, sans analogue parmi toutes les autres créa-
tures vivantes, soumis à des lois qui contrastent pro-
fondément, comme nous le verrons, avec les lois
générales de la vie : à ce point que l'homme est in-
vinciblement porté à croire que, par ce côté de sa
nature, il appartient à un monde invisible, extérieur
ou supérieur à celui qui tombe sous les sens, et au
sein duquel s'accomplissent les phénomènes de la vie
et les fonctions de l'organisme.
Sans se préoccuper de questions ontologiques ni
des applications qu'on peut faire de la notion de sub-
stance à la nature du principe vital, les vitalistes em-
pruntent aux physiciens l'idée de force, comme étant
celle qui représente le mieux ce qu'il paraît y avoir de
DU VITALISME ET DE l' ANIMISME. 483
plus général, de plus fondamental, de plus essentiel
dans les manifestations si variées de la cause qui pro-
duit les phénomènes de la vie : ou plutôt ils repren-
nent leur bien ; ils réclament aux physiciens une idée
que ceux-ci avaient tirée des phénomènes de la Na-
ture vivante, en la modifiant pour l'accommoder à
l'explication des phénomènes du monde physique, en
substituant des forces qui ne se lassent ni ne s'é-
puisent jamais, à des forces qui ont pour caractère
essentiel de se lasser et de s'épuiser (86).
307. — Les animistes sont ceux qui, tout en ad-
mettant le point de départ des vitalistes, c'est-à-dire
l'impossibilité d'expliquer les phénomènes de la vie
par le seul jeu des forces physiques, perpétuellement
inhérentes à des particules matérielles, croient en
outre qu'il faut absolument supposer des substances
auxquelles les forces vitales soient inhérentes, et qui,
impuissants à en fournir une représentation sur la-
quelle l'entendement ait prise, leur donnent divers
noms, parmi lesquels celui de sovjjle ou d'âme, tiré
de l'une des fonctions les plus essentielles et les plus
apparentes de la vie des animaux, est le plus usité et
même est devenu un mot de la langue commune :
non à cause des applications philosophiques et sa-
vantes qu'on en peut faire, mais à cause des idées
morales et religieuses qui s'y rattachent, en ce qui
concerne la nature et les destinées de l'homme.
308. — De plus, et pour ce qui regarde l'homme
en particulier, les termes de vitalisme et d'animisme
ont encore un autre sens et servent à marquer un
autre contraste. Car, le principe constitutif du ?7ioi
humain, de la personnalité humaine (qu'on le quali-
486 LIVRE III. — CHAPITRE IX.
fie de force ou de substance) étant admis et désigné
sous le nom d'âme (297), il arrive que les uns (qu'on
appelle animistes) attribuent à cette âme la vertu opé-
rative, non-seulement pour les phénomènes de l'ordre
intellectuel et moral, mais encore pour tous ceux qui
appartiennent à la vie animale et même à la vie orga-
nique : tandis que d'autres (que par opposition ou
appelle alors vitalistes) débarrassent l'àme de ces
soins infimes et en chargent une force, un principe
actif, de la même nature que la force ou le principe
actif qui produit dans les êtres vivants inférieurs à
l'homme des phénomènes analogues. Les animistes
en ce sens ont pour eux celte grande maxime, qu'il
ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité, moins
encore les êtres incompréhensibles ou insaisissables
pour notre entendement. Mais, de leur côté, les vita-
listes ont à invoquer une maxime plus souveraine en-
core, à savoir qu'il faut rapporter les effets analogues
à des causes analogues. Or, quoi de plus analogue à
la vie animale et végétative de l'homme que la vie
animale et végétative des autres espèces vivantes?
Si donc nous jugeons, selon le précepte baconien,
ex analogia imiversi^, les vitalistes en ce sens au-
ront encore raison. Mais il vaut mieux dire que ce
conflit, scientifiquement insoluble, n'intéresse au
fond, ni la science, ni la morale, ni l'histoire, eu
sorte qu'il n'y a pour nous nul motif de nous y arrê-
ter davantage.
^Nov. Orfj.,\, 41, et 11,40.
DE l'idée de la nature. 487
CHAPITRE X.
DES IDÉES d'harmonie ET DE FINALITÉ, DES IDÉES DU BEAU ET DU
BIEN, DANS LEUR APPLICATION AUX ÊTRE? VIVANTS. — DE L'IDÉE
DE LA NATURE.
309. — L'être \ivaat porte en lui son principe ef-
ficace d'unité et d'activité harmonique, et par cela
même on comprend que la vue des êtres vivants doit
surtout contribuer à nous donner l'idée du beau. Tan-
dis que la vie multiplie et varie les formes à l'infini,
avec une profusion à laquelle rien n'est comparable
dans les phénomènes du monde inorganique, elle
obéit essentiellement à une règle d'harmonie et d'u-
nité, c'est-à-dire à la règle qui est le principe su-
prême de la beauté. Parmi les arborisations bizarres
dont nos vitres s'enduisent par un temps de gelée,
le hasard en produit de belles. Supposez maintenant
des forces naturelles qui n'agissent plus par intermit-
tence, mais dont l'action continue opère sans cesse de
nouvelles combinaisons; placez-vous en face d'une
aurore boréale ou de masses nuageuses, oii le grou-
pement des masses et les effets de lumières varient à
chaque instant : il y aura bien plus de chances sans
doute pour qu'un bel arrangement se rencontre entre
tant d'arrangements éphémères. Que sera-ce donc
si une cause interne, comme dans la formation de
1 organisme vivant, prédispose aux conditions de la
beauté? On connaît ce jouet d'enfants qui s'appelle le
488 LIVRE m. — CHAPITRE X.
kaléidoscope , qu'il suffit d'agiter pour donner nais-
sance à une inépuisable variété d'images, et dont on
dit que s'aident quelquefois les peintres en étoffes,
pour varier leurs disposifiom autant que l'exigent les
caprices de la mode : ce que fait le peintre avec son
instrument, l'horticulteur le fait avec ses semis, d'au-
tant plus sûrement qu'il dirige des forces essentielle-
ment organisatrices, tout aveugles qu'elles sont; et
quand la Nature livrée à elle-même agite l'urne du
hasard de manière à produire des combinaisons sans
nombre, les seules qui se montrent parce qu'elles sont
viables, ne peuvent l'être qu'à la condition de réunir
à un certain degré les qualités dont la réunion plus
complète éveille en nous l'idée du beau.
310. — Ainsi donc, la nécessité des harmonies
fonctionnelles serait à elle seule un principe de beauté
dans les êtres vivants, et les dégradations que ces har-
monies comportent, sans aller toutefois jusqu'à rendre
impossibles la vie de l'individu ou la conservation de
l'espèce, suffisent pour autoriser le jugement que
nous portons, quand nous trouvons tel individu plus
beau dans son espèce, telle espèce plus belle dans son
genre '. Mais d'autre part nous savons qu'il y a dans
l'organisme des caractères typiques qui priment et
dominent, même les harmonies fonctionnelles i227);
et partant, il peut y avoir une beauté attachée aux
formes typiques, indépendamment de toute harmonie
fonctionnelle (74). Le type général des arbres dicoty-
lédones (208) se retrouve dans le pommier, dans le
chêne et dans le peuplier d'Italie, et il ne paraît pas
' Essai , chap. XII, n°* 177 et suiv.
DE l'idée de la nature. 489
que le besoin d'harmonie fonctionnelle soit moins
bien satisfait pour l'un de ces arbres que pour les
autres. Cependant le cône très-aigu du peuplier d'I-
talie et le cône très-obtus du pommier paraîtront des
formes moins majestueuses, moins belles; nous pré-
férerons le port du chêne, par des motifs analogues
à ceux qui nous feront préférer le galbe de tel vase à
celui de tel autre, et qui nous feront écarter comme
disgracieuses la forme du rectangle très-allongé, ou
celle de l'ellipse très-aplatie (73). Le cygne a comme
le héron, le bec emmanché d'un long cou, au moyen
de quoi l'exigence fonctionnelle est satisfaite pour
l'un comme pour l'autre oiseau : mais, de plus, en
tant que forme typique, la volute du cou du cygne a
une élégance qui lui est propre et que notre art se
plaît à imiter, par exemple lorsqu'il s'agit de décorer
de ses anses un vase d'ornement.
3H. — De même que l'idée d'harmonie appelle
l'idée du beau, ainsi l'idée du bien se rattache à l'idée
de fmalité : et voilà pourquoi nous ne pouvions tirer
ridée du bon de la contemplation des phénomènes
purement cosmiques, quand nous mettions de côté la
connaissance que nous avons de la constitution et des
besoins des êtres vivants qui peuplent notre monde
(200). En effet, il y a dans le monde physique des agré-
gats, des corps, des milieux, mais non pas des êtres à
proprement parler, qui aient une existence indivi-
duelle, une unité essentielle (183), un type spécifique
à conserver et à multiplier dans ses exemplaires. Je
considère le système planétaire et j'y démêle une belle
ordonnance ; je parviens à analyser les conditions
d'où la stabilité de ce bel ordre dépend : mais, le sys-
490 LIVRE m. — CHAPITRE X.
tème planétaire n'est pas quelque chose qui subsiste
et doive être conçu indépendamment des corps qui
actuellement le composent, comme un être vivant
subsiste et doit être conçu indépendamment des mo-
lécules matérielles qu'il s'est assimilées hier et qu'il
rejettera demain. Que des causes inconnues dérangent
l'ordonnance du système planétaire, y ramènent le
chaos, et il y aura une beauté de moins dans l'uni-
vers : mais, s'il n'y avait pas d'êtres vivants à qui
cette ordonnance profitait, dont elle rendait l'exis-
tence possible, où sera le mal? Ce n'en sera pas un
apparemment pour les mondes de Sirius et de Véga;
ce n'en sera pas un pour le système planétaire qui
n'a pu perdre une existence propre qu'il n'avait pas.
Autant vaudrait dire que c'est un bien ou un mal pour
la goutte d'eau, de cristalliser en petits polyèdres ou
de se résoudre en vapeur.
312. — Au contraire, tout être vivant, à quelque
degré infime de l'organisation qu'il se trouve, a son
existence propre à conserver, en face de la mort et de
la destruction qui l'attendent. Tout ce qui le détruit
ou qui tend à le détruire est mauvais pour lui, qu'il
ait ou non conscience de ce mal, que le mal se re-
flète ou non dans les affections douloureuses de sa
sensibilité. Tout ce qui le développe, le conserve, ou
qui tend à le développer et à le conserver est bon
pour lui, qu'il ait ou non conscience de ce bien ; que
ce bien soit ou ne soit pas pour lui la cause de sensa-
tions voluptueuses ou agréables. Ce qu'on a appelé
dans l'École le bien et le mal physique devrait donc
s'appeler le bien et le mal physiologique ou biolo-
gique, selon les acceptions modernes que tous ces
DE l'idée de la iNATURE. 491
termes ont reçues : car, c'est de la notion même de
la vie que dérive la notion du bien et du mal dont il
s'agit, par opposition au genre de bien et de mal dont
la notion se rattache à l'idée d'une loi morale et
d'êtres moraux. Le médecin a donc raison de penser
que la douleur, loin d'être un mal, est un bien toutes
les fois qu'elle sert à préserver l'animal d'un mal vé-
ritable, à le stimuler, à provoquer dans l'organisme
une réaction salutaire. A son tour, le plaisir, loin
d'être un bien, est un mal, toutes les fois qu'il sur-
excite et égare l'appétit sensuel, au détriment de la
santé, du développement, de la vigueur et de la con-
servation de l'animal. Lorsque l'animal souffre, sans
que cette souffrance puisse aboutir à une réaction sa-
lutaire, ou lorsqu'il souffre au-delà de ce que la réac-
tion salutaire exigerait, comme nous n'avons que trop
de motifs de croire que cela arrive souvent, il y a là
un mal effectif que nous sommes portés à regarder
comme la conséquence dure, mais inévitable de lois
générales, bonnes dans leurs effets généraux : d'ail-
leurs, il s'agit de définir les notions mêmes du bien
et du mal, plutôt que de i-evenirsur toutes ces vieilles
tentatives d'explication de l'origine du bien et du mal.
313. — Cependant, quelques considérations se
présentent d'elles-mêmes. Autant la science du gé-
néral l'emporte sur celle de l'individuel , autant et
plus encore, dans l'ordre de la finalité (et par consé-
quent dans l'ordre du bien) l'espèce l'emporte évi-
demment sur les individus. La Nature les néglige,
dit-on, et l'on a raison de le dire, comme aussi elle a
raison de les négliger, puisqu'elle a dû abandonner à
tous les caprices du hasard le fait de leur avènement
492 LIVRE III. — CHAPITRE X.
à l'existence. Chez nous autres humains apparaissent
des grands hommes, comme on les appelle, fortement
imbus de l'opinion que la foule n'a été créée que pour
les faire valoir; peut-être ont-ils raison, et en tout
cas la foule se montre très-disposée à les en croire :
mais on n'observe rien de semblable chez les animaux
et les plantes. Ici tous les individus se ressemblent,
tous doivent au pur hasard que les germes d'où ils
sont provenus aient été préférés à des milliers de
germes privés de développement. Il faut donc de toute
nécessité que la finalité qui se rapporte à la conser-
vation de l'individu s'efface en quelque sorte devant
celle qui se rapporte à la conservation de l'espèce , à
plus forte raison devant celle qui a pour objet le
maintien des harmonies générales de la création orga-
nique et le balancement des espèces.
314. — Une gelée détruit les tribus d'insectes qui
vivaient aux dépens des plantes; c'est un mal pour
ces insectes ; c'est un bien pour les plantes qui repren-
dront leur vigueur au printemps suivant ; c'est un
bien pour les tribus d'oiseaux granivores qui trouve-
ront dans les graines des plantes mieux portantes une
nourriture plus abondante ou plus réparatrice ; c'est
un mal pour les tribus d'oiseaux insectivores à qui va
manquer leur aliment de prédilection. A certaines
époques géologiques , des chaînes de montagnes ont
été soulevées et d'effroyables catastrophes ont englouti
à la fois des milliers d'êtres vivants , ont fait périr,
non-seulement des individus, mais des espèces : c'était
un mal (le plus grand de tous , pour ces espèces et
pour ces individus), dans lequel pourtant se trouvait
le germe d'un bien pour d'autres individus et d'autres
DE l'idée de la >'ATURE. 493
espèces, et (ce qu'il faut surtout remarquer) une
cause de progrès ultérieur dans la diversité, la ri-
chesse, l'harmonie et la heauté du Monde ; puisque,
grâce à cet accident géologique, là où nous n'aurions
eu que la monotone végétation d'une vaste steppe , il
nous est donné de contempler, étagées par gradins,
les formes les plus variées de l'organisme (276).
315. — Dans l'ordre physiologique, le bien et le
mal n'expriment (nous venons de le voir), que des
idées relatives à un individu , à une espèce , à des
groupes d'individus ou d'espèces : la richesse, l'har-
monie , la beauté , sont au contraire des choses que
nous reconnaissons dans le Monde, parce qu'elles s'y
trouvent, et que nous n'y mettons pas de notre chef.
Des, êtres intelligents, organisés autrement que nous,
les y retrouveraient de même, tandis qu'un être intel-
ligent, à qui notre mode de sensibilité serait refusé,
n'aurait aucune idée de ce que nous nommons plaisir
et douleur. Le stoïcisme de la Nature, à l'endroit du
plaisir et de la douleur des êtres sensibles, n'a donc
rien qui doive surprendre la raison ; et la raison con-
çoit au contraire parfaitement que la Nature subor-
donne le relatif à l'absolu , ce que nous nommons
bien et ce qui n'est tel qu'en vue de certaines exis-
tences périssables et de certaines formes passagères,
à ce que nous nommons beau et qui l'est effective-
ment en soi, comme pour tout être capable de la per-
ception et de la contemplation du beau. Quand, en
suivant la gradation des phénomènes, nous arrivons
aux phénomènes de la vie, nous nous trouvons placés,
pour ainsi dire, au foyer même de l'idée du beau, qui
déjà nous est apparue à tous les échelons précédents,
494 LIVRE m. — CHAPITRE X.
et que nous retrouverons plus tard sous la forme du
beau moral : tandis qu'à ce point nodal l'idée du bon
ne fait en quelque sorte que de commencer à poindre,
flottante et indécise , ainsi qu'il doit arriver dans la
première phase de tout développement (68).
Si nous pouvions nous élever jusqu'à la fin suprême
de la création, jusqu'aux causes premières qui déter-
minent, dans ses traits les plus fondamentaux, l'or-
donnance générale du JMonde, peut-être le bien et le
beau se confondraient-ils pour nous dans une même
idée (92) : peut-être aussi ces deux idées ou ces deux
faces d'une même idée resteraient-elles distinctes; et
d'autres rapprochements, amenés par la suite de nos
recherches , nous permettront d'indiquer plus loin
quelques motifs qu'on a de le penser.
310. — En tout cas, pour des intelligences telles
que les nôtres, la finalité qu'il n'est pas permis de
méconnaître dans les œuvres de la Nature, est une
finalité, pour ainsi dire immédiate et spéciale, un
amas de chaînons détachés plutôt qu'une chaîne uni-
que ou dont tous les appendices se tiendraient. La
raison aspire à tout coordonner dans la plus parfaite
unité : mais l'instinct (et, si l'on veut, le génie, quand
il ne se montre que sous la forme d'un instinct su-
blime) se contente de pourvoir, avec une merveilleuse
industrie, à la circonstance actuelle, spéciale, et aux
besoins du moment. La raison embrasse les longs
calculs, ne fût-ce que pour le plaisir de calculer :
l'instinct saisit l'expédient, et les circonstances inspi-
rent cet expédient au génie. Tel est l'instinct du jeu,
et tel le génie des batailles. Or, il semble que, pour
la Nature, la manière de poursuivre ses fins, ressemble
DE l'idée de la nature. 495
beaucoup plus à l'instinct ou au génie qu'à la raison
ou au calcul, selon la notion que notre sens humain
nous en donne.
On a pu poursuivre d'une désolante ironie les par-
tisans des causes linales, et d'autre part les sciences na-
turelles ne peuvent se passer du principe de la finalité
comme fil conducteur; étrange antinomie, mais qui
cesse d'en être une, dès que l'on pénètre dans le sens
de la distinction qui \ient d'être faite : car, si notre
faible raison humaine peut quelquefois se railler elle-
même, l'instinct ne nous apparaît qu'à travers un
voile mystérieux qui le protège contre nos railleries,
et qui impose au plus sceptique.
317. — Selon notre manière de concevoir ration-
nellement la finalité, le terme final d'une série est ce
qui gouverne toute la série des termes antécédents, et
chaque terme est plus immédiatement gouverné par
le terme qui le précède immédiatement. Un indus-
triel veut établir une papeterie, et le choix de l'em-
placement, du moteur, des engins, tout sera subor-
donné au but, au terme final, qui est la fabrication
du papier. La nature des engins sera déterminée par
le mode de fabrication et non le mode de fabrication
par la nature des engins ; celle-ci étant déterminée,
il faudra bien que la nature du moteur, ou que du
moins la manière de recueillir et de dépenser la puis-
sance motrice s'y accommode; enfin, si rien ne gêne
les calculs de l'industriel, il placera son usine là où
il trouve à meilleur compte la force motrice, plutôt
que de subordonner le choix de la force motrice au
choix de l'emplacement. La finalité instinctive pro-
cède tout au rebours, et ses efforts tendent à appro-
496 LIVRE ni. — CHAPITRE X.
prier le mieux possible, le plus souvent avec un art
qui nous confond, la production actuelle à des con-
ditions antécédentes et dominantes. Or, comme nous
l'avons fait remarquer ailleurs \ si l'on examine la
plupart des exemples qu'on a coutume de citer, pour
frapper de ridicule le recours aux causes finales, on
verra que le ridicule vient de ce que l'on a interverti
les rapports, et ju^é d'une finalité instinctive comme
nous JLigeiious d'une finalité rationnelle.
Ainsi, la lumière avec toutes les propriétés qui la
caractérisent, et dont beaucoup sont parfaitement
inutiles au phénomène de la vision, n'aura pas été
constituée en vue de la structure de l'œil qui devait
un jour s'ouvrir à la lumière : mais la vertu plastique
d'oti l'organisation procède, aura façonné l'œil en vue
de l'appropriation de cet organe à la perception de la
lumière, telle qu'elle était^fondamentalement et anté-
rieurement constituée. Les propriétés chimiques de
l'oxygène, de l'hydrogène, du carbone, de l'azote
tiennent sans doute à des lois fondamentales et per-
manentes, tout-à-fait indépendantes des développe-
ments ultérieurs de l'organisation : c'est la force or-
ganisatrice qui a dû diriger son travail de manière à
mettre à profit les propriétés chimiques des maté-
riaux dont elle disposait (250). Les graminées n'ont
pas été créées pour servir de pâture aux animaux her-
bivores, ni le pollen des fleurs pour servir de nourri-
ture à l'abeille : ce sont au contraire les types du
pachyderme et du ruminant qui ont été constitués de
manière à ce que les graminées pussent offrir une
^ Essai , chap. V, n°' 65 et 66.
DE l'idée de la nature. 497
pâture aux animaux construits sur ces types, et l'a-
beille dont l'organisme a reçu les modifications con-
venables pour qu'elle pût puiser dans le pollen des
fleurs les sucs dont elle fait son miel. Enfin, il res-
sort de la comparaison de toutes les harmonies fonc-
tionnelles avec les données ou conditions typiques,
que celles-ci dominent les autres (227), dans les dé-
tails surtout, et qu'il s'en faut bien que l'on puisse
rendre raison de la plupart des conditions typiques,
au moyen des harmonie^ fonctionnelles.
318. — Les hommes ont senti de bonne heure le
besoin d'un terme pour désigner cette puissance ca-
chée qui fait partout circuler la vie, et pour la dési-
gner avec les attributs que nous manifestent les phé-
nomènes vitaux, sans mélange d'autres idées suggérées
par des phénomènes d'un autre ordre, par la con-
science que nous avons de notre personnalité morale,
de nos déterminations réfléchies, d'une loi morale
qui doit les régir, d'un bien et d'un mal moral. Le
terme employé à cet effet est celui de Nature pris
activement [Natura nahirans, comme disait l'Ecole) :
terme si indispensable, qui correspond à une idée
tellement déterminée, quelque malaisée qu'elle puisse
être à définir, que nous voyons tout le monde d'ac-
cord pour s'en servir, le croyant comme le sceptique,
les philosophes de toutes sectes comme les savants de
toutes les écoles, celui qui professe le matérialisme le
plus grossier comme celui qui s'abîme dans les ré-
gions les plus vaporeuses du mysticisme. Il faut bien
qu'il y ait une raison d'un tel accord , et cette raison
est le besoin de distinguer, de mettre à part ce qui
frappe également tout le monde, ce que chacun se
T. I. . 32
498 LIVRE m. — CHAPITRIi: X.
sent forcé d'admettre, à quelque système philoso-
phique ou religieux que sa raison ou sa foi le ratta-
chent. On dirait un territoii-e qu'un intérêt commun
prescrit de neutraliser, sauf à porter ailleurs les ar-
deurs de la guerre. Que l'on croie à une Providence
surnaturelle, qui rémunère et qui châtie dans sa bonté
et sa justice, que les prières et le repentir tléchissent,
ou qu'on rejette ce dogme consolateur, toujours fau-
(ha-t-il reconnaître que dans le monde visible, en
dehors de l'humanité, l'action de la cause suprême
ne se manifeste que dépouillée de pareils attributs
moraux, comme cela suffit pour le gouvernement
d'un monde où la moralité n'a point de place.
1M9. — L'idée de la Nature, c'est l'idée d'une puis-
sance et d'un art divins, inexprimables, sans compa-
raison ni mesure avec la puissance et l'industrie de
l'homme, imprimant à leurs œuvres un caractère
propre de majesté et de grâce, opérant toutefois sous
l'empire de conditions nécessaires, tendant fatalement
et inexorablement vers une fin qui nous surpasse, de
manière pourtant que cette chaîne de finalité mysté-
rieuse, dont nous ne pouvons démontrer scientifique-
ment ni l'origine, ni le terme, nous apparaisse comme
un fil conducteur, à l'aide duquel l'ordre s'introduit
dans les faits observés, et qui nous met sur la trace
des faits à rechercher. L'idée de la Nature, ainsi
éclaircie autant qu'elle peut l'être, n'est que la con-
centration de toutes les lueurs que l'observation et la
raison nous donnent sur l'ensemble des phénomènes
de la vie, sur le système des êtres vivants. Ce serait
une conception inutile, si nous n'avions à nous rendre
compte que des lois immanentes qui régissent la ma-
DE l'idée de la nature. 499
tière inerte, et nous ne la forgerions pas de toutes
pièces, s'il ne s'agissait que d'expliquer les accidents
de structure du monde matériel. C'est une conception
qui devient insuftisante quand il faut répondre à
d'autres exigences de la raison et du cœur de l'homme,
quand on s'élève à la contemplation d'un ordre moral
où l'homme a sa place. L'idée de Dieu, c'est l'idée de
la Nature personnalisée et moralisée, non pas à l'in-
star de l'homme, mais par une induction motivée sur
la conscience de la personnalité et de la moralité hu-
maines; l'idée de la Nature, c'est l'idée de Dieu, mu-
tilée par la suppression de la personnalité, de la
liberté et de la moralité : d'oi^i cette profonde contra-
diction, qu'il y a dans l'idée de la Nature, à la fois
beaucoup plus et beaucoup moins que dans l'idée que
l'homme se fait de ses propres facultés. Telle est la
raison des monstrueux écarts que présentent les sys-
tèmes religieux fondés sur la divinisation de la Na-
ture : nous y reviendrons plus loin.
320. — Ou le mot de métaphysique ne signifie
rien, ou il doit servir à désigner les spéculations qui
de tout temps ont tourmenté l'esprit humain, à pro-
pos des trois fondamentales idées
de substance, de force, de finalité;
ce qui mène à distinguer dans la métaphysique, non
pas précisément trois sections ou trois branches
(^ comme s'il s'agissait d'un corps de doctrines scien-
tifiquement constitué), mais plutôt trois jxirties ou
trois voix.
rontologie, la dynamique transcendante, la téléologie :
chacune répétant l'autre à sa manière, comme par un
500 LIVRE 111. — CHAPITRE X.
changement de clef ou une Irausposition de la note
fondamentale. La première clef s'adapte mieux à
l'ordre des faits matériels ou purement physiques, la
troisième à l'ordre des faits hiologiques; la seconde
(pour laquelle nous avons laissé suffisamment percer
notre inclination toute leibnitzienne) a le mérite de
s'adapter également bien aux uns et aux autres. Nous
avons tâché de mettre ce parallélisme en lumière,
dans le cours du présent livre et du précédent, no-
tamment aux chapitres VIII et IX du livre II, aux
chapitres IV, IX et X du livre III. Nous ne méprisons
point la métaphysique (qui oserait mépriser ce qui a
fait la passion de tant de grands esprits?), mais nous
ne saurions accorder, ni que la métaphysique soit une
science, ni même qu'elle soit la meilleure et la maî-
tresse partie de la philosophie : car, avant tout il
faut placer cette logique supérieure qui procède de
l'idée de Tordre, de l'ordre qui (suivant la pensée de
Bossuet que. nous ne saurions nous lasser de citer)
est ami fie la raison et son propre objet \ En consé-
quence, tout en faisant à notre manière, dans les
livres II et III du présent ouvrage, une métaphysique
adaptée à l'explication et à l'histoire du monde phy-
sique et de la Nature vivante, nous y avons eu surtout
en vue l'application aux sciences physiques et natu-
relles de cette logique supérieure, dont les principes
avaient été brièvement exposés ou rappelés au livre I".
1 Essai , chap. XXV, n» 396.
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE DES CHAPITRES
DU TOME PREMIER.
LIVRE I.
L ORDRE ET LA FORME.
Cbapitres. Payf?.
I. De l'ordre et de la forme eu général. — Des caractères des
sciences logiques et des sciences mathématiques 1
II. Des idées de genre et d'espèce, de nombre et de combinai-
son, et des théories logiques et mathématiques dont elles
sont la souche 13
III. Du passage de l'ordre purement intelligible à l'ordre phéno-
ménal. — Des idées de temps et d'espace. — Des idées
ou des intuitions primitives en géométrie 27
IV. De la cinématique, ou de la théorie géométrique des mouve-
ments, considérés en eux-mêmes, indépendamment de
toute notion sur les causes physiques qui les produisent,
et sur la nature des corps 47
V. Des idées de loi ou de succession régulière, de l'essentiel et
de l'accidentel, de l'ordre et de la classification rationnels
par opposition à l'ordre et à la classification logiques. —
De l'idée de type 62
VI. Des idées de fonction et de variable indépendante ; de la me-
sure du temps et des principes du calcul infinitésimal. . . 79
VU. Des idées de hasard et de probabilité et de leurs apphca-
tions logiques et mathématiques. — De l'arrangement sy-
noptique des idées qui tiennent à l'ordre et à la forme. 89
VIII. De ce que deviendraient les sciences et la philosophie, si les
idées auxquelles elles se réfèrent dans leurs explications se
réduisaient à celles dont il est question dans ce premier
livre 109
302 TABLE DES CHAPITRES
LIVRE II.
LA FORCE ET LA MATIÈRE.
CbipitrM. Pag«i.
L Des idées de force et de dépense de force 123
IL Des principes de la statique ou de la théorie de l'équilibre
des forces 137
III. Des idées de matière, de masse et d'inertie 155
IV. Du passage immédiat de la théorie géométrique du mouve-
ment à la théorie physique du mouvement des corps. —
Du passage de la statique à la théorie physique du mouve-
ment. — De la nature et du rôle des principes de la mé-
canique physique daus la philosophie naturelle 165
V. De la double nature des appUcations de la mécanique phy-
sique. — Résumé synoptique '. 191
VI. De la subordination des caractères et de la classification des
théories physico-chimiques 203
VIL De la conversion des effets mécaniques, physiques, chimiques,
les uns dans les autres. — Généralisation de l'idée de force
disponible et du principe de la conservation des forces, dans
les conversions circulaires 225
VUI. De la valeur des hypothèses en usage dans la physique cor-
pusculaire et dans la physique des impondérables 2U
IX. Considérations générales sur l'atomisme et le dynamisme. —
Des idées de cause et de substance, en tant qu'elles pro-
cèdent des idées de force et de matière 259
X. Caractères généraux des phénomènes et des lois de l'ordre
physique. — De l'idée du Monde, et des sciences cosmolo-
giques, dans leur contraste avec les sciences physiques pro-
prement dites 271
XL Des idées d'unité, d'individualité, d'espèce et de type, dans
leur application aux sciences physiques et cosmologiques.
— De l'infinité du Monde, dans l'espace et dans le temps. 285
XII. Des questions d'origine dans les sciences cosmologiques. —
Des idées d'ordre, d'harmonie, de finalité, de beauté, dans
leur application aux phénomènes cosmiques 301
DU TOME PREMIER. 503
LIVRE III,
LA VIE ET L ORGANISME.
Clupitres. Page*.
1. De la vie et de l'organisme en général 317
II. Du cadre et des caractères des sciences naturelles, de l'his-
toire et de la philosophie de la Nature 333
III. Des idées d'individualité, de centralisation et de perfection
organiques. — Des idées de type organique et d'un plan
des organismes 347
IV. De l'idée de force, dans son application aux phénomènes de
la vie. — Du mode et des conditions de l'action vitale. . . 864
V. Du passage des phénomènes de l'ordre physique aux phéno-
mènes vitaux. — De la génération et de ses divers modes. 389
VI. Des races et des espèces, et de la parenté des espèces. . . . 412
VU. De l'habitation, de la patrie, et de l'âge ou de la succession
des espèces 431
VIII. De l'origine des espèces, et de l'idée de création organique. 449
IX. Des idées de substance et de cause, en tant qu'elles s'appli-
quent à l'interprétation des phénomènes de la vie orgaruque
et de la vie animale 469
X. Des idées d'harmonie et de finalité, des idées du beau et du
bien dans leur appUcation aux êtres vivants. — De l'idée
de la Nature 487
FIN DE LA TABLE.
Uijoii , inip. J.-E. Kabulôt, place Siint Jean, 1 et 3.
DE L'ENCHAINEiMENT
DES IDÉES FONDAMENTALES
DANS LES SCIEiNCES ET DANS L'HISTOIRE
DIJON. — IMI'RIMERIE J,-E. RABUTOT.
TRAITÉ
DE I.'E \ C IIAI XEMENT
IDÉES FONDAMENTALES
DANS LES SCIENCES ET DANS L'HISTOIRE
PAR M. COMNOT
ANr.lKX INSPECTEUR GÉNÉRAL DES ÉTUPEÎ
p. ECTF, LB DE L'académie de DIJO^
Filosofia, mi disse, a cUi l'altende
Nota non pure in una sola parte
Corne Natura le suo corso prende.
Da>te, /»/•., c. XI.
TOME SECOND
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C'
RU F, PIERRE-SARRAZIN, 14
( P rès lit rèrole de Médecin*)
1861
DE L'ENCHAINEMENT
DES IDÉES FONDAMENTiLES
DANS LES SCIENCES ET DANS l'hISTOIRE.
LIVRE lY.
LES SOCIETES HUMAINES.
CHAPITRE PREMIER.
DU MILIEU SOCUL, ET DE L'HUMANITÉ, DANS SES RAPPORTS DE CONFORMITÉ
ET DE DISCORDANCE AVEC LE PLAN GÉNÉRAL DE LA NATURE VIVANTE. —
PLAN Di: PRÉSENT LIVRE.
321. — Si nos philosophes et nos savants arran-
geaient un inonde à leur guise, comme le paysan de
la fable, il est à croire que, voulant y faire entrer un
être dont les facultés intellectuelles trancheraient
tout-à-fait avec celles des animaux, ils lui donne-
raient une organisation par laquelle il différerait au-
tant des animaux les moins éloignés de lui , que le
type du vertébré diffère du type de l'insecte, ou que
le type du mammifère diffère de celui de l'oiseau. Ce
n'est pourtant pas ainsi qu'a procédé le grand ou-
vrier, et il lui a plu de disposer d'un autre artifice,
plus détourné à ce qu'il nous semble, pour atteindre
T. II. l
2 LIVHE IV. — CHAPITRE I.
le but saijs dévier, plus qu'il ue le fallait, des lois
générales.
Des modifications dans l'organisation et dans l'in-
stinct, de la valeur de celles qui, à d'autres étages de
la série zoologique, distinguent dans le môme genre
ou dans la même famille les espèces sociables de
celles qui ne le sont pas, ont fait de l'homme, tel que
le naturaliste peut l'envisager, un animal sociable. Et
cet instinct de sociabilité qui, lorsqu'il apparaît acci-
dentellement, sporadiquement aux étages inférieurs
de la série, produit des phénomènes aussi singuliers
que la monarchie des abeilles ou la république des
fourmis, venant à reparaître brusquement, ou sans
transition de quelque importance, juste au sommet de
la série, en coïncidence avec quelques perfectionne-
ments d'organisme qui n'auraient zoologiquement
qu'une valeur secondaire, y détermine l'évolution de
ce grand phénomène que l'on appelle I'humanité.
Dès-lors le philosophe doit cesser de s'étonner s'il y
a tant de conformités d'organisation entre un homme
et un grand singe et tant de distance entre les facultés
de l'homme et celles du singe : non que la Nature et son
Auteur aient dérogé au plan général, au point de re-
noncer au parallélisme de développement entre l'orga-
nisation et les facultés ou les fonctions, mais parce que,
pour l'homme, par une exception toute singulière, un
moyen terme, un véritable mikliateur est venu s'inter-
caler entre l'organisme individuel et les facultés indi-
viduelles. Ce moyen terme, ce médiateur n'est autre
que le milieu social, où circule cette vie commune qui
anime les races et les peuples : et il faut les perfec-
tionnements de l'organisation sociale, opérés dans des
DU MILIEU SOrJAL. 3
circonstances propices, sous l'influence de ce principe
de vie, pour aboutir à donner aux facultés de l'homme
individuel des perfectionnements qui nous étonnent à
bon droit, et qui seraient en effet inexplicables par le
seul organisme individuel. Non-seulement il est vrai
de dire, comme on l'a dit de tout temps, que l'homme
est fait pour la vie sociale, attribut qui lui est com-
mun avec d'autres espèces; mais il est aussi vrai de
dire que l'homme individuel, avec les facultés per-
fectionnées qu'on lui connaît, est le produit de la vie
sociale, et que l'organisation sociale est la véritable
condition organique de l'apparition de ces hautes fa-
cultés : proposition qui n'a point d'analogue pour les
autres espèces vivantes.
Si la perfectibilité individuelle appartient à l'homme
à un degré remarquable, quoique bien limitée par la
courte durée de son existence individuelle, elle n'est
pas non plus absolument étrangère à l'animal, ni à la
plante, qui même témoignent d'une tendance à la
transmission héréditaire des qualités acquises par
l'individu : mais la perfectibilité de l'homme , dont
on parle tant, qui a fait concevoir tant d'espérances
et former tant de rêves, est tout autre chose. Celle-
ci implique surtout l'idée du perfectionnement pro-
gressif des générations successives ; elle n'est donc que
la suite et le résultat indirect de la perfectibilité des
sociétés humaines : de sorte que, pour en étudier con-
venablement le principe et les conditions essentielles,
il faudra s'attaclier, non à l'organisme individuel, non
aux vertus cachées du principe de la vie individuelle,
mais à l'organisation sociale et aux conditions beau-
coup plus apparentes de son développement.
4 LIVRE IV. — r.HAPITRE I.
322. — Aliii d'échapper au reproche de ravaler
trop la coiKhtiou de l'homme, en le comprenant dans
leurs classifications du règne animal, les naturalistes
ont quelquefois mis eu avant l'idée d'un quatrième
règne de la Nature ou d'un règne humain : mais, ce
ne serait exprimer convenablement, ni la participa-
tion de l'homme individuel à la nature animale, ni
la quasi-parenté, au point de vue zoologique, entre
l'espèce humaine et quelques espèces voisines, ni
surtout les caractères qui mettent nn abîme entre
l'humanité et la création animale. La seule supério-
rité des instincts de l'homme et des facultés qui en
dérivent immédiatement, supériorité qui se montre
encore au sein des sociétés les plus grossières, ne suf-
firait pas pour constituer dans la Nature un règne
distinct et contrastant avec les autres règnes. Que si
l'on tient compte de l'état auquel l'homme est par-
venu après une longue culture, au sein de sociétés
perfectionnées, il ne s'agit plus d'un nouveau règne
de la Nature : il s'agit d'un ordre de faits et de lois
qui contrastent avec tout ce que nous connaissons des
faits et des lois de la Nature vivante. 11 y a une plus
profonde distinction entre l'humanité ainsi envisagée
et le règne animal, qu'entre celui-ci et le règne vé-
gétal. Les lois du monde humain ou de l'humanité
peuvent être mises alors en opposition avec les lois
de la Nature vivante (végétale ou animale), comme
celles-ci peuvent être mises en opposition avec les lois
de la matière ou du monde inorganique. Aussi enten-
dons-nous sans cesse opposer en ce sens l'homme à
la Nature, la puissance et les œuvres de l'un à la
puissance et aux œuvres de l'autre. Tantôt l'homme
DU MILIEU SOCIAL. 5
se pose superbement comme le roi de la i\ature; tan-
tôt il se plaint douloureusement d'en être le jouet et
l'esclave. De telles prétentions et de telles plaintes
indiquent bien d'autres rapports que ceux qui naî-
traient du simple voisinage entre les membres d'une
communauté, soumis aux mêmes lois et relevant de
la même autorité.
Cet orgueil se montre-t-il partout au même degré?
ces plaintes se font-elles entendre partout avec la
même vivacité? Non certainement, et par conséquent
il faut bien qu'il y ait un état social dans lequel
l'homme se rapproche davantage des conditions de la
Nature. L'idée d'un état de nature n'est donc pas chi-
mérique, quoiqu'il soit chimérique de prétendre fixer
distinctement toutes les conditions de l'état de na-
ture, sans quoi l'homme cesserait d'être un homme,
même au sens zoologique, c'est-à-dire une créature
à la fois plus souffreteuse et plus industrieuse qu'une
autre, pouvant trouver dans un surcroît d'industrie
des moyens de s'accommoder à des situations plus
variées. Tandis que le castor maçonne partout sa de-
meure de la même manière, et que chaque espèce
d'oiseaux, dans l'habitation plus ou moins circons-
crite que lui a donnée la Nature, construit partout son
nid avec les mêmes matériaux, le sauvage construira
sa hutte, ici avec telle espèce de matériaux, là avec
telle autre, selon les matériaux mis à sa disposition
et selon les exigences du climat, comme aussi d'après
les instincts de sa race, qui peuvent suffire pour ex-
pliquer la préférence donnée à tels matériaux ou à
telle forme, et dont la variabilité d'une race à l'autre,
quand il s'agit de détails aussi suboidonnés. n'a rien
6 LIVRE IV. — CHAPITUK 1.
(jLii semble dérofier au plan général. Je ne dirai donc
pas que des peuplades sau\ages sont sorties de l'état
de nature, parce qu'elles se construisent des huttes et
que chaque peuplade a adopté pour sa hutte un type
différent : mais au rebours, quand je vois une ville
d'un million d'habitants, avec ses places, ses rues,
ses quais, ses promenades, ses marchés, ses édifices,
ses fontaines, ses égouts, ses becs de gaz, ses magis-
trats et ses agents de police, je comprends fort bien
que je suis complètement sorti de l'état de nature, et
que je suis entré dans un ordre de faits qui n'a rien
de commun avec ceux dont le naturaliste s'occupe.
323. — Les langues et la manière de les apprendre
peuvent nous fournir un autre exemple non moins
frappant. L'enfant bégaie d'abord, et bientôt parle sa
langue maternelle que lui enseigne sa mère ou sa
nourrice, sans science, sans méthode, ou par une de
ces méthodes dont la Nature a le secret et que nous ne
savons pas rédiger. L'homme apprend naturellement
à parler sa langue maternelle, comme il apprend na-
turellement à marcher, parce qu'il lui est aussi na-
turel de parler que de marcher. Les animaux à qui
la marche est naturelle, mais non la parole, appren-
nent naturellement à marcher, taudis qu'ils ne peu-
vent apprendre naturellement à parler : toutefois,
quoique l'homme soit, parmi les animaux, le seul qui
parle, et que cette singularité suffise pour constituer
une grande supériorité, on n'en reconnaît pas moins
la marche de la Nature, aussi bien pour une chose
dont la Nature n'offre pas d'exemples hors de l'espèce
humaine, que pour des choses qui sont communes à
l'homme et à d'autres espèces animales.
DU MILIEU SOCIAL. 7
Un pauvre sauvage, fait prisonnier par une peu-
plade ennemie, échappe au massacre, et bientôt ap-
prend à parler la langue de la tribu a laquelle il s'est
rattaché. Les mœurs des autres espèces animales ne
peuvent nous offrir, non seulement rien de sem-
blable, mais rien d'analogue, du moins tant qu'elles
ne sont pas soumises au joug de l'homme. Déjà cette
manière d'apprendre une langue, comparée à la ma-
nière dont l'enfant apprend à parler sa langue mater-
nelle, nous donne l'idée d'une déviation sensible de
la marche de la Nature et de ses procédés généraux.
Que sera-ce, si nous nous représentons un écolier
bégayant une langue morte, un savant apprenant une
langue étrangère, à l'aide de grammaires et de dic-
tionnaires, en faisant des versions et des thèmes, en
expliquant des textes ou en déchiffrant des inscrip-
tions? Il ne s'agit plus ici d'une simple déviation des
procédés ordinaires et des lois générales : il s'agit
d'artifices, de méthodes, de procédés dont rien dans
l'ordre naturel ne pourrait nous donner l'idée. Il y a
là un tout autre ordre de phénomènes, de faits et de
lois.
Dans un état de civilisation tel que le nôtre, à peine
l'enfant sait-il parler, qu'on s'occupe de lui apprendre
à lire et à écrire : et pourtant, qui s'aviserait de dire
que l'écriture est naturelle comme la parole, ou que
la parole est artificielle comme l'écriture? Les logi-
ciens peuvent bien dans leurs dissertations abstraites
mettre sur la même ligne, comme autant de systèmes
de signes conventionnels, la parole et l'écriture : mais
chacun sent qu'il y a de la vie dans la parole, dans le
langage, et qu'il n'y en a poinl dans le signe écrit (2 1 1 1 .
8 LIVRE IV. — CHAPITRE I.
L'un est bien l'œuvre de l'homme, le produit de ses
combinaisons réfléchies : l'autre est une manifesta-
tion de cet instinct mystérieux qui conduit pareille-
ment à leurs fins tous les êtres vivants, quoique par
des voies différentes, selon le degré de perfectionne-
ment des organes et des facultés dont ils sont doués.
324. — Si l'étendue des terres habitables avait été
plus circonscrite, il n'y aurait rien de surprenant à
ce que l'on trouvât partout l'homme en possession de
l'écriture et du même système d'écriture, dès la plus
haute antiquité : en conclurait-on que l'usage de l'é-
criture est un des caractères naturels de l'espèce hu-
maine, et que l'homme est sorti des mains de la iNa-
ture avec l'usage de l'écriture? Nullement, pas plus
qu'on ne doit regarder l'attachement du chien pour
l'homme comme un des caractères naturels de l'es-
pèce, quoique partout le chien ait été assujetti à
l'homme et que l'on ne retrouve plus l'espèce dans
son état vraiment naturel. Au contraire, la parole doit
être regardée comme un caractère naturel de l'espèce
humaine, non pas précisément parce que l'on a
trouvé partout, et dès les temps les plus anciens,
l'homme en possession du langage, mais parce que la
parole a tous les caractères d'une faculté naturelle.
La conclusion ne changerait pas, quand même il se-
rait établi qu'à une époque reculée, antérieurertient
à l'ordre actuel des choses, l'homme a pu et dû se
trouver dans un état plus voisin de la nature animale,
n'ayant pas encore l'usage de la parole. Cela prouve-
rait que l'espèce n'est point invariable dans la tota-
lité de ses caractères et qu'elle a varié, mais ne chan-
gerait rien à la caractéristique de l'espèce actuelle.
DU MILIEU SOCIAL. 9
Quand les naturalistes distinguent, pour les autres
espèces, les résultats de la culture d'avec la constitu-
tion naturelle de l'espèce, ils n'affirment pas que
l'espèce naturelle a été affranchie de toute mutation
dans un ordre de choses antérieur : ils déterminent
et caractérisent les espèces actuelles, en évitant ou en
ajournant les questions d'un autre ordre, qui con-
cernent le mode de dérivation, de formation ou de
création des espèces.
A l'égard des espèces domestiques, les naturalistes
ont un critère certain pour distinguer ce qui fait
partie de la constitution naturelle de l'espèce, d'avec
ce qui est le produit d'une culture artificielle : il ne
s'agit que d'abandonner l'espèce à elle-même, et de
voir quels sont les caractères qui persistent et quels
sont ceux qui disparaissent. En l'absence même de ce
critère décisif, un certain tact que donne la longue
habitude des mêmes choses leur permettrait de faire
le même départ avec une grande probabilité. (267). Il
paraît en effet bien difficile d'user d'un tel critère
pour l'espèce humaine; et néanmoins aucun natura-
liste ne mettrait en doute que des enfants abandonnés
en bas âge dans quelque île déserte, ne vinssent à
bout de s'entendre plus tard au moyen d'un langage,
très-grossier d'abord, et que le temps perfectionne-
rait : tandis que des siècles pourraient s'écouler avant
que quelqu'un de leurs descendants n'inventât à nou-
veau un système artificiel d'écriture.
325. — Nous pourrions prendre d'autres exemples
encore. A peine une peuplade de sauvages s'est-elle
formée, que tous, par instinct, reconnaissent le com-
mandement d'un chef, l'autorité d'un conseil d'an-
10 LIVRE IV. — CHAPITRE I.
ciens ou de braves. Toutes les espèces auimales (jui
vivent en société ou par troupe, en font presque au-
tant; on reconnaît encore ici, avec quelques perfec-
tionnements de plus, dus à la supériorité des facultés
intellectuelles de l'homme, la marche habituelle de
la Nature. 11 est vrai que plus tard, les circonstances
aidant, ce simple début mènera aux constitutions po-
litiques, aux formes et aux fictions monarchiques et
parlementaires : mais alors nous serons entrés en
plein dans ce monde artificiel que l'industrie et l'in-
telligence humaine ont fini par créer, et qui ne res-
semble pas plus au monde sorti des mains de la Na-
ture, que le régime d'un canal avec ses biefs et ses
écluses ne ressemble au régime d'un fieuve.
Personne aujourd'hui ne confond les chants des
poètes que la Nature inspire et que la mémoire re-
cueille dans l'enfance des sociétés, alors que les livres
et l'écrikire même sont choses inconnues, avec la
poésie étudiée, cultivée, telle qu'on la connaît aux
époques littéraires. A l'une et à l'autre date il peut y
avoir des choses mauvaises ou médiocres et des œuvres
admirables. Les bardes du Nord chantaient à la ma-
nière d'Homère, et ils ne nous ont pas laissé de mo-
numents qu'on puisse mettre à côté de l'IUade. Vir-
gile n'est pas moins admiré qu'Homère : mais, depuis
que nous sommes revenus, à force d'expérience ac-
quise et d'observations accumulées, à un sentiment
plus juste de la Nature et de l'antiquité, on trouverait
plus raisonnable d'établir un parallèle entre Virgile
et Voltaire ou Gœthe, que de comparer le poète de la
cour d'Auguste au barde d'ionie. Il y a des fruits ex-
cellents que la Nature produit toute seule sous un
DU MILIEU SOCIAL. 1 1
ciel propice : il y en a d'autres qu'elle ne produit pas
et pour lesquels il faut l'art du jardinier, quoique la
Nature fournisse encore l'étoffe et les forces aveugles
dont l'art dispose pour les produire. Telle est à peu
près la différence entre la poésie des âges primitifs et
celle des âges littéraires.
Le même contraste se ferait sentir, si l'on compa-
rait les coutumes naïves des peuples primitifs au droit
savant et compliqué, résultant des travaux des juris-
consultes, des publicistes et des philosophes; les ma-
nifestations instinctives du sentiment religieux aux
rituels rédigés par des collèges sacerdotaux ou aux
formules dogmatiques composées par des théolo-
giens.
Ce n'est donc pas sans raison que l'on a opposé
V homme de la Nature à l'homme modifié par la so-
ciété et modifiant à son tour les êtres sur lesquels
s'étend son empire. On n'a eu que le tort d'employer
le plus souvent, dans un but déclamatoire, des termes
auxquels il était facile d'attribuer un sens vraiment
philosophique et même scientifique.
326. — Dans le monde humain, tel qu'il s'offre
aujourd'hui à l'observation du philosophe, il y a à
considérer le mode d'existence de l'homme indivi-
duel, tel que le milieu social l'a façonné, et le mode
d'existence des sociétés humaines dont le principe se
trouve dans l'instinct de sociabilité que la Nature a
départi à l'homme individuel. Puis il faut distinguer,
aussi bien pour l'homme individuel que pour les so-
ciétés humaines, ce qui est soumis aux lois générales
par lesquelles sont régis tous les êtres vivants, tous
les phénomènes de la vie, et ce qui déroge essentiel-
12 LIVRE IV. — r.HAPlTRE I.
lemeiit aux lois de la Nature vivante. Considérons
d'abord à ce point de vue l'homme individuel dont
nous devons avoir une connaissance, sinon plus claire,
du moins plus immédiate.
Nous savons (205) que le caractère le plus appa-
rent des phénomènes vitaux consiste dans la succes-
sion des âges. Or, cette succession s'observe-t-elle
pour toutes les facultés de l'homme et pour tous les
produits de ces facultés? Evidemment non. Tandis
que la force, l'énergie, le courage, la sensibilité, la
mémoire, l'imagination et si l'on veut le génie pas-
sent par ces périodes, la loi n'est plus la même pour
ce que l'on nomme la raison, la sagesse, la science.
Ces précieux dons s'accroissent encore quand l'homme
vieillit par tous les autres côtés. Vainement objecte-
rait-on qu'il vient une époque de décrépitude où la
raison, la sagesse, la science s'éteignent à leur tour,
où l'homme ne vit plus que d'une vie machinale :
car, d'abord, il ne faut pas confondre la décadence
ou l'abolition d'une faculté par suite de maladies ou
d'autres accidents organiques, avec la décadence ou
l'abolition résultant de la vieillesse générale de l'or-
ganisme; et ensuite, il est bien clair que l'exercice
des fonctions vitales et organiques est la condition in-
dispensable de l'exercice de toutes les autres facultés
de l'homme, aussi bien de la raison, de la sagesse,
'de la science, que du courage et de l'imagination.
Mais, l'ensemble des observations n'indique pas, d'un
côté comme de l'autre, une connexion immédiate,
essentielle et nécessaire. La vivacité des passions, le
feu de l'imagination, l'exaltation de la sensibilité et
même l'enthousiasme de l'àme se rattachent à cer-
DU MILIEU SOCIAL. 13
tains états de l'organisme, quelquefois comme cause,
plus souvent comme effet, et toujours en vertu d'une
sympathie manifeste, de quelque part que vienne l'é-
branlement primitif. Mais, s'il est vrai qu'il faut au
moins que le savant se trouve dans un état de santé
passable pour pouvoir se livrer à ses travaux, on ne
s'avisera pas de chercher dans le résultat de ses tra-
vaux la trace de son tempérament, l'indice de son
état de santé : on n'y reconnaîtra que l'influence des
idées qui lui sont familières et qui l'ont guidé dans
des recherches antérieures.
327. — Tandis que toute théorie de la sensibi-
lité, de l'imagination et des passions, où l'on ferait
abstraction des observations et des données physio-
logiques, serait une théorie privée de ses supports
naturels, la logique n'a pas le moindre besoin de
prolégomènes empruntés à la physiologie. Tous les
progrès faits et à faire dans l'anatomie du cerveau n'y
changeront pas un iota. Nous pouvons affirmer que
ce qui rend pour nous une proposition certaine, pro-
bable la rendrait certaine, probable au même degré,
pour les intelligences ayant les mêmes connaissances
que nous, quoique physiologiquement constituées
tout autrement que nous. Avec quelques circonvo-
lutions de plus ou de moins dans le cerveau, on
deviendra peut-être incapable d'étudier la géomé-
trie : mais, si l'on reste capable de l'étudier, on re-
tombera certainement sur les mêmes théorèmes
par lesquels Euclide et Archimède ont passé. Il
se peut que certaines races d'hommes soient inca-
pables de produire des géomètres : toutefois, si elles
ne sont pas frappées à cet égard de stérilité, il est sûr
14 LIVRE IV. — CHAPITRE I.
qu'on ne verra pas se former chez elles une autre
géométrie que la nôtre, dont les théorèmes ne cadre-
raient pas avec nos théorèmes. Au contraire, par
suite des différences de constitution organique, elles
pourraient avoir une poésie, des arts, et même des
idées philosophiques et religieuses qui ne ressemble-
raient pas plus aux nôtres, que leurs langues ne res-
semblent à la nôtre.
En voyant, d'une part, combien sont compliquées,
particulières et spécifiques les conditions organiques
d'oia dépend pour nous le jeu de la pensée, d'autre
part combien il y a de généralité et de simplicité dans
les lois, dans les rapports que la pensée saisit, nous
ne pouvons reconnaître ici le genre de subordination
qui: subsiste entre la cause et l'effet. Et c'est ainsi
qu'il faut concevoir que l'homme est conduit, par
l'exercice même de quelques-unes de ses facultés vi-
tales, jusque dans un monde intelligible, gouverné
par d'autres lois que celles qui régissent les phéno-
mènes de la vie.
328. — Nous avons montré dans un autre ou-
vrage ^ quelles sont les conditions fondamentales de
la science humaine et de nos méthodes en général.
Nous avons fait voir qu'elles tiennent à la disconti-
nuité des signes artificiels qui fixent les idées, les no-
tions acquises, les règles de tout genre; et que de
cette fixité résulte la possibilité du progrès indéfini, ou
du moins d'une durée indéfinie, lesquels d'un autre
côté supposent la suppression, la neutralisation de
tout ce qui tient à la sensibilité, à l'imagination et à
^ Essai , passim, notamment les chap. XIII, XIV et suiv.
DU MILIEU SOCIAL. 1 5
la vie. Ce que l'homme fait et ce dont il trouve au
besoin le modèle en étudiant les phénomènes pure-
ment physiques, et ce que la INature vivante ne sait
ou ne veut pas faire, c'est ce qui se fait par logique
et méthode, par géométrie et calcul, par combinaison
et disjonction d'éléments juxtaposés : ce que la Na-
ture fait et ce que l'homme ne peut pas faire, ou ce
qu'il ne fait qu'instinctivement, par une expansion
de la vie qui est en lui, c'est ce qui résiste à l'analyse
ou ce que l'analyse détruit; ce qui ne se construit
point par synthèse proprement dite, ou par le rappro-
chement artificiel d'éléments épars, mais ce qui ré-
sulte du développement d'un gemie, sous l'influence
de causes extérieures d'excitation, par l'action d'un
principe interne d'organisation et de mouvement,
dont l'homme a le sentiment ou la perception con-
fuse , sans en avoir une idée précise et fixe , sur la-
quelle il puisse raisonner.
329. — De là le désaccord et la singularité d'un
être qui appartient à la Nature vivante, et que la Na-
ture a muni de facultés susceptibles de se développer,
dans certaines circonstances exceptionnelles, d'une
manière anormale, contrairement au plan suivi par
elle pour tous les êtres vivants : de telle sorte que cet
être si étrange puisse se croire parfois le maître ou le
rival de la Nature elle-même. Tel est I'homme.
De là vient aussi sa misère : car, ce que cet être
intelligent sait le mieux, les seules choses qu'il sache
à proprement parler, c'est ce qui s'éloigne le plus
de sa propre nature, comme être doué de sensibilité
et de vie.
De là enfin sou penchant au surnaturel et au mer-
16 LIVRE IV. — CHAPITRE 1.
veilleux, qui charme son imagination, exalte sa sen-
sibilité, et à quelque hauteur que la pensée s'él^ve,
y répand la vie, en l'absence de laquelle toutes les
spéculations de la raison ne tournent qu'à raffliction
d'esprit.
Cette délinition devenue fameuse de nos jours dans
une certaine école : « l'homme est une intelligence
servie par des organes,» n'a donc que le petit incon-
vénient de supprimer la vie , en mettant directement
aux prises l'intelligence et le mécanisme. Mieux vau-
drait la vieille définition scolastique « l'homme est un
animal raisonnable, » si elle ne semblait impliquer
que l'homme n'est supérieur aux animaux que par
la raison, tandis qu'il y a en lui des sentiments, des
passions, des instincts, des facultés qui ne relèvent
pas de la raison , et qui suffiraient pour assurer sa
prééminence. Est-ce que l'amour de la gloire, est-ce
que l'enthousiasme et l'imagination poétique dépen-
dent de la raison? Craignez bien plutôt de soumettre
toutes ces grandes et belles choses au creuset de la
raison, si vous ne voulez les voir d'abord se fiétrir et
se dessécher.
330. — Ce que nous disons de l'homme individuel
s'applique bien mieux encore aux sociétés humaines.
Les sociétés, plus encore que les individus, com-
portent en certaines choses le progrès indéfini, et
moyennant des circonstances favorables une durée
indéfinie. Mais, ce qui peut y être affranchi de la fa-
tale loi des âges, ne l'est que par une fixité de prin-
cipes et de règles incompatible avec les phases du
mouvement vital. Ainsi s'établit un ordre de faits so-
ciaux qui tend à relever, omisso medio, des principes
DU MILIEU SOCIAL. 17
OU des idées purement rationnelles auxquelles était
consacré notre premier livre, et qui nous ramène à
une sorte de mécanique ou de physique des sociétés
humaines, gouvernée par la méthode, la logique et le
calcul (210 et 212) : en sorte que ce qui s'appelle
proprement une civilisation progressive n'est pas,
comme on l'a dit si souvent, le triomphe de l'esprit
sur la matière (ce qui n'aurait, nous l'accordons, que
de bous côtés, quoique cela sente un peu son gnosti-
cisme), mais bien plutôt le triomphe des principes
rationnels et généraux des choses sur l'énergie et les
qualités propres de l'organisme vivant, ce qui a beau-
coup d'inconvénients à côté de beaucoup d'avantages.
Voilà la thèse dont la suite de cet ouvrage doit être
le développement et la justification.
Les sociétés humaines sont tout à la fois des orga-
nismes et des mécanismes. On ne peut les assimiler
exactement, ni les choses qu'elles produisent, surtout
dans leurs phases finales, à un organisme vivant :
mais ou se tromperait encore plus si l'on méconnais-
sait, dans leurs premières phases, leur grande res-
semblance avec un organisme vivant; et ce n'est pas
une des moindres conquêtes intellectuelles des temps
modernes, que d'avoir enfin saisi cette ressemblance,
malgré la grande dissemblance des conditions oia nous
sommes aujourd'hui placés nous-mêmes.
L'avènement du règne de l'idée dans les sociétés
humaines n'y détruit pas les forces instinctives, pas
plus que les fonctions vitales ne s'arrêtent chez
l'homme entièrement absorbé par les travaux de l'es-
prit ou voué au culte d'une idée : mais l'idée régnante
est comme une forme qui, une fois bien arrêtée, s'as-
r. 77. i
18 LIVRE IV. — CHAPITRE I.
sujettit de plus en plus les forces instinctives, en leur
imposant le cadre où doivent ultérieurement se dé-
ployer leur activité propre et leur vertu opérative.
331 . — Ce qui est pour l'individu un acte réfléchi,
délibéré, accompli en conformité d'une idée dont il
a conscience, peut avoir les caractères d'un acte in-
stinctif, quant à son influence sur la vie sociale de
l'être complexe dont l'individu fait actuellement par-
tie. Ainsi, un ambitieux politique sait très-bien ce
qu'il fait en poursuivant pour son propre compte le
pouvoir, la fortune, la gloire : et en même temps il
se trouve qu'il a travaillé, le plus souvent à son insu,
à l'accomplissement de certaines destinées sociales
dont on ne devait avoir que beaucoup plus tard, ou
même dont on n'a pas encore la nette perception.
Voilà ce que le grand Orateur a exprimé par ces mots
restés célèbres : << L'homme s'agite e4; Dieu le mène. »
Les anciens disaient : Deus anima biutomm.
Partout oii l'instinct opère dans les œuvres collec-
tives de l'homme et dans l'organisation des sociétés
humaines, d'une manière incompréhensible pour nous,
nous qualifions cet instinct de divin, et nous sommes
portés à y reconnaître la manifestation d'un pouvoir
supérieur et invisible. Le poète, l'artiste sentent un
Dieu qui les inspire. On a regardé Dieu lui-même
comme l'auteur des langues primitives, comme le pre-
mier instituteur du langage humain : et l'on a eu
toute raison, si par là on a entendu exprimer que
la première organisation des langues s'est faite par un
travail instinctif dont, ni les individus, ni les sociétés
ne se rendaient compte, et qui a donné à la chose
produite les caractères merveilleux des autres produits
DU MILIEU SOCIAL. 19
de l'instinct dans l'économie vivante (211). Ecoutons
sur ce point l'un des plus éminents linguistes que
l'Allemagne ait produits. « Je ne crois pas, dit Guil-
laume de Humboldt ', qu'il faille supposer chez les na-
tions auxquelles on est redevable de ces langues ad-
mirables, des facultés plus qu'humaines, ou admetre
qu'elles n'ont pas suivi la marche progressive à la-
quelle les nations sont assujetties : mais je suis péné-
tré de la conviction qu'il ne faut pas méconnaître
cette force vraiment divine que recèlent les facultés
humaines, ce génie créateur des nations, surtout dans
l'état primitif oii toutes les idées et même les facultés
de l'àme empruntent une force plus vive de la nou-
veauté des impressions, oh l'homme peut pressentir
des combinaisons auxquelles il ne serait jamais arrivé
par la marche lente et progressive de l'expérience...
S'il est impossible de retracer sa marche, sa présence
vivifiante n'eu est pas moins manifeste. Plutôt que de
renoncer, dans l'explication de l'origine des langues,
à l'influence de cette cause puissante et première, et
de leur assigner à toutes une marche uniforme et
mécanique qui les traînerait pas à pas, depuis le com-
mencement le plus grossier jusqu'à leur perfectionne-
ment, j'embrasserais l'opinion de ceux qui rapportent
l'origine des langues à une révélation immédiate de
la Divinité. Us reconnaissent au moins l'étincelle di-
vine qui luit à travers tous les idiomes, même les plus
imparfaits et les moins cultivés. »
332. — Chaque fois que des intelligences vraiment
supérieures ont pénétré dans le jeu des institutions et
* Lettre à Abel Rémusat, p. 55. Paris, 1827.
20 LIVRE IV. — CHAPITRE I.
l'agencement des formes politiques, elles ont pareil-
lement reconnu l'insuffisance de toutes explications
purement logiques, de toutes données purement ra-
tionnelles; elles ont aussi fait appel à un principe
divin, c'est-à-dire à des instincts supérieurs dont
Dieu a doué l'homme pour l'accomplissement de ses
destinées sociales, et qui créent, conservent, ré-
parent l'organisme social, comme d'autres forces in-
stinctives créent, conservent, réparent d'autres or-
ganismes vivants. « Il n'y a point de puissance qui ne
vienne de Dieu , » a dit l'Apôtre : entre tant de com-
mentaires d'un texte si fameux, nous choisirons, à
titre d'échantillon, l'un des plus récents, donné par
l'un de nos contemporains les plus illustres, comme
penseur et comme homme d'Etat.
<( Cromwell, dit M. Guizot \ n'était point un phi-
losophe; il n'agissait point d'après des vues systéma-
tiques et préméditées; mais il portait dans le Gouver-
nement les instincts supérieurs et le hon sens pratique
de l'homme marqué de la main de Dieu pour gouver-
ner. Il avait vu à l'épreuve cet arrogant dessein de
créer, par la seule volonté populaire ou parlemen-
taire, le Gouvernement tout entier; il avait lui-même
audacieusement poussé à l'œuvre de destruction qui
devait précéder la création nouvelle ; et au milieu des
ruines faites de ses mains, il avait reconnu la vanité
de ces téméraires expériences; il avait compris que
nul Gouvernement ne peut être l'ouvrage de la seule
volonté des hommes; il avait entrevu dans ce grand
travail la main de Dieu, l'action du temps et de toutes
^ Histoire de la République d'Angleterre et de CromioeU , T. II, liv. V.
DU MILIEU SOCIAL. 21
les causes étrangères à la délibération humaine. Entré,
pour ainsi dire, dans le conseil de ces puissances su-
périeures, il se regardait, par le droit de son génie et
de ses succès, comme leur représentant et leur mi-
nistre »
Voilà certes un beau langage, et qui mieux est, un
langage vrai, en ce sens que, plus l'homme s'élève
dans l'échelle de la moralité, plus il est tenu de re-
vêtir d'attributs moraux la puissance supérieure par
laquelle il sent que ses destinées sont gouvernées. Il
nous est bien naturel et bien consolant de croire que
la Providence divine ne s'applique pas de la même
manière à régler le sort d'une fourmilière, les- aven-
tures d'une peuplade d'anthropophages et les desti-
nées d'un grand empire, et d'exprimer à notre façon,
par la variété des formes de notre langage, cette di-
versité dans le mode d'application. Ce que nous ap-
pelons la puissance de la >'ature, là oia un but moral
n'apparaît pas, nous l'appelons la main de Dieu, là
où nous sommes frappés surtout du sort réservé à des
millions de créatures dont l'intelligence et le sens
moral sont les plus nobles attributs (319). Mais il
n'en reste pas moins évident que le caractère essen-
tiel et constant de ces causes supérieures que signale
l'éloquent publiciste, est de demeurer étrangères à la
délibération humaine; d'opérer sans préméditation,
instinctivement; et de faire de cette manière (comme
tous les instincts) ce que la seule raison humaine est
incapable de faire par des vues méthodiques et des
combinaisons réfléchies. En d'autres termes, cela si-
gnihe que l'art humain n'a pas le pouvoir de créer
la vie de toutes pièces, d'infuser le principe de vie là
22 LIVRE IV. — CHAPITRE I.
OÙ il n'est pas, mais uniquement celui de diriger,
dans une certaine mesure, la vertu opérative des in-
stincts vitaux. Ainsi simplifiée (et, si l'on veut, ra-
baissée), la proposition sera vraie pour l'organisation
polilique la plus grossière, pour celle d'une horde
barbare, comme pour ces grands corps de nations, à
la tête desquels figurent les grands personnages que
l'on peut qualifier de représentants ou de ministres
de la Providence, vu l'importance de leur rôle dans
l'ordre des faits moraux et des idées morales.
L'idée se trouve à la fois au-dessus et au-dessous
de l'instinct : la force ou la vertu opérative apparte-
nant surtout à l'instinct, tandis que l'idée est surtout
la conception d'une forme. Et de même qu'un rap-
port abstrait se dégage à la longue des nombres de la
statistique, toute élimination faite des causes qui ont
opéré activement pour la détermination de chaque
faitparticulier(63), demême il doit arriver à la longue
que l'idée ou la condition formelle prévale sur l'in-
stinct : sur les instincts supérieurs, nobles ou déli-
cats, comme sur les instincts animaux et grossiers;
et qu'ainsi il y ait à certains égards un abaissement,
à d'autres égards un perfectionnement dans les con-
ditions de l'humanité.
333. — Il faut remarquer l'artifice par lequel la
Nature emploie comme force instinctive, dans lorga-
nisme social, ce qui est pour l'individu un acte d'in-
telligence et de volonté réfléchie. Elle nous offre
d'autres exemples de cette espèce de rabaissement des
fonctions de la vie, dans le passage des organismes
composants aux organismes composés (212). Chaque
polype est un animalcule et le polypier est une sorte
DU MILIEU SOCIAL. 23
de végétal. Dans le mystère de la génération, le sper-
matozoaire figure aussi comme un animalcule ayant
sa vie propre et indépendante, laquelle néanmoins
n'a d'autre but que celui d'intervenir dans la repro-
duction d'un être de nature supérieure, concurrem-
ment avec d'autres appareils organiques privés de vie
indépendante et de motilité propre (257).
La société ne pense pas, comme l'individu, à l'aide
d'un cerveau unique; et néanmoins, quand les so-
ciétés en sont à cette phase où les idées les gouvernent,
principalement ou en grande partie, la puissance
divine trouve encore le moyen de réaliser le phéno
mène de l'idée, de la connaissance rétléchie et con-
sciente d'elle-même, aussi bien pour les sociétés hu-
maines que pour l'homme individuel ; et elle a pour
cela différents artifices. A une certaine époque de la
vie des peuples, elle produit ce que Ton appelle des
grands hommes, qui sont grands (suivant une re-
marque déjà ancienne) parce qu'ils joignent à des fa-
cultés personnelles éminentes le bonheur d'avoir une
organisation intellectuelle et morale parfaitement en
rapport avec les besoins, les tendances, les disposi-
tions de la société, au temps et dans le pays oii ils
vivent : de sorte qu'ils ont tout ce qu'il faut pour en
devenir momentanément la monade dirigeante, l'^r-
chée ou le moi (297). Et plus tard encore, l'idée est de-
venue tellement distincte ; sa fixité, sa précision l'ont
tellement rendue susceptible d'une transmission iden-
tique d'individu à individu ; les moyens de transmission
sont devenus si commodes, si multipliés, si rapides,
que les sociétés peuvent subir le gouvernement des
idées, sans même avoir besoin de grands hommes.
24 LIVRE IV. — CHAPITRE I .
334. — Tout ce jeu des sociétés humaines, jeu mé-
langé d'organisme et de mécanisme, et qui mérite
tant d'attirer l'attention du vrai philosophe, n'exige
pas qu'on se mette en frais de métaphysique, ni sur-
tout d'ontologie (320). 11 n'en est point à cet égard
de la nature des sociétés humaines comme de celle
de l'homme individuel, objet principal et constant de
la spéculation ontologique. De tout temps les philo-
sophes et les moralistes ont parlé de la dualité de la
nature humaine, mais en se plaçant à des points de
vue différents. Aristote, après avoir distingué dans
l'homme le corps (awfia) et l'âme {^^xn) , distingue
dans l'àme deux parties, l'une privée de raison et
qu'il nomme V appétit (ope^t?), l'autre raisonnable et
qu'il appelle V intelligence (vou?) : ce qui rentre bien
dans la distinction établie plus haut entre ce qui re-
lève et ce qui ne relève pas des lois générales de la
vie * : mais la notion des substances, telle que la plu-
part des modernes l'ont entendue, s'accommodait mal
de cette distinction plus ancienne, et l'a fait tomber
en discrédit. C'est alors qu'on a opposé l'intelligence
à la matière, l'àme (ou la substance pensante) au corps
ou à la substance étendue. D'autres, plus soucieux
de distinctions morales que de distinctions ontolo-
giques, opposent la chair à l'esprit, les instincts de la
1 Polit. VII, 23. CicÉRON avait dit de même [Tusc. IV, 5) : '< Py-
t.hagoras primum, deinde Plato, animum in duas partes dividunt,
alteram rationis participera, alteram expertera. » D'autres fois, chez
les Grecs, la division de l'âme comprend trois parties : 6ujiiôf , voùç,
«pp'Àv, les deux premières (la passion et l'intelligence) appartenant
à certains degrés aux animaux comme à l'homme, et la dernière
(l'entendement proprement dit) qui n'appartient qu'à l'homme.
DioG. Laeiit. VIM, 30. Voyez encore notre Essai , T. I, n" 127.
DU MILIEU SOCIAL. 25
bête aux aspirations du principe divin (qui sont aussi
des instincts, mais d'une nature supérieure), les im-
pulsions d'une fatalité aveugle aux déterminations
d'une énergie libre. Nous ne discutons aucune de ces
divisions, de ces antithèses, qui toutes ont leur fon-
dement et leur vérité relative : la nôtre ne procède,
ni d'une ontologie douteuse, ni du désir (d'ailleurs si
respectable) d'expliquer ou de confirmer une doc-
trine morale; nous n'entendons qu'invoquer une idée
propre à expliquer ou à relier un grand nombre de
faits : ce sera à nous de la justifier en montrant
qu'elle remplit ce but, sans prétendre que le résultat
(en le supposant obtenu) doive infirmer la valeur
d'autres distinctions dont le but est différent.
335. — Remarquons que ces philosophes, ces mo-
ralistes qui insistent tant, chacun dans leur sens, sur
la dualité de la nature humaine, se préoccupent sur-
tout de l'homme individuel et de ses destinées comme
être individuel. Loin de nous la pensée de les en blâ-
mer, puisque la loi morale a surtout pour objet de
gouverner l'être individuel, la personne vraiment mo-
rale, et que les destinées de la personne morale peu-
vent en un sens avoir plus de prix que les destinées
d'une race, d'une nation, de l'espèce tout entière,
lesquelles ne sortent pas des limites d'un monde sen-
sible et passager. Nous tenons seulement à faire com-
prendre que, par cela même, leurs classifications,
leurs divisions, leurs antithèses échappent au con-
trôle de l'observation scientifique ou historique, ainsi
qu'aux règles de critique, e.i- analogia nniversi. Car,
à prendre les choses scientihquement et historique-
ment, ce n'est que par la culture sociale et par la
2b LIVRE IV. — CHAPITRE I.
ti-adition historique que se développent, delà manière
la plus variable, les facultés supérieures de l'homme.
Quand on étudie dans son organisation, dans ses in-
stincts, l'animal que la Nature seule a façonné, on
fait de la science : car, l'organisation et les instincts
de l'animal sont l'organisation et les instincts de l'es-
pèce, sauf des déviations accidentelles de nulle im-
portance , et l'espèce même reste invariable dans le
temps qu'embrassent nos observations. Mais l'homme
individuel, au point de vue de la science, n'est qu'une
pure abstraction. Oii le prenez-vous? A quelle époque
a-t-il fait son apparition dans le monde? A quelle
race appartient-il? Dans quel milieu s'est-il formé?
11 faut donc considérer, non plus l'homme individuel,
mais l'humanité, si nous voulons saisir un principe
de distinction qui ait vraiment une importance capi-
tale et qui comporte une preuve, au point de vue
scientifique et historique.
Non-seulement le moraliste, le prédicateur, le
mystique, l'ascète, mais encore le poète, le roman-
cier, le dramaturge fouillent, chacun à leur manière,
et au besoin en mettant de côté toute métaphysique,
cette inépuisable mine qu'on appelle l'âme humaine,
le cœur humain, la nature de l'homme. La littéra-
ture et en grande partie l'art tirent de là leur aliment,
aussi bien que la religion : la science, la philosophie
des sciences n'ont pas grand'chose à y voir. Se figure-
t-on les subtiles analyses d'un moraliste ou d'un ro-
mancier, coordonnées en systèmes scientifiques? Donc,
puisque nos recherches, déjà bien assez variées, ont
pour objet la philosophie des sciences et les idées qui
président à la coordination scientifique, nous n'au-
I
DU MILIEU SOCIAL. 27
rons point à nous occuper de toutes ces spéculations
sur la nature morale de l'homme, emisagé dans son
mode d'existence individuel et personnel : mais en
revanche il rentre essentiellement dans notre sujet de
tenir compte de tous les éléments de la nature hu-
maine qui se traduisent en faits sociaux sur lesquels
la science et l'histoire ont prise, et que doivent éclai-
rer la philosophie des sciences et la philosophie de
l'histoire.
336. — Voilà pourquoi nous allons parler des so-
ciétés HUMAi>"ES dans ce quatrième livre, à la suite
de celui qui avait pour ruhrique la V'IE et l'orga-
NisME : de cette manière aucune analogie n'est rom-
pue; le même fil scientifique continue de nous guider;
la disposition sériale se poursuit et eu même temps le
cycle s'achève, de manière à nous donner l'idée d'un
tout parfaitement lié et continu. Nous retrouvons à
propos de la formation et de la distrihution des races
humaines, avec leurs langues et leurs instincts divers,
grossiers ou relevés, des questions de même ordre que
celles qui s'agitent à propos des autres espèces vi-
vantes. Nous sentons l'action des mêmes causes, dont
les unes vont en s'affaiblissant , et les autres en se
prononçant davantage, jusqu'à ce que nous voyions
nettement prédominer un autre ordre de phéno-
mènes, mais qui n'a pour nous rien d'étrange, car il
repose sur des principes avec lesquels l'étude des
règles fondamentales de la raison et des lois les plus
générales du monde physique nous a déjà familiarisés.
Après cette vue d'ensemble, il s'agit de savoir dans
quel ordre nous procéderons, bien sommairement
encore (notre cadre et aussi nos forces nous en font
28 LIVRE IV. — CHAPITRE I.
une loi), à une discussion plus détaillée. On ne doit
pas s'attendre à trouver ici toute la rigueur logique
que comporte l'enchaînement de certains rapports
abstraits : tout se mêle et s'entrelace, dans la trame
de la vie des peuples et dans le déroulement de leurs
destinées, plus encore qu'ailleurs; il suffit d'adopter
un ordre qui ne fasse point par trop violence aux
connexions les mieux marquées.
337. — Et d'abord les questions à examiner en
premier lieu, comme tenant de plus près à celles qui
nous ont occupés précédemment, sont évidemment
celles qui ont trait à la diversité des races humaines,
aux principes de cette diversité et à la valeur des ca-
ractères différentiels qui les séparent.
Il n'est pas moins évident que toutes ces questions
conduisent à des questions analogues, en ce qui con-
cerne plus particulièrement la formation des langues
et les lois de leur développement.
Après les langues, rien ne paraît tenir plus intime-
ment à la constitulion intellectuelle et morale de
l'homme que les instincts religieux; la durée des re-
ligions est comparable à celle des langues, ce qu'on
ne peut dire d'aucune autre institution sociale; en-
fin c'est par les religions, comme par les langues,
que certains peuples privilégiés ont étendu leur in-
fiuence bien au-delà du cercle de leurs destinées
propres, et contribué sur la plus vaste échelle aux
progrès de l'humanité : tout semble donc indiquer
que, dans ce recensement rapide, les instincts reli-
gieux et les idées religieuses doivent venir après les
langues.
Nous placerons ensuite les observations générales
I
DU MILIEU SOCIAL. 29
auxquelles donnent lieu les moeurs et les idées qui
sont le fond de la morale proprement dite.
En contact intime avec les mœurs et les idées mo-
rales, et notamment avec l'instinct de la coutume et
l'idée du devoir, le sentiment et l'idée du droit s'en
distinguent pourtant par des caractères propres, par
des tendances organiques mieux marquées, qui don-
nent à l'institution juridique, chez les peuples ap-
pelés à la développer, une vie et une existence plus
indépendantes.
La coutume et l'idée juridiques contiennent en
quelque sorte la coutume et l'idée politiques, comme
le genre contient l'espèce. Sans doute on ne peut con-
cevoir les sociétés humaines sans une ébauche de
gouvernement qui est le lien, au moins extérieur, de
l'unité sociale ; et à ce titre les instincts et les idées
politiques sembleraient devoir venir, même avant les
religions, si ce n'est avant les langues. Sans doute
aussi, des liens politiques (souvent très-durs) s'ob-
servent chez des peuples qui n'ont guère développé
l'instinct ni cultivé l'idée du droit : mais il est bien
certain également que les formes politiques ne peu-
vent sortir de cette rudesse barbare, plutôt que pri-
mitive, qu'autant qu'elles se rattachent à l'idée du
droit et en en suivant les diverses évolutions. Nous
devrons insister sur ces évolutions successives qui dé-
terminent finalement l'apparition d'une idée nou-
velle, celle d'une administration des intérêts sociaux,
indépendante des formes politiques.
Ceci annoncera au lecteur que nous entrons dans
un ordre de faits qui sont loin d'avoir (au moins lors-
qu'ils parviennent à un degré de développement, suf-
30 LIVRE IV. — CHAPITRE I.
fîsant pour leur donner une valeur philosophique) la
même universalité, la même ancienneté que les pré-
cédents, et qui appartiennent à ce que l'on appelle
une civilisation avancée. Notre méthode nous con-
duira donc H énumérer et à discuter les principes des
sciences qualifiées d'économiques, qui ont pour objet
essentiel les lois sous l'empire desquelles se forment
et circulent les produits de l'industrie humaine, dans
des sociétés assez nombreuses pour que les individua-
lités s'effacent, et qu'il n'y ait plus à considérer que
des masses soumises à une sorte de mécanisme, fort
analogue à celui qui gouverne les grands phénomènes
du monde physique.
Enfin , après avoir successivement passé en revue
(autant que le permet un cadre si resserré) toutes les
grandes institutions sociales , et mis en relief leurs
principales connexions, il nous restera à établir une
comparaison du même genre entre l'art, la science,
l'industrie, que l'on ne peut plus considérer comme
des institutions sociales, mais qui n'en sont pas moins
les formes les plus distinctes et les plus importantes
de l'activité humaine, au sein des sociétés perfection-
nées.
Tel est le plan que nous nous proposons de suivre
dans ce quatrième livre.
DES RACES HUMAINES. 31
CHAPITRE II.
DES IDÉES d'espèce ET DE RACE, APPLIQUÉES A L'HOMME ET AUX SOCIÉTÉS
HUMAINES. — DE L'ANTHROPOLOGIE ET DE l'ETHNOLOGIE.
338. — De tout temps les hommes se sont préoc-
cupés de la question de savoir jusqu'à quel point ils
devaient se considérer comme parents ou comme
étrangers les uns aux autres. Pendant longtemps, le
sentiment de la parenté , de la consanguinité de tous
ceux qui parlent la même langue , observent les
mêmes rites et les mêmes coutumes, conserve une
très-grande énergie : comme aussi, par contre, le
mépris et l'aversion pour les populations étrangères,
réputées barbares parce qu'elles ne parlent pas la
même langue, impies parce qu'elles n'adorent pas les
mêmes dieux, grossières parce qu'elles n'ont pas les
mêmes mœurs, inspirent une sorte de répugnance
pour toute idée de parenté ou de consanguinité avec
elles. La cosmogonie indigène ne s'occupe pas de
leur origine, ou, si elle s'en occupe, c'est pour expli-
quer à sa manière le sceau de réprobation qu'elles
portent. Si, par la vertu du mythe, ces étrangers sont
encore des parents dans un sens animal et grossier,
ils sont au moins sortis de la famille : ce sont des
parents déshérités et désavoués. Les institutions reli-
gieuses, en se développant et s'organisant selon le
mode antique, d'après les idées de pureté et d'impu-
32 LIVRE IV. — CHAPITRE II.
reté, ne font que renforcer l'idée d'une séparation
originelle entre les peuples ou même entre les castes
qui parlent la même langue, qui se trouvent, sinon
fondues ensemble, du moins juxtaposées et enchevê-
trées au point de former un même peuple.
Plus tard, d'autres institutions religieuses dont le
principe est essentiellement différent et que nous
nommerons des religions prosélytiques, produisent
un effet tout contraire : elles tendent à réunir dans
une même foi et dans l'attente de destinées communes
ceux qu'avaient tenus séparés les uns des autres la
disparité de leurs rites grossiers ou l'hétérogénéité de
systèmes religieux plus profonds; et elles ne peuvent
atteindre ce but sans s'appuyer sur l'idée d'une fra-
ternité originelle entre tous les hommes, exprimée de
manière à la rendre saisissante et populaire.
Mais de plus, et indépendamment de toute influence
religieuse, le propre d'une civilisation progressive est
de détendre les liens de solidarité qui tiennent à la
conformité du langage, du culte, des mœurs, des
institutions, et de faire de plus en plus prévaloir ce
qu'il y a d'universel dans la nature humaine, sur ce
qui est propre à chaque temps, à chaque lieu, à
chaque classe, à chaque nationalité. Une fois que les
sociétés sont entrées dans cette phase, il faut donc
que les hommes inclinent de plus en plus à mettre
l'idée de l'humanité au-dessus de l'idée de toute na-
tionalité particulière, et même au-dessus de l'idée de
toute confraternité religieuse. En langage moderne,
cela s'appelle philanthropie, et la philanthropie n'est
pas quelque chose qu'il faille ridiculiser, malgré
l'abus qu'on en a fait.
DES RACES HUMAINES. 33
339. — Nous venons d'indiquer pourquoi l'on ne
peut agiter, même avec la plus grande impartialité
scientitîque, la fameuse question de l'unité de l'espèce
humaine, du principe de la diversité des races hu-
maines, sans éveiller les susceptibilités religieuses et
philanthropiques : non que l'on tienne précisément à
la formule scientifique de l'unité d'espèce, mais parce
qu'on y associe mentalement une autre idée qu'em-
brasse sans peine l'imagination des hommes les plus
dépourvus de culture scientifique; à savoir l'idée de
la descendance d'un couple unique. Et pourtant, dans
l'ordre des faits naturels dont la science s'occupe, il
n'y a non plus de raison pour admettre à l'égard de
l'espèce humaine l'hypothèse de la descendance d'un
couple unique, que pour l'admettre à l'égard de toute
autre espèce vivante. Tous les chênes de même espèce
seraient-ils tous issus du même gland, et toutes les
abeilles de la même mère abeille? En faudra-t-il
dire autant pour toutes les innombrables espèces vé-
gétales et animales, et pour chacune des créations qui
caractérisent les étages géologiques (288)? D'un autre
côté, ceux qui se font (dans l'intérêt d'une certaine
solution scientifique ou philosophique) les champions
de la science ou de la philosophie, auraient vraiment
mauvaise grâce à réclamer auprès des gardiens de la
tradition de plus promptes concessions, quand la
science et la philosophie sont encore si peu sûres de
leurs procédés et de leurs conclusions.
Déjà l'on s'est concilié à propos de questions astro-
nomiques, de questions géologiques où la philanthro-
pie n'avait rien à voir, et qui d'ailleurs n'intéressaient
pas au même degré la tradition religieuse : la conci-
T. IL 3
34 LIVRE IV. — CHAPITRE II.
liation s'opérera aussi, je n'en doute pas, sur le ter-
rain de l'anthropologie et de l'ethnologie (294); mais
il est dans l'ordre qu'elle soit plus tardive. Abordons
donc à notre tour, puisque notre sujet nous y force,
et abordons avec toute liberté d'esprit ces questions
délicates. Séparons ce que l'Auteur des choses a lui-
même si visiblement séparé, l'ordre naturel et l'ordre
surnaturel; vénérons ce qui doit être \énéré, et ne
risquons pas de le profaner en le mêlant à nos dis-
cussions scientifiques *.
340. — Si l'on prend pour définition de l'unité
spécifique des races l'aptitude à des unions hybrides.
^ Que ceux qui seraient tentés de condamner durement notre
réserve, veuillent bien relire le passage curieux de la Cité de Dieu
(liv. XVI, chap. 9), où S. Augustin rejette l'existence des antipodes,
mais non (comme d'autres Pérès), par des raisons tirées de la mau-
vaise physique de son temps. Au contraire, il admet volontiers les
preuves cosmologiques de la rondeur de la terre, tout en remarquant
avec beaucoup de justesse que ces preuves n'établissent pas :
1° qu'il y ait des terres émergées dans l'hémisphère opposé au
nôtre; 2° que ces terres émergées, au cas qu'elles existent, aient
des hommes pour habitants. Il ne dit rien non plus des prétendus
obstacles que l'extrême chaleur de la zone torride aurait dû, dans
l'opinion de beaucoup d'anciens, opposer à la migration des es-
pèces d'un hémisphère à l'autre. En conséquence, son seul motif
pour rejeter l'existence des antipodes, c'est qu'il lui semble par
trop absurde de supposer que quelques individus aient pu franchir
l'immense Océan, pour aller propager à de telles distances la lignée
du premier homme. « Nimisque absurdum est, ut dicatur, aliquos
homines ex liac in illam partem, Oceani immensitatetrajecta, navi-
gare ac pervenire potuisse, ut etiam illis ex une illo primo homine
genus institueretur humanum.» Mettons que le saint Docteur s'est
trompé en déclarant par trop absurde ce qu'aujourd'hui beaucoup
d'hommes pieux et éclairés se croient obligés d'admettre, et ce
qu'on a voulu quelquefois présenter comme une chose toute simple :
ce sera un motif de plus pour éviter toute affirmation tranchante,
et par cela môme imprudente.
DES RACES HUMAINES. 35
possédant la fécondité et la transmettant dans un
nombre illimité de générations (263 et ^w/y.), la ques-
tion de l'unité des races humaines se trouve tranchée
par un fait notoire, à savoir par la fécondité des
unions entre races aussi disparates que la race euro-
péenne, et les races nègre, hottentote, américaine.
Reste une question accessoire, très- intéressante au
point de vue de la physiologie seulement, celle de
savoir si la race métisse peut se conserver indéfini-
ment avec ses caractères mitoyens, ou si, en l'ab-
sence de toute nouvelle infiltration du sang de l'une
des races composantes, les produits des unions mé-
tisses finiraient par revenir à l'un des deux types pri-
mitifs. On allègue des observations dans un sens et
dans l'autre; et assurément, s'il était prouvé que le
type métis ne peut pas se perpétuer indéfiniment,
malgré le cantonnement des produits, et malgré la
persistance indéfinie du pouvoir prolifique dans les
générations successives, ce serait l'indice que la Na-
ture a marqué par des traits plus profonds, sinon la
séparation, du moins la distinction des races hu-
maines : mais le fait seul de l'aptitude à une repro-
duction indéfinie suffirait pour établir entre toutes
les races humaines un rapprochement bien plus
grand que celui qui existe entre les espèces animales
les plus voisines, qui ne peuvent par leur mélange
donner lieu qu'à des produits d'une fécondité limitée.
Ce serait déjà un soutien physique suffisant de l'idée
sainte d'humanité, telle que tendent à la faire préva-
loir les doctrines religieuses et morales les plus dignes
de nos respects.
A cette preuve si forte de l'étroit rapprochement
36 LIVRE IV. — CHAPITRE II.
des races humaines, qui devient une preuve décisive
de l'unité spécifique, si l'on donne de l'unité spéci-
fique la seule définition précise ou logique qu'il soit
possible d'en donner (263-266), les partisans de l'u-
nité joignent un argument qui n'a guère moins de
force. Us demandent aux adversaires de vouloir bien
s'entendre sur l'énumération distincte et la caracté-
ristique précise des races qui deviendraient les véri-
tables unités du naturaliste, à la place de la grande
unité qu'ils préconisent. Et comme tant de travaux
entrepris depuis un siècle n'ont pu aboutir ni à une
énumération constante, ni à une caractéristique fixe;
comme les uns réunissent ce que les autres séparent
et séparent ce que les autres réunissent, on en con-
clut avec grande apparence de raison, que les races
humaines ne comportent ni dénombrement formel ni
caractéristique précise, ce qui ne laisserait plus sub-
sister, dit-on, que l'idée d'une espèce unique.
341. — Enfin, comme le succès encourage, on va
encore plus loin et l'on dit : Les différences d'une
race à l'autre, sont de l'ordre de celles que l'on ren-
contre entre individus de la même race, et de celles
que produisent, soit les accidents de la génération,
soit les changements prolongés d'influences climaté-
riques et surtout de genre de vie. Elles sont absolu-
ment comparables à celles que l'éducation et la cul-
ture produisent dans nos races domestiques. Nous ne
repoussons l'idée d'une transformation des unes dans
les autres que parce que notre attention est frappée
du contraste des termes extrêmes, par exemple de
l'européen et du nègre. Il est vrai que le nègre, trans-
porté à Saint-Pétersbourg, reste nègre, si la phthisie
DES RACES HUMAINES. 37
OU la pleurésie ne le tuent pas, et que l'européen
transporté dans les régions tropicales y reste blanc,
s'il ne meurt pas du choléra ou de la fièvre jaune :
mais, concevons que la peuplade nègre, originaire de
Guinée, ait fait une longue étape dans le Soudan, puis
au pied de l'Atlas, puis dans le Tell, puis en Espagne,
ou qu'inversement la race blanche se soit avancée par
longues étapes, des régions tempérées jusqu'à l'équa-
teur, en modifiant progressivement aussi son genre de
vie; et l'hypothèse de la transmutation progressive,
tout en restant une hypothèse, n'aura plus rien qui
choque le bon sens : or, nous avons des motifs d'y
tenir, tant qu'on ne nous en prouvera pas l'impossi-
bilité par raison démonstrative.
C'est ici que, pour notre propre compte, nous nous
voyons obligé d'abandonner les partisans de l'hypo-
thèse. On a un bon moyen de prouver a posteriori
l'identité des races artificielles que l'homme a créées :
c'est de les abandonner à elles-mêmes, auquel cas
toutes périssent, ou retournent promptement à un
type unique, le même partout et qui ne peut être que
le type primitif de l'espèce; et si par hasard le type
auquel toutes retournent se modifie d'un lieu à l'autre,
les légères différences dénotent une influence natu-
relle et locale sur le type primitif, tout-à-fait indé-
pendante des procédés artificiels qui avaient constitué
les races domestiques. Rien d'analogue ne s'observe
à l'égard des races humaines. Certaines différences
d'une race à l'autre, quelle qu'en soit la cause origi-
nelle, se sont consolidées au point qu'il n'y a plus
aujourd'hui aucun moyen d'opérer la transmutation
d'une race dans l'autre. On a sur tous les points du
38 LIVRE IV. — CHAPITRE II.
globe, par suite de migrations certainement très-
anciennes ou de causes primordiales tout-à-fait ca-
chées, des exemples nombreux de races très-distinctes,
vivant côte à côte depuis un temps très-long, malgré
l'identité des influences extérieures. Les différences
dans le genre de vie, entre peuplades également gros-
sières, ne peuvent expliquer les différences physiques
et psychologiques qu'on y observe; elles en sont la
conséquence, loin d'en être la cause. Malgré l'in-
fluence d'une civilisation de plusieurs milliers d'an-
nées et les prodigieux changements qu'elle a dû ap-
porter dans le genre de vie, les traits du Chinois
accusent encore aujourd'hui ses liens de parenté avec
d'autres peuples qui n'ont pas reçu la même culture;
les traits de l'ancien Egyptien rappellent le type afri-
cain tel qu'on l'observe chez des peuples restés sau-
vages : ni le Chinois, ni l'Egyptien ne se sont rappro-
chés du type européen par une si longue culture, de
manière à faire perdre la trace des différences origi-
nelles qui les séparent. On cite à la vérité un ou deux
exemples de pareilles transmutations de type : les
Magyars, les Osmanlis, qui, en se fixant sur le terrain
de la civilisation européenne, auraient pris le type
européen, et ne témoigneraient plus que par le lan-
gage, de leur affinité originelle avec les races fiinnoise
ou turke; mais ces exemples sont bien douteux,
précisément parce que les circonstances de l'enclave
et d'autres renseignements historiques permettent
d'expliquer le même résultat par une infiltration de
sang étranger, très-compatible avec la permanence
de l'idiome. Est-ce que nous ne parlons pas un patois
de la langue latine, sans avoir dans nos veines une
DES RACES HUMAINES. 39
goutte de sang latin? Il n'y a nul parallèle à établir
entre ces exemples douteux, péniblement recueillis,
et les exemples nets, frappants, qui s'offrent d'eux-
mêmes à l'appui de la thèse contraire.
Quant à cette circonstance, que l'on trouverait chez
les peuples de toute race, des déviations individuelles
du type de la race, (physiques ou psychologiques, peu
importe) poussées au point de rapprocher des indivi-
dus appartenant aux races les plus dissemblables, elle
ne prouve pas plus contre la distinction originelle des
races, que les cas de monstruosité proprement dite
(qui rappellent au sein d'une espèce le type d'une
espèce voisine, ou même parfois le type d'une espèce
très-éloignée), ne prouvent contre la distinction ori-
ginelle des espèces. On comprend que, la parenté
entre les races humaines étant bien autrement étroite
que la parenté entre espèces (congénères ou non con-
génères), ce qui passe avec raison dans un cas pour
une monstruosité, le plus souvent incompatible avec
l'entretien de la vie de l'individu, ne soit plus dans
.l'autre cas qu'une rareté, parfaitement compatible
avec toutes les conditions d'existence (269).
342. — Nous n'hésiterons donc pas à admettre
qu'il y a dans la famille humaine des différences de
races, différences que l'on ne peut point assimiler à
celles que nous créons par l'éducation et la culture
au sein de nos espèces cultivées, mais qui sont au
contraire permanentes, natives et originelles, en ce
sens que l'art n'en peut point créer, et que la Nature
n'en crée plus de semblables dans les circonstances
actuelles, quoiqu'elle ait dû avoir (il faut bien que
tout le monde le reconnaisse) des moyens de les pro-
40 LIVRE IV. — CHAPITRE II.
cluire et de faire sortir les types les uns des autres,
dans des circonstances différentes. En tant que na-
tives et originelles, au sens qui vient d'être expliqué,
dépareilles différences entre les races humaines, que
l'on ne pourra plus comparer aux différences entre
les races domestiques, se trouveront comparables aux
différences spécifiques, quoiqu'elles n'aient, ni la
même profondeur, ni probablement le même âge. Et
en effet, si l'espèce humaine a apparu la dernière (ou
l'une des dernières) parmi les espèces supérieures,
comme on a tant de raison de l'admettre, il paraît
très-conforme à l'ordre général que les mêmes causes
qui produisaient plus anciennement des distinctions
spécifiques, n'aient produit plus tard que des distinc-
tions en races permanentes, avant d'arriver à l'ordre
final dans lequel il ne semble pas qu'il se produise,
même des races permanentes, quoiqu'on puisse en-
core faire varier artificiellement les circonstances et
les milieux, au point de produire des déviations de
types qui simuleraient les différences natives et origi-
nelles d'un autre âge, même les différences spécifiques,
si elles n'étaient entièrement dépouillées de l'attribut
de la permanence.
343. — Dès-lors (et du moment que l'on dégage de
l'idée de l'unité spécifique l'idée de la descendance
d'un couple unique) toute difficulté disparaît. On n'a
plus de peine à comprendre comment, à l'époque de
la consolidation des caractères des races autochtones,
ces caractères ont pu se nuancer sur de vastes étendues
de pays dont les points divers étaient soumis à des in-
fluences analogues, mais non identiques, de manière
qu'on soit aujourd'hui dans l'impossibilité d'arriver à
DES RACES HUMAINES. 41
une caractéristique tranchée et à un dénombrement
fixe, accepté de tout le monde. La singularité est bien
plutôt qu'on y arri\e pour les espèces végétales et ani-
males; et il y a certainement lieu de se demander
comment la caractéristique des espèces a pu prendre
la fixité qu'on lui connaît, dans l'hypothèse peu dou-
teuse où l'évolution des mêmes espèces se serait faite
sur plusieurs points à la fois. Au contraire, quel
qu'ait pu être le procédé mystérieux suivi par la Na-
ture pour la première évolution des organismes vivants,
elle n'aura fait que se montrer conséquente à elle-
même, si, en n'admettant pas pour l'homme, venu
après tant d'autres espèces, des distinctions aussi pro-
fondes que la distinction spécifique (ce que prouve le
critère de la fécondité indéfinie des alliances), elle a
en même temps renoncé à la fixité de caractéristique
et de détermination qui accompagne la distinction
spécifique chez des êtres d'une organisation moins
relevée et d'une origine plus ancienne.
344. — La distribution géographique actuelle des
races humaines ne semble (au moins de prime abord)
liée d'une manière nécessaire, ni aux influences cli-
matériques, ni à la distribution, ni à l'étendue ou aux
distances des grands massifs et des portions in-
sulaires du sol habitable, dans l'ordre actuel des
choses. Les races les plus distinctes peuvent habi-
ter et habitent, en contact les unes avec les autres,
les mêmes contrées du globe. La race blanche con-
serve tous ses traits dans l'Amérique du Nord; la race
noire, transportée aux Antilles ou au Brésil, conserve
les siens; et rien ne s'opposerait à ce que la race
américaine pût vivre et se perpétuer en Europe ou
42 LIVRE IV. — CHAPITRE II.
en Afrique. La Chine pourrait être habitée par des
hommes blancs comme ceux d'Europe, et l'Europe
habitée par des hommes jaunes comme les Chinois.
On trouve aux extrémités orientales de l'Asie, dans les
grandes îles qui les avoisinent, et jusque dans les ar-
chipels les plus lointains du Grand Océan, des races
noires, inférieures, autochtones ou plus anciennement
établies, aujourd'hui en contact avec d'autres races
qui les ont opprimées et refoulées. Pourquoi ces
races noires, éparpillées à de grandes distances, dans
une portion considérable de l'hémisphère austral,
ont-elles pu gagner tant d'îlots, et n'ont-elles pu ga-
gner le continent américain ou s'y perpétuer? Pour-
quoi occupent-elles des contrées plus rapprochées du
pôle antarctique, tandis que, plus près de l'équateur,
dans la Polynésie, habite un type supérieur au Papou,
à l'Australien comme au nègre de Guinée? Nous ne
pouvons pas plus répondre à ces questions d'origine,
par des raisons tirées de l'ordre actuel des choses, que
nous ne pouvons répondre à la plupart des questions
qui concernent l'origine et la distribution géogra-
phique des espèces animales ou végétales. En tout
cas, il faut admettre que les races humaines une fois
constituées, dans les conditions de l'autochtonie, ont
joui d'une faculté d'extension, de migration, inégale
d'une race à l'autre, mais en général supérieure à
celle que possèdent les espèces animales et végétales :
de manière à réunir sur le même territoire, à placer
côte à côte des races qui contrastent par des caractères
tranchés, tandis qu'il n'y avait le plus ordinairement
que des nuances entre elles et leurs voisines, dans les
primitives conditions de l'indigénat.
DES RACES HUMAINES. 43
345. — Jusqu'ici nous n'avons tenu compte, en
traitant de la distinction et de l'origine des races hu-
maines, que des races dont la formation est imputable
à la Nature agissant seule, spontanément, en confor-
mité d'un plan général auquel les accidents fortuits
sont eux-mêmes soumis, et qui comprend l'ensemble
des espèces vivantes. Mais, il serait étrange que les
facultés propres à l'homme, par lesquelles il se sous-
trait dans une certaine mesure à l'empire des lois géné-
rales de la Nature, et qui ont la vertu de créer au sein
des espèces domestiques et cultivées des variétés arti-
ficielles, héréditaires sans être permanentes, n'eussent
pas aussi la vertu d'en créer d'analogues au sein de
l'espèce humaine et au sein des races natives, perma-
nentes, dont l'origine remonte plus haut. En effet, il
a suffi que les hommes formassent des sociétés sépa-
rées, habituellement hostiles les unes aux autres,
entre lesquelles des différences de langage, de reli-
gion, de mœurs, de genre de vie, creusent des dis-
tinctions, entretiennent des antipathies et mettent des
obstacles aux alliances sexuelles, pour donner nais-
sance à des races comparables à celles que les soins
de l'homme créent artificiellement parmi les espèces
domestiques. De telles races périssent, non-seulement
par l'extermination, mais encore par la fusion ou par
la dissémination des familles survivantes au sein d'une
autre société. Dans le croisement entre des races qui
reconnaissent une telle origine, les traits se mélangent
en toutes proportions et se fondent les uns dans les
autres, tandis qu'il y a plutôt combinaison que mé-
lange dans les cas d'hybridité entre des races native-
ment distinctes. Et de même qu'il faut la direction
44 LIVRE IV. — CHAPITRE II.
constante de la main de l'homme pour maintenir la
race domestique, de même il faut l'influence persis-
tante du même milieu social pour maintenir les va-
riétés héréditaires ou les races constituées par l'effet
du groupement des hommes en castes ou en sociétés
distinctes.
346. — Nous tirons de cette idée un moyen de pré-
ciser le sens qui doit s'attacher, suivant nous, aux
termes Ôl anthropologie et à' ethnologie, dont l'inven-
tion remonte fort peu haut, et dont les progrès rapides
de nos connaissances modernes ont bien vite répandu
l'usage, sans qu'on ait peut-être assez nettement vu,
ou du moins assez nettement exprimé les distinctions
à observer dans l'application qu'on- en fait. L'anthro-
pologie est l'histoire naturelle de l'homme. En consé-
quence, tout ce qui est imputable, dans la constitu-
tion de l'espèce humaine et de ses divers rameaux, à
l'action spontanée des forces naturelles, exerçant sur
l'homme le même mode d'action que sur les autres
espèces vivantes, se trouvera être du ressort de l'an-
thropologie; tandis que l'ethnologie s'occupera de
tous les faits accidentels auxquels donnent lieu les cir-
constances du groupement des hommes par sociétés
distinctes, en conformité des instincts de sociabilité
qui d'ailleurs ressortissent de l'anthropologie, en tant
qu'ils font partie du fonds commun de la nature hu-
maine, ou qu'ils revêtent des formes spéciales et ca-
ractéristiques pour chacun de ses rameaux primitifs.
Nous distinguerons donc les deux ordres de races hu-
maines ou de variétés héréditaires dans l'espèce hu-
maine, dont il a été question ci-dessus, et dont la
longue confusion explique assez l'embrouillement du
DES RACES HUMAINES. 45
sujet, en qualifiant les unes de variétés anthropolo-
giques, et les autres, de variétés etJmoIogiqiies.
Ainsi, que l'on compare un Européen à un Chinois,
à un sauvage de rAmérique, à un Nègre, à un Hot-
tentot : et du premier coup-d'œil, par suite d'une
suggestion du bon sens que la science n'a pas le droit
de dédaigner 267), on reconnaîtra qu'il y a là des
variétés de type que toutes les diversités ou les res-
semblances de régime et d'institutions sociales n'au-
raient pas la vertu de créer ou d'effacer; qui sont de
l'ordre de celles que nous ne pouvons reproduire par
aucun procédé factice, par aucune expérience artifi-
cielle, si longtemps qu'on la prolonge; dont ne saurait
donner une explication suffisante l'action des élé-
ments et des milieux ambiants, telle du moins qu'elle
s'offre à nous dans le monde actuel, et après une suite
de siècles déjà longue, qu'embrassent les témoignages
de l'histoire et des monuments : ce qui nous oblige
d'admettre que les causes quelconques, auxquelles il
faut imputer ces différences caractéristiques, ont dû
exercer et même à peu près épuiser leur action dans
des temps que l'histoire n'a aucun moyen d'atteindre.
Au contraire, lorsqu'il est question des caractères par
lesquels contrastent l'Arabe, l'Hellène, le Celte, le
Saxon, et tant d'autres races dont les traits distinctifs
paraissent avoir eu une si grande influence sur la
trame des événements historiques, nous sentons fort
bien qu'il peut être du ressort de l'histoire d'expli-
quer, en totalité ou en partie, comment de telles races
se sont formées, perfectionnées, abâtardies ou éteintes.
Nous concevons aussi que les déterminations du na-
turaliste ne remplissent ici qu'un rôle accessoire, en
46 LIVRE IV. — CHAPITRE II.
tant qu'elles traduisent par quelques variétés sensibles
d'organisation, des contrastes qui ont une origine plus
profonde, et qu'il n'est pas impossible d'expliquer
historiquement, sans sortir des conditions du monde
actuel, par le seul effet des aventures qui ont dû se
succéder dans le période de temps affecté au dévelop-
pement des sociétés humaines.
347. — A en juger par ce que produit la culture
sur nos espèces domestiques, il faut s'attendre à ce
que les diversités imputables à des influences ethno-
logiques surpassent quelquefois en amplitude les di-
versités natives qui sont du ressort de l'anthropologie
et dont la Nature s'est réservé le secret. Les deux
ordres de variétés héréditaires dans l'espèce humaine
se distingueront donc, ou par une appréciation in-
stinctive et partant un peu vague du cachet que la
Nature imprime à ses œuvres (2 H), ou par l'observa-
tion capitale du fait de la permanence. Ainsi, il reste
bien constaté que les races qui habitaient le nord de
l'Europe au temps de Strabon, et qui l'habitent en-
core, sont loin d'avoir conservé tous les traits phy-
siques que leur attribuaient les anciens, et qui se sont
considérablement modifiés à mesure qu'elles ont mo-
difié leur genre de vie en entrant dans les voies de la
civilisation. Nous-mêmes, en parcourant les contrées
de l'Europe, nous observons à cet égard une grande
différence entre les populations des campagnes et les
populations des villes. On peut voyager dans un wa-
gon de première classe en Allemagne, en Angleterre,
en France, sans presque s'apercevoir du changement
de pays, si les compagnons de route jugent à propos
de garder le silence : mais, regardez les paysans qui
DES RACES HUMAINES. 47
s'attroupent à la gare, et vous reconnaîtrez bien que
les populations ne sont plus les mêmes. D'un autre
côté, y a-t-il rien clans l'histoire de plus curieux que
la persistance du caractère attribué si unanimement
à la race celtique par tous les écrivains de l'antiquité,
et qui offre une conformité si frappante avec ce que
tout le monde dit encore du caractère des nations
restées foncièrement celtiques, malgré l'infdtration
d'un sang étranger? Cependant ces nations ont passé,
dans le cours des âges historiques , par les phases les
plus diverses de barbarie et de civilisation. Elles ont
changé plusieurs fois de coutumes , de lois , de reli-
gions. Quelques-unes même (chose bien rare) ont
oublié leur langue pour prendre celle que leur ap-
portaient leurs administrateurs ou leurs prêtres (341).
Les signes ordinaires auxquels on s'attache seraient
ici en défaut. C'est sur la scène de l'histoire qu'il
faut étudier les peuples dont nous parlons, pour ap-
prendre qu'il y a dans leur organisation native quelque
chose à quoi l'on doit imputer ce tempérament moral,
cette indéfinissable association de qualités et de dé-
fauts qu'on appelle par excellence le caractère, dans
les races comme chez les individus; que l'éducation
et le genre de vie ne changent pas; qui se conserve
malgré le changement ou l'amortissement des pas-
sions; que l'homme porte d'ordinaire avec lui du ber-
ceau à la tombe; et qui, paraissant tenir à ce qu'il y
a de plus insaisissable et de plus fugace dans les mo-
difications de l'organisme, n'en a pas moins la vertu
de persister mieux que des traits en apparence plus
fondamentaux, ou du moins plus sensibles.
348. — Au surplus, nous ne prétendons pas affir-
48 LIVRE IV. — CHAPITRE II.
mer qu'il y ait entre les deux ordres de variétés héré-
ditaires que nous mettons en contraste, une de ces
démarcations tranchées que la Nature n'admet que
rarement, et comme par dérogation à ses procédés
ordinaires. D'une part on ne peut se représenter
l'homme vivant sur la terre sans un certain dévelop-
pement de ses instincts sociaux et sans une certaine
influence du milieu social : d'autre part il ne faut
pas perdre de vue que, si le groupement en tribus est
à lui seul une cause de la constitution de variétés hé-
réditaires, la préexistence de variétés héréditaires
d'un autre ordre a dû être dans les premiers temps et
demeurer par la suite la principale cause du rappro-
chement des familles et de leur groupement en tribus.
Or, à quelle heure a dû se clore l'époque de forma-
tion des variétés primordiales et permanentes? Nul ne
peut le dire, et il serait peu raisonnable d'admettre
que cette clôture a eu lieu à une heure précise. Donc
on doit s'attendre à ce qu'il y ait des degrés dans la
persistance et des nuances dans l'accentuation des
traits différentiels. Selon toute apparence, plus la sé-
paration est ancienne et plus les différences caracté-
ristiques sont marquées et persistantes; plus aussi les
causes de séparation, quelles qu'elles soient, semblent
avoir participé de la nature de celles auxquelles il faut
imputer la constitution des variétés héréditaires de
premier ordre, de celles dont la détermination rentre
dans le cadre des éludes habituelles du naturaliste,
comme étant une suite et un retentissement des causes
qui avaient antérieurement déterminé les différentia-
tions spécifiques.
349. — Certaines variétés ethnologiques se sont
DES RACES HUMAINES. 49
formées et ont péri, à la lueur, pour ainsi dire, du
flambeau de l'histoire : d'autres remontent aux temps
qui ont précédé la \ie historique des peuples. Rien de
plus intéressant, à une époque de l'histoire grecque,
que le contraste des deux races ionienne et dorienne ;
ce contraste se fait sentir partout : dans la langue,
dans la littérature et les arts, dans les mœurs et les
institutions politiques; et en lisant dans Thucydide le
récit de leurs luttes , on croirait qu'il s'agit d'antipa-
thies insurmontables, parce qu'elles tiennent à des
différences indélébiles. Cependant on ne voit pas par
les poèmes d'Homère, que de son temps on attachât
à beaucoup près la même importance à la distinction
de Doriens et d'Ioniens; et peu de temps après Thu-
cydide, les populations grecques s'étaient fondues au
point de ne plus guère laisser de trace des distinctions
de race et d'idiome qui jouaient un rôle si considé-
rable à l'époque du grand historien. Bien plus tard,
l'histoire nous fait assister à la formation d'une race
anglo-saxonne, tour à tour conquérante et subjuguée,
puis recouvrant avec son autonomie une nouvelle vi-
gueur d'expansion et de conquête , et prenant à tra-
vers ses phases diverses une trempe particulière qui
ne permet pas de la confondre avec les autres frac-
tions de la même race, qui, en gardant leur habitation
continentale, n'ont pas couru les mêmes aventures.
Enfin, de nos jours on commence à s'apercevoir que
l'Anglo-Américain ne ressemble pas exactement à
l'Anglo-Saxon resté sur l'autre bord de l'Atlantique;
et sans doute la suite des événements et des siècles
amènera de plus grandes diversités entre ces deux
rameaux séparés d'une même famille. Voilà des
T. IL 4
50 LIVKE IV. CilAl'lTUI': 11.
exemples de variétés ethnologiques et de races du
second ordre, qui se ramifient dans le cours de leur
développement historique et sous l'empire d'événe-
ments historiques.
D'autres distinctions héréditaires, supérieures à
celles-ci eu consistance et en durée, quoique moins
consistantes que celles qui sont indépendantes du
milieu social, ont certainement précédé le commen-
cement de l'histoire proprement dite. C'est à des
temps qui ont précédé, non-seulement l'histoire que
nous possédons, mais toute histoire possihle, qu'il
faut rapporter l'action des causes qui ont séparé si
nettement (hien plus encore par les caractères psy-
chologiques et moraux que par les caractères phy-
siques sur lesquels les climats et le genre de vie ont
la principale influence) la famille sémitique de la fa-
mille indo-européenne, et même celles qui ont opéré,
au sein de cette dernière famille, la séparation des
rameaux pélasgique, celtique, germanique, slave. Il ne
faudrait pas s'étonner (291) si les races créées par un
concours de causes qui nous sont historiquement con-
nues, ne se montraient pas à nous avec des caractères
aussi prononcés et aussi purs que ceux qui appar-
tiennent à des races d'origine anté-historique ; et il
n'y aurait rien que de conforme à l'ordre général si,
après le mélange des races d'origine anté-historique
(quoique toujours d'origine ethnologique, selon le
sens expliqué ci-dessus), et après la confusion de
leurs idiomes, il ne sortait plus de ce mélange et de
cette confusion, des types nouveaux, comparables,
pour la consistance et la précision de leur caractéris-
tique, aux types que le temps a épargnés, ou à ceux
DES RACES HUMAINES. 51
qui ont péri, et dont les débris ont fourni les élé-
ments de types d'une formation plus récente et plus
imparfaite (29 ii.
350. — On conçoit à merveille que, plus les ca-
ractères distinctifs des races perdent de leur profon-
deur et de leur consistance, plus il devient difficile
de les constater par des observations faites sur les
individus, du genre de celles qui servent au natura-
liste à établir la caractéristique des espèces. Mais,
ce qui ne se manifeste pas d'une manière assez nette
et assez constante sur les individus, peut se montrer
fort clairement lorsque l'on compare une tribu à
d'autres; et des différences caractéristiques, même
du genre de celles qui portent sur des choses phy-
siques et palpables , peuvent être mises ainsi en évi-
dence, qui ne pourraient point l'être sans le secours
que l'ethnologie prête en cela au naturaliste. D'ail-
leurs, ce qui nous intéresse dans la caractéristique
des races humaines de second ordre , ce ne sont pas
tant les caractères physiques qui tombent sous les
sens, que les caractères moraux, les instincts, les
aptitudes intellectuelles, liées probablement à des
modifications de l'organisme, que des sens plus exquis
et une anatomie plus fine parviendraient peut-être à
mettre en évidence, sans que pour cela nous fussions
plus instruits du lien mystérieux qui rattache les unes
aux autres (327) . Or, toute cette partie si importante de
la caractéristique des races, qui doit son origine ou
son développement aux influences de la vie sociale, ne
peut être connue que par l'observation ethnologique :
en sorte que l'ethnologie est l'auxiliaire indispensable
de l'anthropologie, dans l'établissement ou le com-
52 LIVRE IV. — CHAPITRE II.
plôment de la caractéristique des races, même de
celles que l'on pourrait à la rigueur distinguer nette-
ment les unes des autres, indépendamment de l'ob-
servation ethnologique.
351. — L'histoire rend des services du même
genre à l'ethnologie et par conséquent (au moins
d'une manière indirecte) à l'antliropologie : car, il
peut y avoir et il y a des nuances telles que leur exi-
stence ou que du moins leur importance échappe aux
procédés d'investigation de l'ethnologue ; tandis que
l'histoire, en mettant en relief, à travers une longue
suite de siècles, certaines particularités du génie et
du tempérament moral d'une race appelée à vivre de
la vie historique, vient au secours de l'ethnologue et
du naturaliste, et leur tient lieu en quelque sorte d'un
nouveau réactif, plus délicat et plus sensible, propre
à accuser des variétés de type et d'organisation qu'il
serait difficile, probablement même impossible de
saisir autrement. En ce sens, l'histoire est comme la
statistique, un moyen de manifester par des résultats
moyens et généraux, une influence constante qui se
trouverait masquée dans chaque cas individuel ou
dans chaque sil nation prise isolément, parles acci-
dents particuliers qui la compliquent (03) : et, si l'his-
toire ainsi conçue le cède à la statistique en précision,
elle s'accorde mieux , par ses formes pittoresques et
animées, avec l'allure de la Nature vivante (347).
DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 53
CHAPITRE III.
DES LANGUES ENVISAGÉES DANS LEUR DÉVELOPPEMENT ORGANIQUE.
352. — Nous avons traité ailleurs * de la théorie
du langage, considéré d'une manière générale et ab-
straite, dans ses rapports avec la nature de la pensée
dont il est la principale et souvent l'unique expression :
ici, nous nous occuperons, non plus du langage, mais
des langues ; c'est-à-dire que (sans pouvoir ni vouloir
sortir du champ des généralités) nous passerons du
point de vue du logicien à celui où doivent se placer
le linguiste et l'ethnologue.
Nous ne sommes plus, Dieu merci, au temps où
l'on pouvait disserter pour ou contre une prétendue
théorie de l'invention du langage et de l'institution
conventionnelle des langues (331). 11 n'appartient pas
non plus à la philosophie d'examiner si Dieu, en créant
l'homme, l'a mis par des moyens surnaturels en pos-
session d'une langue toute formée, ni quelle langue il
lui a donnée. Si une langue ne formait pas un tout
organisé, si elle ne procédait pas de l'évolution pro-
gressive d'un germe que la vie a pénétré, et où elle
circule tant que dure son développement, la formation
de la langue par voie de superposition d'assises et de
construction systématique serait naturellement impos-
sible; et l'on comprendrait encore moins qu'elle put
^ Essai , particulièrement l'S cliap. XIV, XV et XVI.
54 LIVRE IV. — CHAPITRE 111.
s'imposer tout d'un coup et de toutes pièces à une fa-
mille, à une tribu, à une race, de manière à s'y in-
corporer en quelque sorte et à en devenir un des
caractères les plus distinctifs. Les principes et les
méthodes du naturaliste devront donc s'appliquer à
la linguistique, qui n'est autre chose que l'histoire
naturelle des langues, la science des causes qui en
déterminent et des lois qui en règlent la formation, le
développement organique, et enfin l'arrêt, la fixation
ou la décomposition.
353. — Et d'abord une première observation se
présente d'elle-même. Quoique la diversité des lan-
gues doive nécessairement admettre pour raison pre-
mière un enchaînement de causes physiques ou plutôt
physiologiques, qui ont infiué originairement sur le
choix des articulations , des voyelles , des intonations
de la langue, et même sur le choix des constructions,
des tournures et des images (en tant qu'il relève de la
constitution intellectuelle, laquelle dépend à son tour
de la constitution physique des individus et des races),
il est certain que dans l'ordre actuel des choses toutes
ces causes s'effacent devant la force de transmission
qui s'attache à la première éducation : puisque nous
voyons l'enfant dépaysé dans son bas âge, apprendre la
langue de ceux qui l'entourent et aux([uels il ne tient
point par les liens du sang, et la parler de manière à
ce que rien ne trahisse son origine étrangère. Ordi-
nairement même, l'accent étranger du père ou de la
mère ne passe point aux enfants nourris près d'eux et
par eux, si ceux-ci ne trouvent pas hors de la famille
des personnes dont le commerce continuel tende à
leur conserver cet accent.
DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. oo
334. — Les langues possèdent donc un principe
de transmission ou de propagation qui leur est propre
et que l'on peut qualifier d'héréditaire, parce qu'il
accompagne habituellement et naturellement l'héré-
dité proprement dite, sans toutefois en dépendre d'une
manière nécessaire. Et quoique les variétés d'organi-
sation qui ont dû influer originairement sur la pre-
mière détermination des éléments d'une langue, se
rangent parmi les variétés les moins profondes et en
général les moins consistantes, les plus sujettes à des
irrégularités dans la transmission héréditaire, il n'y a
rien de plus régulier et de plus constant dans le cours
naturel des choses que la transmission héréditaire de
la langue. On a ainsi l'exemple frappant d'un type or-
ganique qui se perpétue et se multiplie dans des
exemplaires sans nombre , avec des variantes très-
légères d'un individu à l'autre, et une grande persis-
tance des traits fondamentaux du type : ce qui n'em-
pêche pas ce type de comporter des altérations, des
perfectionnements ou des dégradations séculaires,
dues à l'action continue des miheux ambiants. On
comprend bien sur cet exemple comment l'action des
milieux, capable à l'origine de constituer des types, a
dû se borner dans la suite à leur imprimer des modi-
fications séculaires. Des causes extérieures, telles que
la rudesse ou la douceur du climat, le genre de vie
nomade ou sédentaire , ont pu suffire pour imprimer
à la langue, encore rudimentaire et indécise dans ses
formes , ses traits les plus caractéristiques et les plus
profonds ; tandis que, la constitution de la langue une
fois arrêtée dans ses traits fondamentaux, elle a dû
se maintenir par la seule force des habitudes acquises
56 LIVRE IV. — CHAPITRE III.
et par le commerce de la famille et de la société, de
manière à ne plus éprouver de modifications essen-
tielles par suite de changements de climat ou de ré-
gime qui suffisaient dans l'origine pour diversifier
profondément les idiomes. On en peut dire autant de
l'action des causes purement fortuites. 11 faudrait
maintenant, au sein du monde civilisé, des circon-
stances bien extraordinaires pour mélanger des popu-
lations de manière à créer en fait de langues des types
hybrides capables de se perpétuer. L'un des types
soumis à l'action du mélange finira par recouvrer sa
pureté (340), ou ne subira que des modifications lé-
gères, tandis qu'aux époques anciennes, le mélange
de quelques familles de sauvages a pu être (chacun le
comprend) la raison suffisante de la création d'une
langue ou même d'une famille de langues. Voilà des
rapprochements qui sans doute ne nous expliquent
pas comment la Nature a eu autrefois, pour diversi-
fier profondément les types organiques , un pouvoir
que les conditions d'époques plus récentes ont appa-
remment détruit ou suspendu (puisqu'elle n'en use
plus maintenant), et qui tendent néanmoins à rendre
ce fait moins incompréhensible pour nous.
355. — Dans les cas rares, mais non sans exemple,
où le fond d'une langue se transmet accidentellement
d'une race à une autre, le travail intérieur par lequel
cette langue se développe ou se corrompt, ne s'en
poursuit pas moins : le tempérament de la race au
sein de laquelle la transfusion s'est opérée, peut con-
tribuer à modifier les phases ultérieures delà langue;
mais il peut aussi se faii-e que la constitution même
de la langue, déjà suffisamment arrêtée par un travail
DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 57
antérieur, prime toute autre influence, et que la
langue se développe ou se corrompe ultérieurement,
surtout en vertu des lois qui tiennent à l'organisation
de l'idiome, et d'une manière à peu près indépen-
dante de l'organisation de la race qui se l'est appro-
priée. Voilà ce que nous exprimons en disant qu'une
langue a son génie, c'est-à-dire sa vie et son orga-
nisme propres, procédant de la vie et se grefTant sur
l'organisme de la race au sein de laquelle la langue
s'est formée, sans que la langue perde pour cela sa
propre individualité et sa vie indépendante.
356. — Examinons plus en détail comment, à la
faveur des facultés dont notre espèce est douée, cette
nouvelle et (à ce qu'il paraît) cette dernière catégorie
d'organismes a pu se constituer. On a fait une re-
marque ingénieuse et d'une grande portée, malgré la
vulgarité du fait qu'elle relate \ Que l'on établisse un
camp pour un siège, pour des manœuvres de guerre
ou simplement pour l'instruction des troupes, et à
peine quelques semaines se seront écoulées, que tous
les détails du terrain qui méritent l'attention du sol-
dat, auront reçu des noms adoptés de tous. Sans
s'être concertés et sans rien qui ressemble à une con-
1 Renan, De l'origine du langage, § VI, et Histoire générale des
langues sémitiques. Nous indiquons ici, une fois pour toutes, ces ou-
vrages habilement écrits, pleins de vues parfois contestables, mais
toujours dignes d'un esprit supérieur. Nous devons au bénéfice de
notre âge d'avoir longtemps, quoique silencieusement, réfléchi sur
les mêmes questions, bien avant que la plume du jeune orientaliste
n'eût tourné de ce côté l'attention du public français. Nous conti-
nuerons d'exposer nos idées à notre manière, heureux quand elles
se trouveront d'accord avec celles qu'il a su revêtir d'un coloris si
brillant, et qu'il a pu étayer d'une autorité qui nous manque.
58 LIVRE IV. — CHAPITRE III.
vention, plusieurs milliers d'hommes se trouveront
d'accord. 11 suffira que le besoin de ces dénomina-
tions se fasse généralement sentir : l'esprit le plus
prompt à saisir un rapprochement entraînera cinq ou
six camarades, et de proche en proche ceux-ci enlrai-
neront rapidement tous les autres. Le siège pourra
durer ensuite autant que celui de Troie, ou même da-
vantage : les mots ne changeront plus, même lorsque
de plus avisés ou de plus en renom parmi leurs cama-
rades en trouveront de meilleurs ou de plus saisis-
sants, même lorsque les savants de l'armée s'en mê-
leront; parce que rien ne rend désormais nécessaire
l'invention de dénominations nouvelles, et que l'amé-
lioration ne vaudrait pas la peine de changer d'habi-
tudes. Dans les langues vraiment vivantes et partant
populaires, on n'invente, ou ne crée que par l'absolue
nécessité d'inventer et de créer, et la faculté créatrice
peut rester engourdie pendant des siècles pour ne se
réveiller qu'au moment du besoin. Cela ne rappelle-
t-il pas la Nature qui a cessé de se mettre en frais de
création organique, dès qu'il a sufh de maintenir des
types déjà créés, pour assurer dorénavant la perpé-
tuité des manifestations de la vie (288-293)?
357. — Ce que les soldats font pour le coin de
terre où ils campent, nos paysans le font ou plutôt
l'ont fait il y a longtemps pour le territoire de leur
village. Chaque petit coin de terre qui mérite d'être
distingué y a son nom, et ces noms se perpétuent de-
puis des siècles. Les paysans des villages voisins n'ont
pas besoin de les connaître et ne les connaissent pas :
mais, s'agit-il d'un cours d'eau qui traverse plusieurs
cantons, plusieurs province s et que tous les riverains
DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 59
ont besoin de nommer, ce cours d'eau portera presque
toujours le même nom dans toute sa longueur, par
suite, non d'une con\ention impossible, mais d'un
entraînement qui a la \ertu de s'étendre tout juste
autant que l'exigent les besoins naturels qui ont pro-
voqué le phénomène d'entraînement. Or, il y a une
convenance évidente à ce que le même cours d'eau
porte partout le même nom : car, en quel point de la
ligne continue s'opérerait le brusque changement de
nom?
Les noms imposés de la sorte peuvent avoir une
durée vraiment surprenante. Sur deux versants de la
chaîne des Alpes, bien éloignés l'un de l'autre, l'Isère
de Grenoble et VIsar de Munich perpétuent le même
mot celtique dans deux pays, l'un complètement ro-
mam'sé, l'autre complètement germanisé. Les noms de
Mosa et de Mosella que César a trouvés chez les Gau-
lois et habillés à la manière romaine, se retrouvent en-
core aussi bien sur la partie tudesque que sur la partie
romane ou ^vallone des territoires que ces rivières par-
courent. En effet, il n'y avait pas de raison pour que
les populations successivement amenées, par les ha-
sards de leurs aventures, sur les bords de ces rivières,
et les générations qui s'y sont paisiblement succédé,
trouvant un nom tout fait, fissent à aucune époque
les frais d'un nom nouveau, ou prissent sur elles de
changer une habitude acquise, sans y être sollicitées
par aucune influence extérieure.
358, — On voit au contraire une raison pour que,
de plusieurs appellations données fortuitement dans
l'origine à une même chose et passées également dans
l'usage, il n'en reste finalement qu'une et que les
60 LIVRE IV. — CHAPITRE III.
autres s'éliminent. César donne à la Saône le nom
à'Arar, et certainement on l'appelait aussi de son
temps Sacarma, d'où le nom de Saône est venu : car,
ce nom se montre dès les temps gallo-romains, et il
avait une origine plus ancienne, n'étant pas autre au
fond que le nom de Sequana {Seine), appliqué à une
rivière qui prend sa source à quelques lieues de la
Saône. Deux noms pour la Saône, c'était évidemment
trop, et l'un des deux a disparu de la langue popu-
laire, sans que les grammairiens ni les administra-
teurs aient eu besoin d'intervenir pour cela dans la
police du langage. Gantmna et Ganinda, d'oti nous
avons fait Garonne et Gironde, ne sont pas deux mots
comme Arar et Sacauna, mais deux formes dialec-
tiques du même mot, comme Sacauna ^i Sequana :
cependant Garonne et Gironde ont pu rester tous deux
en se spécialisant convenablemenf, grâce à ce que la
Garonne, après s'être unie à la Dordogne à une petite
distance des côtes, devient subitement une sorte de
bras de mer, entre dans ce que les géographes nom-
ment un estuaire; et qu'un tel accident est de nature
à parler à l'imagination et à frapper fortement l'at-
tention des riverains.
359. — L'invasion d'une armée de conquérants,
comme celle des Normands chez les Anglo-Saxons,
lorsqu'elle est suivie à la longue d'une fusion des
races, amène aussi à la longue, sinon la fusion des
idiomes, ce qui paraît répugner maintenant à la nature
du langage (354), du moins une sorte d'amalgame ou
de bigarrure; et tandis qu'elle éprouve cette espèce de
crise, la langue mélangée se trouve avoir deux ou
plusieurs mots d'extractions différentes, pour désigner
DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 61
la même chose. Les exemples en sont nombreux dans
l'anglais moderne. Mais alors un travail s'opère pour
aboutir, soit à éliminer les termes rigoureusement
synonymes, dont la conservation ne serait qu'un inu-
tile embarras, soit à les différencier par des nuances
d'acception ou d'emploi. Une invasion de letlrés res-
semble à cet égard à une invasion de conquérants.
Tous ceux qui se sont occupés de l'histoire de notre
langue connaissent cette époque où les doctes s'avi-
sèrent de redemander au latin, sous une forme plus
latine, les mêmes racines qui avaient toujours fait
partie de la langue populaire sous une forme plus
altérée. Beaucoup de ces emprunts n'ont servi à en-
richir que la langue cultivée dont nous ne nous oc-
cupons point ici; mais d'autres ont reçu le cachet
populaire. Par exemple, le mot fragile est au moins
aussi connu du peuple que le mot frêle qui même
semble exceptionnellement réservé pour exprimer des
nuances d'idées plus délicates ou plus élégantes. En
tout cas, chacun sait bien que, malgré l'étymologie,
les deux mots ne peuvent pas s'employer indiffé-
remment, et qu'ils n'ont pu subsister l'un à côté
de l'autre, que parce que l'instinct des masses a pu
donner à chacun d'eux son attribution, tant dans le
sens physique et propre , que dans le sens moral et
figuré.
Nous pouvons déjà nous faire une notion du be-
soin qui provoque, de l'instinct qui détermine, dans
le travail organique des langues, la force vitale et
agissante, et même de son mode d'action, par voie
à! entraînement , qui tient lieu ici de sympathie ou de
consemus organique. Il faut tâcher maintenant de
02 LIVRE IV. — CHAPITRE III.
nous rendre compte des secours que prêtent à ce tra-
vail instinctif des hommes ou des sociétés humaines
la disposition mrme de la langue sur laquelle l'in-
stinct opère, la ilexibilité, la plasticité, la vitalité plus
ou moins grandes des diverses pièces de son orga-
nisme. Il faut en un mot tâcher de comprendre en
quoi consiste l'imprégnation du principe de vie dans
le corps même de la langue; et pour cela nous con-
tinuerons de prendre nos exemples, non dans l'ar-
senal de la haute érudition, mais aussi près de nous
que possible.
360. — Chaque nouvelle conquête de l'industrie
et des arts, lorsqu'elle est rendue populaire par la
nature de ses applications, intlue sur le vocabulaire
commun, sur la langue proprement dite ou sur celle
que tout le monde parle; mais, selon le génie et l'état
de la langue, cette intluence peut se manifester de
deux manières différentes : en suscitant un nouveau
développement organique et en quelque sorte une re-
prise de végétation dans la langue, au moyen des pro-
priétés plastiques que la langue possède encore, ou
bien par voie de syncrétisme ou de composition inor-
ganique, en déterminant l'accession de parties nou-
velles, l'accroissement par juxta-position d'éléments
nouveaux qui ne sortent pas du fonds primitif, ou
dont la langue ne possédait pas le germe antérieure-
ment.
On applique d'une manière ingénieuse à la repro-
duction des images, les propriétés chimiques des
rayons lumineux ; cette invention devient populaire,
et par suite notre vocabulaire français s'accroît des
mots photographie , daguerréotype , images daguer-
DU DÉVELOPPEMENT DES LAISGCES. 63
riennes, tirés d'une langue morte (et dès lors n'ayant
par eux-mêmes aucun sens pour le peuple), ou rappe-
lant le nom-d'un inventeur (de l'un des inventeurs, si
l'on veut) et dès lors n'ayant non plus aucun sens
pour les masses qui ne sont pas ou qui bientôt cesse-
ront d'être au courant de l'histoire de l'invention.
Voilà un exemple de ce que nous nommons l'accrois-
sement par juxta-position. L'Allemand dit Lichthild,
Lichtbildung *, et de la sorte, sans convention préa-
lable, sans avoir besoin de prendre des doctes le mot
d'ordre, il crée ou plutôt il tire spontanément, in-
stinctivement, du fond même de sa langue, grâce aux
propriétés plastiques que cette langue possède encore
à l'endroit dont il s'agit, des mots vraiment nouveaux,
populaires, intelligibles pour tous, exprimant préci-
sément ce qu'ils doivent exprimer, ne contenant rien
d'arbitraire et que tous adopteront, parce que tous
pourront croire qu'ils les ont inventés eux-mêmes et
qu'en réalité personne ne pourra s'en dire l'inventeur,
le génie de la langue ayant effectivement créé, produit
ou inventé pour tous. Voilà un exemple très-sensible,
même au temps où nous vivons, de ce que l'on doit
nommer le développement vital ou organique des
langues.
On invente de nouvelles voies de communication,
destinées à changer la face du monde civilisé, et nous
ne trouvons rien de mieux dans notre langue, pour
désigner la chose dont chacun parle, que la péri-
phrase ou l'expression composée chemin de fer, qui
n'ajoute absolument rien au fond du vocabulaire.
1 Des racines Bild, image; Licht, lumière.
04 LIVRE IV. — CHAPITRE III.
Au contraire , les expressions allemande et anglaise
Eisenba/m *, railway constituent vraiment des mots
nouveaux, produits de la force plastique de la langue,
auxquels on peut appliquer tout ce que nous avons
dit à propos des mots cités plus haut.
Il a fallu un terme pour désigner l'édifice où
s'entreposent voyageurs et marchandises, au départ
et à l'arrivée, et nous avons pendant quelque temps
employé en France les mots A' embarcadère et de débar-
cadère, mots qui trahissent encore leur origine étran-
gère et qui d'ailleurs ne valent rien, puisque l'embar-
cadère des uns est le débarcadère des autres : on y a
substitué le mot de gare qui n'offre pas la même am-
biguïté, et qui a l'avantage d'être français et d'être
court. Mais, ce dernier mot n'est point neuf et n'a
rien de particulier au chemin de fer ; il s'applique
aussi bien à une gare à ciel ouvert, comme celle d'un
canal, où il s'agit seulement de se garer des embarras
de la voie, qu'à des constructions qui ont encore bien
d'autres destinations. Les Allemands n'ont pas éprouvé
ces difhcultés, et leur moi Ba/in/tof^ , né de la circon-
stance, dit juste ce qu'il faut dire.
361. — Quoique les langues romanes aient bien
moins d'aptitude que les langues germaniques à for-
mer des mots composés (|ui, par la soudure de leurs
éléments, constituent vraiment des mots nouveaux,
propres à exprimer des idées nouvelles et à en susciter
d'autres, notre langue française en offre pourtant
quelques exemples (sans parler, bien entendu, de
^ EisEN, fer; Bahn, voie. L'anglais ivay, l'allemand Weg et le latin
via, viens, ont la même racine et le même sens,
2 HoF, cour, manoir y hôtel.
DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 65
mots qui lui ont été fournis, dans leur état de com-
position, par les langues préexistantes). Ainsi les mots
arc-en-ciel, chef-d'œuvre, contrôle (contre-rôle). Un
poète a pu appeler le drapeau tricolore l arc-en-ciel
de la Liberté, ce qui serait intolérable s'il n'y avait
soudure entre les éléments du mot composé, et pour-
tant la soudure n'est pas telle qu'il ne répugne de
former le pluriel du mot composé, comme on forme-
rait celui d'un mot simple. La soudure devient plus
intime dans le mot chef-d' oeuvre que nous prononçons
chédceuvre, au lieu que nous retenons la prononciation
de la lettre finale dans le composant chef. Eu consé-
quence, le mot ne porte plus avec lui son explication,
pour qui n'est pas lettré, et il faut apprendre, par
l'usage même du mot composé, qu'il sert aujourd'hui
à désigner une œuvre capitale , magistrale ; tandis
qu'il désignait plus spécialement jadis la pièce qu'un
apprenti produisait pour justifier de son aptitude au
titre de maître. Le troisième mot cité, celui de con-
trôle, a perdu bien plus complètement encore sou
sens originel. Il faut presque être antiquaire pour sa-
voir que le mot rôle {rotulus, rouleau de parchemin
ou de papier) n'a retenu quelque chose de son sens
primitif que dans les greffes et dans les études d'offi-
ciers publics, et que le contre-rôle est un double du
rôle qui doit servir à en vérifier l'exactitude. Il faut
savoir que du greffe le rôle a passé dans les coulisses,
et que nous appliquons figurément à la conception
même d'un poète dramatique, ce qui ne devrait s'en-
tendre au propre que du rouleau de papier mis entre
les mains du comédien pendant que la pièce est à
l'étude : de sorte qu'il est arrivé à notre mot français
r. ;/. 5
66 LIVRE IV. — CHAPITRE III.
rôle, exactement ce qui était arrivé au Trpé^wTrov grec et
dM persona latin (297). Quand on parle aujourd'hui
du rôle d'un homme d'Etat, du rôle de la critique,
du contrôle des actes du pouvoir, du contrôle d'une
théorie par l'expérience, on est bien loin du rotulm
ou du roolle du tabellion du moyen-âge.
362. — Prenons un exemple tout près de nous, et
qui cette fois portera, non sur le vocabulaire ou le
lexi([ue de la langue, mais sur le système de ses con-
structions, de ses formes, de ses tournures, partie
bien plus essentielle encore, bien plus caractéristique,
bien plus persistante que le matériel. des mots. Nous
avons dans notre langue le mot on (venu certainement
du mot hommes ou de la forme ancienne homs), et la
locution ON DIT [hommes disent) calquée sur la locu-
tion germanique man sagt, laquelle s'est substituée
aux formes latines dicunt, dicitur, lorsque celles-ci
sont devenues inintelligibles et que la conjugaison la-
tine a péri. Si nous ne trouvions pas aujourd'hui dans
la langue ce signe si utile (en raison même de son in-
détermination, et à cause de la juste correspondance
de cette indétermination du signe à l'indétermination
de l'idée qu'il s'agit de rendre), nous ne pourrions
plus y suppléer que par des circonlocutions gênantes
et moins justes : car, ce mot qui fait partie de la langue
populaire , qui lui donne une de ses formes essen-
tielles, n'est pas de ceux qui s'inventent ou qui s'im-
posent ; et quelque claire qu'en soit l'origine , elle
n'est plus remarquée que des grammairiens et des
philologues. Pour qui n'a pas d'érudition, le mot on
n'est qu'un monosyllable dont la tradition et l'usage
apprennent le sens et l'emploi, et qui par lui-même
DU DÉ^'T:LOPPEMENT DES LANGUES. 67
n'est pas plus expressif que ne l'étaient les désinences
wit, itnr, aux septième et huitième siècles de notre
ère, lorsque la conjugaison latine se décomposait. La
langue n'a donc pu s'enrichir de cet élément de son
organisme qu'à l'époque où une même forme archaïque
représentait à la fois les deux mots hommes et on, de
manière que tous les esprits s'hahituassent à passer
d'une nuance d'idée à une autre, d'une acception à
une autre acception \oisine, sauf à être amenés plus
tard à les discerner nettement, et par suite à faire en
définitive deux mots distincts de ce qui n'avait été
primitivement qu'un même mot appliqué à deux
idées ou à deux faces de la même idée. La Nature ne
procède pas autrement (68) : et s'il était permis de
comparer de si petits détails à des traits bien autre-
ment importants, nous dirions que c'est ainsi qu'à
une certaine époque de la vie de l'embryon les deux
sexes n'en font qu'un, sauf à passer plus tard, par
l'effet d'un développement ultérieur, à l'état de sexes
distincts et contrastants. D'un autre côté (pour reve-
nir à notre humble exemple) le passage du mot
HOMMES au mot ON, du nom commun au pronom in-
défini, aurait été impossible, même à l'époque relati-
vement ancienne où ces réflexions nous reportent, si
dès lors les signes que nous nommons articles eussent
été employés à imprimer aux idées que les noms com-
muns expriment, ce degré de précision et de raffine-
ment, essentiellement attaché dans notre français
moderne à l'emploi des articles. Car, alors, au lieu
de cette expression hommes disent, on en aurait eu
d'autres bien plus arrêtées : les hommes disent, des
hommes disent ; et un degré plus grand de précision
68 LIVRE IV. — CHAPITRE III.
dans l'expression eût été justement un obstacle à ce
que l'on acquît un signe pourle degré d'indétermina-
tion qui est si souvent dans la pensée et auquel nous
affectons le pronom indéfini. Nous comprenons, à
l'aide de considérations de ce genre, ce qu'il faut
entendre par les conditions de souplesse ou de fixité
requises h chaque phase du travail organique des
langues. A mesure que la fixité fait des progrès, la
force plastique délaisse peu à peu la langue, et un
organisme vivant tend à devenir un instrument dont
une main habile peut encore tirer d'admirables ser-
vices, mais qui n'a plus par lui-même la vertu de se
développer et de susciter dans la pensée un mouve-
ment analogue.
363. — Quand un élément du système organique a
perdu la souplesse nécessaire au mouvement vital, et
qu'il fait partie de la charpente ou de l'ossature du
système, il faut encore, pour sa fixité, qu'il ne soit
pas exposé à des causes naturelles de dégradation.
C'est le cas, à ce qu'il semble, pour notre pronom
indéfini on. Il est d'une structure si simple , d'un
usage si général et si commode, que l'on ne conçoit
pas quelle cause naturelle pourrait le faire dispa-
raître de la langue française, tant que cette langue
sera parlée. Pour avoir des exemples du contraire, il
n'y a qu'à se reporter aux époques d'organisation et
de dépérissement de nos langues classiques. Considé-
rons en particulier ces flexions du verbe latin
ama-vi, ama-visti, ama-vit :
nul doute qu'à une certaine époque elles n'aient clai-
rement rappelé l'association de l'idée d'aùner, expri-
DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 69
mée par le radical omo, avec l'idée de temps passé,
exprimée par les formes correspondantes du verbe
substantif
fui, fuisti, fuit;
de même qu'à une époque plus ancienne encore, ces
dernières formes exprimaient d une manière tout
aussi claire, par la présence de certaines articulations
caractéristiques, les idées de personne qui parle, à
qui l'on parle , dont on parle. Plus tard , ces dériva-
tions ont cessé d'être senties ; les érudits seuls en ont
recherehé la trace; et pour le commun des hommes,
des formes imposées par les lois du développement
organique de la langue n'ont plus été que des formes
convenues , fixées par la grammaire , enseignées par
le maître ou par l'usage de la bonne conversation :
si bien que, quand ces moyens artificiels de conser-
vation ont fait défaut, quand les écoles se sont fer-
mées, il a bien fallu que les peuples oubliassent des
formes compliquées qui pour eux n'avaient plus de
sens. Alors la conjugaison latine a péri; on a été
obligé de recourir à d'autres procédés spontanément
compris de tous, pour exprimer les mêmes modifica-
tions d'idées; et les mêmes causes, ou des causes ana-
logues, agissant sur les autres éléments organiques
du langage, la langue même s'est dissoute, et d'autres
langues ont été formées de ses débris.
364. — Les langues ne se fixeraient jamais, si par
langues fixées on entendait des langues qui ne se mo-
difient plus : car. du moment que l'homme est sorti
de la vie sauvage, ses besoins, ses idées se modifient
sans cesse, et il faut bien que la langue s'approprie à
70 LIVRE IV. — CHAPITRE III.
l'expression de besoins nouveaux et d'idées nouvelles;
comme il faut aussi que la langue se débarrasse de
tours ou de tournures affectées à l'expression de be-
soins éteints et d'idées qui n'ont plus cours, ou qui
servaient à discerner des nuances qu'on ne distingue
plus. Mais, par cela même qu'une langue est un tout
organisé, dont les parties réagissent les unes sur les
autres et se coordonnent harmoniquement, elle offre
à une certaine phase de son développement, des traits
caractéristiques, mis en harmonie entre eux, de ma-
nière qu'on ne pourrait toucher aux uns sans toucher
aux autres, et sans amener par conséquent la ruine
de la langue, en détruisant les conditions fondamen-
tales de son organisation; tandis qu'il y a dans le
système de la langue d'autres détails accessoires ou
d'une importance secondaire, sur lesquels la main du
temps peut s'exercer sans déranger la charpente du
système. Il est permis de dire qu'une langue parvenue
à cet état est une langue fixée; pourvu que l'on sous-
entende qu'il y a des degrés divers de rigidité ou de
fixité, et une transition continue de l'état de rigidité
extrême, propre aux parties qui forment comme l'os-
sature ou la charpente du système, à l'état de sou-
plesse des parties éminemment vivantes, oii le travail
de composition et de développement organique se
poursuit encore avec toute liberté.
365. — Le perfectionnement organique d'une
langue (car nous ne nous occupons point encore du
perfectionnement littéraire) suppose évidemment un
certain perfectionnement dans les facultés du peuple
qui la parle : mais de quelles facultés et de quel per-
fectionnement s'agit-il ici? Une observation bien
DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 71
simple nous le fera sentir. Si nous voulons juger des
beautés qu'une langue doit à son organisation, les
connaître et les goûter dans leur plénitude, nous n'i-
rons pas écouter la conversation des savants, des let-
trés, des philosophes et des gens d'affaires, pas plus
que celle des gens du peuple : nous irons entendre
l'orateur, l'improvisateur, l'acteur qui s'adresse à la
foule, qui veut la remuer par la puissance de la pa-
role, qui lui parle en conséquence un langage qu'elle
entend, mais qu'elle ne pourrait parler elle-même
dans cette perfection. Trop d'idées et trop peu d'idées
nuisent également à l'abondance, à la pompe, à la
solennité, à l'harmonie du langage. La grossièreté, la
pauvreté de la langue du sauvage indiquent la gros-
sièreté de ses sensations et la pauvreté de ses idées :
à l'autre point extrême de la culture sociale, la pré-
dominance de l'idée sur la sensation, l'abondance des
idées et le besoin de les exprimer rapidement tendent
à changer la langue en une sorte de chiffre algé-
brique, comme celui qui sert à saisir la parole au vol
ou à transmettre instantanément les dépêches. On ne
fait plus rien pour le charme de l'oreille; la syllabe
accentuée étouffe les autres; les sons-voyelles s'effa-
cent ou se confondent ; les mots et les formes s'abrè-
gent, d'autant plus facilement que la langue s'est maté-
riellement plus usée par un long service, et que l'usage
ou l'usure ont fait perdre de vue l'origine des dériva-
tions, des flexions, des compositions, ainsi que la va-
leur expressive qui originairement et spontanément
s'attachait à chaque forme matérielle du langage.
Le perfectionnement organique de la langue dé-
pendra donc, non du perfectionnement de l'intelli-
72 LIVRE IV. — CHAPITRE III.
gence, mais du perfectionnement de la sensibilité et
de l'imagination chez le peuple qui la parle ; non du
progrès des sciences, des affaires et des idées, mais
d'un concours de circonstances heureuses et néces-
sairement passagères qui impriment aux œuvres de la
Nature comme à celles de l'homme leur plus haut
degré de beauté. Dans ce concours harmonique, tout
ce qui favorise l'art proprement dit favorise la langue,
et la langue réagit sur l'art. Otez aux Grecs leur belle
langue et il n'y a plus d'Homère; ôtez Homère et il
n'y a plus d'art grec, à l'irréparable préjudice de
l'humanité.
366. — Il est donc tout simple que les langues, à
l'époque où elles fout encore des progrès comme in-
struments de l'esprit ou comme signes d'idées, et
même à l'époque où elles n'existent pas encore à
l'état de langues littéraires, aient déjà perdu une por-
tion des richesses de leur organisme et de leur beauté
physique. Les formes moins utiles, ou qui répondent
à des distinctions plus propres à frapper les sens que
la raison, s'usent plus vite que les autres et dispa-
raissent les premières. Le duel des grammairiens est
dans ce cas : la logique ne reconnaît que deux caté-
gories vraiment contrastantes, l'unité et la pluralité;
et s'il lui faut des déterminations plus précises, elle
en réclame pour les nombres trois, quatre, cinq, etc.,
au même titre que pour le nombre deux. Au con-
traire, quand l'esprit de l'homme est moins dégagé
des impressions sensibles, la dualité le frappe par
opposition à la pluralité indéfinie, et il est tout simple
que cette impression de sa nature sensible se reflète
dans les formes du langage.
DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 73
La prosodie des langues , qui s'adresse principale-
ment aux sens, et qui fait une partie si essentielle de
ce que nous nommons leur beauté physique, doit de
même s'émousser, par cela seul que les langues, à
mesure que leur durée se prolonge, tendent à se spi-
ritualiser et à frapper l'attention des hommes plutôt
par les idées qu'elles réveillent que par les sons qu'elles
emploient. 11 ne s'agit pas ici de ces changements de
prononciation, de ces mutations de voyelles et de
consonnes, qui ont lieu d'un âge à l'autre, d'un can-
ton à l'autre, et qu'il faut rapporter à des variétés
d'organisation insaisissables, ou à des influences exté-
rieures dont nous ne pouvons souvent nous rendre
bien compte : il s'agit d'une loi générale que la raison
explique, et que le contraste des langues classiques et
des langues modernes met hors de doute. Les deux
éléments principaux de la prosodie des anciens (dont
la distinction très-nette faisait de leurs langues une
vraie modulation musicale) , la quantité et Y accent to-
nique, ont été oblitérés l'un et l'autre, le dernier sur-
tout, de manière à se confondre sensiblement avec
\ accent frappé, qui, dans nos langues modernes, est
destiné à mettre en relief la syllabe dominante et à
constituer l'unité du mot \ Il est impossible de mé-
counaître dans cette altération séculaire l'effet d'une
loi générale en vertu de laquelle l'idée tend à l'em-
porter sur les moyens matériels d'expression et l'es-
prit sur les sens, non sans préjudice pour l'art dont
la perfection consiste à saisir le point juste où l'idée
' Noyez la Théorie générale de l'accentuation latine, de MM. Weil
et Benlcf-w, et les autres ouvrages qu'a publiés le second de ces deux
humanistes distingués.
74 LIVRE IV. — CHAPITRE III.
et l'expression sensible se font ressortir mutuellement
sans que l'une efface l'autre.
367. — Une langue peut être violemment oppri-
mée, détruite, soit par l'oppression et la destruction
du peuple qui la parle, soit par un concours dé cir-
constances qui tendent à imposer à une population
tout entière la langue que parlent ses maîtres ou ses
voisins. L'ascendant d'une civilisation supérieure est
presque toujours nécessaire pour produire un tel ré-
sultat, quoiqu'on ait des exemples de la transfusion
des idiomes, même dans l'état sauvage ou barbare.
Au contraire, une langue peut mourir, de mort na-
turelle, par la raison déjà indiquée (363), lorsque le
cours habituel des choses et la lente action du temps
ont amené l'usure et la ruine de quelques-uns des
éléments essentiels de son organisme ; et alors, bien
entendu, elle ne meurt pas à heure fixe : le nouvel
organisme se dégage lentement des ruines de l'orga-
nisme ancien. Enfin, la ruine de cet ancien organisme,
au lieu de provenir d'un travail intérieur d'usure et
de décomposition, peut être provoquée par l'invasion
d'un trop grand nombre d'éléments étrangers qui en
troublent viscéralement l'économie. Une nouvelle
langue succède encore dans ce cas à l'ancienne langue
qui a péri. Les conquêtes, le mélange des races don-
nent l'explication toute simple de ce dernier phéno-
mène, quoiqu'il soit impossible de dire à quelles
doses les sangs doivent être mélangés pour amener
dans la langue une perturbation viscérale, et entre
quelles limites l'ancien organisme conserve la force
d'éliminer les éléments étrangers ou de se les assi-
miler (359).
DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 75
Dans tous les cas, soit que les langues s'usent et se
fatiguent en continuant de vivre, soit qu'elles suc-
combent à des blessures trop profondes et que d'autres
langues se forment de leurs débris, on n'a nulle peine
à comprendre que les dégradations du vieil organisme
doivent de plus en plus nuire à la beauté native de la
langue, aux propriétés plastiques dont elle était douée
aux âges antérieurs; et que la fusion d'éléments hété-
rogènes ne peut jamais être telle, qu'il n'en résulte
un obstacle au développement régulier, harmonique
des langues nouvelles. Comment, par exemple, une
langue dont les mots les plus usuels sont formés par
la mutilation des mots que le travail organique d'une
langue préexistante avait développés , une langue où
l'accent tonique ne frappe plus sur la racine primi-
tive, ne rappelle plus l'idée dominante; comment
cette langue se prêterait-elle au genre de composition
qui fournit des mots nouveaux pour toutes les idées
nouvelles, eu les tirant des entrailles mêmes de la
langue vivante et populaire (360)? Aussi les langues
néo-latines n'auraient-elles jamais pu atteindre dans
leur organisme à la perfection des langues classiques,
même quand elles se seraient formées sous des in-
fluences extérieures d'ailleurs identiques, et dans un
milieu social exactement semblable (349).
76 LIVRE IV. — CHAPITRE IV.
CHAPITRE IV.
DES QUESTIONS d'ORIGINE DANS LA LINGUISTIQUE. — DE LA PARENTÉ DES
LANGUES ET DE LEUR CLASSIFICATION.
368. — Les questions d'origine, en ce qui concerne
les langues, offrent au philosophe un intérêt tout
particulier : car, puisque la genèse des langues est
de toutes la dernière en date, il y a plus de chances,
en s'y attaquant, de soulever un coin du voile qui re-
couvre pour nous les débuts de toute formation orga-
nique (211 et 212). Postérieurement à l'apparition
des langues , il peut bien y avoir encore des origines
obscures, sur lesquelles l'habileté de l'antiquaire par-
vient à jeter du jour, en signalant des faits inaper-
çus, en rapprochant des faits épars et en en tirant
des conséquences inattendues; mais il n'y a plus
d'origines mystérieuses dont la seule conception fasse
le tourment du philosophe, ou pour lesquelles on
éprouve le besoin de recourir à des explications sur-
naturelles : il n'y a plus de questions d'origine, dans
le sens que nous avons dû mettre à cette expression
en écrivant le présent ouvrage.
Quand on parle de l'origine des langues, il n'est
pas précisément question de l'origine du langage (352).
Demander quand et comment l'homme a commencé
de parler, c'est demander quand et comment l'homme
a commencé d'être homme, quand et comment l'es-
DE LA PARENTÉ DES LANGUES. 77
pèce humaine a été constituée avec ses attributs dis-
tinctifs (324). Or, au point où nous en sommes dans
notre travail de recensement et de mise en ordre, il
ne s'agit plus de l'origine, de l'époque, ni du mode
de la constitution des espèces en général, ni de l'es-
pèce humaine en particulier : il s'agit d'un phéno-
mène consécutif et plus spécial.
Le langage ou l'expression par la parole a pu et
vraisemblablement a dû être dans un état de fluctua-
tion, d'indécision, suffisant aux besoins de l'état pri-
mitif, avant qu'il n'y eût des langues constituées avec
les caractères qui leur méritent le nom d'organismes,
assez bien distinguées les unes des autres, parlées
pendant un assez grand nombre de générations et par
des groupes d'hommes assez nombreux, pour qu'on
pût leur attribuer une individualité reconnaissable.
Les époques de transition d'une langue à une autre,
par exemple du latin barbare aux langues romanes,
nous donnent une idée, quoique très-imparfaite, de
cet état de fluctuation et d'indécision du langage pri-
mitif. Comment a-t-il pu en sortir pour la première
fois, de manière à donner lieu au phénomène de la
constitution et de la propagation des langues? Là est
la question présente.
369. — En pure logique, on ne peut pas plus, sans
hypothèse arbitraire, regarder chaque langue comme
l'œuvre et la propriété d'une seule famille indéfini-
ment multipliée, que regarder chaque espèce végétale
ou animale comme la descendance d'un seul individu
ou d'un couple unique (339). Le phénomène d'imita-
tion ou d'entraînement que nous avons cherché à
caractériser (356), a pu selon les circonstances s'é-
78 LIVRE IV. — CHAPITRE IV.
tendre h plus ou moins de familles, sur un espace
plus étendu ou plus resserré; et il a dû, tantôt se
propager par une sorte de mouvement continu, tantôt
s'arrêter brusquement par des causes faciles à com-
prendre, au nombre desquelles figurent en première
ligne les antipathies et les hostilités de races. D'où la
formation de groupes ou d'agglomérations linguisti-
ques, en rapport habituel, mais non nécessaire, avec
les liens du sang et la similitude du genre de vie.
Rarement des races très-distinctes par le sang ont pu
être associées par le langage : tandis que l'on conçoit
à merveille que des populations unies par le sang
aient pu être profondément scindées par le cantonne-
ment des idiomes.
Remarquons maintenant que le phénomène d'en-
traînement, qui suppose un besoin de s'entendre de
proche en proche, ne suppose pas en général, et sauf
des exceptions comme celles que l'on a déjà signa-
lées (357), le besoin de s'entendre aux termes extrê-
mes de la série. D'où l'on conçoit qu'il a pu exister
dès le principe, dans une même circonscription ou
communauté linguistique, des différences de dialectes,
même assez grandes pour que les peuplades parlant
des dialectes différents ne s'entendissent nullement
entre elles.
On qualifie le plus ordinairement de différences
dialectiques les différences qui portent sur la pronon-
ciation, sur l'articulation des mêmes mots, sur leur
allongement ou leur raccourcissement, sur l'intona-
tion et la quantité, sur tout ce qui compose les élé-
ments phonétiques de la langue : mais elles peuvent
également porter sur les acceptions données aux
I
DE LA PARENTÉ DES LANGUES. 79
mêmes mots, sur l'emploi fait des mêmes racines, sur
la préférence donnée, ici à telle racine, là à telle
autre, ici à telle forme de la même racine, là à telle
autre forme, pour préciser telle nuance d'idée ou de
rapport, au moment oii le besoin de plus de précision
s'est fait sentir. Rien de plus aisé que de montrer des
exemples de ce phénomène, quand on rapproche des
mots de notre français parisien les mots normands
portés de l'autre côté du détroit. Le mot àe poche, de
pochette ou de budget, employé pour désigner une
bourse, un trésor, et finalement le compte du revenu
et des dépenses de l'Etat, fournit certainement un des
exemples les plus piquants : la valeur expressive avait
bien changé et démesurément grossi, quand le mot à
l'usage du fermier normand a repassé la Manche pour
venir, sous sa dernière forme, se naturaliser chez
nous.
A l'heure qu'il est nous avons, dans tous nos pa-
tois ou dialectes, des mots qui ont été jadis d'un
usage plus général, mais qui ont péri, les uns ici, les
autres là, et que la suprématie d'un dialecte littérai-
rement cultivé (phénomène dont nous traiterons au
chapitre suivant) tend à chasser de partout. Chacun
sait que naguère en France les mesures, surtout les
mesures agraires ou celles qui s'appliquent aux pro-
duits de la culture , changeaient , non seulement de
valeur, mais souvent de nom, d'un canton à l'autre :
on ne sait pas aussi généralement qu'aujourd'hui en-
core il y a une foule de termes qui changent de pro-
vince à province, qui ne s'écrivent que dans les
contrats et ne s'impriment que sur les affiches et dans
les annonces des journaux de la localité, et qui sont
80 U\l\E IV. — CHAPITRE IV.
destinés à exprimer, selon l'usage local, les rapports
entre propriétaires, fermiers, locataires, les choses de
la vie domestique et de l'économie rurale. Quelques-
uns de ces termes ont été formés sur place et ne se
sont pas propagés plus loin : mais la plupart sont ti-
rés du fond commun de la langue ou d'une langue
plus ancienne; ils survivent à beaucoup d'autres qui
ont entièrement péri, et ils ne se trouvent ainsi dissé-
minés que parce qu'eux-mêmes ont péri partout, sauf
sur un point.
370. — La continuité des transitions doit être re-
gardée comme le caractère des différences dialecti-
ques, de même qu'elle est le caractère des variétés
d'un même type spécifique : cependant si, par une
cause quelconque, les communications cessent, des
barrières s'élèvent entre des peuplades qui ne diffé-
raient, quant au langage, que par des nuances dialec-
tiques, bientôt des passages brusques remplaceront les
transitions continues ; et dès lors les variétés dialec-
tiques, sans avoir foncièrement changé de nature,
pourront être prises pour des langues distinctes, pour
des langues-sœurs, proies sine matre creata. Car, ces
langues-sœurs n'auront pas de mère, à proprement
parler; les populations qui les parlent n'auront ja-
mais parlé la môme langue; ou, si l'on veut, elles
auront jadis parlé la même langue, mais de manière
à ne pas s'entendre entre elles.
Ceci ressemble moins au phénomène de la généra-
tion, qu'à ce que les jardiniers nomment la multipli-
cation par éclats. Un paquet de racines, qui étaient
censées appartenir à la môme plante, sera brisé; et
les fragments ou éclats, replantés dans des sols diffé-
DE LA PARENTÉ DES LANGUES. 81
rents ou à des expositions différentes, inégalement
modifiés par la culture, deviendront autant de plantes
très-distinctes les unes des autres par leur stature et
leur port, et par les qualités de leurs produits. Que si
plus tard ou opère de même sur les individus ainsi
obtenus, il pourra bien arriver qu'on observe une
ressemblance plus grande entre des individus dont la
séparation remonte plus haut. En tout cas, les divi-
sions, les fissures consécutives, qui morcèleront de
plus en plus ce qui ne faisait dans l'origine qu'un
tout continu, mais non pas nécessairement homogène,
ne se trouveront pas en relation nécessaire avec l'al-
lure des variations qui préexistaient dans le tout non
divisé : et le degré de ressemblance ne sera pas pré-
cisément l'indice du degré de proximité originelle.
371. — La composition matérielle des mots, la
nature des idées qu'ils expriment, leurs rapports avec
un état de civilisation plus ou moins avancée, pour-
ront fournir de curieuses données pour fixer, sinon
l'âge absolu des fissures ou séparations dialectiques,
du moins leur âge relatif, à peu près comme on fixe
en géologie l'âge relatif ou la succession chronolo-
gique des dislocations de terrain. Ainsi, la parfaite
identité des racines qui expriment les noms de nombres
dans les branches les plus divergentes de la famille
des langues indo-européennes, met hors de doute que
ces racines appartenaient avec leur signification nu-
mérique au fond commun du langage, avant le frac-
tionnement de la famille *. Le mot cent lui-même
^ M. Max Muller, Essai de mythologie comparée, p. 40 de la tra-
duction française.
T. II. 6
82 LIVRE IV. — CHAPITRE IV.
{satam en sanscrit, Éxaxbv en grec, centwn en latin,
szimtas en lithuanien), fait partie de ce fond com-
mun ; et si la racine a péri dans le gothique oii l'on
emploie l'expression composée dix fois dix, on ne
peut y voir qu'un accident comme celui qui a fait
périr dans notre dialecte parisien les mots septante^
octants, nouante, remplacés maintenant par des locu-
tions composées. Au contraire, quand on voit l'idée
de mille exprimée en sanscrit par sahasram, en grec
par x'^'oîi en latin par mille, en lithuanien par tuk-
stantis, en gothique par timsandi, et quand on songe
d'ailleurs qu'il est si naturel que le besoin de préciser
cette idée soit venu après celui de préciser les nombres
jusqu'à cent, on reste convaincu que l'invention des
mots pour désigner mille est en effet postérieure à
l'éparpillement de la famille. En même temps cela
confirme la présomption que la disparition dans le
gothique de la racine usitée ailleurs pour le nombre
cent est un fait purement accidentel : puisqu'elle est
restée dans le lithuanien, rapproché du gothique par
l'identité de la racine qui sert à désigner mille, et
qu'il serait absurde qu'un peuple ne comptât pas jus-
qu'à cent, quand il compte jusqu'à mille.
Le grec est plus riche que les autres, et il a acquis
une racine pour désigner la dizaine de mille, acquisi-
tion fâcheuse d'ailleurs en ce qu'elle a nui, comme
nous l'indiquerons plus loin, à la perfection du sys-
tème arithmétique des Grecs. Mais, à une époque
toute moderne, qui ne se prêtait guère à l'acquisition
de racines nouvelles, lorsqu'il a fallu aller plus loin
encore, notre propre langue habituellement si pauvre,
et dans le génie de laquelle l'emploi 'ous voyons, par exemple, que la religion du
sauvage n'est pas toujours réduite à un fétichisme
grossier ; que parfois son adoration s'adresse aux
astres et aux éléments ; que d'autres fois il s'élève à
la conception des démons, des esprits, ou même h
celle d'un grand Esprit, maître de toutes choses. D'un
autre côté, dans les religions même les plus épurées,
les croyances populaires retiennent encore bien des
choses qui rappellent les imperfections et les grossiè-
retés des superstitions primitives, sans en excepter
même le fétichisme : car, il faut bien qu'une religion
154 LIVRE IV. — CHAPITRE VII.
satisfasse, d'une manière ou d'une autre, à des besoins
de nature diverse et à tous les penchants naturels de
l'esprit ou du cœur de l'homme. Des dieux sans
nombre ou un Dieu unique, l'immortalité de l'âme
Qu son anéantissement : voilà, à ce qu'il semble de
prime abord, des distinctions aussi catégoriques que
possible. Cependant, si l'on admet (hypothèse que la
raison n'a aucun motif de repousser) des êtres inter-
médiaires entre le Dieu suprême et l'homme, ayant
une influence sur l'homme et des droits à son culte,
on sera exposé à passer par des transitions insensibles
d'un dogme monothéiste à un culte polythéiste, et
l'on sera embarrassé de classer la religion ainsi trans-
formée, parmi les religions polythéistes ou parmi les
religions monothéistes. De même, une immortalité
dans laquelle l'âme s'affranchit de toutes les condi-
tions de la vie, telles que nous les connaissons, et sur
laquelle le mysticisme, le quiétisme auront épuisé
tous leurs raftinements, pourra finir par ressembler
beaucoup au nirvana bouddhique, qui (aux yeux de
nous autres, théologiens ou philosophes européens)
ressemble beaucoup au néant (20). En conséquence,
pour les religions comme pour les langues (377), il
s'agit d'étudier, non la classification, mais le mode de
distribution, au sens géographique, ethnologique et
proprement historique : c'est ce que nous entrepren-
drons de faire plus loin.
DES IDÉES MORALES. 155
CHAPITRE VllI.
DES MŒURS ET DES IDÉES MORALES PROPREMENT DITES.
418. — Dans l'acception la plus large du mot, les
ynœurs comprennent quasi tout ce qui est du ressort
de l'ethnologie : mais nous n'entendrons ici par
mœurs que ce qui est, dans l'ordre des faits coutu-
miers et instinctifs, le corrélatif de la morale dans
l'ordre des idées. Ainsi, qu'un peuple soit ou non
dans l'usage de louer des pleureuses pour un enterre-
ment ou de faire des banquets funéraires, qu'il brûle
ses morts ou qu'il les enterre; ce sera, à notre point
de vue, une affaire de coutume et non de mœurs :
et en effet, si ces coutumes peuvent se lier à certaines
idées religieuses ou y conduire, on ne voit pas com-
ment elles se lieraient aux idées qui sont proprement
du ressort de la morale, ou y conduiraient. Au con-
traire, les honneurs accordés à la vieillesse, le respect
de l'hospitalité, la solidarité des membres de la famille
pour la vengeance des torts ou des affronts, sont des
traits de mœurs, en rapport évident avec certaines
idées morales, et qu'une culture morale plus avancée
épurera, renforcera ou effacera.
Parmi les philosophes qui ont traité de la morale à
un point de vue spéculatif, les uns ont cherché à lui
donner pour fondement des idées prises en dehors de
la morale, ceux-ci des idées religieuses, ceux-là des
156 LIVRE IV. — CHAPITRE VIII.
idées politiques; d'autres enfin se sont efforcés d'éta-
blir par le raisonnement qu'elle a ses fondements
propres, son existence indépendante, tout en recon-
naissant qu'elle s'associe fort naturellement à des
idées d'une autre provenance. Nous croyons cette
dernière opinion beaucoup mieux fondée ; mais,
d'après notre plan, il ne s'agit point de la justifier
par des raisonnements abstraits on par une prétendue
observation psychologique de l'homme individuel : il
faut tâcher de l'induire de l'observation des faits so-
ciaux (335).
419. — D'abord nous voyons que le développement
des instincts religieux n'est pas en rapport nécessaire
avec le développement des instincts moraux. Souvent,
il est vrai, le respect pour la religion établie, l'exacte
observance de ses rites et de ses préceptes, cadrent
avec un fond de bonnes mœurs dans la société et avec
des idées morales épnrées; mais souvent aussi les
peuples les plus enchaînés par les liens religieux se
montrent les plus cruels et les plus dépravés ; et la
substitution de croyances religieuses incomparable-
ment plus pures ù des superstitions grossières, ou
même à des religions foncièrement corruptrices de la
morale, est loin de les préserver complètement d'une
pareille dégradation de la moralité. Bien plus, toutes
les religions, même les plus pures, semblent exiger
de l'homme le sacrifice de quelques-uns des principes
de la morale commune et humaine, ou l'abandon de
quelques-unes de leurs conséquences. Si les religions
concourent certainement dans beaucoup de cas à per-
fectionner les mœurs et la morale publique, le pro-
grès, l'épurement des idées morales concourent aussi
DES IDÉES MORALES. 157
d'une manière incontestable à perfectionner les reli-
gions dans ce qu'elles ont de perfectible, selon notre
sens humain, et à laisser peu à peu tomber dans
l'ombre tout ce qui, dans leur constitution primitive,
nous paraît sortir des conditions communes de la
moralité. Le phénomène si rare, mais si important,
d'une révolution ou d'un changement radical dans le
système religieux d'une nation ne semble même pou-
voir s'opérer qu'à la faveur d'un grand progrès accom-
pli à la longue dans les idées morales auxquelles
toutes les couches de la société prennent plus ou
moins de part, tandis que des progrès analogues dans
la philosophie et dans les sciences, réservés à quelques
esprits choisis, n'aboutiraient qu'à des faits d'incré-
dulités ou de conversions sporadiques. Or, il est clair
que la moralité publique n'a p^is pu prendre dans la
religion les armes qui lui servent à renverser le sys-
tème religieux. Si la morale publique s'est toujours
montrée empressée à rechercher l'appui de la religion,
en d'autres termes, si l'on a donné pour appui à la
morale la piété envers des dieux, même immoraux,
c'est donc apparemment en vertu de cette règle (394)
qui attribue au fort la tutelle du faible, tant qu'une
tutelle est nécessaire; et il n'en faut pas conclure que
la morale est dépourvue d'une existence propre, in-
dépendante de celle de la religion. Lors même que la
morale ne sortirait jamais de la tutelle d'une religion
quelconque, comme celui à qui des infirmités natives
et non la faiblesse de l'âge rendent une tutelle néces-
saire, la succession des tutelles suffirait pour dénoter
chez le pupille une personnalité propre, indépendante
de la personnalité du tuteur. On distinguera très-bien
158 LIVRE IV, — CHAPITRE VIII.
la liane de l'arbre, quoique la liane s'accroche à
l'arbre pendant toute la durée de sa vie.
420. — La théorie philosophique qui fonde la mo-
rale sur la politique et sur la force dont se trouve
investi le législateur souverain, résiste encore moins
à ce genre de critique que nous tirons de l'observation
des faits sociaux. Quand s'est-on avisé de regarder la
poHtique comme une école de morale? Ne semble-t-il
pas plutcM que l'on s'accorde à excuser les infractions
à la morale, comme une suite fâcheuse, mais presque
inévitable, des exigences de la situation politique ou
des tentations que fait naître la possession du pouvoii'
politique? Quand le législateur a eu la prétention
d'innover en morale et d'extirper les sentiments, les
préjugés, les idées régnantes, bonnes ou mauvaises,
n'a-t-il pas presque toujours échoué? D'ailleurs, si
les législateurs ont statué sur
Ces observations sont très-justes, et néanmoins il
1 Macaulay, Histoire du rècjne de Guillaume III, T. I, chap. 2, tra-
duction de M. Amcdéc Pichot. Voyez aussi un passage fort intéres-
sant de M. DE TocQLEvii.LE [De la démocratie en Amérique, III" partie,
chap. 18), déjà cité et commenté par nous, Essai..., chap. XII,
n» 172.
(
DES IDÉES MORALES, 167
faut admettre que tout ce qui singularise un homme
ou une classe d'hommes, soit en relevant, comme
l'auteur le suppose, leur indépendance et le sentiment
de leur force, soit en resserrant au contraire des liens
de Hdélité et de dépendance, peut également donner
lieu à ce que nous nommons le jmint d'honneur ou
simplement V honneur. Pour une moitié du genre hu-
main, les délicatesses de l'honneur tiennent précisé-
ment à un sentiment de dépendance et à l'engagement
de tidélité qui en est la suite. L'idée de l'hommage,
de Xhominiwn (ou d'un engagement de la foi, conci-
liable avec la liberté civile et la dignité personnelle),
cette idée apportée par les races germaniques dans le
monde civilisé, est certainement l'une de celles qui
ont contribué à amener la supériorité des civilisations
modernes sur les civilisations antiques, en mettant
dans les rapports entre les hommes plus de délica-
tesses que n'en permettent la séparation des castes,
les distinctions tranchées de maîtres et d'esclaves, de
Spartiates et d'Hilotes, de vainqueurs et de vaincus. En
ce sens, Montesquieu a eu raison d'opposer l'honneur,
tel qu'il était encore conçu de son temps, à la vertu
civique des anciens et à la morale Spartiate. Mais,
dans un autre sens, il faut mettre sur la même ligne
toutes ces idées morales qui tiennent à la singularité
des conditions, et qui sont toutes destinées à s'affai-
blir, à mesure que les rangs se confondent et que les
populations se mélangent, non sans que cet affailjlis-
sement entraîne certaines conséquences regrettables.
Jamais la morale universelle, reine absolue et légi-
time de l'opinion publique, n aura dans sa lutte avec
les passions du cœur humain, cette force, au besoin
108 LIVRE IV. — CHAPITRE VIII.
tyrannique, que savent prendre les pouvoirs qui sen-
tent que leur légitimité est contestable, et que pren-
nent en efTet les morales de secte, de caste ou de parti.
Elle peut suffire à prévenir ou à réprimer les désordres
généraux, sans avoir la vertu d'empêcher une foule
de désordres particuliers,
425. — On n'ose plus même rappeler, tant il est
rebattu, le lieu commun de la pureté des mœurs an-
tiques et de la dépravation progressive des Ages sui-
vants. En envisageant la question plus sévèrement, on
sera tenté de croire qu'il en est de l'histoire des
mœurs des nations comme de l'histoire des perturba-
tions atmosphériques, où une multitude de petites pé-
riodes s'enchevêtrent, au point de masquer toute loi
régulière et de laisser à chacun la facilité de se faire
illusion sur ses propres souvenirs : chacun croyant
volontiers que les saisons se faisaient mieux et que les
mœurs étaient meilleures, à l'époque où, grâce à sa
propre jeunesse, il avait des sensations plus vives,
plus franches, et des sentiments plus purs et plus gé-
néreux. Quoique rien n'intéresse plus les hommes
que la morale, et que le monde n'ait jamais manqué
de moralistes par goût ou par état, même aux époques
les plus stériles pour les sciences, les lettres et les
arts, il n'y a en réalité rien de si mal connu que l'his-
toire de la moralité des sociétés humaines et des amé-
liorations, des corruptions et des réformes qu'elle a
tour à tour subies. Nous avons là-dessus beaucoup
de déclamations et de plaidoyers, mais peu ou point
de documents qui donnent une prise suffisante à la
critique. Le sujet est si complexe, il y aurait tant de
distinctions à marquer entre les différentes classes de
DES IDÉES MORALES. 169
la société; il faudrait faire la part de tant d'influences,
qu'il est \rainient impossible d'écrire l'histoire des
ré\olutions morales comme on écrit l'histoire poli-
tique, l'histoire des religions et du droit, l'histoire
d'une langue, d'une littérature, l'histoire des sciences
et des arts. A travers tant de vicissitudes de la mora-
lité pratique, l'historien philosophe ne peut guère dé-
mêler de lois générales qu'en ce qui touche le déve-
loppement de la morale spéculative ou la succession
des idées d'après lesquelles les hommes ont pensé, en
divers temps, qu'ils devaient régler leur conduite,
lors même que leurs passions s'opposaient à ce qu'ils
conformassent effectivement leur conduite à leurs
idées.
426. — On ne saurait contester le fait de l'appari-
tion successive et du développement progressif d'un
certain nombre d'idées morales, comme conséquences
du progrès de la culture sociale et de l'amélioration
croissante des institutions religieuses et civiles, en
tant que ce progrès et cette amélioration se lient aux
progrès mêmes de la raison ^ En ce sens, la morale,
conmie l'industrie et les sciences, fait partie de la ci-
vilisation générale et obéit à la même loi de progrès
indéfini : mais cela n'est vrai que de la morale géné-
rale et philosophique, de celle qui rentre dans la
sphère des idées que la raison combine, conformé-
ment au type de l'ordre et de la loi, et ne s'applique
nullement à ces morales particulières, locales, indi-
gènes, nationales, dans lesquelles on sent, pour ainsi
dire, palpiter la fibre vivante du cœur de l'homme.
' Essai , chap. XII.. n" 173.
no LIVRE IV. — CHAPITRE VIII.
Voyez les mœurs des peuples à qui les raffinements
de culture sont inconnus : chez eux les violences sont
fréquentes, les vengeances atroces; mais c'est aussi
chez eux que l'on trouve le respect religieux de l'hos-
pitalité, la solidarité de la famille, la majestueuse au-
torité de la vieillesse, toutes choses sans lesquelles
l'instinct de ces peuples sent hien que leur organisa-
tion sociale se dissoudrait. Ainsi, toutes les nuances
morales sont mieux tranchées, tous les caractères
plus fièrement dessinés; c'est là le type de la morale
que l'on pourrait nommer poétique et héroïque,
parce que la vie est la source de toute beauté poé-
tique; et plus tard ce type va toujours en se dégra-
dant : quelquefois sans compensation aucune, lorsque
par de malheureuses circonstances, sous l'empire de
mauvaises institutions, les peuples corrompus ne
prennent de la civilisation que ses vices ; d'autres fois
avec un avantage réel pour l'humanité, lorsque la ci-
vilisation, brisant ses entraves', prend vraiment l'al-
lure progressive qui lui est propre, en entraînant dans
ses progrès tout ce à quoi peut s'appliquer la loi du
progrès.
427. — Voyez en effet d'autre part les nations chez
qui la civilisation est entrée dans une voie de pro-
grès rapide, et au besoin contentez-vous de suivre la
transformation des mœurs et des idées morales dans
notre Europe depuis trois siècles. Que de scandales,
que de désordres dans la vie civile et d'excès dans la
guerre se produisaient au seizième et dans la première
moitié du dix-septième siècle, à une époque de splen-
deur des lettres et des arts, et dont le retour eût paru
impossible, seulement cinquante ans plus tard! Les
DES IDÉES MORALES. 171
vices des cours du dix-huitième siècle, les excès po-
pulaires qui en ont été le châtiment terrihle, peuvent-
ils nous faire méconnaître le progrès général de la
moralité publique, si clairement marqué par tant
d'institutions de bienfaisance, par tant d'efforts fruc-
tueux pour l'amélioration des classes ignorantes et
souffrantes, par la suppression des supplices barbares,
par l'adoucissement des peines et leur appropriation
à la correction des coupables, par le décri des pro-
ductions licencieuses, par le ménagement des bien-
séances dans tous les rangs de la société? Y a-t-il
pour cela plus de piété, d'honneur, de vertu? ^'ous
n'oserions soutenir ni l'affirmative, ni la négative,
moins encore l'affirmative que la négative; mais ac-
cordons, si l'on veut, la négative : en faudra-t-il con-
clure que le prétendu perfectionnement des mœurs et
des idées morales n'est qu'un raffinement d'hypocri-
sie? Pas le moins du monde. Il en faudra conclure
seulement que Dieu a mis dans la nature humaine
divers principes de perfectionnement et de grandeur,
les uns destinés surtout à relever les individus, les
autres à procurer le perfectionnement de l'espèce; et
que si la piété, l'honneur, la vertu, tout en étendant
autour d'elles leur salutaire influence, ont surtout
pour effet de rendre digue de notre respect et de
notre admiration ceux qui en sont les héros, les pro-
grès de la société, dans l'ordre même des idées mo-
rales et de la moralité publique, ne tiennent pas
précisément à l'apparition de ces modèles héroïques
et de ces types toujours supérieurs aux conditions
moyennes de l'humanité, k quelque époque qu'on les
considère.
172 LIVRE IV. CHAIMTRK VIII.
428. — Ainsi, il est dans la nature des choses que
la morale universelle aille en s'étendant, en se per-
fectionnant, en s'e])urant, tout en perdant de sa vertu
iinpérative par l'affaiblissement des principes sur les-
quels reposent les morales particulières dont elle tend
à se dégager de plus en plus. Dans les progrès de la
morale universelle consistent les seuls obstacles à la
constitution définitive du code des nations sur des
bases purement expérimentales et scientifiques. En
général, toutes les fois que l'expérience peut se pro-
noncer d'une manière irréfragable, elle doit néces-
sairement prévaloir à la longue, au sein des sociétés
civilisées, même sur l'autorité de la tradition et sur
la force des passions et des haltitudes. Evidemment il
n'y a pas de préjugé national ni d'opinion de caste,
de secte ou de parti, qui ne doive finalement céder,
dans la pratique du gouvernement des sociétés, à la
certitude des faits acquis à la science, t^e que l'ex-
périence même ne peut infirmer, ce sont les prin-
cipes de la morale universelle, naturellement gravés
dans les cœurs de tous les hommes, ou naturellement
saisis par eux tous, sans distinction de nationalités ni
de races, à mesure que leurs mœurs s'adoucissent et
que leurs sentiments s'épurent. On aurait beau prou-
ver de nos jours, par une statistique concluante, que
la société gagne en population et en bien-être à l'a-
bandon des enfants mal conformés : on ne nous ferait
pas rétrograder jusqu'à la barbarie des législations
antiques qui toléraient ou encourageaient cet aban-
don. Vainement l'expérience prouverait-elle, au gré
de quelques théoriciens, que les institutions chari-
tables ne font qu'étendre la lèpre de la mendicité et
DES IDÉES MORALES. 173
de la misère : (3ii n'oserait soulever la conscieuce pu-
blique en demandant à ce titre la suppression des in-
stitutions charitables. Or, à quoi tiendrait en pareil
cas un tel soulèvement d'opinion? Est-ce à l'idée que
le pauvre a droit à des secours, que l'enfanl nouveau-
né a droit à l'existence (420)? C'est là sans doute une
thèse philosophique qu'on a souvent soutenue, mais
qui, nous le croyons, serait loin de protéger la créa-
ture faible et souffrante comme la protègent en effet
les sentiments de bienveillance, de compatissance,
que la religion a fait naître, que la culture sociale
continue de développer chaque jour, et dont tous les
hommes sentent qu'ils ne peuvent se dépouiller sans
décheoir à leurs propres yeux.
429. — Nous expliquerons tout à l'heure comment
l'idée du di'oit donne naissance à cette construction
systématique et savante que Ion nomme la jurispru-
dence : de même, à la faveur de certaines conditions
qui font sentir, dans ce que l'on nomme le for inté-
rieur, le besoin de règles fixes, analogues à celles que
nécessite l'organisation des tribunaux ou du for exté-
rieur, l'idée du devoir devient le principe d'un corps
de science que l'on nomme la casuistique, science au-
jourd'hui peu connue, souvent raillée, presque dé-
criée, sans qu'on se soit rendu compte de la raison
du décri. On la trouve dans la nature même du juge-
ment que nous portons sur la moralité des actes, ju-
gement qui est presque toujours de l'espèce de ceux
que Leibnitz nomme inexplicables , parce qu'ils ré-
sultent d une appréciation instinctive ou conscien-
cieuse, pour laquelle il n'y a pas de règles logiques :
et cela même résulte de ce que le caractère de n)o-
174 L1VK1-: IV. — ClIAPITRK VIII.
ralité varie le plus souvent d'une manière continue,
par nuances indiscernables, entre lesquelles nous ne
pouvons établir de lignes de démarcation tranchée
qu'à la faveur d'abstractions artilicielles'. L'idée du
droit s'accommode de telles fictions, et même les re-
quiert, parce que le droit, même privé, a toujours par
certains côtés, et en tant qu'il donne ouverture à une
action devant les tribunaux, un caractère public; il
en sera donc de même des devoirs auxquels corres-
pond une action et par conséquent un droit : quant
aux devoirs du for intérieur, ou qui relèvent de ce
qu'on appelle proprement la morale, ils répugnent à
toute tiction logique, à toute règle arbitraire, eu tant
du moins qu'ils sont imposés par la morale univer-
selle; car il peut y avoir, et il y a eu des tribunaux
de point dlionneur. Une casuistique formaliste, une
théorie des devoirs, formant un corps de science lo-
gique et abstraite, d'où l'instinct et la vie se sont re-
tirés, ne peut donc être appropriée qu a un système
de morale particulière, et conséquemment doit dé-
choir dans l'opinion , à mesure que les systèmes de
morales particulières perdent de leur vertu impérative.
430. _ Oserons-nous, avant de clore ce chapitre,
parler de ce qu'on appelle la raison d'Etat ou la mo-
rale politique, par opposition à la morale proprement
dite, à la morale universelle? « C'est d'elle qu'Ulpien
dit qu'elle n'est point connue naturellement à tous
les hommes (comme l'équité naturelle), mais seule-
ment à un petit nombre d'hommes qui ont appris par
la pratique du gouvernement, ce qui est nécessaire
1 Essai , chap. XIII, n" iO«. Voyez aussi les chap. XVIII et XIX.
DES IDÉES MORALES. 175
au maintien de la société \ » Il est clair que les êtres
collectifs qu'on appelle des peuples, n'ayant pas la
même destinée que l'homme individuel, ne peuvent
pas avoir, ou du moins peuvent bien ne pas avoir les
mêmes règles de conduite. Supposez un petit nombre
d'hommes, séparés de la grande société, n'ayant de
commerce qu'entre eux; supposez de plus que ces
hommes doivent vivre des siècles, avec la parfaite cer-
titude que toute leur destinée s'épuise dans le cours
de leur vie terrestre; et affirmez, si vous l'osez, que
la morale de ces êtres imaginaires devrait être en tout
point conforme à la nôtre. S'il y a pourtant dans notre
morale des règles qui ne dépendent point de ce qui
est particulier à notre condition d'hommes, et dont
l'autorité serait la même pour des êtres constitués
comme ceux que nous imaginions tout à l'heure, il
est naturel de croire qu'elles doivent figurer au même
titre dans le code de la morale politique ou de la
raison d'Etat. Il serait donc aussi peu raisonnable de
transporter sans examen dans la politique toutes les
règles de la morale proprement dite, que de ridiculi-
ser toute réclamation faite au nom de la morale,
quand il s'agit de la politique. Si donc la pensée d'Ul-
pien devait être acceptée de nos jours, ce ne serait
pas en ce sens que peu d'hommes ont été assez initiés
à la pratique du gouvernement pour bien juger de ce
qui est indispensable au salut de la société, mais plu-
tôt en ce sens que peu d'hommes sont doués d'une
intelligence assez ferme et assez droite pour ce juge-
ment de haute critique qui consiste à discerner dans
* Vico, Science nouvelle, liv. IV, cb. 3, traduction de M. Michelet.
176 iJviiK IV. — c.nAi'iTUE vm.
les lois de notre morale, pour le sentiment desquelles
Dieu nous a donne' la plus précieuse de nos facultés
instinctives, celles qui dominent même les conditions
particulières de riiumanité, et qui s'appli(jueraient
encore à des êtres qui n'auraient ni la même consti-
tution, ni les mêmes destinées que nous.
En tout cas, il faut soidiaiter de voir devenir de
plus en plus rares les occurrences où peut s'appliquer
cette raison d'Etat, cette morale exceptionnelle dont
il est si facile d'abuser, et qui, si elle ne révolte pas
les consciences, les jette au moins dans une per-
plexité pénible. Or, les progrès de la civilisation gé-
nérale, qui tendent à faire prévaloir la morale uni-
verselle sur tous les codes particuliers à l'usage d'une
secte, d'une classe, d'une corporation, doivent tendre
aussi à faire prévaloir la morale universelle sur ce
code mystérieux et redoutable, où, suivant Ulpien, si
peu d'adeptes pourraient lire. La morale qui pré-
vaut ainsi n'est pas exempte du reproche de relâche-
ment et de composition trop facile; elle est trop hu-
maine pour ne pas s'accommoder, autant que faire se
peut, aux faiblesses de l'humanité; elle est peu propre
aux luttes violentes et n'inspire guère les sublimes
renoncements; mais elle rend, par compensation, les
luttes et les sacrifices moins nécessaires : car, elle
prévient le retour des cruautés, des perfidies et de
tous les grands scandales dont l'ancienne histoire est
pleine, et qui avaient leur principe et leur excuse dans
l'idée d'une morale particulière ou exceptionnelle, et
par cela même plus impérieuse et plus impitoyable.
DE l/lDÉE DU DROIT. 177
CHAPITRE IX.
riE l'idée nu droit kt de ses divers modes de développement.
l\ 431. — L'idée du droif est naturelle à l'homme;
dans quelque état qu'on l'observe, on le trouve imbu
de cette croyance qu'il y a des droits attachés à sa
personne : soit qu'il les ait acquis par lui-même, par
son travail, par son courage ou par sa bonne fortune;
soit qu'il les tienne de ses ancêtres et qu'il les regarde
comme des prérogatives de son sang, de sa race, de
la tribu dont il fait partie ou de la cité qui lui a
donné le jour. Les philosophes ont pris à tâche de
tirer l'idée du droit de l'idée de la loi, idée bien plus
abstraite et plus générale, puisqu'elle s'étend non-
seulement aux phénomènes sensibles, mais à l'ordre
des vérités et des rapports purement intelligibles (41).
Cette déduction philosophique peut être bonne théo-
riquement : historiquement elle est fausse ou con-
traire h la marche naturelle de l'esprit humain qui ne
débute pas ainsi par les plus hautes abstractions dont
la plupart des hommes restent toujours incapables. Il
ne faut pas d'un sauvage faire un Montesquieu , ni
transporter dans l'histoire le début de YEsprit des
Lois. Naturellement et hisloriquemeiit, l'homme in-
fère au contraire l'idée de la loi de l'idée du droit : il
se soumet à la loi comme à l'ordre d'une personne en
T. II. 12
178 LIVRE IV. — CHAPITRE IX.
qui il reconnaît le droit de lui commander. Je suis
r Éternel ton Diev, qui t'ai tiré de la terre d'Egypte :
voilà la raison de l'obéissance du peuple hébreu à la
loi promulguée sur le Sinaï. L'esclave reconnaît le
droit de son maître, le serf celui de son seigneur, le
plébéien celui du patricien, le vilain celui du noble.
11 n'y a de véritable royauté que là oij le peuple re-
garde l'autorité royale comme le droit d'une famille,
ni de vraie république que là où la nation tient par
coutume à l'omnipotence de son sénat, de sa diète ou
de son parlement, comme au fondement de la loi.
Vico a cité à plusieurs reprises ce mot de l'histo-
rien Dion Cassius : o Les hommes obéissent à la
loi comme à un tyran, à la coutume comme à un
roi. » Il en est en eifet des lois, même les meilleures,
quand elles sont faites de toutes pièces, comme de
ces hommes supérieurs à qui leur habileté, leur gé-
nie, leur sagesse ont donné la souveraine puissance,
sans qu'ils deviennent l'objet de ce genre de culte
qu'il paraît naturel de rendre aux rois de vieille
souche, de même qu'aux coutumes qui nous viennent
de nos ancêtres. Une législation faite de toutes pièces,
ce qu'on appelle proprement une loi, une constitu-
tion, un code, peut ressembler à ces édifices dont
l'ordonnance nous impose : le droit proprement dit,
le droit natif et spontané, la coutume enfin, a pour
nous le charme de ces productions organiques, qui se
sont progressivement développées et épanouies, par
une action lente et cachée (211). Les jurisconsultes
romains ont donc eu tort de dire que la coutume
imite la loi : mieux vaudrait dire au rebours que la
loi imile la coutume, puisque partout le droit coutu-
1)K L IDÉE 1)1" DJJOIT, 179
mier a précédé la loi ou le statut formel, et qu'histo-
riquement la loi formelle De peut émaner que d'un
droit primitif, antérieurement fondé et reconnu.
Plus tard intervient le raisonnement philosophique
qui fonde, ou cherche à fonder la notion des lois hu-
maines et positives sur la notion d'une loi antérieure
et supérieure, nécessairement identique avec l'idée de
l'ordre général et de la raison universelle : et de là
l'antagonisme entre les deux écoles philosophique
et historique, sur le terrain de la jurisprudence civile
et politique. Mais, cet antagonisme même n'est que le
symptôme d'une phase de transition, comme nous ne
tarderons pas à l'expliquer.
432. — Le développement organique du droit offre
de grands rapports avec le développement organique
des langues : il en est l'image, image affaiblie, parce
qu'il est encore plus naturel à l'homme d'avoir une
langue que d'avoir des idées de droit, et qu'auisi
l'artifice ou l'art doivent se montrer plus tôt dans la
formation du droit que dans la formation de la langue.
Les premiers développements du droit, comme ceux
de la langue, procèdent de 1 instinct d'imitation et du
sentiment naturel de l'analogie. Ce que l'on se sou-
vient d'avoir vu décider ou pratiquer dans un cas,
suggère ce qui doit être décidé ou pratiqué dans un
cas analogue; et l'autorité d'un exemple s'ajoutant à
celle d'un autre, donne bientôt à un principe juri-
dique assez de force pour qu'il puisse, non-seulement
faire autorité ou subsister par lui-même, mais encore
engendrer d autres règles juridiques que l'application
fortifiera de même et qui en engendreront d autres à
leur tour. D'ailleurs, le droit, en se développant ainsi,
180 LIVRE IV. — CIIAIMTRI-: IX.
s'accommodera comme la langue aux besoins d'une
société qui est elle-même en voie de développement;
et cela sul'lit pour faire comprendre comment ;i la
longue, les besoins des peuples et toutes les condi-
tions de l'état social venant à changer, le droit pure-
ment coutumier, sembla])lc à une langue sans litté-
rature et que l'écriture ne conserve pas, peut se
transformer au point de ne pas garder de traces appa-
rentes de son état primitif.
Les causes internes du dépérissement du droit,
dans ce qu'il a de propre à une race ou à une nation,
n'ont pas moins de ressemblance avec les causes in-
ternes du dépérissement des langues. L'histoire nous
apprend que, dans l'enfance des sociétés, l'idée du
droit se traduit ou s'exprime par des démonstrations
symboliques, par des rites que viennent plus tard
remplacer des paroles solennelles ou ce que l'on
nomme des formules. Mais, le sens du rite tombe en
oubli ou l'acte symbolique cesse, par une répétition
trop fréquente, de frapper comme il le faudrait l'at-
tention des hommes; la formule (par suite de l'usage
même (jue l'on en fait) perd également de son énergie
et de sa force sacramentelle; elle passe à l'état à^ for-
malité ou de formule morte dont on finit par se dé-
barrasser connue d'une gène inutile. Tous les peuples
civilisés ont dans leur droit public et privé ces clauses
de protocole, de chancellerie ou de style, qui, pour
avoir trop servi, ne servent plus de rien, et qu'il faut
de temps en temps supprimer ou rajeunir. Non-seu-
lement des formules ou des formalités en paroles,
mais des formalités en acte ou des procédures s'usent
de la même manière, cessent d'avoir un sens, une va
DE L IDEE DU DROIT. 181
leur, et de remplir le but pour lequel elles ont été
instituées, et appellent finalement une réforme qui
les fasse disparaître de la coutume ou du droit.
433. — Le travail de Forganisation du droit res-
semble tout h fait au travail de l'organisation des
langues, dans ce qu'il a d'instinctif et de populaire :
mais l'analogie n'est plus la même lorsque, par suite
des cbangements de l'état social, l'application du droit
se concentre entre les mains de quelques personnes
réputées prudentes ou savantes, et qu'elle devient la
prérogative d'une caste, d'une classe, d'un corps, ou
l'objet d'une profession. Car, dès que le droit est une
science, il faut bien qu'il prenne les caractères d'une
construction scientifique oii les propositions s'enchaî-
nent et se tirent logiquement les unes des autres. Et
comme les idées de justice, d'équité, communes à tous
les hommes, ainsi que les idées plus particulières,
transmises d'une génération à l'autre par la tradition
nationale, n'ont pas la valeur absolue ni la détermi-
nation précise qu'exigeraient la régularité et la ri-
gueur d'une coordination scientifique, il faut que
l'abstraction intervienne pour créer ce qu'on nomme
des fictions de droit, ou pour donner fictivement aux
conceptions juridiques le degré de précision et de ri-
gueur compatible avec les exigences scientifiques.
Dans le droit ainsi construit scientifiquement, il peut
arriver et il arrive que le jurisconsulte tire d'un prin-
cipe fondé sur l'équité naturelle ou sur la coutume,
des conséquences qui froissent l'équité naturelle ou
qui sont en désaccord avec les goûts, les préjugés, les
habitudes d'où la coutume est issue : auquel cas le
sentiment du droit national doit s'émousser, en raison
182 LIVRE IV. — CHAPITRE IX.
même des applications juridiques que l'on en fait.
Nous avons montre ailleurs ^ comment cette con-
struction scientifique du droit est nécessaire quand
on veut organiser le pouvoir judiciaire de manière
que ses décisions admettent un contrôle formel, et
éviter l'arbitraire inhérent aux jugements inexpli-
cables (429). Nous avons fait voir aussi comment la
distinction de ces deux sortes de jugements, les uns
explicables, les autres inexplicables logiquement, est
le vrai fondement de la distinction entre les jugements
qu'on appelle de droit, et ceux qu'on nomme juge-
ments de fait : ce qui conduit à une analyse de l'idée
du droit sous un autre point de vue qui n'est pas celui
auquel nous devons nous attacher ici. Il suffit d'avoir
remarqué qu'un développement systématique et arti-
ticiel du droit, chez les nations qui y ont recours pour
accommoder les applications du droit à la nature de
leurs institutions judiciaires, peut contribuer à faire
perdre de vue le fondement du droit et son sens ori-
ginel, et hâter le moment où le droit national cesse
d'être, en quelques-unes au moins de ses parties, un
droit vivant et populaire, en prenant les caractères
d'une doctrine savante et abstraite.
434. — Au surplus, de même qu'une langue morte
peut continuer d'être un instrument artificiel, à l'u-
sage des savants et des lettrés, et durer ainsi longtemps
après qu'elle a cessé de vivre (389), de même un droit
qui n'est plus populaire ni imprégné de la vie du peuple
chez qui il avait pris naissance, peut continuer d'être
cultivé par les légistes, et imposer à des tribunaux
' Essai , chap. XVIII ff. XIX.
DE l'idée Dr DROIT. 183
composés de légistes son autorité scientifique. Lors-
qu'il y a, comme dans l'Europe du moyen-âge, trop
de disproportion entre l'état intellectuel du peuple
et les connaissances des lettrés, il est tout simple que
les lettrés dédaignent la langue populaire et le droit
indigène pour cultiver une langue savante et un droit
savant. Il doit même arriver que, suivant la direction
imprimée à cette culture par les différentes écoles lit-
téraires ou juridiques, la langue et le droit admettent,
tout morts qu'ils sont, des modifications diverses : de
façon qu'on distinguera le droit écrit de tel parlement
d'avec le droit écrit de telle autre cour souveraine;
comme on voit un connaisseur distinguer à leur fac-
ture les vers latins sortis d'un collège de Jésuites, et
éviter de confondre le latin d'un humaniste de Leyde
avec le latin d'un humaniste de Paris.
435. — Chaque peuple a son droit national dont les
principes se retrouvent dans les instincts primitifs de
la race et dans les grands événements de son histoire.
Cç droit indigène a lui-même sa vie propre qui le fait
passer par des périodes successifs d'enfance, de ma-
turité et de vieillesse; il se complique et s'altère, tout
comme les langues, par des emprunts faits à des na-
tions étrangères. Mais, tandis qu'à certains égards il
perd de sa perfection organique, en un autre il s'amé-
liore, en profitant de tout ce qui a été imaginé de
propre à simplifier et à régulariser le mécanisme des
institutions sociales; il se dépouille de ce qu'il avait
de plus original, mais aussi de ce qu'il avait de plus
rigoureux; il devient plus tlexihleetplus/«//;^r//^ c'est-
à-dire qu'il s'accommode mieux aux principes de la
raison universelle, et à ce qu'il y a de plus général
184 LIVRE IV. — CHAPITRE IX.
dans les conditions de la nature humaine, abstraction
faite des nécessités de certaines conjonctures et des
habitudes locales (428). C'est par là que le droit de
Justinien, bien moins original que celui des temps de
la république romaine, bien moins parfait comme
œuvre logique que celui du Haut-Empire, s'est trouvé,
aux temps de la renaissance des études juridiques,
bien mieux approprié aux besoins généraux des so-
ciétés modernes, précisément parce que l'empreinte
romaine y était plus dégradée et effacée.
A plus forte raison nos droits modernes, résul-
tant de l'amalgame d'éléments si hétérogènes, formés
(comme nos langues modernes) sous la double in-
tluence d'un courant d'idées populaires et d'un travail
de restauration savante, suscitée par l'étude des mo-
dèles classiques, ne peuvent avoir le mérite d'unité et
de perfection organique qui distingue les produits d'é-
poques antérieures (367), quoiqu'ils aient un autre
mérite pratiquement bien préférable, celui d'être de
plus favorables instruments de civilisation, précisé-
ment parce qu'ils ont été plus longtemps remaniés par
une civilisation qui faisait toujours des progrès.
i36. — D'ailleurs, le développement tout artiticiel
du droit, par voie d'analyse et de synthèse logiques,
ne peut atteindi-e le degré de perfection qu'il com-
porte, même lorsqu'il s'agit d'un droit purement na-
tional et dégagé de tout élément adventice et hétéro-
gène, que quand le droit indigène, au moment où le
travail scientifique commence, n'a point dépassé cer-
taines phases de son développement spontané et po-
pulaire, lesquelles doivent être en rapport avec cer-
taines phases du mouvement général de la civilisation.
DE l'idée du droit. 185
Nous croyons avoir prouvé cette thèse ailleurs ^ en
montrant comment la perfection scientifique de la ju-
risprudence romaine des beaux temps tient à la sim-
plicité et pour ainsi dire à la rudesse du code primitif,
et comment les codes compliqués des nations modernes
sitnt un obstacle au perfectionnement scientifique de
la jurisprudence. D'où il faut tirer cette autre consé-
quence, que les conditions de la perfection du droit,
aussi bien pour le logicien que pour l'artiste, diffèrent
beaucoup des condifions du perfectionnement de la
législation, comme œuvre pratique et comme princi-
pale auxiliaire de la civilisation d'un pays. Assuré-
ment, il vaut mieux, pour le train courant des affaires,
avoir à feuilleter le Bulletin des lois ou à parcourir un
code sorti des presses de l'imprimerie du Gouverne-
ment que d'aller consulter des inscriptions gravées sur
le bronze ou sur le marbre. La facilité de faire et de
publier de volumineuses collections législatives répond
mieux aux besoins d'une civilisation avancée qui change
et se modifie sans cesse. En altérant par une foule
d'exceptions ou de dispositions de détail la simplicité,
l'unité et l'harmonie de la jurisprudence, on l'appro-
prie davantage au but pratique que l'on doit avoir en
vue, celui de régler tous les intérêts particuliers de la
manière la plus favorable à l'intérêt général et la plus
conforme aux sentiments naturels de bienveillance et
d'équité. En ce sens, le corps de la législation d'un
pays peut aller en s'améliorant sans cesse, à mesure
que l'expérience signale des défectuosités ou des la-
cunes, et cela longtemps après que le sentiment du
' £s,S(// ,cliap. WUI. n''*277 et 278.
186 LIVRE IV. — CHAPITRE IX.
droit national s'est ômoussé, ou même longtemps après
que la jurisprudence a perdu ses caractères de perfec-
tion scientifique. (Vest ainsi que l'on peut exceller à
faire des habitations saines, chaudes et commodes,
lorsque déjà depuis longtemps le génie n'élè\e plus de
ces belles et grandioses constructions destinées à être,
dans la suite des âges, des modèles inimitables de
goût.
437. — Le développement du droit offre de grandes
ressemblances avec le développement des langues, et
ces ressemblances ont dû d'abord attirer notre atten-
tion; mais il en diffère par un point capital, à savoir
en ce que les hommes ne tiennent guère que par ha-
bitude à la langue qu'ils parlent, tandis qu'ils tiennent
par fierté au droit qu'ils regardent comme leur préro-
gative; et que, plus ce droit a de singularité, plus il
ressemble à un privilège, et plus ils s'y attachent. 11
en est du droit à cet égard comme de la morale et de
la religion (423). Ainsi, les maximes, les coutumes, les
cérémonies, les pratiques qui distinguent une corpo-
ration ou une caste, prévaudront sur celles que tous
les membres de la tribu ou de la nation observeut sans
acception de rang et d'origine ; et celles qui sont pro-
pres à une nation auront le pas sur celles qui n'ont
aucune empreinte de nationalité, et qui font partie,
pour ainsi dire, du fond commun de la nature hu-
maine. Voyez les peuples chez qui l'idée du droit a
jeté de plus profondes racines et produit les institu-
tions les plus vivaces, les Romains, les Anglais : pour
eux le droit est avant tout un signe de prééminence
nationale, la glorieuse prérogative du citoyen d'une
\ille ou du sujet d'une couronne. Le droit des geiis.
DE l'idée du droit, 187
dans le sens des jurisconsultes romains, c'est-à-dire
le droit commun de l'humanité, vient, bien en se-
conde ligne, après le droit civil qui est propre au ci-
toyen romain ; et plus le contraste est marqué entre
l'un et l'autre, plus le citoyen se montrejalouxdeson
droit exceptionnel et privilégié. Romamis sum civis,
ce cri dans la bouche de la victime du proconsul est
la revendication d'un privilège : homo sum, dans le
dialogue du poète dramatique, n'est qu'un cri de
sympathie pour tout ce qui intéresse l'humanité.
L'Anglais oppose avec orgueil son droit coutumier
{common laiv) au droit féodal importé par la conquête
normande, ainsi qu'aux droits ciciiei canonique, c'est-
à-dire aux deux droits romains, d'origine impériale et
papale, qui formaient, vers la fin du moyen-âge, con-
curremment avec le droit féodal, une sorte de droit
commun {jus gentium) à l'usage des nations de l'oc-
cident de l'Europe.
438. — L'erreur capitale du dix-huitième siècle,
et dont le nôtre n'est pas encore tout à fait revenu,
c'a été de croire que les peuples s'amouracheraient de
ce que l'on a nommé les droits de l'homme, c'est-à-
dire d'un droit purement rationnel et philosophique,
valable en tout temps et en tout lieu, commun à tous
les hommes sans distinction de nations et de races, et
même (à le bien prendre) commun à toutes les créa-
tures raisonnables qui pourraient exister dans d'autres
conditions que celles de l'humanité. On a signalé nos
révolutions modernes comme l'avènement du règne
du droit, ainsi entendu : mais on aurait pu y voir,
avec plus de raison, une tentative pour abolir l'idée
du droit, telle que les hommes l'avaient toujours
188 LIVIIE IV. — CIIAPITHE IX,
courue. On a essayé fl'absorber cette idée dans une
idée philosophique, comme en d'autres temps, et
même de nos jours, on a essayé de l'absorber dans
une idée religieuse (4 1 9) : quoiqu'en efîet l'idée du droit
ait dans l'esprit luimain sa place, sa raison d'être et
sa manière d'opérer, indépendamment de la spécula-
lion philosophique et de la foi religieuse. Celle-ci du
moins a comme l'idée du droit la vertu de passionner
les hommes et d'obtenir d'eux de grands sacrifices :
\ertu que n'a jamais eue, que ne peut point avoir
l'idée purement philosophique. La manière de philoso-
pher change trop souvent (413), les systèmes philoso-
phiques passent trop vite de mode, le gros des hommes
les saisit trop imparfaitement et y porte trop peu d'in-
térêt pour qu'on puisse remuer le monde avec une idée
philosophique, h moins d'exciter les passions du vul-
gaire par quelque autre amorce, bien faite pour com-
promettre la cause de la philosophie et pour donner
beau jeu aux adversaires qui la condamneront sur ses
œuvres; jusqu'à ce que quelque docteur du parti en
entreprenne la réfutation magistrale, et (les circon-
stances aidant) donne pour un temps la vogue à un
système contraire qui périra de même en s'exagérant.
Voilà de ces vérités dures, comme on est quelquefois
forcé d'en dire à ses amis : car, certainement nous
aimons la philosophie (voire même la liberté), et Dieu
nous préserve de croire que cette noble occupation
de tant d'esprits d'élite ne soit qu'une occupation
cliimérique! Nous sommes donc bien loin de nier les
rapports du droit et de la philosophie, et de regarder
comme des spéculations vaines et indifférentes celles
qui ont pour objet de critiquer, d'éj)urer la concep-
DE I^IDÉE DU DROIT. 189
tion philosophique du droit : nous disons seulement
que la philosophie du droit, comme toute philosophie,
n'a point par elle-même le mérite ou le tort de nour-
rir l'enthousiasme, d'émouvoir les passions; qu'elle
n'a pas non plus, comme une science positive, l'avan-
tage de s'appuyer sur des démonstrations irrésistibles,
sur des expériences décisives contre lesquelles le so-
phisme et la passion même ne peuvent prévaloir; et
que par suite elle ne saurait avoir sur la direction des
sociétés humaines une influence propre à remplacer
celle du droit historique ou traditionnel quand l'au-
torité des traditions et des coutumes vient à défail-
lir (431).
439. — Heureusement, lorsque les nations civiH-
sées perdent ce vif sentiment du droit et des coutumes
des ancêtres, qui tient aux instincts primitifs de l'hu-
manité, elles n'en reconnaissent que mieux, par une
longue expérience, la nécessité de la loi qui règle,
pour l'avantage de tous, les lapports des hommes
entre eux. Ainsi, tandis qu'à une époque de la vie des
peuples, la loi tire sa force de l'idée d'un droit pré-
existant, plus tard l'esprit humain a une tendance à
considérer tous les droits comme tirant leur origine
de la loi, et h fonder l'autorité de la loi, non sur une
théorie philosophique, mais sur l'expérience qui en a
établi la nécessité pour l'ordre public et l'avantage
commun. Il vient même une époque oii l'on sent la
nécessité de donner à l'expérience, autant que faire
se peut, des formes précises, scientifiques : et c'est là
l'objet de la statistique appliquée à la législation.
Quoiqu'on n'ait songé que depuis peu de temps à
donner ainsi à la législation des bases scientifiques et
190 LIVRE IV. — C.HAIMTRE IX.
positives, on a déjà l'ait dans ce sens d'assez heureuses
tentatives; et elles sont trop bien d'accord avec les
lois générales de l'esprit humain iqui veulent que
toute science, faible à son début, obtienne de plus en
plus de consistance et d'autorité dans une société où
la civilisation est en voie de progrès), pour qu'on ne
doive pas prévoir l'époque où la législation se fon-
dera, en grande partie du moins, sur l'observation
scientifique des faits sociaux et sur un système d'en-
quête expérimentale aussi rigoureuse que ces ma-
tières le comportent. Telle est la phase finale du droit
qui tend ainsi à devenir, dans un état de civilisation
avancé, non plus une tradition vivante, non plus
même un corps de doctrine recommandable, comme
la jurisprudence romaine, par la rigueur des abstrac-
tions et la perfection de la forme logique, mais une
science positive, mais une branche de la physique so-
ciale (337), fondée sur l'expérience, et dont les résul-
tats sont mis par là hors de toute contestation.
DES PRINCIPES ET DES IDÉES POLITIQUES. 191
CHAPITRE X.
DU DROIT POLITIQUE ET DE LA POLITIQUE EN GÉNÉRAL. — DE LA CLASSIFI-
CATION OU DE L'ENCHAINEMENT DES PRINCIPES, DES IDÉES ET DES FORMES
POLITIQUES.
440. — Il n'est pas besoin d'insister pour montrer
l'analogie entre la matière du présent chapitre et ce
qui a fait l'objet des deux chapitres précédents. Le
droit politique, comme le droit en général, peut être
étudié à l'état de droit vivant, dans son développement
organique et traditionnel, puis à l'état de droit abs-
trait et de théorie philosophique ou scientifique.
La plupart des philosophes s'accordent à dire que
le cours des choses et l'adoucissement progressif des
mœurs amènent la substitution du règne du droit et
de la loi au règne de la force, comme le triomphe de
l'esprit sur la matière brute et celui de la raison sur
les penchants grossiers (330) : de sorte que l'huma-
nité n'aura vraiment atteint une situation digne d'elle
et de ses hautes prérogatives, que quand les dernières
traces du règne de la force auront disparu, pour ne
laisser subsister que l'empire du droit, tel que la raison
le conçoit. D'autres philosophes à idées plus singu-
lières, Hobbes par exemple, veulent que la force soit
le fondement nécessaire de l'institution politique et
par suite des institutions civiles; et l'on n'a pas tou-
jours répondu d'une manière bien péremptoire à leurs
arguments.
192 LlVIîK IV. CIIAIMTIU': X.
Mais, ù notre avis, toutes ces théories pèchent par
une intelhgence incomplète des faits historiques et des
vrais éléuieiils d(^ la nature liuniaine. Les philosophes
^eul(.'nt l'aii'c do l'homme ce qu'il n'est pas, ce que
l'histoire nous montre qu'il n'a jamais été, tantôt une
pure intelligence, tantôt une hiute ou une machine :
et la raison de cette méprise (nous ne saurions trop
insister là-dessus) c'est qu'il est plus l'acile de se ren-
dre compte, par la constitution de notre entendement,
des lois d'une intelligence pure ou de celles d'une ma-
chine, que des lois qui règlent le développement delà
vie dans un être vivant et animé (329).
441. — Jamais les hommes n'ont songé à fonder
leurs relations sociales sur la force mécanique, aveugle
ou hrutale; ils ont toujours été guidés, dans l'établis-
sement de leurs institutions de gouvernement, par
l'idée d'un droit qui n'est point, comme on le dit par
antiphrase, le droit de la force, mais qui pour cela ne
ressemble guère au droit des philosophes : je veux
parler du droit du courage, de la vaillance. De tout
temps les hommes ont cru qu'en jouant leur vie à ce
terrible jeu des combats, ils acquièrent par le succès,
par la victoire, des droits sur leurs ennemis, que
ceux-ci auraient acquis contre eux si le sort des armes
les eût favorisés : des droits de supériorité, de domi-
nation et même certains droits de propriété aussi lé-
gitimes que ceux qu'ils auraient pu acquérir par le
travail ou par le bonheur d'une trouvaille. Il n'est pas
moins naturel aux hommes de combattre que de tra-
vailler; partout même l'organisation de la guerre entre
peuplades a précédé l'organisation du travail. Les
hommes ont peu à peu réformé, adouci leurs idées
i
DES PRINCIPES ET DES IDÉKS POLITIQLKS. 193
sur les conséqueuces du droit de la guerre : ils ne les
ont jamais toiit-à-fait abandonnées. Nous-mêmes, dans
notre enfance, nous avons \u le temps où l'on gagnait
au jeu des batailles, au prix du sang versé, des baron-
nies, des duchés, des royaumes; et le peuple trouvait
cela tout simple, tout légitime. Il comprenait et accep-
tait de pareilles fortunes, pour le moins aussi bien qu'il
comprend et qu'il accepte une fortune faite à la Bourse,
dans un comptoir ou dans une usine. La fibre de
l'homme avait été touchée dans ce qu'elle a de plus
vivant, et dans ce que négligent trop pour l'ordinaire,
en construisant leurs systèmes, les professeurs et les
philosophes.
De la notion du droit de la guerre, du droit acquis
par le courage et la victoire, dans une défense com-
mune ou dans une agression commune, dérivent prin-
cipalement les institutions politiques : de la notion du
droit de propriété, acquis par un travail séparé et une
industrie heureuse, dérive principalement le droit ci-
vil proprement dit ; mais ces diverses choses se mêlent
d'une manière souvent inextricable, surtout dans les
premiers âges de la vie des peuples. D'abord l'idée de
la transmission héréditaire s'applique naturellement
aux unes comme aux autres, avec cette différence que
l'on croit volontiers à la transmission héréditaire de
la vaillance, du courage qui ont donné la supériorité
et la richesse à l'auteur de la race : beaucoup plus vo-
lontiers que l'on ne croit à la transmission héréditaire
des talents, des facultés, des qualités qui ont créé la
fortune acquise parle travail, l'industrie et l'économie.
Il est donc plus facile de fonder une caste, une no-
blesse, une aristocratie héréditaire sur l'idée du cou-
T. II. 13
194 I.IVI^E IV. — CHAPITRE X.
rage et des droits qui s'y rattaclient, que sur une autre
base quelconque. En conséquence, la richesse acquise
par les voies purement civiles, ou n'existera pas, ou
n'aura pas d'influence politi<|ue, ou n'en acquerra que
quand les peuples seront arrivés aux dernières phases
de leur existence. Il n'en est pas moins vrai que, dès
l'origine, la transmission des richesses par héritage ou
par mariage contribuera notablement à affermir le pou-
voir qui tient principalement à la noblesse de race et
aux souvenirs guerriers qu'elle rappelle, en môme
temps que la possession du pouvoir sera le principal
moyen de conserver et d'accroître la richesse. Toutes
ces considérations s'appliquent aux peuples nomades
comme aux peuples sédentaires, à ceux dont les ri-
chesses consistent exclusivement en esclaves, en trou-
peaux, en objets mobiliers, comme à ceux dont la
richesse est presque exclusivement fondée sur la pos-
session du sol.
442. — Que la politique soit un art' et un grand art,
personne n'en doute : mais on peut se demander si
c'est une science, et la question vaut la peine d'être
examinée.
D'abord il ne faut pas confondre la politique avec
le droit politique. Celui-ci peut certainement prendre
une organisation scientifique , comme toute autre
branche du droit (433). Il y aura, à une certaine
phase de la civilisation et chez certains peuples, des
docteurs en droit politique ou constitutionnel, comme
des docteurs en droit international , en droit mari-
time, en droit canonique, en droit pénal, en droit ci-
vil : mais ces docteurs ne sont pas ceux qui gouver-
nent effectivement les peuples, qui les agitent ou qui
DES l'IllNCICES i:T DES IDÉKS POLITIQUES. 1 9o
les préservent des révolutions. Ils tirent les consé-
quences logiques de certains principes établis ; leur
tâche n'est pas précisément de savoir d où les prin-
cipes sont venus et ce qui les fait durer. La science
dont ils ont laborieusement construit l'édifice n"a de
valeur que pour la nation qui s'est donné ou qui a
accepté telles formes politiques, et tant qu'elle ne juge
pas à propos d'en changer. A chaque révolution il faut
que le professeur de droit politique refasse ses cahiers.
La politique proprement dite, en tant qu'objet d'é-
tude, a une tout autre consistance. Vingt révolutions
n'ont pas fait du livre de Montesquieu un livre su-
ranné. Il sera intéressant en tout temps et en tout
pays de savoir en vertu de quels principes on peut
gouverner les hommes et quelles sont les suites des
principes admis. Il y aura une sagesse politique à ti-
rer de l'analyse du cœur humain et des enseignements
de l'histoire. La question (pour la politique comme
pour la médecine) est de savoir si cette sagesse peut
sortir de la forme aphoristique, pour prendre le ca-
ractère d'un corps de doctrine scientifique, ayant ses
principes, sa méthode, ses définitions et ses classifi-
cations. Or, je crois qu'il est à peu près reconnu que
toute prétention de ce genre serait chimérique en ce
qui concerne le jeu des forces que la politique étudie.
Ces forces sont des instincts, des passions, des préju-
gés, considérés, soit dans les masses, soit chez les in-
dividus qui les dominent; et l'on accordera sans doute
qu'il y a là trop de complication, trop de mélange des
causes constitutionnelles et des causes fortuites, sur-
tout trop de^vague dans les nuances et d'obstacles à
la précision des mesures, pour que la construction
190 I.IVUK IV. CIIAIMTRK X.
scieiitiliquo devieiiiie possible. Il faudra se contenter
d'apoplitlu'gnies ou de maximes géu(''rales, appropriées
surtout à la déclamation oratoire. Eu d'autres termes,
ce que l'on peut appeler la dynamique ou la physio-
logie de la politique, n'est pas possible à l'état de
science.
Mais la science pourrait porter sur les formes poli-
tiques, si ces formes étaient susceptibles d'une défini-
tion précise, d'un dénombrement exact, si elles com-
portaient une classification régulière. Cette science,
que l'on pourrait nommer la morphologie poli-
tique (213), aurait au moins un intérêt de curiosité,
et même elle acquerrait un intérêt pratique très-réel,
si les formes avaient par elles-mêmes, en raison de
leur constance, la vertu de prévaloir à la longue dans
les résultats moyens et généraux, quelle que fût la
variabilité des forces actives et des résultats de leur
action, dans chaque cas particulier (332).
443. — L'expérience est là pour nous renseigner à
ce sujet. Quoique la politique ait de tout temps oc-
cupé les hommes, et ne les ait jamais tant occupés
que depuis un siècle, il n'y a rien de moins avancé
théoriquement que la description, l'analyse et la clas-
sification des formes politiques. Ce que les philo-
sophes grecs ont dit de trois formes régulières de
gouvernement, de trois dégéuérations monstrueuses de
ces formes normales ', enfin des avantages d'une
1 Platon, au VIU'^ livre de sa Hppttô/igwe, avait imaginé un cycle
de cinq formes de gouvernement, s'engendrant les unes les autres
et correspondant à autant de tempéraments de l'âme humaine :
V aristocratie ou le gouvernement des gens vertueux, la timocratie
(de TifiY/, pris dans le sens dlioniieurs, dignités) ou le gouverne-
à
DES PRINCIPES ET DES IDÉES POLITIQUES. 197
forme mixte qui emprunterait quelque chose à cha-
cune des trois formes principales, Cicéron l'a répété;
les autres Romains, grands jurisconsultes et très-
versés dans la pratique du gouvernement, mais fort
peu publicistes, n'y ont rien ajouté. Entin, depuis la
ment des ambitieux, Voligavchie ou le gouvernement des riches, la
démocratie ou le gouvernement des mauvais sujets, et enQn la ty-
rannie. Cette théorie, mêlée de vérités et de rêves, n'a pas fait for-
tune. Dans le VF livre de son Histoire, dont nous n'avons plus que
des fragments, et où Polybe, devançant de tant de siècles Machiavel
et Montesquieu, scrute en philosophe les causes de la puissance de
Rome, le sage historien reconnaît trois bonnes formes de gouver-
nement, qui deviennent encore meilleures si on les combine : la
royauté, l'aristocratie, \a. démocratie; et il place en regard, comme
formes primitives et grossières ou comme dégénérations morbides,
la tyrannie, Voligarchie, Vochlocratie ou le gouvernement de la po-
pulace. Près de deux siècles avant Polybe, Aristote avait donné le
modèle de ce parallélisme et de cette division tripartite, mais sans
adopter précisément la même nomenclature. Il distingue trois
formes de gouvernement [izohzv.y^ : la royauté (|3aat/£'ia), l'aristo-
cratie (à.j'.îToxpaTÎa), et une troisième forme que le plus grand
nombre, dit-il, a coutume d'appeler simplement Tro/iTtia, et à la-
quelle il trouve que conviendrait assez bien le nom de timocratie
(Tifioxparloi), non plus selon le sens et l'étymologie de Platon, mais
parce que le pouvoir politique y procède du cens (àîrô Tifiri|LiàTwv) .
Les traducteurs français d'Aristote ont rendu le mot de iro/iTt'ia
par république, ce qui est contraire aux habitudes de notre langue,
sgit qu'on prenne le mot dans son acception la plus étendue ou la
plus restreinte : car, d'une part, la royauté est une forme de gou-
vernement et non pas une forme de république: d'autre part,
l'aristocratie est regardée comme une république, aussi bien que
la timocratie d'Aristote. On ne rendrait pas encore exactement,
mais on rendrait mieux la TroXi-ela d'Aristote, dans son acception
spécifique et restreinte, par le mot de commune, pris avec le sens
qu'il avait chez nous au moyen-âge. Ce n'est pas le gouvernement
de la bourgeoisie, comme nous l'entendons aujourd'hui, mais plu-
tôt (en faisant toutefois la part des mœurs et des temps) le j^ar-
louér aux bourgeois, alors qu'un maître cordouauier avait le titre et
les prérogatives de bourgeois, tout comme un avocat au parlement.
De ces trois formes normales de gouvernement, Aristote n'hésite
pas à regarder la loyauté comme la meilleure et la timocratie
198 LIVRE IV. — CHAPITRE X.
Renaissance, les philosophes et les piiblicistes euro-
péens ont brodé sur ce thème, vantant toujours la
forme mixte, et par là même montrant le peu de va-
leur de leurs classifications théoriques : tenant d'ail-
leurs peu de compte, pour le perfectionnement de la
comme la pire /"to'jtwv oi (itlzia^-n fxèv ri j3ai3i).eta, j^cipîoTï) 5'v)
T'.woxpaTÎa) : le mot est dur, mab il est en toutes lettres. Les trois
formes dt^'gt'nérées qui leur correspondent sont la tyrannie (Tupawlç),
l'oligarchie (o)iyap;<;la) et la di^mocratie f(îriUoxf.Hna), La tyrannie
est la pire des formes corrompues de gouvernement, en vertu de
l'adage conuptio optimi pessima; et par contre, la démocratie est
la moins mauvaise des trois. Rien d'ailleurs ne se rapproche plus
que la timocratie et la démocratie : car, les censitaires forment
toujours une multitude et sont tous égaux en droits (oijvopot yàp
tiaiv a-v'-jV 7r).r/9ovç yàp |3où),riTai xx't h TijjioxpaTia clvat, xai ïco; irâvreç
o't Êv TOI '\u.r,aoLzi). Pour bien saisir toute cette théorie d'Aristote,
moins vainc que celle de Platon, plus raffinée que celle de Polybe,
et où il y a encore plus de subtilité que de justesse, il faut consul-
ter, non sa Politique où elle se trouve un peu délayée, mais un
passage curieux de la Morale à Nicomaque (livre Vili, chap. X).
où il résume avec plus de précision ce qu'il a développé ou doit
développer dans sa Politique. La démocratie d'Aristote (que son
dernier traducteur, M. Barthélémy Saint-Hilaire, a jugé à propos de
remplacer couramment par le mot de démagogie, odieux à tout le
monde, attendu qu'Aristote , sans être pour la démocratie aussi
sévère que Platon, lui fait encore d'assez mauvais compliments)
n'est autre chose, comme on le voit, que ce que nous appelons,
dans notre langage du dix-neuvième siècle, le système du suffrage
univerael. 11 va sans dire que nous devons renvoyer à la polémique
des journaux, la question de savoir de quel côté se trouve la dé-
viation ou la corrujition. Kn logique abstraite, il est difficile de se
prêter à voir un type dans ce qui est aussi variable et aussi mal
défini de sa nature que la timocratie d'Aristote, comme Aristote le
reconnaît lui-même. Les Anglais retouchent sans cesse leur timo-
cratie, et nous avons souvent remanié la nôtre, quand nous en
avions une. il n'est pas beaucouji plus aisé de définir l'oligarchie.
Si l'on entend par lA le gouvernemi-nl d»'s meneurs, il faut dire que
toutes les formes de gouvernement inclinent à l'oligarchie : car, il
y a des meneurs dans les Cours comme dans les Assemblées, et le
suffrage universel lui-même ne fonctionne pas sans meneurs.
DES PRINCIPES ET DES IDÉES POLITIQUES. 199
théorie, de raboiidaiice de dos sources historiques,
comparées à celles des Grecs qui ne connaissaient à
fond que leur propre pays, ni de la grande variété
d institutions amenées par les complications de l'his-
toire du moyen-àge, et dont les Grecs des temps clas-
siques ne pouvaient avoir nulle idée. La féodalité, de
même que l'architecture gothique, apparaissaient
comme couvertes d'une rouille barbare, en comparai-
son des formes politiques gréco-romaines et des ordres
gréco-romains. Autant on a admiré dans les détails
l'immortel ouvrage de Montesquieu, autant on s'est
accordé à regarder comme une distinction purement
scolasdque et artificielle sa fameuse division tripar-
tite, et la corrélation prétendue entre les trois formes
principales de gouvernement et les trois ressorts mo-
raux, la vertu, l'honneur, la crainte.
A la vérité, de quelque manifestation du pouvoir
politique qu'il puisse être question, ou trouve, ou un
chef qui agit, ou un conseil qui délibère, ou la foule
des individus intéressés qui, tantôt acclame, et tantôt
se mutine. Mais, ces conditions formelles n'ont rien
de particulier aux pouvoirs politiques : on les retrouve
dans toutes les manifestations de la vie sociale; elles
tiennent à l'essence même de la société ou de l'asso-
ciation, soit qu'on prenne ce mot dans un sens poli-
tique, juridique, militaire, commercial, civil ou reli-
gieux. Bien plus, ces conditions formelles ne se
montrent nulle part avec moins de netteté que dans
l'exercice du pouvoir politique. Que mon procès soit
vidé par la décision d un juge unique ou par la déli-
bération d'un tribunal nombreux, voilà une distinc-
tion formelle des plus nettes : mais le Ministère, le
200 LIVRE IV. — CHAPITRE X.
Conseil privé, le Conseil d'État dont les délibérations
dirigent la politique d'un prince, surtout si le prince
est mineur, idiot ou adonné à ses plaisirs, ressemblent
fort à un sénat dirigeant; et une assemblée populaire,
bien disciplinée ou intimidée par (juelques cbefs de
partis, a dans ses allures beaucoup des allures d'une
monarchie despotique.
Il en faut dire autant de conditions formelles d'un
autre ordre : la durée tixe ou \iagère des pouvoirs,
l'hérédité, l'élection par plusieurs, la nomination par
un seul. Les supériorités, les dignités et les fonctions
de toute sorte, aussi bien dans l'ordre civil que dans
l'ordre politique, ont une tendance évidente à se
transmettre héréditairement : il n'y a pas jusqu'aux
x\cadémies où l'on ne voie quelquefois poindre une
tendance à l'hérédité. Les conditions formelles que
nous considérons en ce moment ont souvent plus
d'importance que les autres. Que l'on institue un juge
unique ou un tribunal nombreux, cela n'aura pas,
quant aux effets généraux de l'institution, des suites
bien grandes : tandis qu'il sera de plus de consé-
quence de savoir si les juges sont amovibles ou ina-
movibles, nommés par un pouvoir supérieur, à vie ou
h temps, élus par les justiciables, désignés par le sort,
ou si leurs fonctions, en devenant un office vénal,
ont pris le caractère de l'hérédité. Toutefois, les ca-
ractères formels dont il s'agit ici, se prêtent comme
les autres à des complications et à des modifications
sans nombre, qui rendent également la classification
difticile ou impossible. Le caractère de l'hérédité tient
bien plus au fond des choses, et a par suite beaucoup
plus d'importance que les formes de nomination ou
i
DES PRINCIPES ET DES IDÉES POLITIQUES, 20 i
d'élection. Un roi de Pologne était électif et viager
comme un doge de Venise, mais les électeurs de l'un
étaient des gentilshommes chassant et buvant sur leurs
terres, tandis que les électeurs de l'autre étaient des
sénateurs citadins : cela suffisait pour que le gouver-
nement de Pologne fût l'antipode du gouvernement
de Venise.
44 4. — Les formes politiques résistent donc comme
les langues (374), comme les religions (417), aux es-
sais de classification et de coordination scientifique.
D'un autre côté, comme elles sont loin d'avoir le même
degré de persistance que les langues et les religions,
elles ne peuvent pas être d'aussi surs indices de la
consanguinité des races et des liens ethnologiques;
elles ne peuvent pas aussi bien se distribuer ethnolo-
giquement et géographiquement. Cependant, les ins-
titutions politiques ont encore par là beaucoup de res-
semblance avec les langues, et ce qui le prouve, c'est
la disposition très-remarquable que de tout temps on
a eue à adopter les mots des langues étrangères, pour
désigner les idées et les institutions politiques des na-
tions étrangères, à mesure que celles-ci ont été mieux
connues et mieux comprises. Quelquefois cette dispo-
sition a été poussée jusqu'à un excès systématique ou
prétentieux, mais le plus souvent elle a été la consé-
quence toute naturelle de Timpossibilité sentie par
tout le monde de traduire ces mots d'une langue dans
une autre. De même que les Grecs, quand ils ont été
mis en rapport avec les Perses, ont adopté le mot de
mtrape, ainsi nous avons adopté ceux de vizir, Ae pacha,
quand nous avons connu les Turcs, ceux de cacique et
de iiuniflarin qui ne sont pourtant pas précisément
202 LIVRE IV. — CHAPITRE X.
américains ou chinois) quand nous avons connu les
Américains et les Chinois ; et depuis que nous prati-
quons tant les Arabes, nous ne pouvons plus nous pas-
ser des termes de acheik et d'émir. Nos aïeux em-
ployaient comme nous les noms de czar. de sultan, de
khan, de scha/i; tandis qu'il ne nous vient pas en pen-
sée d'employer le mot de gi/een pouf désigner la reine
d'Angleterre qui a pourtant des attributions un peu
différentes de celles de nos anciennes reines, parce
qu'après tout les diverses royautés européennes se
ressemblent encore beaucoup , eu égard aux diffé-
rences qui les séparent de ces monarchies lointaines,
auxquelles nous conservons leurs noms exotiques, ou
pour lesquelles nous adoptons les noms forgés tant
bien que mal par les premiers voyageurs.
Les instincts et les idées politiques dépendent cer-
tainement du génie natif des races ; ils ne dépendent
pas moins des climats et du terroir, et à cet égard
l'Asie et l'Europe offrent un contraste qui déjà frap-
pait Aristote, autant qu'il nous frappe après vingt et
quelques siècles d'observations. Mais les institutions
politiques dépendent plus immédiatement encore du
genre de vie, qui au contraire influe moins directe-
ment sur la constitution des langues et des dogmes
religieux. Le genre de vie, nomade ou sédentaire, rus-
tique ou citadin, voilà ce qui tend surtout à caracté-
riser les institutions politiques : le passage d'un genre
de vie à l'autre, voilà la cause la plus efficace des mu-
tations qu'elles subissent. Le plus remarquable chan-
gement qu'aient éprouvé les institutions politiques à
une époque plus ou moins reculée, selon qu'il s'agit
de peuples qui ont apparu plus tôt ou plus tard sur la
DES PRINCIPES ET DES IDÉES POLITIQUES. 203
scène historique, c'est celui que les jurisconsultes si-
gnalent, surtout au point de vue du droit civil, dans
le passage des lois personnelles aux lois territoriales.
Tant que les progrès de l'agriculture et des arts n'ont
pas complètement tîxé une population au sol qu'elle
habite ou ne l'ont pas enfermée dans des murailles,
il n'y a pas, à proprement parler, de patrie ni de ci-
toyens, mais des clans, des tribus, des hordes, pour
qui le lien du sang et non le domicile commun est le
principe du droit politique. Les populations de races
diverses, mêlées sur le même territoire, restent poli-
tiquement distinctes, par cela même qu'elles conser-
vent chacune leurs dialectes, leurs mœurs et leurs cou-
tumes. Plus tard les populations s'enracinent dans le
sol et en même temps les idiomes se mélangent ou
l'un d'eux absorbe les autres; les généalogies se con-
fondent; l'idée de la patrie commune prévaut sur le
souvenir de la consanguinité; le droit civil devient
territorial et l'unité politique se fixe dans la cité, dans
la nation ou dans l'état. Quel changement plus con-
sidérable a jamais pu s'accomplir dans les institutions
et dans les idées politiques ! Et pourtant Ton peut
concevoir et l'on observe en effet des formes démo-
cratiques, aristocratiques, monarchiques, mixtes, aussi
bien chez des peuples pasteurs et nomades que chez
des peuples agriculteurs et fixés au sol, ou dans des
cités commerçantes. Celte communauté de formes ne
saurait autorisera confondre dans la même catégorie
le gouvernement qu'exerce un chef de clan ou de
horde avec les tyrannies de la Grèce antique ou de
l'Italie du moyen-âge, avec les grandes royautés de
J'Asie ou le principat romain, avec la royauté de Phi-
204 LIVRE IV. — CHAPITRE X.
lippe-Auguste ou celle de Louis XIY. Il y a loin du
lien personnel entre le chef barbare et les hommes
qui lui ont donné leur foi en s'attachant à sa personne,
au lien féodal qui résulte de l'idée de seigneurie et de
vassalité territoriale. La démocratie d'une tribu, telle
que celles des Hébreux sous les Juges, ne ressemble
guère à la démocratie américaine. Une classification
théorique qui grouperait des choses si disparates ne
peut ètrequ'uneclassiticationscolastique et artificielle.
445. — On se rapprochera beaucoup plus (à notre
sens du moins) du fond de vérité ethnologique et histo-
rique, on entrera dans des voies de distribution moins
artificielles, si l'on rattache les institutions politiques à
trois phases de la vie sociale, selon qu'il s'agit de po-
pulations nomades, sédentaires ou urbaines, dont les
instincts et les affections politiques ont pour point de
départ
la Tribu, le Pays, la Cité,
auxquels correspondent autant de régimes ou de for-
mes de gouvernement qu'on peut qualifier d'élémen-
taires ou de primitifs, à savoir les gouvernements
patriarcal, seigneurial, municipal.
Parlons d'abord du gouvernement patriarcal. Tant
que les peuples vivent de la vie nomade ou pastorale,
ou que leurs occupations agricoles n'aboutissent qu'à
une appropriation passagère ou intermittente du sol,
au profit de la tribu et non des individus, à cette époque
où les hommes se gouvernent par l'idée du lien du
sang, nullement par celle du domicile ou de la patrie,
il est naturel que les familles se groupent autour d'une
DES PRINCIPES ET DES IDÉES l'OLITIQLES. 205
famille plus puissante, et que l'autorité du chef de
tribu, de horde, de clau ou de gens^ soit constituée à
l'image de l'autorité du chef de famille. L'inégalité
des aptitudes guerrières, les chances des combats amè-
neront des parvenus, dans cet ordre de choses comme
dans tout autre, mais sans intervertir foncièrement
l'institution. Les groupements, les assujettissements
de tribus non fixées au sol (donnant lieu quelquefois
à l'apparition de puissances formidables qu'on a mal
à propos appelées des empires) n'auront qu'une exis-
tence éphémère; ils se déferont presque aussi vite
qu'ils se seront formés ; les institutions continueront
d'être essentiellement patriarcales.
Si des tribus suffisamment homogènes se fondent
en une seule, et que la grande tribu ainsi formée se
fixe sur le sol, s'adonne à l'agriculture, se trouve suf-
fisamment isolée et cantonnée, soit par des obstacles
physiques, soit par la grande inégalité de culture so-
ciale entre elle et ses voisines, les mœurs pourront
s'adoucir, les institutions pohtiques pourront se per-
fectionner, toujours sous l'influence de ce principe
patriarcal. D'oii il résulte que dans une pareille tribu,
l'idée de la paternité du gouvernement, celle que le
gouvernement est institué dans l'intérêt des gouver-
nés, pourront devenir la base (théorique au moins)
des institutions et de la morale publique, bien avant
que la suite des événements historiques ait usé succes-
sivement d'autres principes de gouvernement, et mis
finalement en vogue des principes analogues chez des
peuples destinés à un développement d'institutions
* Genus, gens {gentia).
206 LIVHE IV. — nriAPITRK X.
plus l'icho ot plus varir. La Chine, jusqu'aux con-
(jurles tartares, et (d'après ce qu'on nous en rap-
porte) le Pérou avant la conquête espagnole, ont of-
fert des exemples de cet arrêt de développement .
446. — Lorsque les populations nomades, soit par
une transformation paisible de leurs habitudes, soit à
la suite de conquêtes faites sur des nations plus civi-
lisées, deviennent tout-à-fait sédentaires et agricoles,
et que le servage de la glèbe s'est peu à peu substitué
à l'esclavage domestique, un nouveau principe d'au-
torité et de gouvernement se fait jour, celui de la sei-
gneurie territoriale. La grande propriété précède na-
turellement la petite. Il doit se passer bien des siècles
avant que l'on songe à morceler des forêts, des pâtu-
rages. La propriété indivise du territoire occupé par
un clan à demi nomade devient naturellement la pro-
priété du chef de clan, et celui qui défriche une par-
celle du sol cultivable, la défriche à titre de colon,
sous la charge d'une redevance ou d'un service. En
cas de conquête, le chef reçoit un vaste territoire
dont il retient le haut domaine, en le subdivisant
entre ses compagnons d'armes. Même dans nos formes
modernes, lorsqu'il s'agit de coloniser un territoire
inculte, l'Etat, pour l'ordinaire, procède d'abord par
grandes concessions, parce qu'ainsi le veut encore la
bonne organisation de l'entreprise.
Sous l'empire de pareils faits, le droit politique
doit tendre à se mouler, non plus sur l'organisation
de la famille et sur le droit qui régit les personnes,
mais sur le droit civil en tant qu'il règle la propriété
des biens et la transmission des patrimoines. Et voyez
les conséquences de l'avènement d'une telle idée :
DES PRINCIPES ET DES IDÉES POLITIQUES. 207
elle tend à réprimer puissamment l'esprit d'invasion
et de conquête, puisqu'elle oblige la conquête à se
couvrir des apparences d'une revendication d'héritage,
d'une répétition de dot, sous peine d'avoir dans l'es-
prit des peuples l'odieux d'un vol à main armée. Elle
civilise le droit international, en même temps qu'elle
entretient les sujets dans la soumission à un pouvoir
qu'on ne croirait pas pouvoir ébranler sans ébranler
en même temps tous les droits de propriété civile
auxquels chacun tient tant, et dont la base est réputée
la même. Elle civilise le pouvoir lui-même qui se sent
tenu de gouverner, sinon en père de famille, dans le
sens qui s'attache à ces expressions sous le gouverne-
ment patriarcal ou paternel, du moins en père de fa-
mille, dans le sens oii les jurisconsultes romains ont
employé ces mots, et oià nos légistes les prennent à
leur imitation. De toutes manières donc l'idée de la
seigneurie territoriale est éminemment favorable aux
progrès d'une civilisation avancée, partout oii elle
peut se conserver; et là où elle finit par s'user com-
plètement, il n'y a plus de place pour les institutions
que façonne le temps; il n'y en a plus que pour les
constitutions théoriques, faites de toutes pièces, de la
solidité desquelles on peut juger par l'expérience.
447. — Arrivons à notre troisième rubrique, celle
du gouvernement nmnicipaL II est clair que les
hommes, en bâtissant des villes pour y fixer leur sé-
jour et pour en faire le centre d'un commerce d'é-
change, le siège d'une industrie développée, organisée
conformément aux principes de la division et de la
distribution du travail, se sont par cela même créé
des centres d'affections, d'intérêts, en même temps
208 LIVRE IV. — CHAlMTRi: X.
qu'ils faisaient naître des intérêts, des besoins géné-
raux auxquels il a fallu pourvoir. Une ville, quant
aux signes extérieurs et matériels d'unité et de com-
munauté d'inténHs, est comme un vaisseau, une ca-
ravane, avec cette différence que la communauté
cesse quand le vaisseau ou la caravane sont arrivés au
terme du voyage, tandis que la ville dure des siècles
et que les souvenirs du passé viennent renforcer les
impressions actuelles. La ville a ses murailles, ses
temples, ses marchés, ses rues, ses ports, objets d'une
utilité palpable, commune à tous, qu'il a fallu con-
struire et qu'il faut entretenir à grands frais, à la
construction et à l'entretien desquels tous sentent
l'opportunité de concourir : rien n'est plus propre à
donner d'abord l'idée d'une chose publique, de l'inté-
rêt qu'elle fait naître, du droit de la surveiller. Vienne
une guerre qui amène l'investissement, le siège de la
ville : quels que soient d'ailleurs les liens qui la rat-
tachent à un gouvernement extérieur, ces liens se
trouveront momentanément brisés; la communauté
recouvrera le droit de se gouverner, de s'administrei',
de se défendre elle-même; ses murs et la vaillance
de ses habitants feront sa sûreté; la population cita-
dine exercera un légitime ascendant sur la population
rurale à qui la ville aura donné abri et protection.
Le plus ordinairement sans doute, la ville n'arri-
vera pas pour cela à constituer définitivement une
unité politique indépendante; les intérêts locaux ou
municipaux seront gérés par des magistrats sous l'œil
et quelquefois avec la participation ou le contrôle de
ses habitants, sans que ces magistrats puissent pré-
tendre à exercer un pouvoir politique, à gêner ou à
DES PRINCIPES ET DES IDÉES POLITIQUES. 209
limiter l'action du pouvoir politique existant. Mais,
supposons que la ville se trouve par sa population,
par son commerce, par sa richesse, par l'esprit belli-
queux et tenace de ses habitants, par la faiblesse, la
pauvreté, la désunion de ses voisins, ou par la fai-
blesse du pouvoir politique dont elle dépendait, eu
état de s'émanciper et de réclamer l'indépendance
politique ou une participation à la puissance politique :
nous verrons naître des institutions politiques cal-
quées sur les institutions municipales, ou plutôt nous
verrons les institutions municipales prendre le carac-
tère d'institutions poHtiques; nous aurons ce phéno-
mène que, dans l'histoire, on appelle une république.
A la rigueur on conçoit des municipalités rurales,
formées à l'instar des municipalités urbaines, là où
la configuration du sol groupe très-naturellement
entre eux les habitants d'une vallée, d'un canton,
leur fournit de fréquentes occasions de se voir et de
s'entretenir d'intérêts communs, leur donne des rem-
parts naturels, propres à produire le même effet que
les murailles d'une ville. Dans dépareilles conditions,
mais qui sont fort rares, les institutions politiques
pourront encore se mouler sur le type municipal , et
il y aura lieu d'appliquer toutes les observations déjà
faites.
448. — La suspension momentanée des formes
électives, l'élévation d'une tyrannie (comme disaient
les Grecs), d'un principal (comme disaient les Ro-
mains), d'un stathoudérat (comme disaient les Hol-
landais), ne détruira pas l'essence du type municipal,
tant que le maintien du tyran ou du prince dépendra
en fait de l'influence d'un corps de bourgeois, d'un
r. //. 14
210 LIVRE IV. — CHAPITRE X.
corps de métier ou de la j)opulace d'une ville : ce
sera toujours une ville qui se gouvernera à sa guise
et qui exercera sa souveraineté sur le territoire qui
relève d'elle. La conclusion doit être tout autre, s'il
arrive que la tyrannie dure assez et soit assez habile-
ment exercée pour changer le point d'appui et la
force du gouvernement. Alors, ce qui était dans l'ori-
gine une forme accidentelle du gouvernement muni-
cipal ou républicain, pourra devenir à la longue une
seigneurie patrimoniale ou une monarchie militaire.
Les souvenirs municipaux ou républicains ne se per-
pétueront plus que dans l'histoire.
Et dès lors on voit bien pourquoi, encore qu'il y
ait eu et qu'il y ait beaucoup de villes, les vraies ré-
publiques sont des phénomènes historiques si rares,
si exceptionnels, et relativement si peu durables, sauf
des exceptions plus rares encore : car, l'agglomération
de population urbaine, qui est si favorable à la.puis-
sance de l'idée d'une chose publique, est très-favorable
aussi aux agitations, aux révolutions intérieures qui
font demander à d'autres principes, à d'autres forces,
la sécurité et la stabilité dont on sent le besoin. D'un
autre côté, la cité ne peut se passer d'un territoire, et
la puissance territoriale de la cité ne peut s'accroître
beaucoup sans entraîner un déploiement de force mi-
litaire et une fusion des populations assujetties, qui
tendent à altérer l'essence du gouvernement municipal.
Si la puissance extérieure de la cité cesse de s'accroître,
il est conforme à la nature des choses qu'elle entre
dans une voie de décroissement, et que des puissances
voisines, non soumises aux mêmes causes d'arrêt,
parce que leur principe d'organisation interne est dif-
DKS PRINCIPES KT DKS IDÉES POETIQUES. 211
férent, finissent par l'absorber : à moins que leurs
jalousies mutuelles ne conspirent pour la faire durer
plus ou moins longtemps dans son état de faiblesse et
de nullité politique.
449. — .Nous \enons de passer en revue les trois
formes simples d organisation politique, que l'on
pourrait appeler normales, en ce sens que l'ethnologie
et l'histoire nous les signalent comme ayant été (les
deux premières surtout) d'une application ordinaire,
habituelle, conforme au cours naturel des choses hu-
maines. Sans prétendre définir l'anomalie et l'excep-
tion, ni surtout fixer invariablement le nombre des
anomalies, nous signalerons encore deuœ formes ano-
males, procédant des deux principes
militaire, théocratique.
Le gouvernement militaire se fonde essentiellement
sur l'existence et la force d'une milice. Certes, tous
les gouvernements, toutes les institutions politiques
s'appuient plus ou moins sur la force des armes, sur
la valeur guerrière, sur le droit de la guerre. Nous
nous en sommes suffisamment expliqué plus haut.
Dans l'état primitif, chaque homme est à la fois sol-
dat et chasseur, pâtre ou laboureur. Plus tard le mé-
tier des armes devient la prérogative d'une tribu ou
d'une nation conquérante, d'une caste, d'une noblesse.
La plèbe qui a cessé de manier les armes, perd la
hardiesse de cœur, la générosité de sentiments, l'a-
mour de l'indépendance et de la liberté qui caractéri-
saient originairement tous les membres de la tribu;
l'esclavage, le servage, la sujétion féodale tiennent en
grande partie à cette cause.
212 LIVRE IV. — CHAPITRE X.
Mais tout cela ne constitue pas le cas exceptionnel
que nous avons en vue ; tout cela ne crée pas une mi-
lice professionnelle, soldée, enrôlée sans distinction
de naissance, ni par conséquent le gouvernement mi-
litaire proprement dit. Le gouvernement d'une milice
qui, pour une solde ou pour des largesses, obéit aveu-
glément à ses chefs ou les dépose violem aient, sans
aucun souci du droit, est bien véritablement le gou-
vernement de la force; et certaines milices del'Orient,
recrutées par des esclaves achetés, en ont offert le type
le plus odieux.
Il en est de l'autorité de la religion comme de la
force des armes : aucun gouvernement ne s'en est
tout-à-fait passé jusqu'à présent; mais autre chose est
l'alliance habituellement contractée entre les institu-
tions politiques et religieuses, autre chose est le cas
exceptionnel d'un gouvernement fondé sur le principe
théocratique ou sacerdotal. On trouve, dès le berceau
de la société, des sorciers, des devins et des sacrifica-
teurs ; tandis qu'il faut un concours dé circonstances
particulières pour que, de cette ébauche d'organisation
sacerdotale, sorte un véritable sacerdoce dévolu à une
caste ou à une corporation, et d'autres circonstances
encore plus singulières pour que le sacerdoce, non
content de l'influence indirecte qu'il exerce toujours,
parvienne à se saisir du pouvoir politique et à le con-
server. Le guerrier est volontiers dévot et porté au
respect pour le prêtre, mais une abnégation complète
du droit de l'épée, de la part de ceux qui manient
l'épée, est peu conforme aux lois du cœur humain ;
et en tout cas il suffit d'une conquête, d'une révolu-
tion politique pour faire reprendre aux choses leur
DES PRINCIPES ET DES IDÉES POLITIQUES. 213
cours habituel. Les Hébreux et les Arabes, à certaines
époques de leur histoire, ont offert les plus mémo-
rables exemples d'uii gou\ernement à la fois guerrier
et théocratique, sans être précisément sacerdotal. Une
communauté de quakers américains ou une mission
du Paraguay fournissent l'exemple de gouYernements
essentiellement théocratiques et pacifiques. Il ne faut
pas ranger dans la catégorie des gouvernements théo-
cratiques des seigneuries ecclésiastiques, comme on
en a tant \u en Europe au moyen-âge et jusque dans
les temps modernes, sous l'empire de l'idée de la sei-
gneurie territoriale : car, il résulte de cette idée même
qu'une Église, une communauté quelconque, un siège
quelconque peuvent être accidentellement investis
d'une seigneurie grande ou petite, comme ils seraient
saisis de tout autre bien temporel, par la seule vertu
des principes du droit civil.
450. — Revenons à nos trois types normaux que
nous avons surtout considérés à l'état primitif ou élé-
mentaire. Il est aisé de comprendre que le cours des
événements, les principes qui président à la compo-
sition et à la décomposition des corps politiques, la
confédération, l'assujettissement, la conquête, doivent
entraîner des complications sans nombre dans la dis-
tribution du pouvoir politique, complications qui ré-
sistent à toute classification régulière. Le proverbe
veut sans doute que les gros mangent les petits, mais
non pas qu'ils les digèrent toujours; et tant que la di-
gestion ou l'absorption n'est point complète, les traces
subsistantes de l'individualité primitive donnent lieu
à des bigarrures sur lesquelles la théorie n'a pas de
prise. Une horde en subjugue une autre, l'entraîne
214 LIVRE IV. — CHAPITRE X.
dans ses expéditions guerrières, mais laisse les chefs
de la horde soumise régler à leur manière leurs af-
faires d'intérieur, rendre la justice, faire la police,
suivre leurs coutumes. Dans les grands empires tei'ri-
toriaux, que de diversités dans les relations politiques
du suzerain et du vassal, du roi des rois et des rois ou
vice-rois locaux, de la cité maîtresse et des cités plus
ou moins asservies ! Dans une confédération de sei-
gneurs, de villes, de cantons, d'États, que de variétés
et de délicatesses dans l'attrihution de telle ou telle
part de la souveraineté ou de l'hégémonie, soit à cha-
cun des confédérés, soit aux plus puissants d'entre
eux, soit à un pouvoir fédéral ! Que de modifications
la distribution du pouvoir politique n'a-t-elle pas su-
bies dans les hiérarchies féodales de la France et de
l'Allemagne, avant d'aboutir en France à la concen-
tration de tout le pouvoir politique entre les mains
royales, en Allemagne à un affranchissement complet
ou presque complet de la puissance impériale !
Quand l'agrandissement du corps politique a lieu
par voie de confédération, de colonisation, ou même
par voie d'assujettissement personnel (pourvu que cet
assujettissement n'aille pas jusqu'à précipiter dans
l'esclavage ou l'hilotisme la race assujettie), l'idée d'un
intérêt commun n'est point perdue, et par consé-
quent le principe d'un bon gouvernement, agissant
dans l'intérêt commun, prévaut encore. 11 en est tout
autrement dans le cas de conquête territoriale. Le but
du gouvernement est nécessairement alors l'exploita-
tion du territoire conquis et des populations qui l'ha-
bitent, au profit du peuple conquérant et de ses chefs.
Et la force de cette situation doit inévitablement ré-
DES PRINCIPES ET DES IDÉES POLITIQUES. 213
agir, même sur les institutions natives du peuple con-
quérant. 11 a besoin d'organiser dans son sein un
pouvoir plus fort, d y tendre les liens de solidarité,
de sacrifier plus souvent, dans un but de protection
énergique, les intérêts des individus à l'intérêt de
l'être collectif. Doù à la longue cette idée que les in-
dividus existent pour l'accroissement de la force so-
ciale, non la force sociale pour la protection et l'a-
mélioration du sort des individus associés (ou pour
ce que notre dix-huitième siècle appelait, dans son
langage philosophique et sentimental, le bonheur des
hommes) : idée qui tantôt a produit les sacrilices les
plus sublimes, et tantôt a favorisé l'établissement des
plus abominables despotismes. En effet, toute cette
hiérarchie de sultans et de pachas (sous quelques
noms qu'on les désigne' ne s'applique manifestement
qu'aux grands empires fondés sur la conquête terri-
toriale, et où les traces de la conquête sont toujours
subsistantes. Leur grandeur même et la dissémination
de la population conquérante y doivent exagérer les
conséquences du principe monarchique jusqu'à la
servilité et dans un but avoué d'exploitation et d op-
pression. Une république, une compagnie de mar-
chands pourraient d'ailleurs prendre la place du des-
pote, sans que les conditions de la vie sociale, sans
que le principe essentiel des institutions politiques en
fussent changés.
451 . — La confédération des petites puissances po-
litiques, chefs de clans ou seigneurs territoriaux, con-
duit naturellement à la formation d'une aristocratie
de naissance et d'une aristocratie territoriale, au sein
des grands corps politiques qui se forment à la longue
216 LIVRE IV. — CHAPITRE X.
par l'agrégation de pareils éléments; et selon les parts
faites à l'aristocratie et à l'autorité centrale, la consti-
tution politique variera par nuances indescriptibles,
jusqu'à ce que l'aristocratie, perdant tout pouvoir po-
litique, ne soit plus qu'une noblesse propre à décorer
une Cour. Mais les véritables aristocrates (apioToi, opti-
mates), au sens des philosophes et des hommes d'État
grecs et romains, appartiennent essentiellement au
régime municipal. Tandis que des chefs de clans, des
seigneurs, des gentilshommes ne sont qu'accidentel-
lement réunis en diète pour traiter de leurs affaires,
un patriciat citadin se compose de gens qui vivent
côte à côte, qui peuvent former des sénats, des as-
semblées permanentes, ou du moins se consulter tous
les jours ; qui stipulent expressément pour leur ordre
et non pour leurs intérêts individuels. La simple dis-
tinction des natifs et des métèques, de ceux dont les
familles ont depuis longtemps supporté les charges
municipales, et de ceux qui viennent s'établir dans la
cité pour profiter des ressources que ce séjour pro-
cure, donne déjà une base rationnelle aux préroga-
tives politiques d'une classe d'habitants : la longue
possession de la richesse et des charges municipales
ne rend pas moins raison de l'établissement d'un pa-
triciat proprement dit, plus étroitement obligé à jus-
tifier par la continuation des services rendus le main-
tien de ses privilèges. L'aristocratie patricienne met
en général la sagesse, l'habileté, l'esprit de suite et
de conservation dans le gouvernement de la chose
publique : tandis que l'aristocratie nobiliaire ou sei-
gneuriale sert ordinairement par ses fautes, par son
étourderie, par ses inconséquences, par les troubles
DES PRINCIPES ET DES IDÉES POLITIQUES. 217
et les désordres qu'excitent ses intérêts ou ses pas-
sions égoïstes, la cause des gouvernements absolus; à
moins que. par suite du changement des mœurs et
des liabiludes sociales, elle ne prenne peu à peu
le caractère d'un patriciat citadin. Assurément la
Chambre des Lords, délibérant sur les intérêts du
monde, ressemble plus au sénat romain qu'à une
diète de gentilshommes polonais ou à un parlement
de barons anglo-normands, du temps de Jean-Sans-
Terre, occupés surtout de défendre leurs droits de
chasse contre les officiers du suzerain.
452. — En général, s'il y a un progrès incontes-
table, au point de vue de la stabilité des institutions
et de l'adoucissement des mœurs publiques, dans la
substitution du droit politique territorial au droit po-
litique purement personnel (446), il y a un progrès
rationnel (trop souvent obtenu, il est vrai, aux dépens
delà stabilité) dans le passage du droit politique fondé
sur la seigneurie de la terre, à cet autre droit poli-
tique, dérivé du type municipal, et que suggère ordi-
nairement aux hommes leur réunion dans de grandes
cités. Il est plus conforme aux instincts naturels que
le propriétaire d'un canton conduise ses colons à la
guerre et leur rende la justice : il semble de prime
abord plus conforme à la raison philosophique que
les membres d'une cité choisissent leurs juges, leurs
généraux, leurs magistrats, et au besoin se donnent
un magistrat suprême et héréditaire, s'ils ne croient
pas pouvoir être bien gouvernés autrement, opinion
que met ordinairement en vogue la turbulence démo-
cratique, après l'affaiblissement ou la chute des insti-
tutions patriciennes. De la même manière donc qu'on
218 LIVRE IV. — CHAPITRE X.
peut rapporter à nos trois catégories dominantes trois
sortes d'aristocratie,
la Noblesse du sang, la Noblesse seigneuriale,
le Patriciat.
on peut y rapporter trois sortes de monarchie qu'on
nous permettra de nommer (pour rendre notre pensée
le moins imparfaitement possible) :
l'Autocratie, la Souveraineté territoriale,
le Principat.
Le principal n'est plus rautocratie primitive, attribuée
à une généalogie illustre entre toutes les autres, à
une vaillance renommée entre toutes les autres, et
correspondant à un genre de vie nomade, semi-no-
made ou barbare; ce n'est pas davantage la royauté
domaniale ou la souveraineté transmise à l'instar du
domaine utile qui en est réputé un démembrement,
une émanation : c'est la personnification, la repré-
sentation de la cité ou de Y État, dont l'idée n'est que
celle de la cité, appliquée sur une plus grande échelle
territoriale.
Et comme les extrêmes se rejoignent souvent, et
que les progrès de la civilisation, le développement
du commerce, la facilité des communications et des
transports, les institutions d'instruction publique,
surtout la presse et les journaux, tendent d'une part
à faire d'un grand État comme une grande agglomé-
ration urbaine où chacun communique aux autres ses
idées et ses passions, d'autre part à donner à des po-
pulations i'épandues sur de vastes territoires cette
comiiuinauté de langue, de mœurs, de lois, d'intérêts.
1
DES PRINCIPES ET DES IDÉES POLITIQUES. 219
qui dans l'origine n'appartenait qu'à de petites peu-
plades, on a vu de grandes nations, qui voulaient se
gouverner à l'instar de cités fameuses, imaginer le
principe de la souveraineté nationale : entendant ap-
paremment exprimer par là que tous les pouvoirs po-
litiques auxquels une nation se soumet n'existent que
pour la nation et par le consentement exprès ou tacite
de la nation, sans qu'aucun droit de naissance, au-
cune prétention domaniale puisse infirmer le droit
d'une nation de régler son gouvernement à sa guise,
pas plus que le droit d'une cité de régler à son gré ses
institutions municipales.
C'est ainsi que les trois idées politiques sur lesquelles
a pivoté toute cette discussion,
la Tribu, le Pays, la Cité,
se trouvent représentées, dans une sphère de civilisa-
tion supérieure, par trois idées corrélatives.
la Nation, la Patrie, l'État,
qui toutes trois tendent à se rapprocher et à se con-
fondre, sans que pourtant l'identité soit complète.
Même aujourd'hui, et chez les peuples les plus civi-
lisés, il y a des séparations et des réunions qu'on ré-
clamé dans un intérêt de nationalité et qu'on repousse
dans un intérêt d'État. Tel philosophe allemand peut
éprouver parfois de l'embarras à définir et à mettre
d'accord ce qu'il doit à la nation à laquelle il appar-
tient, à la patrie qui lui a donné le jour et à l'État
dont il est le sujet.
io3. — En rappelant plus haut (448) les causes,
si évidentes d'aillairs, qui ont fait des institutions po-
220 LIVRE IV. — CHAPITRE X.
litiques, moulées sur le type municipal, une rareté
dans l'histoire, nous n'avons point entendu contra-
rier ceux qui comptent sur l'avenir pour transformer
en règle ce qui jusqu'ici n'a été qu'une exception.
Notre civilisation actuelle est elle-même un fait si
singulier, qu'il n'y a de prime abord rien d'invrai-
semblable dans la supposition qu'elle doit amener
l'établissement d'institutions politiques rarement com-
patibles avec les conditions de la société dans les âges
qui ont précédé le nôtre, et qui par tant de côtés res-
semblent si peu au nôtre. 11 est bien certain que les
progrès de la civilisation générale ont modifié et mo-
difieront encore plus les institutions politiques, de
manière à rendre bien moins profondes les différences
que ces institutions présentaient jadis, selon qu'elles
étaient fondées sur un principe ou sur un autre : en
sorte que des gouvernements originairement fondés,
l'un sur le principe de la seigneurie héréditaire,
l'autre sur le principe municipal, pourraient finir par
se ressembler beaucoup ou par ne différer que dans
des choses de style et d'étiquette. La question n'est
donc pas tant de savoir quelle forme politique est
destinée à prévaloir ou à devenir la règle commune,
que de savoir quelle est la part d'influence réservée
dans l'avenir aux institutions politiques; en quoi con-
siste proprement le caractère politique des institu-
tions; et les raisons qui rendent plus ou moins néces-
saire l'intervention d'un principe ou d'un pouvoir
politique, quel qu'il soit : voilà ce que nous nous
proposons d'examiner dans le chapitre suivant.
DE LA RAISON DU POUVOIR POLITIQUE. 221
CHAPITRE XI.
DU CONTRASTE ENTRE LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET LES INSTITUTIONS
SOCIALES. — DES RAISONS DE PERSISTANCE ET DE DURÉE DU POUVOIR
POLITIQUE.
454. — Autre chose est la forme politique, autre
chose est l'organisation ou (pour employer des termes
plus justes) la structure et le mécanisme du corps so-
cial. Une pièce de monnaie porte l'effigie du prince
ou l'emblème de la liberté publique : voilà le signe de
la forme politique que la nation s'est donnée ou qu'elle
accepte, et ce signe pourra changer par les revire-
ments de la politique; mais le poids, le titre de la
monnaie, toutes les autres conditions légales de sa fa-
brication et de son cours sont des choses qui, dans
une société bien ordonnée, doivent se régler pour la
plus grande facilité du commerce et des transactions
civiles, par des raisons tirées de l'état des arts, des
sciences et du commerce, conformément à la quantité
et au mode de production, de distribution et de cir-
culation des richesses; toutes choses qui ne dépen-
dent pas de la politique, au moins directement, ou
qui* en dépendent si peu, que souvent, après une ré-
volution politique, il n'y aura rien de changé à la
monnaie du pays que l'effigie.
Cette distinction est d'une importance capitale,
puisque, si les formes politiques subissent l'action de
222 LIVIIK IV. CHAPITRE XI.
certains principes d'altéi-atioii et de dégénéresceuce
qui en amènent fatalement la décadence et la ruine,
le mécanisme de la société, dans ce qui est indépen-
dant de la politique, peut bien être atfranclii de cette
dure nécessité, et se prêter au contraire à un perfec-
tionnement progressif et indéfini. Cependant, si capi-
tale que soit la OMIQUE. 251
la meilleure organisation de l'industrie et du travail,
la plus avantageuse exploitation de toutes les richesses
naturelles? D'abord il faudrait distinguer entre les
richesses aménagées et les richesses qui s'épuisent.
Laissez faire l'intérêt privé, et certainement il exploi-
tera, sans souci de l'aménagement ni des générations
futures, tout ce qui est actuellement exploitable avec
profit actuel. Mais, lors même qu'il s'agit de richesses
aménagées et exploitées avec souci de l'avenir, rien
n'autorise à affirmer que le plus grand bien général
doit nécessairement cadrer avec la résultante des in-
térêts particuliers.
Par exemple, les personnes versées dans l'écono-
mie forestière ont très-bien établi que l'aménagement
d'une forêt, le plus propre à donner le plus grand
produit annuel en mètres cubes de bois, et par consé-
quent le plus utile à la société des hommes, le meil-
leur au point de vue de l'exploitation des forces na-
turelles et des ressources du sol dans l'intérêt de
l'homme, est un aménagement séculaire dont aucun
particuher ne pourrait s'arranger; parce que, faisant
(comme il doit le faire la part de l'escompte, son re-
venu annuel, apprécié en argent, se trouverait de plus
en plus réduit, tandis que le produit matériel croîtrait
de plus en plus. Rien n'est plus facile que d'expliquer
ce paradoxe apparent et le conflit inévitable qui en
résulte entre l'intérêt général et l'intérêt privé. L'n
particulier hérite d'une forêt, et il la trouve aménagée
en taillis, comme le veut l'intérêt privé, ou en futaies
comme le voudrait l'intérêt général. Si c'est en taillis,
le sol est loin de rendre en bois tout le produit annuel
qu'il pourrait rendre par un plus long aménagement:
252 LIVRE IV. — niIAPlTRE XII.
mais, poiii* passer d'un aménagement à l'autre, il fau-
drait ajourner à long ternie la perception d'une grande
partie du revenu, et faire un calcul d'intérêt composé
pour comparer ce revenu éloigné au revenu actuel :
le résultat du calcul est de prouver au propriétaire
que, dans l'intérêt de sa descendance comme dans le
sien (à supposer même que l'intérêt de sa descen-
dance le touche autant que le sien propre), il vaut
mieux ne pas changer d'aménagement. Si au contraire
la forêt se trouve déjà à cet état d'aménagement qui
donne annuellement le plus grand produit en bois, le
propriétaire calculera, par les formules de l'intérêt
composé, ce que doit valoir à sa descendance le ca-
pital qu'il peut actuellement réaliser par une coupe
extraordinaire en abrégeant l'aménagement. De toute
manière, l'avantage général devra céder h un avan-
tage particulier; et cet avantage général restera très-
distinct de la somme des avantages particuliers de
tous les propriétaires, en y comprenant l'État lui-
même, s'il administre ses propres forêts en proprié-
taire ou en financier, plutôt qu'en vue de l'économie
générale de la société.
i78. — Si l'on va au fond de la difficulté, on voit
qu'elle tient précisément à ce que la loi de la compo-
sition des intérêts, vraie lorsqu'elle ne reçoit que
quelques applications partielles et limitées, n'est plus
qu'une illusion lorsqu'on veut l'appliquer sur une
très-grande échelle, par exemple en fait d'amortisse-
ment d'une dette publique. Ce sou, placé à intérêts
composés depuis une vingtaine de siècles, et les
sommes fabuleuses qu'il produit, sont un jeu d'esprit,
bon à laisser dans nos classes de mathématiques. Le
1
DE l'idée Économique. 253
capital réel, pas plus que la population, iie saurait
s'accroître en progression géométrique; et en général
la progression géométrique n'a d'existence que dans
le monde des idées. Si la formule de l'intérêt composé
pouvait s'appliquer en grand, si l'économiste pouvait
calculer comme le banquier, il serait de l'intérêt gé-
néral aussi bien que de l'intérêt privé, de faire coupe
blanche des futaies : car, le produit de la coupe se
convertirait en un capital réel, sous forme de fer
forgé, de poutres, de bordages; lequel capital réel en
produirait un plus grand au bout d'un au, un plus
grand encore au bout de deux, et ainsi de suite, eu
progression géométrique. Nous procurerions ainsi à
nos arrière-neveux, en abattant actuellement nos fu-
taies, une prospérité fabuleuse. C'est à quoi répugne
la nature des choses : mais il n'en résulte pas moins
de la constitution du système économique et com-
mercial (fondée sur la notion abstraite de la valeur
d'échange et sur l'emploi des métaux précieux comme
instruments de l'échange), que chaque particulier
peut faire, avec profit pour lui et les siens, le calcul
qui ne serait pour le corps de la société qu'une illu-
sion désastreuse. Inutile d'ailleurs d'éplucher et de
critiquer les données physiques de notre exemple,
puisqu'il suffit, pour renverser une maxime en tant
que maxime, de concevoir nettement la possibilité
d'une hypothèse qui mettrait la maxime en défaut.
479. — Supposons maintenant qu'il s'agisse de
comparaisons à établir entre des produits non simi-
laires. On brûle ici du charbon de bois et là de la
houille; on cultive l'olivier dans le midi, et dans le
nord on récolte des graines oléagineuses; plus au
254 LIVRE IV. — CHAPITRE XII.
midi encore ou cultive le coton, et plus au nord le
lin ou le chanvre; on consomme ici du vin, ailleurs
du cidre ou de la bière; ailleurs encore on convertit
la fécule en alcool. Ce qui favorise les producteurs de
houille pourra nuire aux propriétaires de bois; ce qui
provoque l'extension des houblonnières pourra faire
arracher des vignes. Comment appliquera-t-on alors
l'idée de l'optimisme économique? S'il ne s'agissait
que d'un procès entre la canne et la betterave, je crois
qu'on pourrait comparer les rendements en sucre, à
un titre bien connu, et s'arranger pour avoir le ren-
dement maximum : mais, si l'on comparait de même,
d'après la proportion d'alcool qu'elles renferment,
les diverses boissons alcooliques qui entrent dans
nos consommations, il est clair que le résultat de la
comparaison serait par trop défavorable à la bouteille
de Chambertin, comparée au litre d'eau-de-vie de
pommes de terre. Il faudrait donc, selon le principe
favori d'une école célèbre, s'en rapporter au cours du
commerce libre, et regarder comme le plus grand
produit économique, le plus grand produit en argent,
pourvu que le commerce n'éprouve de "la part des
Gouvernements, ni entraves ni encouragements arti-
ficiels. Mais, si une telle identification est inexacte,
comme on vient de le voir, même dans le cas si simple
oii l'on n'a à s'occuper que des divers modes d'amé-
nagement d'une même espèce de produits, à plus
forte raison deviendra-t-elle arbitraire lorsqu'on aura
à comparer les productions de denrées non similaires.
Et d'ailleurs le bon sens dit que les caprices de la
mode et de la vanité, la perversion des goûts dans la
nmltitude ou dans les classes privilégiées, peuvent
DE L IDÉE ÉCOISOMIQUE, 255
agir sur les prix du commerce dans un sens aussi dé-
favorable que les mesures arbitraires ou systéma-
tiques prises par les Gouvernements. Personne ne
croira que la liberté du commerce de 1 opium soit un
grand bienfait, même au point de vue économique,
pour les habitants du Céleste-Empire et pour le
monde en général. !1 est bien plus sage et plus juste
de reconnaître que le principe de l'optimisme écono-
mique nous fait alors défaut, et qu'il n'est pas pos-
sible d'en tirer une solution du problème.
480. — Ces considérations diverses peuvent trouver
leur application sur une échelle plus grande encore.
Il vaudra certainement mieux, pour la plus utile or-
ganisation du travail humain, pour la plus complète
et la plus habile exploitation des forces et des res-
sources naturelles , que chaque culture, chaque in-
dustrie soient développées de préférence dans le pays
et chez le peuple les mieux placés pour cela. Un tel
arrangement froissera peut-être beaucoup d'intérêts
politiques et nationaux ; il procurera peut-être h cer-
taines races d'hommes une supériorité écrasante sur
d'autres races moralement aussi intéressantes ou plus
intéressantes ; nous n'examinons pas si c'est une ten-
dance heureuse qu'il faille seconder dès qu'on en a
e pouvoir, ou une tendance fâcheuse contre laquelle
til faille lutter tant qu'on le peut : nous affirmons seu-
lement qu'il y a là une application claire, palpable,
rigoureuse d'un principe d'optimisme économique
que la raison conçoit, abstraction faite de toute forme
politique, de tout intérêt de nationalité ou de race,
quelles qu'en puissent être les conséquences morales.
Mais en revanche, dès qu'il s'agit de produits non si-
256 LIVRK IV. — CHAPITRE XII.
niilaires, la règle lait défaut, la démonstration nous
échappe, la raison éternelle ne rend plus d'arrêts; et
dans le silence d'un tel tribunal, il semble que les na-
tions ou les corps politiques rentrent dans tous leurs
droits de légitime défense ou môme d'entreprise of-
fensive. Il faut du moins leur démontrer par d'autres
moyens qu'en en faisant usage ils iraient contre leurs
intérêts bien entendus.
Dès lors (dans la plupart au moins des applications
qu'on en fait) le fameux adage économique : laissez
faire, laissez passer , ne peut signifier qu'une chose, à
savoir que, dans les questions très-compliquées oti
nous courons grand risque de nous tromper pour l'ap-
plication de nos théories, le plus sûr, comme le plus
simple, est de laisser la Nature agir. On en dit sou-
vent autant à propos de la médecine, quoique l'on ne
mette pas en doute l'honnêteté du médecin, lors même
qu'il se trompe; tandis que l'on a toujours lieu de
craindre, dans l'institution des règlements économi-
ques, l'intluence des individus ou des classes qui
peuvent avoir des intérêts particuliers, contraires à
l'intérêt général : car, il arrive d'ordinaire que l'inté-
rêt général est moins chaudement défendu ou patro-
ué que les intérêts particuliers. Le laissez faire, laissez
passer peut donc bien subsister comme un adage de
sagesse pratique, s'il n'a pas la valeur d'un axiome
ou d'un théorème scientifique.
481. — Le principe contraire est celui qu'invo-
quaient au dernier siècle et qu'invoquent encore les
partisans de ce qu'on appelle le système réglemen-
taire, ceux qui pensent que l'industrie et surtout le
commerce ont besoin d'être contenus et dirigés par la
DE l'idée Économique. 257
puissauce publique, sinon pour le plus grand bien de
l'huiuanité en général (thèse que l'on abandonne vo-
lontiers aux esprits spéculatifs et un peu creux), du
moins pour le plus grand avantage de la nation que
l'on soumet aux règlements. Les partisans du système
réglementaire ne confondent pas la notion du règle-
ment avec la notion du droit (439); l'administrateur
ne pense pas que le filateur indigène ait droit à fabri-
quer exclusivement les fils de tel numéro, mais il
prohibe l'entrée de ces fils comme nuisible au dé-
veloppement de l'industrie nationale, dont la prospé-
rité se lie aux intérêts généraux du pays. Naturel-
lement le système réglementaire trouvera plus de
partisans parmi les administrateurs que parmi ceux qui
s'occupent d'économie publique en dehors de l'Ad-
ministration, et sans avoir d'intérêts personnels en-
gagés dans telles branches d industrie ou de négoce.
En ce sens l'on peut dire qu'à l'idée juridique succède
l'idée réglementaire, comme antagoniste de l'idée de
liberté économique.
Mais, si le commerce, l'industrie ont besoin d'être
réglementés, disciplinés, soumis plus ou moins à un
régime d'association et de solidarité, pourquoi la cul-
ture, l'exploitation du sol ne le seraient-elles pas?
Pourquoi l'État ne saisirait-il pas le haut domaine de
la propriété forestière, ou ne mettrait-il pas en syndi-
cat les forêts des particuliers, si c'est le moyen de ré-
primer une tendance fâcheuse de l'intérêt individuel
et d'établir l'aménagement qui donne le maximitm de
produits utiles? Pourquoi n'agirait-il pas de même à
l'égard des terres arables, si c'est le moyen de les
soumettre au système de culture le plus productif?
T. II. 17
258 LIVRE IV. — niIAPITRE XII.
Ceci mène tout droit, comme ou voit, à ce que l'on a
appelé de nos jours le socialisme, drapeau d'une secte
nouvelle dont le monde s'est effrayé à bon escient,
quand il a sondé les plaies de la société, et vu toutes
les passions et toutes les convoitises que l'esprit de
parti pourrait soulever, en agitant ce drapeau.
482. — Nous ne faisons ici que de la pure philoso-
phie, et pour nous par conséquent la seule question
qu'il s'agisse d'examiner est celle de savoir si les dé-
veloppements de la civilisation doivent amener le re-
lâchement progressif, ou au contraire le resserrement
progressif des liens de solidarité sociale. Or, la ques-
tion posée de la sorte semble à peu près résolue. Elle
l'est par l'histoire : car, nous voyons que les liens po-
litiques, les liens de caste, les liens rehgieux, les liens
mêmes de famille et de confraternité, toutes les insti-
tutions en un mot qui cimentent la solidarité du corps
social, sont allés sans cesse en se relâchant et en lais-
sant à l'activité individuelle un plus libre développe-
ment. Concevrait-on une interversion soudaine de
cette marche séculaire? Se figurerait-on un chef de
secte, l'inventeur d'une nouvelle règle de couvent,
capable de ranger sous cette règle des millions de
compatriotes, et qui plus est de l'imposer au monde
civilisé tout entier? Car, apparemment, les voyages,
le commerce, le mélange coutinuel des populations de
toute origine ne permettraient pas qu'une règle artifi-
cielle, gênante pour beaucoup de monde, quelque ad-
mirables qu'en fussent les résultats économiques, sub-
sistât longtemps dans un grand pays, en face de tant
d'autres peuples, pourvus aussi de quelques lumières,
qui s'en passeraient et qui s'en moqueraient.
DE l'idée Économique. 259
I^s mêmes raisons qui empêcheront le système ré-
glementaire de se développer dans l'économie inté-
rieure d'un pays, au point d'aboutir au socialisme.
useront peu à peu ce système , dans son application
aux rapports commerciaux de nation à nation, d'État
à État. En effet, comment supporter indéfiniment le
joug d'une règle arbitraire? et comment ne pas s'aper-
cevoir qu'elle est arbitraire, en voyant les mêmes ma-
tières si diversement réglementées d'un pays à l'autre,
sans raison bien apparente de cette diversité , autre
que l'inégalité des chances avec lesquelles ont com-
battu, ici et là, les mêmes intérêts particuliers? Le
laissez faire, laissez passer doit finalement triompher
ainsi, au moins dans la plupart des cas, non par dé-
monstration théorique, mais parce qu'il s'offre natu-
rellement à l'esprit de tout le monde, et qu'on ne lui
oppose partout que des règles artificielles et arbi-
traires, variables d'un pays à l'autre, faute d'un fil
conducteur qui rende possible l'application d'une
règle rationnelle.
483. — Nous ne saurions terminer ces considéra-
tions si brèves sur un sujet des plus compliqués, sans
nous reporter pour un moment à des considérations
d'un autre ordre, qui nous ont précédemment occupés
(314e/ 31oK II y a en efTet une grande analogie entre
l'idée de l'optimisme en économie sociale, et les idées
de l'optimisme et de la finahté en philosophie natu-
relle. L'un et l'autre principe ne comportent que des
applications partielles et relatives, dans certaines cir-
constances déterminées. Voilà tel détail d'organisa-
tion qui certainement est ce qu'il y a de mieux pour
que telle fonction s'accomplisse, pour que telle espèce
200 LIVRK IV. — CHAPITRE XII.
se perpétue : mais, élevez-vous plus haut, et deman-
dez pourquoi telle espèce a été destinée à figurer dans
la faune ou dans la flore d'une contrée plutôt que
telle autre? Le principe de l'optimisme et de la fina-
lité, en tant que fil conducteur, vous échappe. Ce qui
favorise la multiplication d'une espèce est une cause
de destruction ou de restriction pour une autre, sans
que l'on soit le moins du monde fondé à juger qu'il
est mieux en soi que telle espèce se propage aux dé-
pens de telle autre. Le fil conducteur se retrouve
quand nous envisageons la création terrestre dans ses
rapports avec l'homme, et tout d'abord nous jugeons
qu'il est mieux, dans cet ordre relatif, que telles es-
pèces, telles races soient propagées, et telles autres
restreintes ou détruites; qu'à cette fin, tel mode de
culture, d'assolement, d'exploitation ou de distribu-
tion des cultures et des fabrications , soit employé de
préférence à tel autre. Puis, nous arrivons à comparer
entre elles des espèces et des denrées diversement
utiles, répondant à des besoins et à des goûts divers,
en raison de la complexité de l'organisation de
l'homme, de la variété des aventures des sociétés hu-
maines, de la diversité des tempéraments, des mœurs,
des habitudes, des races, des classes, des temps et des
lieux ; et le fil conducteur nous échappe de rechef :
car, nous voudrions comparer des choses hétérogènes,
qui ne sont pas effectivement comparables, et qui par
conséquent ne se prêtent pas à une détermination de
maximum ou à' optimum.
484. — La pente de notre esprit nous porte cepen-
dant à chercher une mesure commune; et comme le
jeu des institutions de commerce nous a familiarisés
UE l'idée Économique. 261
avec l'idée de la valeur vénale, nous sommes enclins
à croire que le maximum de valeur vénale corres-
pond exactement à l'idée de l'optimisme économique;
et d'autre part, comme nous nous sentons incapables
de tracer le règlement qui donnerait ce maximum de
valeur vénale, il nous paraît naturel d'admettre qu'on
obtiendrait le résultat cherché par la suppression de
tout règlement ou par la complète liberté économique."
Mais, on n'a pu apporter la démonstration rationnelle,
ni de l'une, ni de l'autre supposition; et elles ne ré-
sistent pas à une critique impartiale.
Ces rapprochements sont curieux : car, on serait
tenté d'abord d'admettre que, si le principe d'opti-
misme nous échappe bientôt comme fil conducteur
en philosophie naturelle, cela tient uniquement à
l'imperfection de nos connaissances, qui ne nous per-
mettent de juger des choses naturelles que dans ce
qu'elles ont de relatif à nous, et non dans leur en-
semble; mais, pour les choses de l'ordre économique,
dont l'homme lui-même est le principe et la fin, il
n'y a rien de pareil à alléguer; et de là il est permis
d'induire que, même en philosophie naturelle, l'éva-
nouissement du principe d'optimisme, comme fil con-
ducteur, tient à la nature même des choses et non
pas seulement à notre manière de les envisager.
262 LIVRE IV. — CHAPITRE XIIl.
CHAPITRE XllI.
DU MÉCANISME ÉCO.XOMigUE, ET DU RÔLE DE LA MONNAIE.
485. — Nous avons été conduits, par la filière des
idées morales, juridiques, politiques (depuis si long-
temps familières aux hommes), jusqu'aux idées qui
servent de point de départ à la science toute moderne
de l'économie sociale, et nous venons de mettre en
regard les doctrines des jurisconsultes et celles des
économistes : il faut maintenant faire un retour en
arrière, à l'effet d'indiquer le parallèle entre les idées
dont l'économiste s'occupe et celles qui guident le
mécanicien ou le géomètre, en mettant ainsi en pleine
évidence cette loi' de récurrence (ou cette disposilion
par gradins symétriques, de part et d'autre d'un point
culminant) sur laquelle nous avons eu déjà l'occasion
d'appeler l'attention du lecteur (210, 330 et 337). Il
est bien curieux que le développement progressif des
sociétés humaines aboutisse à les replacer, en grande
partie du moins, sous l'empire de lois mathématiques
ou physiques, fort semblables à celles qui gouvernent
les phénomènes les plus généraux et à certains égards
les plus grossiers du monde physique, de sorte qu'on
peut dire que, dans cette circonstance encore, les
extrêmes se rejoignent (439 et 470).
486. — Et d'abord, il y a une sorte de cinématique
à
DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 263
des valeurs, qui offre la plus frappante analogie avec
la cinématique proprement dite (livre 1, chap. IV),
celle qui traite du mouvement, abstraction faite des
forces qui le produisent. De même que nous ne pou-
vons assigner la situation d'un point mobile que par
rapport à d'autres points, ainsi nous ne pouvons assi-
gner la valeur d'une denrée que par rapport à d'autres
denrées, et il n'y a en ce sens que des valeurs rela-
tives (57 et suiv.). Mais, lorsque les valeurs relatives
viennent à changer, nous concevons clairement que
cela peut tenir au changement de l'un des termes du
rapport, ou de l'autre terme, ou de tous deux à la
fois. Nous distinguons donc très-bien les changements
relatifs de valeur, qui se manifestent par la variation
des valeurs relatives, d'avec les changements absolus
de valeur de l'une ou de l'autre des denrées.
De même que l'on peut, sans tomber dans aucune
contradiction logique, faire un nombre indéterminé
d'hypothèses sur les mouvements absolus d'où ré-
sultent les mouvements relatifs observés dans un
système de mobiles, ainsi l'on peut à la rigueur mul-
tiplier indéfiniment les hypothèses sur les variations
absolues d'où résultent les variations relatives, obser-
vées dans les valeurs d'un système de denrées. Ce-
pendant, parmi toutes ces hypothèses, il y en a qui
rendent compte des variations relatives d'une manière
plus simple et plus probable, quelquefois tellement
probable, que la raison n'hésitera pas à les admettre
et à rejeter les autres.
Que si l'esprit ne se contente pas de probabilités
philosopliiques et qu'il exige des preuves scieutitîques,
il faudra pénétrer dans le secret des forces ou des
264 LIVRE IV. — CHAPITRE XIII.
causes qui régissent le système économique : de même
qu'il a fallu pénétrer dans le secret des forces qui
sollicitent la matière, et constituer la science de la
mécanique physique, pour trouver des preuves dé-
monstratives du mouvement delà terre, que Copernic
n'avait fait que rendre très-probable aux yeux du
philosophe, par la simplicité frappante avec laquelle
il expliquait les mouvements apparents ou relatifs, au
moyen de son hypothèse sur les mouvements réels ou
absolus.
487. — Toutefois, on ne doit pas négliger une re-
marque importante. Quand un système de mobiles
s'est déplacé tout d'une pièce, ou lorsque les divers
mobiles, après s'être mus chacun librement dans
l'espace absolu, sont revenus exactement aux mêmes
positions relatives, il n'y a, pour l'observateur qui
fait partie du système et qui n'a pas de points de re-
père extérieurs, aucune trace sensible du mouvement
opéré. Lors même qu'il aurait de tels points de repère,
si les objets extérieurs n'exercent sur le système au-
cune influence appréciable, ce n'est plus qu'une ques-
tion de pure curiosité que celle de savoir si le système
s'est ou non déplacé dans l'espace absolu : car, tout se
passera désormais de la même manière, quel que soit
le lieu absolu qu'il occupe.
11 n'en est point de même au sujet du système des
valeurs. En effet, lorsqu'un système de mobiles a été
déplacé dans l'espace absolu, il n'est pas nécessaire
que les causes auxquelles est dû ce déplacement con-
tinuent d'agir, pour que le système reste dans la po-
sition où il se trouve : il suffit que d'autres causes
n'interviennent pas pour le déplacer encore. Tout
DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 263
autres sont les conditions du système économique. En
général, les denrées auxquelles nous attribuons de la
valeur sont sujettes à une consommation et à une re-
production continuelles : de sorte qu'il faut bien que
les causes qui ont imprimé à telle denrée, ou même
au système de toutes les denrées un mouvement ab-
solu de baisse ou de hausse, continuent d'agir, s'il est
question d'un changement durable et non d'une oscil-
lation passagère. Dès lors on comprend qu'un mouve-
ment absolu de hausse ou de baisse, même lorsqu'il
affecte proportionnellement toutes les denrées, doit
être l'indice d'un changement persistant dans les con-
ditions de la production ou de la consommation de
toutes les denrées : si bien qu'à ce point de vue, il y
a lieu de tenir compte des changements absolus de
valeur, même lorsqu'il n'en résulte pas de change-
ments dans les valeurs relatives. C'est ainsi qu'à cer-
tains égards, et quant aux effets extérieurs, on peut
dire qu'il revient au même qu'un corps ne soit solli-
cité par aucune force extérieure, ou qu'il soit sollicité
par des forces extérieures qui s'équilibrent (94) : tan-
dis que, si l'on tient compte des pressions ou des ten-
sions dans l'intérieur du corps, il y a une différence
essentielle entre les deux états (131).
488. — Si une denrée s'offrait à nous dans des
conditions telles, que nous fussions fondés à admettre
qu'elle ne comporte pas de variations absolues dans
sa valeur, il n'y aurait qu'à y rapporter toutes les
autres pour déduire immédiatement leurs variations
absolues de leurs variations relatives : mais, il sufht
d'une légère attention pour se convaincre que ce terme
lixe n'existe pas, quoiqu'il y ait des denrées qui sûre-
266 LIVRE IV. — CHAPITRE XIII.
meut se rapprochent beaucoup plus que d'autres des
conditions de fixité.
Les métaux dont nous faisons des monnaies sont
au nombre des denrées qui, dans les circonstances
ordinaires, et pourvu qu'on n'embrasse pas un trop
long période de temps, n'éprouvent que de faibles va-
riations absolues dans leur valeur. Nous en avons une
preuve à l'heure même, par la lenteur avec laquelle
s'opère sous nos yeux la dépréciation de l'or, malgré
l'activité presque fabuleuse qu'a imprimée soudaine-
ment à l'apport sur le marché et au monnayage de
l'or, la découverte des i^lacers de la Californie et de
TAustralie. Autrement, toutes les transactions seraient
troublées, comme elles le sont par un papier-monnaie
sujet à de brusques dépréciations. Il n'y aurait pas,
à proprement parler, de contrat de vente : car, ce qui
caractérise le contrat de vente et le distingue essen-
tiellement du contrat à'échange, ce n'est pas le coin
imprimé aux fragments de métal donnés en échange
de la chose vendue, c'est la fixité du prix ou l'inva-
riabilité de la valeur absolue de ces pièces de métal,
du moins dans le laps de teAips qu'embrassent d'or-
dinaire les transactions civiles.
On dit à la vérité vulgairement que le prix de
l'argent va sans cesse en diminuant, et même avec
une rapidité assez grande pour que, dans la durée
d'une génération, la dépréciation des valeurs mo-
nétaires soit très-sensible : mais, il ne faut qu'une
médiocre attention donnée aux phénomènes qui s'ac-
complissent autour de nous, pour nous persuader que
dans ce cas le mouvement relatif est principalement
dû H un mouvement absolu de hausse dans les prix de
DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 267
la plupart des denrées de luxe, ou qui ne sont pas de
première nécessité, mouvement ascensionnel amené
par l'accroissement de la population et par les déve-
loppements progressifs de l'industrie et du travail.
Pour parer aux inconvénients qui résultent des
changements absolus de valeur des métaux moné-
taires, si faibles ou si lents qu'ils soient, le moyen que
la raison indique serait d'avoir une monnaie de compte,
dont une autorité aussi juste qu'éclairée modifierait,
dès qu'il le faudrait, le rapport avec l'unité de poids
des métaux précieux. En comparant successivement
à cet argent de compte, d'une fixité absolue parce
qu'elle serait idéale, les métaux monétaires aussi bien
que les autres denrées, on aurait les rapports de va-
leur de ces denrées aux métaux monétaires. C'est ainsi
que les astronomes imaginent un soleil moyen, doué
d'un mouvement uniforme, et que, rapportant suc-
cessivement à cet astre imaginaire, tant le soleil vrai
que les autres corps célestes, ils en concluent finale-
ment la situation de ces astres par rapport au vrai
soleil.
489. — Malheureusement, l'arbitre, doué d'autant
de probité que de lumières, qu'il faudrait charger du
rôle de régulateur, est lui-même un être de raison.
D'ailleurs, ce n'est point par cette voie de déduction
scientifique et abstraite, que s'introduisent les idées
qui agissent sur les sociétés; et avant de se former
l'idée d'une monnaie de compte, il fallait que les
hommes eussent d'abord l'idée de la monnaie propre-
ment dite, idée qu'il ne faut point confondre avec
celle de la valeur attachée à des ustensiles, à des bi-
joux, à des fragments, à des lingots d'un métal pré-
268 LIVRE IV. — CHAPITRE XIII.
cieux. Les Égyptiens \ les anciens Hébreux ^ les
Hindoux , les Grecs des temps homériques ^ ne con-
naissaient point la monnaie, bien qu'ils employassent
beaucoup l'or et l'argent à des objets de luxe ou
comme instruments d'échange. Encore aujourd'hui,
la Chine, le Japon, et les autres pays renfermés dans
le cercle de la civilisation chinoise, n'ont pas de véri-
table monnayage. On y troque contre d'autres mar-
chandises un poids d'or ou d'argent, à la balance et
à l'essai, à moins qu'on ne veuille s'en fier à l'estam-
pille des marchands par les mains desquels les lingots
ont déjà passé \ 11 n'y vient à l'idée de personne (et
c'est là le point capital) que le Gouvernement puisse
décider que le taël aura tel poids, quand il s'agira
d'or ou d'argent, et tel autre quand il s'agira d'opium
ou de sucre, pas plus que l'on ne comprendrait chez
nous que le kilogramme pour vendre du café fût au-
* Champollion-Figeac, Egypte ancienne, page 3. — Saigey, Métro-
logie, page 26. — D. Vasquez Qleipo, Essai sur les systèmes métriques
et monétaires des anciens 'peuples, T. I, page 67.
2 Ge?ies. XXIII, 16. Pour payer l'emplacement du tombeau de
Sara, Abraham fait peser, en présence des enfants de Heth, 400 si-
cles à!argent marchand (xa\ àTTExaTéaTrjatv Aêpaàfx tw E^ppwv rb àpyû-
piov, TETpaxôdia i5'i(îpaj^fxa àpyyplou (îoxtfxou èfjiTrôpotç), ce que la Vulgate,
s'accommodant à des idées plus modernes, rend par la paraphrase
argenti probatœ monetœ publicœ.
3 Voyez les passages des chants VI et Vil de VIliade, si souvent
cités.
* Voyez, pour la forme de ces empreintes, la planche 19 de l'His-
toire du Japon , de K^mpfer, — Il faut cependant remarquer que
les Chinois modernes, sans posséder de véritables monnaies métal-
liques d'or ou d'argent, se sont fait, pour le menu commerce, une
monnaie de compte ou de convention, avec leurs enfilades de pièces
de bronze, qu'ils nomment tsicn, et que nous nommons sapèques.
— Hue, Empire chinois, T. Il, chap. iV.
DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 269
trement défini par l'autorité publique, que le kilo-
gramme pour vendre du sucre.
La monnaie proprement dite est le produit et l'un
des signes caractéristiques de la civilisation gréco-
romaine ^ La notion de l'argeut-marchandise , c'est-
à-dire celle de l'échange d'une denrée matérielle
contre une autre, d'un poids de blé ou de riz contre
un poids d'or ou d'argent, est une notion toute con-
crète et sensible : tandis que la fonction des espèces
monnayées ou, comme nous disons maintenant, du
numéraire, conduit, par la vertu du langage et par le
mouvement naturel de l'esprit humain, à l'idée d'une
monnaie de compte, tombant dans les attributions
d'un pouvoir régulateur, et par suite à une idée de la
valeur, plus pure dans l'ordre de l'abstraction, mieux
accommodée aux principes de la raison et du droit. Il
est donc tout simple que les peuples qui ont eu pour
mission de fonder et d'élever l'édifice des sciences et
de la jurisprudence, aient été aussi les instituteurs du
rôle de la monnaie dans le système économique. En
même temps il ont forgé une arme nouvelle, au ser-
vice du génie du mal ; l'histoire est là pour l'attester:
car, tandis que la marche naturelle des choses ame-
nait la baisse absolue, quoique lente, des métaux pré-
cieux, et aurait dû par conséquent motiver le plus
souvent, au point de vue de la raison et de la justice,
une dépréciation des métaux rapportés à la monnaie
de compte, les opérations de la politique ont presque
constamment tendu à avilir la monnaie de compte en
' Barthélémy, Œuvres complètes, T. IV, page 76. — D. Vasqcez
QuEiPo, ouvrage cité, passim.
270 LIVRK IV. — CHAPITRE XIII.
rabaissant violemment l'équivalent métallique; et cela
dans un but d'extorsion, sous l'empire de nécessités
pressantes, ou bien pour déguiser, tantôt l'abolition
des dettes privées, tantôt la banqueroute du Prince
ou de l'État. Mais, de tels abus sont inséparables de
tous les progrès de l'esprit liumain. Lorsque des éco-
nomistes modernes, dans un esprit de réaction contre
les abus et les erreurs des temps passés , se sont éver-
tués à prouver qu'une pièce de monnaie n'est qu'une
denrée tout comme une autre, un petit lingot de mé-
tal estampillé, ils ont, sans le savoir, tâché de nous
ramener, dans les choses de leur ressort, à la civilisa-
tion égyptienne ou chinoise. A cette occasion, comme
en bien d'autres, on a été frappé de l'abus que l'es-
prit humain avait fait de la subtilité et de la quintes-
cenciation des idées; et l'on s'est pris à glorifier la
sensation dans son état primitif et grossier, avant
l'élaboration à laquelle l'entendement la soumet :
tandis que la tâche de la raison est d'épurer progres-
sivement les notions sensibles, sans perdre de vue le
point de départ, et en se gardant d'un faux raffine-
ment. Les Gouvernements n'auraient pas pu abuser de
la monnaie de compte, s'il n'y avait eu un prétexte
plausible à leurs actes, même déraisonnables et in-
justes; et si les masses n'avaient pas instinctivement
compris que, puisque les métaux peuvent changer de
valeur absolue, et puisque les transactions s'étaient
faites en vue d'une valeur réputée lixe, il y avait une
apparence de justice et de raison à modifier selon les
cas l'équivalent métallique de la monnaie de compte,
et à tâcher de maintenir la fixité de l'unité légale des
valeurs.
à
DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 271
490. — On a regardé comme l'une des conquêtes
de notre époque, et comme l'un des titres d'honneur
de notre nation, d'avoir encadré la définition de la
monnaie de compte dans un système régulier et scien-
tifique de mesures légales, tellement combiné que l'on
ne pourrait, sans en rompre l'ordonnance, modifier
tant soit peu l'équivalent métallique de la monnaie
de compte. Nous ne blâmons pas cette réforme, et
nous comprenons très-bien que la facilité de l'abus
fasse redouter en cette matière, plus encore que dans
toute autre (482), le système réglementaire ou l'in-
tervention d'une autorité régulatrice. Cependant il ne
faut pas trop nous hâter de regarder comuie défini-
tives les solutions, même les mieux appropriées à l'é-
tat actuel de nos lumières et de notre civilisation.
Qu'arriverait-il en effet, si, par la force des choses,
la monnaie d'or chassait la monnaie d'argent de la
circulation? Gomment assignerait-on le rapport d'une
monnaie d'argent qui ne circulerait plus ou qui ne
circulerait que comme appoint, et qui redeviendrait
une monnaie de compte, à une monnaie d'or qui cir-
culerait et qui, devenant sujette à de plus grandes
oscillations de valeur, amènerait dans les transactions
civiles des perturbations auxquelles il serait bien dif-
ficile que les Gouvernements ne cherchassent pas à
remédier par des mesures qui équivaudraient à la ré-
surrection de la monnaie de compte? Sans même pré-
voir cette substitution d'un métal à l'autre (quoique
nous puissions y être très-promptement amenés), ne
peut-il pas arriver que l'or et l'argent baissent assez
de valeur pour qu'après avoir proscrit la monnaie de
compte afin d'empêcher les Gouvernements de colorer
272 LIVE5K IV. — ('.MAPirui-: xiii.
leur banqueroute, on soit forcé de la rétablir ou d'en
rétablir l'équivalent, atîn d'éviter la banqueroute des
Gouvernements? Car, si un Gouvernement fait ban-
queroute quand il rend à ses créanciers moins d'or
ou d'argent qu'il n'en a reçu d'eux, quoique l'or ou
l'argent n'ait pas effectivement haussé de valeur, il
fait encore banqueroute d'une autre manière, quand
il rend à ses créanciers précisément le poids d'or ou
d'argent qu'il a reçus d'eux, en profitant de l'instant
où l'or ou l'argent ont subi effectivement une baisse de
valeur considérable. En repoussant l'abus, ne réprou-
vons donc pas sans aucune réserve les idées qui ont
dirigé nos pères. Plus les phases de la civilisation
se succèdent, plus nous avons de motifs de ne pas
regarder d'un œil dédaigneux les phases antérieures.
491. — Dans les relations commerciales de peuple
à peuple, il ne saurait y avoir de monnaie de compte;
les monnaies frappées ne valent que comme lingots;
la doctrine de l'argent-marchandise trouve là son in-
contestable application. Mais, ce qui prouve que nous
sommes encore guidés par l'idée d'une monnaie de
compte dans les transactions entre nationaux, et que
nous vivons encore à cet égard sous l'empire de la
tradition gréco-romaine, continuée dans le moyen-âge,
c'est qu'il serait, aujourd'hui même, beaucoup plus
facile à notre Gouvernement de décréter que la pièce
de 5 francs pèsera dorénavant 26 grammes au lieu
de 25, ou n'en pèsera plus que 24 (en respectant
d'ailleurs le taux nominal des conventions anté-
rieures), que de conserver à la pièce de 5 francs son
poids actuel, en décrétant que celui qui devait
25000 francs en devra payer 26000, ou au contraire
DU MÉCANISME ÉCONOMIQUK. 273
se libérera en payant 240U0 francs. La raison pu-
blique n'aurait pas à vaincre, dans un cas comme
dans l'autre, la même révolte des intérêts particuliers.
Voilà, dira-t-on, un exemple du pouvoir des mots :
mais les mots n ont tant de pouvoir que quand ils
expriment des idées ou transmettent une tradition.
Ainsi, malgré la définition légale et l'application déjà
longue qu'on en a faite, il ne serait pas exact de dire
que le gramme d'argent fin est devenu chez nous la
mesure fixe des valeurs, et que nous avons entendu
dépouiller la puissance publique du droit , ou la dé-
charger de l'obligation de constater officiellement les
variations effectives de la valeur du gramme d'argent.
492. — Plus les peuples se mêleront, plus le com-
merce international influera promptement et énergi-
quement sur le commerce national, plus il y aura de
motifs pour que cette tradition (encore persistante)
s'efface, peut-être au détriment du droit, mais certai-
nement pour la plus grande facilité des relations de
peuple à peuple. L'institution de la monnaie propre-
ment dite, et par suite l'idée de la monnaie de compte
ont eu pour résultat de faire participer à toutes les
vicissitudes de la politique et à la rapidité du mouve-
ment politique, ce qui, sans cette association, ne se-
rait entraîné qu'avec lenteur dans le mouvement
commun à toutes les parties du système social et éco-
nomique. Lorsque les Gouvernements jugent à pro-
pos d'intervenir pour réformer l'unité de poids, ou
d'autres semblables, ils font et entendent faire acte
d'administration désintéressée, non de politique :
tandis qu'ils ont presque toujours entendu faire de la
politique, quand ils ont agi sur le système monétaire.
T. II. 18
274 LIVRH IV. — CHAPITRE XIII.
De là les altérations abusives de la monnaie, lant que
les intérêts de la politique l'ont emporté de beaucoup,
dans la pensée des Gouvernements, sur les soins de
l'administration.
La monnaie une fois constituée, l'histoire moné-
taire est devenue un appendice de l'histoire de l'art,
de l'histoire politique et religieuse. On y voit comment
un type se perfectionne, s'altère, disparaît, pour être
remplacé par un autre qui subit à son tour des muta-
tions analogues. Les changements de types, défigures,
de légendes, traduisent les changements survenus
dans l'ordre des idées religieuses, indiquent les dé-
placements de la souveraineté, ou même les change-
ments survenus dans l'ordre des idées politiques (454).
De là l'intérêt qui s'attache à la numismatique, indé-
pendamment du parti qu'on en peut tirer pour fixer
certains points de chronologie et d'histoire générale.
Or, croit-on que les monnaies qui se frappent aujour-
d'hui, avec plus de profusion (Dieu merci) qu'à aucune
des époques antérieures, offriront à nos successeurs
le même genre d'intérêt?* Pas le moins du monde :
car, la monnaie tend à redevenir de nos jours, par
suite des progrès de la civilisation générale, ce qu'elle
était dans la haute antiquité, lorsque l'art et le sym-
bolisme religieux et politique n'y avaient pas encore
mis leur empreinte; ce qu'elle est restée à la Chine
par arrêt de développement (375, 416, 445), une chose
purement matérielle, un simple lingot d'or et d'ar-
gent, dont on indique le poids à tous les petits enfants.
Ce qui était un droit régalien, est devenu une affaire
d'administration publique. La précision du procédé
industriel est mise bien au-dessus de la beauté de
Dr .NFÉCANISME ÉCONOMIQUE. 275
l'œuvre d'art. La commodité attrayante d'un système
uniforme l'emporte chaque jour davantage sur la re-
ligion des souvenirs ou sur la jalousie de l'influence
nationale. Ces lois si apparentes dans l'histoire très-
spéciale de la monnaie, sont justement, comme nous
tâcherons de l'établir bientôt, les lois générales de
l'histoire. On dirait un organe spécial qui apparaît
plus tard et qui cesse plus tôt de vivre, mais dont le
sort fait présager les destinées du système général.
493. — L'importance du rôle de la monnaie mo-
tive les développements que nous venons de donner à
nos réflexions sur cette partie de la cinématique des
valeurs : poursuivons maintenant la comparaison entre
le mécanisme économique et la mécanique ordinaire,
en passant de la considération des changements de
valeur, à celle des causes qui les produisent. On re-
trouve encore ici une sorte de statique et une sorte de
dynamique-, et depuis longtemps Turgot avait signalé
la ressemblance. Imaginez un appareil de tubes verti-
caux qui plongent dans un réservoir commun, qui
ont des capacités différentes et qui sont remplis de
liquides, tels que l'eau, l'alcool, le mercure, ayant
des densités inégales : l'équilibre exigera que les ni-
veaux de ces différents liquides se flxent à diverses
hauteurs, en raison inverse de leurs densités. Puis,
lorsqu'une cause quelconque troublera cet équilibre,
lorsqu'il y aura écoulement ou aftlux de liquide, dans
l'un des tubes ou dans plusieurs, des réactions s'en
suivront dans tous les tubes communiquants; un nou-
veau système de niveaux s'établira, dont la détermi-
nation est du ressort de l'hydrostatique ordinaire.
Ainsi, dans les questions de la nature de celles qui
276 LIVRK IV. — CHAPITRE XIII.
nous occupent maintenant, si les salaires des ouvriers
deviennent insuflisants pour leur entretien et celui de
leurs familles, la population ouvrière décroîtra, la
main-d'œuvre sera plus recherchée et le salaire re-
montera. Pour des professions d'un ordre plus relevé,
il faudra (pie les émoluments du travail suffisent à
1 entretien des familles, dans les conditions d aisance
sans lesquelles les hommes ordinaires ne pourraient
acquérir l'éducation qui prépare à de telles profes-
sions. S'il y a inégalité de salaires d'une profession à
l'autre, sans raison intrinsèque de cette inégalité, on
abandonnera peu à peu la profession moins favorisée,
on se tournera vers celle qui l'est davantage, et les sa-
laires se nivelleront. Un pareil nivellement s'opérera
quant aux profits des entrepreneurs et des spécula-
teurs, quant aux primes d'assurance, quant aux loyers
des capitaux affectés à des emplois différents. Si la
population et l'aisance augmentent et que les maisons
se louent mieux, on bâtira plus de maisons qu'il n'en
faut pour remplacer celles que la vétusté condamne;
au cas inverse on laissera tomber des maisons de vé-
tusté, et cela même relèvera le prix de celles qui
restent, autant qu'il le faut pour qu'on ait intérêt à
n'en plus laisser tomber.
49i. — De la considération de l'équilibre passons
à celle du mouvement, et représentons-nous une
puissante machine qui élève sur un plateau un grand
volume d'eau : cette eau mise en réserve pouri-a plus
tard être employée comme moteur, et régénérer par
sa chute la force vive qui a été dépensée pour l'élever
à la hauteur voulue, sauf un déchet que le perfection-
nement du mécanisme atténuera de plus en plus, et
DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 277
dout nous pouvons nous dispenser de tenir compte
dans ces raisonnements généraux (87). Le même vo-
lume d'eau pourra être perdu comme source de travail
mécanique, mais en recevant un emploi non moins
utile, s'il sert à abreuver les habitants d'une ville, à
entretenir dans cette ville la salubrité, ou dans une
exploitation agricole, à étancher la soif des bestiaux,
à augmenter par l'irrigation la fécondité de la terre.
Enfin il arrivera quelquefois que ce volume d'eau
aura été élevé à grands frais, uniquement pour char-
mer les yeux du spectacle de jets d'eau, de cascades :
il y aura eu non-seulement dépense ou consommation
définitive de force vive, au point de vue de la méca-
nique, mais consommation improductive, dans le sens
économique du mot.
495. — De même, lorsque l'on suit le travail d'une
usine, d'une manufacture, on voit qu'elle consomme
sans cesse des provisions de matières premières, de
combustibles et de denrées de toutes sortes : mais la
valeur de toutes les matières consommées doit se re-
trouver et se retrouve dans la valeur des matières
nouvelles que l'établissement industriel livre au com-
merce, sans quoi l'établissement tomberait bien vite.
Les ouvriers attachés à cet établissement ont consom-
mé pour leur propre usage et pour celui de leurs
familles, des aliments, des vêtements, du combustible
dont il faut bien que la valeur se retrouve dans celle
de la denrée fabriquée; puisqu'une partie de cette
dernière valeur représente nécessairement les salaires
des ouvriers, et que la population ouvi'ière disparaî-
trait si ses salaires ne hii fournissaient de quoi suffire
aux consommations obligées des ouvriers et de leurs
278 LIVRE IV. — CHAPITRE XIII.
familles. Enfin, il faut que les maîtres de l'établisse-
ment retrouvent dans la valeur des matières fabri-
quées de quoi entretenir leurs bâtiments, leur attirail
de machines et d'outils, ainsi que le loyer des capi-
taux engagés dans les bâtiments, dans l'attirail mobi-
lier, dans les approvisionnements de matières pre-
mières et de denrées fabriquées, dans les avances
faites aux ouvriers pour leurs salaires , et dans les
crédits ouverts aux négociants qui achètent les ma-
tières fabriquées. Le surplus de valeur, s'il y eu a,
représentera les prolits des maîtres de l'établissement.
Au lieu d'une industrie organisée en grand comme
celle d'une manufacture, on peut se représenter celle
d'un fermier, d'un artisan : les résultats de l'analyse
seront les mêmes au fond, et auront toujours pour
effet de nous montrer nettement comment la valeur
passe d'une matière détruite, consommée ou dété-
riorée, à une autre matière produite, le plus souvent
avec une addition de valeur qui représente les salaires
des travailleurs, les prolits des metteurs en œuvre,
les salaires et les protits de ceux qui ont précédem-
ment amassé tous les instruments du travail actuel.
Toutes consommations qui aboutissent h une régéné-
ration de valeurs sont dites des consommations pro-
ductives : les autres sont qualifiées d'improductives;
et parmi celles-ci l'économiste distingue encore les
consommations purement voluptuaires, comme celle
de la force vive dépensée pour produire des jets d'eau
et des cascades, d'avec celles qui contribuent, d'une
manière directe ou indirecte, à la défense publique,
à la protection des intérêts privés, au bon ordre de la
société, au bien-être de la population, à l'excitation
DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 279
de toutes celles de nos facultés dont l'enf^ourdisse-
'O"^
ment serait généralement regardé comme un mal.
496. — Évidemment le travail est un élément de la
valeur des choses; évidemment aussi il faut une ma-
tière sur laquelle le travail opère et à laquelle s'at-
tache, comme à son siibstraf if m sensible, la valeur qui
vient du travail. De là le germe de deux théories ex-
trêmes, l'une qui veut que toute valeur provienne (di-
rectement ou indirectement; du travail; l'autre qui
prétend (ou plutôt qui a prétendu, car c'est une théo-
rie passée de mode) que le travail humain ne produit
de la valeur qu'à condition d'en dépenser autant pour
l'entretien du travailleur : de façon que, toute balance
faite, il n'y a d'accroissement net de valeur que celui
qui est tiré de la terre, comme ou disait, ou de la
matrice commune de toutes les substances matérielles.
Nous retrouvons donc ici ce conflit entre l'idée de la
force et l'idée de la matière, qui est au fond de toutes
nos théories physiques (livre II, chap. IX); mais heu-
reusement le procès qui nous occupe en ce moment
n'est pas de ceux que la raison ne saurait définitive-
ment vider : car, ainsi que nous le faisions remarquer
tout-à-l'heure à propos de l'idée d'optimisme, il s'agit
de choses dont l'homme est lui-même le commence-
ment et la fin, et de faits qu'il peut par conséquent
complètement instruire et juger (484).
497. — Prenons un exemple. Une colonie s'établit
sur un point du httoral d'un continent désert, et elle
a devant elle des forêts et des prairies d'une étendue
indéfinie. Le bois et le foin sont d'abord des denrées
de nulle valeur sur le lieu même de la production,
mais il faut du (l'avail pour les amener sur le lieu de
280 LIVRE IV. — CHAPITRE XIII.
la consommation, et ce n'est d'abord que ce travail
que l'on paie quand on y achète du bois ou du foin.
Cependant la colonie prospère, il y a plus de gens à
approvisionner de combustible, on bâtit plus de mai-
sons, on fabrique plus de meubles, on nourrit plus de
bétail : il faut aller chercher le bois et le foin plus loin,
avec plus de travail et de frais; et comme pourtant des
denrées de même qualité ne peuvent pas avoir sur le
même marché des prix différents, il en résulte que le
bois et le foin recueillis dans les forêts et les prairies
les plus voisines acquièrent sur le marché une valeur
qui surpasse le prix du travail au moyen duquel on
les a transportés au marché. Donc il y aura un intérêt
individuel à s'approprier ces forêts et ces prairies plus
voisines, un intérêt de paix publique à en régulariser
la propriété; et, du moment qu'elles auront des pro-
priétaires, elles donneront un revenu net, une rente,
un fermage si l'on veut, à leurs propriétaires. Dans
la valeur totale du bois et du foin que la colonie con-
sommera, une part représentera la rente de la terre,
le reste représentant le produit du travail ou les sa-
laires des travailleurs.
Ricardo prend un autre exemple, celui de terres à
froment que l'on cultive, et qui sont d'une inégale
fertilité ou qui exigent, les unes plus de travail, les
autres moins, pour acquérir une fertilité égale. Il est
clair qu'on s'adressera d'abord aux terres les plus
fertiles ou qui exigent le moins de travail, et que
celles-ci commenceront à donner une rente quand il
faudra s'attaquer à d'autres qui sont moins fertiles ou
qui exigent plus de travail. Notre exemple est plus
simple, en ce qu'il ne fait pas intervenir cette idée
DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 281
de culture qui n'est pas nécessaire pour le fond de
l'explication.
498. — Les économistes du dernier siècle, que l'on
appelait physiocmtes, assimilaient la terre qui produit
sans culture du bois ou du foin, à un ouvrier qui tra-
vaille seul, à sa manière et gratuitement, pour le
compte du propriétaire, pendant tout le temps que la
végétation dure; et la terre qui, moyennant culture,
produit du froment, à un ouvrier qui travaille gratui-
tement, en coopération avec d'autres ouvriers payés.
Mais, cette idée d'un travail gratuit delà Nature, sans
la participation ou avec la participation du travail de
l'homme, est bien inutile à l'explication du phéno-
mène économique : puisqu'il s'agirait de carrières, de
mines, que l'on aurait à constater un fait analogue,
et que l'on analyserait de même la valeur de la pierre
ou du minerai sur le lieu de consommation. Or, per-
sonne ne songerait à faire intervenir dans l'explica-
tion le travail auquel la Nature s'est livrée, il y a
quelques milliers de siècles, quand les bancs de cal-
caire se déposaient au sein des eaux, ou quand les
veines de métal en fusion étaient injectées à travers
les fissures de l'écorce terrestre.
282 LIVRE IV. — CHAPITRE XIV.
CHAPITRE XIV.
PE l'art, de la science et de l'industrie.
499. — Nous venons de passer rapidement en re-
vue, pour le but pliilosophique que nous poursuivons,
les grandes institutions de la société : institutions
religieuses, politiques, juridiques, économiques; nous
voulons comparer du même point de vue, dans le pré-
sent chapitre, l'art, la science, l'industrie, que l'on
ne peut plus considérer comme des institutions so-
ciales, qui ne prennent même une constitution et une
forme propres qu'au sein de quelques sociétés choi-
sies, mais qui n'en conviennent que mieux, pour
fournir, par leur rapprochement et par leurs con-
trastes, l'exemple le plus net de la distinction capitale
établie dès le commencement de ce quatrième livre
(330), et qui nous a guidé dans toute la discussion ul-
térieure.
L'art est assujetti dans son développement à des
lois tant de fois observées qu'on ne peut hésiter à les
tenir pour nécessaires, lors même qu'on ne verrait
pas ce qui en fait la nécessité. Une foule d'exemples
en tout genre nous montrent que la marche naturelle
du génie humain est de débuter dans les arts par la
raideur et de finir par le maniéré de l'exécution. On
va de la grossièreté à la naïveté, de la naïveté à l'élé-
DE l'art, de la SCIEA'CE ET DE l' INDUSTRIE. 283
gaiice, et de l'élégance à l'affectation. Le simple mène
au grand, et le grand passe au boursouflé. Chaque
type sur lequel l'art s'exerce a des caractères et un
genre de beautés propres (74), que le génie saisit api-ès
quelques tâtonnements, mais que l'on ne tarde pas
à exagérer et à corrompre, jusqu'à ce que l'activité
humaine, inspirée d'un autre souffle, placée dans un
milieu différent , cherche sous d'autres formes , avec
d'autres moyens matériels d'exécution, la réalisation
de l'idée du beau, et parcoure à nouveau de sem-
blables périodes. Peu importe que des noms d'artistes
ou d'écrivains éminents servent ou non à jalonner ces
périodes. Les progrès et la décadence de l'art suivent
les mêmes lois et tiennent aux mêmes causes, dans
les monuments de l'Egypte et dans les cathédrales du
moyen-âge , comme dans les productions de la Grèce
antique et de l'Italie moderne; quoique le secret des
sanctuaires égyptiens et l'humilité des cloîtres catho-
liques n'aient pas permis aux auteurs cachés de tant
de maîtresses œuvres d'acquérir l'immortalité histo-
rique des Phidias et des Michel- Ange.
Il n'est pas malaisé de donner des raisons toutes
simples d'une loi si remarquable. Les arts n'ont pas
seulement pour but d'exciter en nous ce sentiment
exquis que donne à l'esprit la contemplation du beau
idéal, et que le temps n'épuise pas : ils s'adressent
aussi à notre sensibilité physique et nous exigeons
qu'ils nous procurent de ces émotions plus vives sur
lesquelles notre sensibilité se blase à la longue. En
toutes choses nous éprouvons, au sein des jouissances,
le besoin du changement, et parvenus au faîte, nous
aspirons à descendre. D'ailleurs il est de l'essence de
284 LIVRE IV. — CHAPITRE XIV.
tous les arts de tendre à exprimer, d'une manière qui
leur est propre, des idées par des images sensibles, et
l'image à laquelle nous sommes trop habitués perd
de sa vertu expressive (365 et 432) : on cherche une
expression plus énergique, aux dépens de la justesse
des rapports, qui ne peut s'altérer sans que la beauté
s'altère. L'artiste est donc sollicité de tous les côtés à
sacrifier la perfection de l'art à la recherche du neuf,
lors même qu'il fait abnégation de sa renommée, et
qu'il n'éprouve pas pour son propre compte le besoin
de sortir du sentier frayé, et de fonder sa gloire per-
sonnelle sur l'originalité de ses conceptions.
oOO. — Toutes ces explications ont du vrai, et
pourtant nous ne croyons pas qu'elles pénètrent suffi-
samment dans la raison intime du phénomène qu'il
faut expliquer. Autrement, pourquoi l'art ne passe-
rait-il point par une suite d'oscillations, et ne revien-
drait-on pas en fait d'art, comme souvent en fait de
mode, exactement aux points par lesquels on a passé,
et au point de perfection comme à tout autre, sauf à
ne pas s'y arrêter davantage? Mais, ces retours étudiés
à une ancienne manière, cette recherche rétrospective
de la perfection des grands maîtres , cette reprise du
beau causée par la satiété du laid n'ont jamais eu
pour effet de produire des œuvres que l'on pût mettre
à côté de celles que l'art a enfantées dans ses périodes
de splendeur. Ce sont comme des fruits mûris par ar-
tifice, hors de leur saison ou loin de leur terre natale.
Cela revient à dire que le mouvement, le travail inté-
rieur qui produit le développement de l'art tient des
merveilleux caractères du mouvement vital , et que
l'on n'a pas sans l'aison désigné par des expressions
DE l'art, de la science ET DE LLNDUSTRIE. 28o
identiques l'inspiration de l'artiste et le souffle de la
vie (331). Il faut ce souffle vivifiant pour que l'imi-
tation et les travaux méthodiques n'excluent pas l'in-
spiration, quand une force supérieure au génie indivi-
duel appelle le progrès qui doit se faire. Or, s'il y a
dans l'art un principe de vie, qui s'épuise par son
action même (205), un mouvement spontané dont on
ne peut imiter les effets par des combinaisons réflé-
chies (332), nous ne devons plus chercher pourquoi
l'art se perfectionne et décline jusqu'à ce que des con-
ditions nouvelles fassent surgir une nouvelle manière,
ou à proprement parler un art nouveau, destiné,
comme tout ce qui porte en soi un principe de vie, à
passer par les mêmes périodes.
501. — Tout au rebours de l'art, la science a pour
caractère essentiel d'être constamment progressive.
Une découverte nouvelle, soit que le hasard l'ait pro-
curée, soit qu'elle provienne de l'inspiration d'un
homme de génie (c'est-à-dire d'une autre espèce de
hasard), ou qu'elle soit le résultat d'une investigation
méthodique, reste comme une propriété acquise à la
science, que naturellement elle ne doit pas perdre,
ou qu'elle ne perdra qu'exceptionnellement, acciden-
tellement , comme si , par suite de quelque cata-
strophe, la civilisation même du peuple chez qui la
science était cultivée, périssait sans laisser de trace.
En outre, chaque découverte, chaque nouvelle acqui-
sition en prépare une autre, par son influence mé-
diate ou immédiate.
Considérons en particuher la science la plus par-
faite de toutes et la plus anciennement cultivée,
l'astronomie. Si nous la prenons chez les Grecs au
286 LIVRE IV. — CTÎAPITRK XIV.
temps d'Hipparque, elle se montre à nous sous des
formes dont la netteté surpasse déjà tout ce qu'a-
vaient pu produire les civilisations des peuples plus
anciens. D'Hipparque à Ptolémée la science se per-
fectionne sans cesse, lorsque déjà la langue, la litté-
rature, les arts sont en décadence; lorsque le génie
grec, par le contact et le mélange de populations
étrangères, perd de sa vigueur et de son originalité ;
lorsque le caractère national se dégrade par la perte
de la liberté politique et l'asservissement à une do-
mination étrangère. Plus tard, les sciences mômes ne
peuvent plus fleurir dans ces contrées qui furent
leur berceau, et par les soins de ce peuple ingénieux,
aussi propre aux raisonnements subtils que sensible
aux délicatesses des arts : mais d'autres maîns les re-
cueillent. L'astronomie prospère sous la protection des
chefs de l'islamisme comme elle avait prospéré sous
le sceptre des Lagides et sous la domination des
Césars. Une si grande révolution survenue dans les
institutions religieuses et civiles n'intervertit point sa
marche progressive. L'Almageste est traduit et com-
menté; aucune des découvertes de l'École d'Alexan-
drie n'est perdue, et de nouvelles découvertes vien-
nent s'y ajouter. La théorie, les instruments, les
tables, l'art des observations, tout va en se perfection-
nant. Plus tard encore, et après que le peuple arabe
aura vu sa gloire s'éclipser, un chef de pâtres, un Ta-
tar fera de son château de Samarkand un sanctuaire
de l'astronomie; il y recueillera les ouvrages des
Arabes et des Grecs; il enrichira le trésor de décou-
vertes qu'ils contiennent : en attendant que dans le
nord de l'Europe un chanoine prussien, un gentil-
DE L ART, DE LA SCIENCE ET DE L INDUSTRIE. 287
homme danois prennent à leur tour le sceptre de la
science à laquelle ils doivent imprimer un essor
nouveau.
502. — Qu'elles soient ou non influencées par les
progrès de la science, les acquisitions des arts indus-
triels, de l'industrie proprement dite, ont, comme
celles des sciences, la propriété de pouvoir être préci-
sément constatées et identiquement transmises d'un
individu à un autre, d'une nation à une autre, d'un
siècle à un autre : ce qui fait qu'il est dans leur na-
ture, comme dans celle des sciences, d'avancer tou-
jours, chaque découverte servant ou pouvant servir
à en faire une autre. La loi est la même, soit qu'il
s'agisse de la découverte d'une nouvelle culture, de
l'acquisition d'une nouvelle espèce domestique, d'un
nouveau procédé industriel ou d'un nouveau théo-
rème.
Dans les choses qui tiennent à la fois de l'art et de
la science ou de l'industrie, il faut s'attendre à ce que
les deux lois de développement que nous mettons en
contraste se combinent entre elles, sans pourtant se
masquer l'une l'autre. Voyez comme dans l'architec-
ture , par exemple , qui est à la fois un art et une
science ou une industrie, la coexistence et la distinc-
tion sont frappantes. Il est clair que l'architecte ha-
bile tient de l'artiste et de l'ingénieur, et que, selon
les circonstances, selon le caractère et la destination
des constructions dont il sera chargé, il devra briller
davantage par le génie de l'artiste ou par le talent de
l'ingénieur, et s'attendre à être jugé d'après les prin-
cipes du goût ou d'après les règles de la science. En
tant qu'elle est un art, l'architecture a comme tous
288 LIVRE IV. — CHAPITRE XIV.
les beaux-arts ses périodes de progrès, de splendeur
et de décadence, pour chaque école et pour chaque
style, ses époques de confusion et de transition d'un
style à l'autre. On dirait môme qu'il vient un moment
où les diverses combinaisons entre les données fonda-
mentales de l'art étant comme épuisées, on sent l'im-
puissance de créer un style original, et l'on se borne
à imiter, tantôt un style, tantôt l'autre : et ce temps
est pourtant celui oti, grâce aux progrès de l'indus-
trie et de la richesse publique, on élève le plus de
constructions en tout genre, et oii toutes les parties
de la science de l'ingénieur, dans son application à la
construction des édifices, sont le plus perfectionnées.
Il est donc manifeste qu'un élément progressif de sa
nature s'associe en pareil cas à un élément soumis à
une tout autre loi de développement. L'architecture
romaine emploie la voûte : c'est un progrès scienti-
fique sur l'architecture grecque; ce qui ne veut pas
dire qu'au point de vue de l'art, le style romain l'em-
porte sur le style grec dont il n'est au contraire
qu'une imitation altérée. Le dôme byzantin, la nef
élancée des cathédrales gothiques marquent autant
de progrès de la science architecturale qui, suivant la
juste remarque des modernes, débute par les con-
structions les plus massives qu'elle va toujours en évi-
dant de plus en plus : mais il ne faudrait pas conclure
de là que la basilique de Juslinien l'emporte comme
œuvre d'art sur le Parthénon de Périclès. Il faut sim-
plement reconnaître que les données scientifiques de
l'art ont changé et que la science s'est enrichie de
combinaisons nouvelles, quoique à une époque de dé-
cadence de l'art, et l'on pourrait dire à une époque
DE l'art, de la science ET DE l' INDUSTRIE. 289
de décadence générale, s'il ne fallait toujours excepter
ce qui admet le perfectionnement indéfini, et ce qui
continue de cheminer, bien qu'obscurément, même
dans les temps que nous appelons ténébreux, parce
qu'ils ne brillent pas de ce genre d'éclat qui séduit
l'imagination et attire de préférence l'attention de la
postérité.
503. — Tandis que les produits de l'art portent le
cachet des races et des nationalités, les vérités scien-
tifiques, les découvertes industrielles s'ajoutent les
unes aux autres, sans garder l'empreinte du génie
propre aux peuples inventeurs. Que nous tenions le
verre des Égyptiens ou la porcelaine des Chinois, peu
importe : il y a dans Tinventiou de l'une et de l'autre
matière une découverte que toutes les nations peuvent
également s'approprier; et si, dans les vases ou dans
les autres ustensiles de provenance étrangère, dont le
verre ou la porcelaine fournissent la matière première,
il y a quelque chose qui porte le cachet de l'origine,
c'est ce qui tient au sentiment de l'art, au goût, à la
mode, et non ce qui tient à l'industrie, dont on peut
toujours copier exactement les procédés, dès qu'ils
sont connus.
D'ailleurs ou conçoit bien que le tempérament d'un
peuple le rende plus propre aux calculs de la science,
aux combinaisons de l'industrie, à l'invention des
procédés qui perfectionnent le commerce ou d'autres
parties du mécanisme social. Il y aura donc naturel-
lement chez ce peuple plus d'inventeurs et plus d'a-
deptes qui pratiqueront ce que d'autres auront inventé.
Ce que nous disons de l'intluence des dispositions or-
ganiques peut se dire aussi, dans une mesure conve-
T. II. 19
290 LIVRE IV. — CHAPITRE XIV.
nable, des institutions civiles et religieuses que le
cours des événements a fondées, et qui favorisent ou
contrarient l'effet des dispositions naturelles. On ne
sera donc pas surpris qu'il y ait plus de géomètres, de
physiciens, de chimistes en Allemagne ou en Angle-
terre qu'en Espagne ou en Portugal, et que les Véni-
tiens ou les Hollandais aient devancé les autres nations
de l'Europe dans l'invention et dans l'usage des ins-
titutions de banque, de crédit, d'assurances, et d'autres
du même genre. 11 n'en est pas moins vrai que la dé-
couverte faite en géométrie, en physique, en chimie,
en économie sociale, est comprise, enseignée et au
besoin appliquée en Espagne, en Amérique, partout
011 la civilisation se répand, comme elle l'est dans le
pays même d'oii vient la découverte. Il en est à cet
égard des peuples comme des individus (327), qui
n'ont pas tous les mêmes dispositions pour les sciences,
que leur éducation et leur fortune ne placent pas tous
dans des conditions également favorables, qui surtout
sont bien loin d'avoir au même degré le génie inventif ,
mais qui néanmoins parlent une langue commune et
s'entendent tous sur les parties des sciences qu'ils ont
étudiées; tandis qu'ils ne viennent pas à bout de s'en-
tendre de la même manière et de se dépouiller de
leurs préjugés nationaux ou individuels sur ce qui
touche à la religion, à la politique, à la philosophie,
à la littérature et aux arts.
504. — La marche des sciences et de l'industrie
ressemble à celle d'un fleuve qui chemine toujours,
mais avec une vitesse de propagation très-variable;
qui parfois s'épanche dans des réservoirs oii le mou-
vement progressif est à peine sensible; qui d'autres
DE l'art, de la science ET DE Ll.NDUSTRIE. 291
fois se partage en bras ou en branches collatérales,
dont quelques-unes pourraient être accidentellement
obstruées, de manière à retarder ou à gêner la trans-
mission du courant, mais de manière aussi qu'en dé-
finitive la transmission ait lieu et que le mouvement
se propage, comme si le tleuve n'avait pas rencontré
d'obstacles dans sa route. On dirait pourtant que la
comparaison pèche par un côté. Tandis que les sources
dont la réunion forme le tleuve, descendent en tor-
rents des flancs des montagnes où s'amassent les nuées
et les neiges qui les alimentent, le fieuve arrivé dans
les plaines ralentit son cours, et à mesure qu'il ac-
quiert des proportions plus majestueuses, il s'ache-
mine avec plus de lenteur vers la mer au sein de
laquelle il doit s'engloutir. Au contraire, il semble
que le mouvement progressif du courant s'accélère
sans cesse, et même de nos jours s'accélère au point
de nous étourdir et de nous effrayer, comme si nous
sentions que cela ne peut durer, et qu'une telle rapi-
dité annonce le voisinage d'un abîme. Ne dirait-on
pas que maintenant la durée d'une génération suffit
pour opérer des changements qui jadis exigeaient des
siècles? Cependant, pour ne parler d'abord que des
sciences considérées en elles-mêmes et indépendam-
ment de leur application aux usages de la société,
nous voyons clairement que, si toutes font sans cesse
des progrès, toutes ne font pas des progrès avec une
rapidité sans cesse croissante; nous remarquons au
contraire qu'elles ont leurs époques de crise et de ré-
novation, après lesquelles les découvertes se pressent
et les progrès s'accélèrent, pour se ralentir ensuite,
comme le fieuve qui reprend pour un temps l'allure
292 LIVRE IV. — CHAPITRE XIV.
d'un torrent, après des cataractes qui l'on fait passer
brusquement d'un niveau à un autre.
505. — Ainsi, le dix-septième siècle est pour l'as-
tronomie l'époque des grandes découvertes et des in-
ventions capitales, auprès desquelles les additions et
les perfectionnements dus aux travaux persévérants
des observateurs et des géomètres des siècles suivants
n'ont qu'une importance secondaire; ainsi, la fin du
dix-huitième siècle et les premières années du siècle
présent voient s'opérer la grande révolution de la chi-
mie; c'est l'époque des découvertes brillantes qui
valent à leurs auteurs une renommée populaire, parce
qu'on peut généralement apprécier ce qu'elles ont de
capital : après quoi vient le temps des travaux pa-
tients et des recherches de détail, qui ne peuvent être
connus et surtout appréciés que des adeptes. Dans
l'exploration du champ de la science, comme dans
celle de la surface de notre planète, il y a un temps
où de hardis investigateurs s'élancent à la découverte
d'un monde nouveau, et d'autres oii en s'aidant de
toutes les ressources d'un art perfectionné l'on est
trop heureux de découvrir quelque îlot échappé aux
anciens explorateurs, ou de rectifier sur la carte la
position d'un îlot déjà signalé. Il en est de l'exploita-
tion de cette espèce de mine comme de celle d'une
mine ordinaire : les plus riches filons s'appauvrissent;
on se contente de faire à peu près ses frais là où les
premiers travailleurs ont fait fortune; et il faut
compter sur le hasard, plus que sur des recherches
méthodiques, pour retrouver d'autres filons dont l'ex-
ploitation ramène encore une fois le temps des for-
tunes fabuleuses.
DE LARÏ, DE LA SCIEI«ÎCE Eï DE l' INDUSTRIE. 293
A l'instar des sciences, les diverses branches d'in-
dustrie n'ont pas toutes la même allure dans leur
marche progressive ; quelques-unes ont une appari-
tion beaucoup plus tardive; toutes auront leur tour et
atteindront successivement l'époque de leur pleine
activité et de leurs progrès rapides : après quoi, à leur
tour aussi , elles entreront dans cette phase où les
progrès se ralentissent, et où il s'agit plutôt de con-
server que d'acquérir. Pour suivre notre comparaison,
le courant aura ses crues les plus rapides lorsque les
veines les plus nombreuses ou les plus abondantes,
entre toutes celles qui l'alimentent, grossiront le plus
rapidement : mais cela ne peut durer toujours, et il
doit arriver un moment où le régime de chaque cou-
rant partiel ayant atteint , un peu plus tôt , un peu
plus tard, sa phase définitive et sensiblement perma-
nente, le grand courant qui les recueille tous sera
soumis lui-même à un régime sensiblement perma-
nent. Aussi bien ne peut-il se faire que dans le
monde on observe nulle part et en quoi que ce soit un
mouvement indéfiniment accéléré (478) ; et il faut que
des obstacles inévitables l'arrêtent brusquement ou
que, par le seul effet des réactions qu'il provoque, il
tende à se ralentir de plus en plus ou tout au moins
à prendre une allure uniforme. Ainsi, de ce que nous
vivons dans un temps où d'importantes découvertes
industrielles, venues à la suite du progrès des sciences,
semblent se presser et imprimer à la civilisation un
mouvement accéléré, il ne faudrait pas conclure qu'il
est de l'essence de ce mouvement de s'accélérer et
qu'il s'accélérera toujours : au contraire, il est aussi
légitime d'aftirmer que le progrès en ce genre se ra-
294 LIV11I-: IV. — CHAPITRE XIV.
lentira un jour, qu'il serait téméraire d'assigner le
jour où il devra se ralentir. Nous vivons aussi dans un
temps oi^i la population de tous les États de l'Europe
est en voie d'accroissement (quoique l'accroissement
soit très-inégal d'une contrée à l'autre), et nous nous
gardons bien d'affirmer, ce qui serait visiblement ab-
surde, que la population ira toujours en croissant :
nous comprenons au contraire que, dans les circon-
stances les plus favorables, elle finira nécessairement
par atteindre un cbiff're sensiblement stationnaire.
506. — Il ne nous semble pas hors de propos
de comparer encore la science et l'industrie par
un autre côté , et de montrer ici comment les idées
que la science et la philosophie nous donnent sur
la subordination des lois de la Nature et sur la clas-
sification des forces et des productions naturelles,
trouvent leur confirmation lorsqu'on cherche à se
rendre compte de la marche générale de l'industrie
ou de la manière dont l'homme procède pour agir sur
les êtres naturels et disposer des forces naturelles,
dans la vue de les faire servir à son usage et de les
approprier à ses besoins. Bacon regardait comme le
but de la science d'accroître la puissance de l'homme
sur la Nature : l'industrie à son tour peut être mise
au service de la science et surtout de la philosophie
de la science, en ce sens que les lois qui président à
l'organisation de l'industrie doivent nous offrir la
contre-épreuve des lois que nous avons cru saisir dans
l'étude scientifique de la Nature. Contre-épreuve est
bien le mot propre, si les mêmes choses se présentent
dans un ordre inverse : la Nature s'élevant du simple
au composé, tandis (|ue l'Iiomme, pour l'exploitation
DE L ART, DE LA SCIENCE ET DE L INDUSTRIE. 295
de la Nature, procède du composé au simple, comme
nous allons essayer de le montrer.
507. — Et d'abord il est universellement reconnu
que la première conquête de l'homme sur la Nature
a consisté précisément à subjuguer par la domestica-
tion, à modifier par la culture, d'abord les espèces
animales, puis les espèces végétales les plus souples,
parmi celles dont il pouvait tirer des services. La vie
pastorale est la première étape dans la route delà civi-
lisation ; les développements de l'agriculture viennent
ensuite. Pour que l'agriculture, le commerce et même
la chasse et la guerre reçoivent un commencement
d'organisation régulière, il faut d'abord que l'homme
se soit soumis un certain nombre d'espèces animales,
et qu'il ait su tirer parti de leurs instincts et de leurs
forces.
D'autres espèces animales donneront leur chair,
leur lait, leur toison, leur soie, c'est-à-dire autant de
produits de la vie organique et végétative qui est en
elles. A vrai dire, ces espèces animales sont pour
l'homme comme autant d'espèces végétales d'une na-
ture particulière, ayant de plus que les végétaux pro-
prement dits la locomotion et l'instinct de chercher
leur pâture \ Au point de vue économique, ce sont
des machines ou des appareils destinés à extraire de
la création végétale les matières premières que l'acte
de la végétation a élaborées (et qui, sans ce travail
préalable, y seraient pour la plupart perdues pour
' Ce rapprochement avait frappé Aristote : woTref ycwpylav Cwcav
ycwfyoùvjTcç, dit-il en parlant des peuples pasteurs. Polit., liv. I,
chap. 8.
296 LIVRE IV. — CHAPITRE XIV.
l'homme), et même à donner im commencement de
mise en œuvre k quelques-unes de ces matières pre-
mières. Mais, pour que l'homme se livre aux travaux
de la vie pastorale et de l'agriculture, il faut d'abord
qu'il ait su utiliser, dans un petit nombre d'espèces
choisies, telles que le chien, le cheval, le bœuf, le
chameau, le renne, les forces et les instincts de la vie
animale ; il faut qu'il ait trouvé parmi ces animaux
que la Nature a placés le plus près de lui dans l'é-
chelle des êtres, des compagnons, des aides, des amis
ou des esclaves. Les uns fournissent principalement
leur force musculaire, les autres leurs instincts de
garde, de chasse, de guerre ou de voyage : de manière,
bien entendu, qu'il y ait une part laissée à l'instinct,
même dans le travail mécanique, et une part laissée
à la force mécanique, même dans les services les
plus élevés de tous, où l'instinct joue le rôle princi-
pal, et où cet instinct se développe par la domestica-
tion et l'assouplissement des races, jusqu'à approcher
de l'intelligence et des passions humaines ou à les si-
muler.
508. — Au premier degré de la civilisation, ces
animaux à instincts développés sont pour l'homme la
plus précieuse et presque l'unique richesse. Si la ci-
vilisation fait quelques pas de plus, ils commencent à
ne plus guère figurer, dans l'ordre économique, que
comme des objets de luxe à l'usage des riches; le rôle
des espèces animales, en tant que source de force
mécanique, acquiert au contraire une importance ma-
jeure. Enfin, il vient un temps où l'homme, par une
organisation plus savante de l'industrie, remontant
jusqu'aux principes des choses, trouve de l'avantage
DE l'art, de la science ET DE l'industrie. 297
à substituer à la force musculaire des animaux, les
forces élémentaires du monde inorganique, la chaleur,
l'électricité. Le cheval de l'Arabe du désert, avec les
poétiques idées qu'il réveille, le cheval-vapeur de l'in-
dustrie moderne, dont le nom seul, dans sa barbarie
savante, agace les nerfs du lettré délicat, marquent
ces étapes extrêmes de la civilisation. D'un compa-
gnon, d'un ami, l'homme fait d'abord un esclave,
puis une machine; puis il finit par préférer à cette
machine naturelle une machine qu'il a pu construire
sur un plan plus simple et qui se prête mieux à des
progrès scientifiques et réguliers. Il parcourt en sens
inverse la route que la Nature a parcourue, en allant
du simple au composé, en subordonnant aux phéno-
mènes les plus généraux et les plus fondamentaux,
les manifestations les plus compliquées de son art
divin.
509. — En même temps que l'industrie humaine
s'organise et se perfectionne, les emprunts qu'elle fait
au sol, au règne inorganique, acquièrent plus d'im-
portance. Les produits de l'organisme vivant, animal
ou végétal, en raison même de leur complexité, jouis-
sent de propriétés plus immédiatement appropriées à
nos besoins physiques, mais en général moins tran-
chées et moins énergiques, ce qui fait qu'ils peuvent
assez aisément se remplacer les uns par les autres, ou
se servir de succédanés les uns aux autres. Une fécule
en remplace une autre; une boisson alcoolique dis-
pense de l'usage d'une autre boisson; une plante
fournit ses filaments pour tenir lieu de ceux d'une
autre plante textile. Au contraire, les matériaux en
général plus simples que renferme la richesse miné-
298 LIVRE IV. — CHAPITRE XIV.
raie, et pour l'extraction desquels cette richesse est
exploitée, sont aussi doués de propriétés plus éner-
giques qui n'admettent pas facilement de telles
substitutions. Ils deviennent par là les instruments
indispensables d'une industrie perfectionnée, systé-
matisée, parce qu'il faut que l'industrie, comme les
sciences humaines, remontent aux principes des choses
pour les soumettre à cette coordination systématique
qui est la condition du progrès indéfini.
Les métaux surtout possèdent éminemment ces ca-
ractères distinctifs de la richesse minérale. Tandis
que, dans la foule des espèces végétales et animales,
il n'y en a qu'un nombre relativement petit dont
l'homme tire des services essentiels, et qui soient
l'objet de ses soins et de son industrie, il n'y a guère
de métal susceptible d'exploitation dont l'homme ne
tire un parti avantageux, précisément à cause de la
simplicité de sa nature, et des caractères tranchés ou
des propriétés énergiques qui tiennent à la simplicité
de composition. Les mêmes raisons qui donnent tant
d'importance au rôle des métaux dans l'ordre des
phénomènes naturels, objet de la science pure, font
que l'exploitation des métaux est la condition préa-
lable de l'organisation de tous les arts mécaniques ou
chimiques.
510. — Puisque le genre de richesses naturelles,
qui est l'instrument le plus actif d'une civilisation
raffinée, s'épuise graduellement et se consume avec
une rapidité d'autant plus grande que la civilisation
et l'industrie font plus de progrès, il semble que cet
épuisement graduel soit le danger le plus menaçant
dans l'avenir pour la civilisation même, telle que nous
DE l'art, de la science ET DE L INDUSTRIE. 299
la concevons, et l'obstacle le plus apparent à la réali-
sation de l'hypothèse d'un progrès sans limite et sans
fin, que suggère si naturellement la rapidité du pro-
grès actuel. De là des motifs de craindre que l'industrie
humaine ne soit destinée, non-seulement à atteindre
une phase oii elle cesserait de faire des progrès sen-
sibles, mais même à dépérir un jour et finalement à
disparaître comme un feu qui s'éteint faute d'aliments.
Mais, laissons ce propos et abstenons-nous de nous
livrer à de téméraires et inutiles conjectures sur un
avenir trop éloigné (146). Il ne faut entretenir ni les
princes, ni les peuples de leurs chances de mort : les
princes punissent cette témérité par la disgrâce; le
public s'en venge par le ridicule. D'ailleurs nous nous
occupons ici des principes, des idées, des lois plutôt
que des faits. Il est dans la loi essentielle d'un être
vivant de parcourir le cycle entier des âges, quoique
en fait un accident puisse le tuer ou qu'il puisse périr
faute d'aliments avant l'accomplissement du cycle :
et de même la science, l'industrie n'en seraient pas
moins essentiellement gouvernées par la loi du progrès
indéfini, quand bien même il serait dans la destinée
du genre humain de périr soudainement par quelque
grand cataclysme, ou lentement, par suite de l'épui-
sement des ressources matérielles que la Nature avait
mises à sa disposition.
300 LIVRE IV. — CHAPITRE XV.
CHAPITRE XV.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR L'ENCHAINEMENT DES IDÉES PASSÉES
EN REVUE DANS CES QUATRE PREMIERS LIVRES.
511. — Le titre du présent ouvrage annonce que
nous nous sommes proposé de traiter, non pas de
toutes les idées que l'on aurait la prétention de don-
ner pour simples ou irréductibles, mais seulement de
celles qui paraissent indispensables pour l'interpréta-
tion scientifique des phénomènes naturels, ou pour
l'intelligence de l'organisation et du gouvernement
des sociétés humaines (335). Et même avec cette res-
triction, il s'agit moins (comme notre titre l'indique
aussi) d'épuiser une liste, que de marquer une série,
une progression, une sorte d'alignement; et pour
cela, de bien indiquer la place des principaux termes
de la série, de ceux qui peuvent servir comme de ja-
lons ou de témoins, à l'aide desquels (au besoin) il
deviendrait facile d'intercaler d'autres termes au rang
qui leur appartient. L'objet de ce chapitre est de rap-
peler et de rapprocher quelques caractères généraux,
propres à montrer qu'il s'agit en effet d'un enchaîne-
ment ou d'une disposition sêriale.
D'abord il est clair qu'en suivant cette série, nous
suivons l'ordre même des phénomènes ou des faits
naturels, en passant graduellement des faits plus
simples, plus généraux, plus fondamentaux, plus
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 301
permanents, aux faits plus complexes, plus spéciaux,
moins stables, plus délicats ou plus relevés. C'est
d'après cet ordre que l'on peut concevoir un tableau
systématique, un enchaînement régulier de nos con-
naissances scientifiques, comme nous croyons l'avoir
établi au chapitre XXII de V Essai souvent cité. Et la
disposition sérialeest surabondamment justifiée parla
comparaison que nous venons de faire entre la science
et l'industrie, de laquelle il résulte que l'industrie,
dans ses développements réguliers, suit une marche
précisément inverse de celle de la construction scien-
tifique, en démontant, pour ainsi dire, la machine que
la Nature elle-même avait montée (506).
512. — Dans l'ordre de la construction scienti-
fique, chaque terme de la série suppose des termes
antécédents qui lui servent en quelque sorte d'as-
sises (7) : cela est conforme à la nature des choses
et au mode d'après lequel les phénomènes naturels
s'entent les uns sur les autres. Mais de plus (et il
est facile de voir que ceci ne peut tenir qu'à l'or-
ganisation de nos facultés intellectuelles, et au* besoin
que nous avons d'images pour saisir les idées), chaque
terme a une tendance à empiéter sur ceux qui le
suivent dans la série, en ce qu'il n'est facilement
saisi par nous ou formulé dans le langage qu'à la
faveur d'allusions qui nous reportent à des notions
d'un ordre plus élevé. Ainsi, la notion de l'étendue
et des figures, considérée en soi, n'exige pas absolu-
ment celle du mouvement : mais pourtant il nous se-
rait très-difficile de concevoir et d'expliquer la géo-
métrie, en nous interdisant de faire usage de toute
notion, de toute image qui implique l'idée du mou-
302 LIVRE IV. — CHAPITRE XV.
\ement (20 et 29). L'idée de force, telle qu'on l'em-
ploie en mécanique et dans la physique générale, ne
requiert pas la moindre connaissance scientifique des
phénomènes de la vie : et cependant nous n'aurions
jamais trouvé, pour nous rendre compte des phéno-
mènes de l'ordre mécanique et physique, les mots de
force, ^effort, (\ attraction, et autres équivalant, si le
sentiment de l'effort musculaire n'accompagnait pas
l'exercice de nos fonctions, en tant qu'agents méca-
niques (81). Passons-nous à la catégorie, plus spé-
ciale et plus élevée, des actions chimiques? Nous
recourons à des allusions et à des images qui pénè-
trent, pour ainsi dire, plus avant dans l'économie de
nos fonctions animales et de nos instincts : nous em-
ployons les termes à' affinité élective, de saturation, et
autres semblahles. En déroulant la longue chaîne des
fonctions et des organismes, et en allant des plus
simples aux plus complexes (comme nous sentons
qu'il faut procéder pour se conformer au plan de la
Nature), c'est par de continuelles allusions aux phé-
nomènes d'un ordre plus élevé que nous formulons
nos explications scientifiques des phénomènes d'un
ordre inférieur. Nous comparons les fonctions de la
plante à celles de l'animal, les actes de l'animal le
plus bas placé dans la série aux actes des animaux les
plus rapprochés de nous ; enfin nous prêtons à ceux-
ci (dans le langage au moins) nos passions, nos dé-
sirs, nos vertus mêmes et nos vices; et c'est la seule
manière que nous ayons de décrire leurs instincts et
leurs mœurs.
513. — De même que la vertu magnétique n'est
pas uniformément répartie sur toute la longueur d'un
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 303
barreau aimanté , mais au contraire accumulée vers
les deux bouts ou les deux pôles du barreau , ainsi la
clarté intuitive n'appartient pas au même degré à
tous les termes de la série que nous considérons en ce
moment, et elle semble plutôt se concentrer sur les
deux portions extrêmes. Rien de plus clair, d'une
part, que les idées de nombre, de groupe, de classe,
d'étendue, de figure, qui servent à l'explication de tous
les phénomènes physiques, sans aucune exception;
rien de plus clair encore que les idées puisées dans la
conscience intime que nous avons de nos afTections,
de nos déterminations et de nos actes : par exemple
l'idée d'un désir, d'un commandement, d'une dé-
fense. S'agit-il au contraire de l'explication des phé-
nomènes de la vie dans les plantes et chez les ani-
maux inférieurs, ou même chez l'homme, en tant
qu'il participe à la nature de l'animal et de la plante,
c'est là que l'obscurité est la plus grande, parce que
les idées premières, auxquelles nous pouvons ratta-
cher nos explications, se dérobent plus à nos moyens
naturels de perception et de représentation , et sont
placées à une plus grande distance des idées que nous
saisissons le plus facilement par la perception externe,
comme de celles que le sens intime nous donne le
plus immédiatement.
De là une sorte d'analogie ou de symétrie entre des
corps de doctrines scientiliques, d'ailleurs très-dispa-
rates quant à leur objet, mais symétriquement placés
en quelque sorte par rapport aux deux pôles ou ré-
gions extrêmes de la série des idées premières qui
servent de point de départ à l'explication scientifique.
Ainsi, Leibnitz a signalé avec raison l'analogie entre la
304 LIVRE IV. — CHAPITRE XV.
science abstraite des jurisconsultes et celle des géo-
mètres; ainsi, l'on a qualifié avec justesse du nom de
physique sociale la science de ces faits auxquels donne
lieu l'agglomération des hommes par grandes masses,
dans lesquelles toute individualité s'efface, toute irré-
gularité due aux caprices de la liberté se compense,
et dont par cela même les lois ressemblent fort à
celles qui gouvernent les phénomènes dont s'occupe
la physique proprement dite (485).
514. — Que cette symétrie et cette polarité si re-
marquables tiennent à la nature des données fonda-
mentales de notre intelligence, on n'en saurait douter :
mais elles tiennent aussi au plan général de l'univers,
et même elles ne tiennent à la constitution de notre
intelligence que par suite d'une relation immédiate et
nécessaire de la constitution de notre intelligence au
plan général. Pour s'en rendre compte, il faut se re-
porter à ce que nous avons dit de l'échelle des phé-
nomènes cosmiques (188) et du passage des phé-
nomènes du monde inorganique aux phénomènes
vitaux (249). Ce n'est pas en vertu d'une loi de notre
intelligence, que la Nature a réalisé sur une échelle
gigantesque les phénomènes grandioses auxquels s'ap-
pliquent plus spécialement les lois de la mécanique
générale, c'est-à-dire les figures et les mouvements
des astres, la constitution des systèmes stellaires et
planétaires, pour passer, sur une échelle bien ré-
duite, aux phénomènes qui sont l'objet de notre mé-
canique terrestre et de notre physique proprement
dite, à l'égard desquels les lois de la grande méca-
nique se compliquent d'actions moléculaires qui
s'exercent dans une sphère inaccessible à nos sens ; et
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 305
pour pénétrer enfin dans un monde plus microsco-
pique encore, oii s'accomplissent à la fois, et les ac-
tions chimiques et les premières évolutions de l'orga-
nisme. C'est par suite d'un plan général que la INature
remonte l'échelle des grandeurs et des modules,
lorsqu'elle veut passer, de ces premiers rudiments
d'organisme, à des organismes plus compliqués, plus
parfaits, à des êtres capables de plus hautes fonc-
tions, même comme agents mécaniques. Il est donc
conforme au plan général, que la série que nous con-
sidérons (en cela pareille à une plante qu'on peut pren-
dre pour l'assemblage de deux plantes, l'une aérienne,
l'autre souterraine, ramifiées en sens contraires et
réunies au collet végétal) se décompose en deux séries
soudées bout à bout et offrant une sorte de symétrie,
à partir du point de soudure où les phénomènes chi-
miques confinent aux premiers phénomènes vitaux.
Et, du moment que l'intelligence a été attachée (n'im-
porte par quel moyen) à un certain degré de perfec-
tionnement de l'organisme vivant, il est conforme aux
principes généraux des choses que le point de sou-
dure où opèrent les causes infinitésimales, où s'ac-
complissent les phénomènes infinitésimaux, soit le
point du maximum d'obscurité, de part et d'autre du-
quel la lumière se fait graduellement.
515. — En poussant plus loin l'anatomie, en dé-
taillant davantage le phénomène qu'il s'agit d'étu-
dier, surtout aux environs du point de soudure, on
met encore plus en rehef la tendance à une dispo-
sition symétrique (210). On remarque que la vie
végétative, sur laquelle la vie animale vient s'enter
chez les animaux, est dans une connexion plus étroite
T. II. 20
306 LIVRE IV. — CHAPITRE XV.
avec les phénomènes chimiques, tandis que les fonc-
tions de la vie animale consistent surtout à opérer des
mouvements en grand , régis par les lois de la méca-
nique générale et de la physique proprement dite, où
les actions moléculaires n'interviennent ordinairement
que comme circonstances accessoires ou perturba-
trices. Aussi la Nature réalise-t-elle, dans l'économie
de la vie végétative, des organes analogues à nos ap-
pareils chimiques, et dans l'économie de la vie ani-
male, des organes analogues à nos engins mécaniques
et à nos instruments de physique (145) : preuve ma-
nifeste de l'harmonie essentielle, établie dès l'origine
entre le plan général de la Nature et la constitution
de notre intelligence, ou le système de nos idées et
des assises scientifiques correspondant à nos idées.
Lorsque nous passons, de l'étude de l'homme en
tant qu'exemplaire d'une espèce animale, et de l'es-
pèce le plus haut placée dans la série, à l'étude des
phénomènes que présentent les sociétés humaines,
des distinctions analogues se reproduisent. L'homme
individuel, conservant comme tel ses facultés supé-
rieures et son intelligence réfléchie, concourt, comme
une sorte de molécule organique dans l'agrégation
sociale, à l'évolution de phénomènes vitaux qui ne
peuvent être précisément, ni ceux de la végétation,
ni ceux de l'animalité, mais qui pourtant rappellent,
souvent d'une manière frappante, les caractères pro-
pres à la vie végétative ou à la vie animale (333). Ainsi,
la végétation d'une langue, sans être identiquement
celle de la plante, y ressemble autant, sinon beaucoup
plus que la vie et la mort d'un chêne ne ressemblent
à la vie et à la mort d'un éléphant.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 307
516. — Il y a bien des raisons pour que les
sciences ne suivent pas précisément dans leur appari-
tion un ordre qui réponde au degré de clarté des idées
fondamentales dont elles sont le développement. Les
sciences économiques ont beau reposer sur des idées
plus claires que celles qui servent de fondement aux
siences médicales : on ne pouvait y songer, tant que
le mécanisme social n'avait pas atteint un certain de-
gré de perfection, qu'il n'a atteint que bien après
l'invention de la plupart des autres sciences; et les
besoins d'une pratique médicale, qui commencent
avec les premiers rudiments de civilisation, devaient
suggérer des théories médicales quelconques, bien
avant l'époque de maturité scientifique. Si l'astronomie
a été perfectionnée quand les autres sciences étaient
encore dans l'enfance, ce n'est pas seulement à cause
de la simplicité géométrique des phénomènes qu'elle
a pour objet d'expliquer, et du degré de précision que
les observations y comportent ; c'est principalement
parce que ces grands phénomènes devaient de préfé-
rence exciter l'intérêt, frapper l'imagination, et à ce
double titre attirer l'attention des hommes, en sellant
à leurs institutions civiles, à leurs croyances reli-
gieuses, à leurs superstitions fatalistes. Mais du reste,
nonobstant des anomalies facilement explicables dans
l'ordre des premières apparitions de la lueur scienti-
fique, aux divers étages de la connaissance humaine,
si l'attention se reporte, ainsi qu'elle doit le faire, sur
l'époque où une science est, comme on dit, comtituée,
où sa langue se fixe, où ses cadres s'arrêtent, il de-
vient facile de se convaincre qu'en effet ces époques
de maturité scientifique s'arrangent suivant un ordre
308 LIVRE IV. — CHAriTRE XV.
tout-à-fait en rapport avec ce qui a été dit de la dis-
position des idées fondamentales en série, et de la
distribution de la lumière dans l'étendue de la série.
517. — Les remarques que nous venons de faire à
propos des corps de doctrines scientiliques, on peut
les faire à propos des systèmes de théologie ou de phi-
losophie religieuse, qui pendant longtemps ont tenu
lieu de toute science, et qui maintenant encore sub-
sistent ; qui (nous le croyons et l'espérons) subsiste-
ront toujours à côté des explications scientiliques.
(Juelle théologie plus claire, plus satisfaisante poui-
l'esprit aussi bien que pour le cœur, que celle qui,
fondant l'idée de la personnalité divine sur la con-
science de la personnalité humaine, fait de Dieu un
père, un maître souverain, dont les décrets et les
ordres régissent toute créature et motivent tout devoir,
qui sait et prévoit tout, réglant tout conformément à
la sagesse, h la justice, à la bonté dont il est la source?
L'enfant de sept ans, juif, chrétien, musulman, saisit
cette pensée aussi vite que pourrait le faire l'adulte
ou le vieillard. Elle s'adresse à l'homme du peuple ,
comme au docteur. C'est là ce catéchisme, à la fois si
grand et si simple, dont on a dit avec raison que
quelques hgnes valent mieux, pour l'illumination de
l'intelligence, que tous les écrits des philosophes.
518. — A la vérité (car il faut tout dire), sous l'u-
nité apparente de ce symbole se sont cachées de tout
temps de grandes disparités de croyances, selon la
diversité de culture des intelligences. Il n'est pas be-
soin que celte culture soit bien avancée, pour que l'on
comprenne combien peu l'idée que nous avons'^de la
personnalité humaine est applicable à la personnalité
CONSIDERATIONS GENERALES. 309
divine, et que quand, par exemple, on parle de la
colère de Dieu qui se soulève ou qui s'apaise, ce ne
peut être que dans un sens mystérieux que n'éclair-
cissent en rien les comparaisons empruntées aux pas-
sions qui nous agitent. Ne^vton et Euler prient comme
la femme du peuple, à la bonne heure : mais en pre-
nant dans un sens figuré et ineffable ce que cette
femme prend au pied de la lettre. Un Juif comme
Philon ne se départ point du dogme mosaïque, mais
il le raffine au point de se rencontrer avec Platon dans
ce champ des hautes abstractions où l'idée première,
empruntée à la conscience de la personnalité hu-
maine, a presque disparu. Le Dieu jaloux, le Dieu des
armées, qui guidait sou peuple choisi, est maintenant
conçu comme l'éternel géomètre. Poussez à son der-
nier terme cette élaboration philosophique, et vous
arrivez en effet à une théologie platonicienne, où
l'idée de l'être divin se confond avec celle de la su-
prême raison de toutes choses, contenant dans son
essence les idées éternelles sur le modèle desquelles
toutes choses ont été et sont produites, impliquant
les lois éternelles qui gouvernent tout, expliquent
tout, justifient tout. La faible raison de l'homme s'in-
cline encore devant cette essence adorable; elle se
glorifie d'être éclairée par quelques rayons qui eu
émanent; elle aspire à se régler conformément au
plan merveilleux dont quelques linéaments sont en-
trevus par elle. C'est encore là une théologie, ou
plutôt une philosophie religieuse, élevée et conso-
lante comme l'autre, pratiquement moins efficace
et moins accessible au commun des esprits; offrant
des mystères sans doute, mais, malgré ces mystères,
310 LIVRE IV. — CHAPITRE XV.
n'ayant rien qui répugne à la raison, et que la raison
ne saisisse très-nettement, dans les parties qu'elle
peut saisir. A peine est-il besoin de faire remarquer
la correspondance de ces deux systèmes de philoso-
phie religieuse, de ces deux thêismes, l'un personnel,
l'autre rationnel , avec les deux étages extrêmes de
l'édifice de nos connaissances scientifiques, avec les
deux pôles de la série suivant laquelle s'ordonnent les
idées-mères d'où elles procèdent.
519. — Pour correspondre aux étages moyens s'of-
frent deux systèmes de philosophie plutôt anti-reli-
gieux que religieux selon nos idées; qui pourtant ré-
solvent aussi à leur manière le problème religieux; et
afin que la symétrie soit plus frappante, il arrive en-
core que l'un des deux systèmes reste à l'état de doc-
trine philosophique, tandis que l'autre s'accommode
aux conditions d'un culte public, et qu'il est devenu,
chez les nations les plus célèbres de l'antiquité, la
matière d'un enseignement sacerdotal. On peut nom-
mer ces deux systèmes, l'un le matérialisme, l'autre
le naturalisme : on pourrait encore leur appliquer les
dénominations d'athéisme et de panthéisme , si l'on
tenait à conserver, en y attachant un sens plus précis,
des termes dont la controverse a trop souvent abusé.
Le matérialisme est le système suivant lequel les
lois, les faits généraux de la physique n'auraient pas
besoin d'être expliqués, et suffiraient à tout expliquer
si nos sciences étaient suffisamment avancées. Le vide
et les atomes, l'espace et la matière, des forces inhé-
rentes à chaque molécule matérielle, voilà ce qui
produit accidentellement, par le seul épuisement des
combinaisons fortuites, sans qu'il y ait besoin de sup-
J
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 311
poser aucun autre principe de coordination préalable
ou concomitante, non-seulement l'arrangement du
monde physique et la régularité géométrique des
grands phénomènes, mais encore toutes les merveilles
de l'organisation des êtres vivants, et finalement les
phénomènes mêmes de l'intelligence. Sans doute ce
système choque la raison par mille côtés, mais il est
saisissable par l'entendement. Il se formule avec une
netteté quasi géométrique. On se met à l'aise avec
toutes les difficultés : l'esprit s'en débarrasse par une
confession ou une profession d'ignorance.
520. — On n'est plus au même degré dans le faux,
mais on est incomparablement plus dans l'obscur,
lorsque, voyant les choses en naturaliste plutôt qu'en
physicien, admirant à bon droit les merveilles de la
Nature vivante, encore plus que l'ordre du monde
physique, on divinise, non plus la matière et ses pro-
priétés, mais ce principe caché qui préside à tous les
organismes, qui assortit d'une manière si incompré-
hensible pour nous la fin et les moyens, qui répand
partout la vie, en faisant succéder les générations les
unes aux autres, et en multipliant sans fin les exem-
plaires des mêmes types. Or, cette divinisation de la
Nature considérée comme la source de toute vie et de
toute fécondité, comme l'àme du monde d'oii procède
tout travail organique, de laquelle tout émane et à
laquelle tout retourne, qui produit pour détruire et
détruit pour reproduire sans cesse, c'est le fonds de
toutes les mythologies antiques, la doctrine secrète
qui donne l'explicatiou de leurs symboles, de leurs
rites lascifs ou cruels, du moins après que l'on a fait
la part de la corruption du cœur pour ne retenir
312 LIVRE IV. — CHAPITRE XV.
que ce qui est imputable aux égarements de l'intelli-
gence (319).
521. — Quoi de plus vague, quoi de plus confus
que les innombrables variations de ce thème! Les
poètes sont ici bien plus nets que les théologiens. Ces
personnages divins qui ont chez les poètes leurs phy-
sionomies bien distinctes, leurs généalogies très-ridi-
cules, mais très-claires, deviennent dans les théologies
symboliques des personnages multiples, indécis, qui
se transforment les uns dans les autres, s'identifient
successivement les uns avec les autres; et, tandis que
la science est parvenue à systématiser les productions
les plus monstrueuses de la Nature, elle est impuis-
sante à systématiser ces aberrations de l'esprit hu-
main. Non que nous méconnaissions la valeur des
aperçus ingénieux du savant célèbre * qui dans ces
derniers temps a cherché à établir, et a en grande par-
tie prouvé que l'on peut trouver dans les formes pri-
mitives du langage l'origine de la plupart des mythes
qui ont servi ensuite de point de départ, tantôt à
des fictions poétiques, tantôt à un symbolisme reli-
gieux. Il est certain que, dans l'enfance des peuples
et des langues, des expressions telles que celles que
nous employons encore : « Le soleil se couche et la
lune se lève, » n'ont pu être employées sans que l'on
^ Max Muller, Essai de mythologie comparée. Il faut observer que
l'auteur est de ceux qui rattachent essentiellement la mythologie
comme les langues aux origines des races, et qu'il ne s'occupe dans
cet essai que d'un fonds de mythologie commun aux peuples de
race indo-européenne, tandis que les religions naturalistes ou
panthéistiques de nations étrangères à cette race, comme les Égyp-
tiens ou les Phéniciens, donneraient lieu aux mêmes remarques.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 313
imprégnât plus ou moins de réalité un fantôme, une
image qui est devenue plus tard une métaphore, et
qui maintenant ne nous frappe plus, même à titre
de métaphore, n'étant plus que le signe abstrait el
sans \ie d'un phénomène physique oij la vie n'entre
pour rien. Il est certain aussi qu'a la faveur de cette
donnée, nous n'avons plus aucune peine à com-
prendre la formation (( d'une mythologie pleine de
contradictions et d'inconséquences, où le même être
est représenté comme mortel ou immortel, comme
homme ou comme femme, selon que l'œil de l'homme
changeait de point de vue, et prêtait ses propres cou-
leurs au jeu mystérieux de la Nature '; » mais, tou-
jours fallait-il que ce jeu demeurât mystérieux, mer-
veilleux, même dans un état de civilisation beaucoup
plus avancé, pour que la conception enfantine, my-
thique, s'y maintînt sous la forme d'un culte et d'un
symbolisme sacré. Le savant linguiste est le premier
à proclamer que la mythologie n'est qu'une forme, et
qu'on ne doit confondre la mythologie ou le langage
par mythes, ni avec la poésie, ni avec la religion,
quoiqu'elle puisse servir de cadre à la religion et à la
poésie. On aurait donc la clef, l'étymologie de tous
les mythes et par suite l'explication de toutes les con-
tradictions, de toutes les inconséquences de la my-
thologie, qu'il resterait à expliquer comment ces
contradictions et ces inconséquences ont pu pénétrer,
subsister et même s'exagérer dans les systèmes reli-
gieux fondés sur le culte des forces de la Nature. Or,
l'obscurité et le vague que nous offrent d'une manière
* Ibid., p. 75.
314 LIVRE IV. — CHAPITRE XV.
persistante (même après l'avènement du règne des
idées et de l'inquisition philosophique) les religions
natui'alistes, comparées au théisme personnel et im-
personnel, et même au matérialisme, nous paraissent
être la suite nécessaire de l'obscurité et du vague des
idées premières auxquelles se rattachent la concep-
tion des phénomènes de la vie et l'explication scienti-
lique ou mystique que nous en pouvons donner. Le
développement de la pensée religieuse suit donc en
cela les mêmes lois que le développement de la pensée
scientifique, de manière à confirmer nos aperçus sur
la constitution de la série des idées fondamentales.
522. — N'est-il pas bien remarquable que, là où
se trouve le point le plus obscur de la connaissance,
c'est-à-dire dans les choses qui sont du ressort du
principe vital et plastique, là se trouve précisément
ce qu'on pourrait appeler le foyer de l'idée du
beau (315)? L'expression du type organique, la pein-
ture de la Nature vivante, voilà par excellence l'objet
de l'art, voilà la source la plus abondante des senti-
ments d'admiration que le beau nous inspire. Et
pourtant (nous avons dû le remarquer) il y a de quoi
exciter en nous l'idée du beau, quoique à un moindre
degré, même dans les phénomènes cosmiques où la
vie n'apparaît pas encore (197), et même dans des
théorèmes abstraits (72). Ce qui nous suggère alors
l'idée du beau, c'est la simplicité des lois, unie à la
grandeur des phénomènes ou à la fécondité des con-
séquences. Mais, il ne saurait en être de même à
l'autre pôle de la série, là où par suite des progrès de
l'intelligence de l'homme et du développement des
institutions sociales, c'est au contraire la complexité,
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 315
la compensation, la neutralisation des instincts les uns
par les autres, qui ramènent l'empire du mécanisme
physique, de l'idée abstraite et de la loi logique ou
mathématique. Donc, il serait chimérique de pour-
sui\re alors l'idéal du beau; et c'est une autre idée,
celle du bon et de l'utile, dont l'apparition dans la
série a lieu plus tard, seulement vers le point no-
dal (315), qui doit nécessairement prévaloir à ce
terme final, au sein des sociétés humaines, dans la
foule qui les compose comme chez les pouvoii's qui
les dirigent. Donc, si l'humanité est iudéfmiment per-
fectible, comme tant de gens le supposent et comme
il n'est pas déraisonnable de l'admettre, il faut que
ce soit dans les voies du bon et de l'utile, non dans
celles du beau (427).
Rien ne nous intéresse plus que ce qui met en
relief le génie propre d'une race, ses instincts et ses
qualités natives. Voilà ce qui nous séduit dans la
poésie héroïque ou légendaire , et ce que nous nous
plaisons à retrouver dans les compositions d'un genre
plus moderne , où l'on a eu soin de restituer aux
peuples barbares leur physionomie, au moment où ils
apparaissent sur la scène de l'histoire ou se mêlent
aux nations civilisées. Nous sommes charmés de
prendre ainsi la Nature sur le fait, parce qu'il y a
dans les productions spontanées de la Nature un
genre de beautés, une harmonie originelle, source de
toute poésie, et que la complication des événements
humains ou les progrès de la culture sociale ne peu-
vent qu'altérer, apparemment pour la plus grande
utilité de tous, mais certainement au préjudice des
conditions fondamentales du beau. Et, comme la for-
316 LIVRE IV. — CHAPITRE XV.
mation des langues est ce qui tient de plus près aux
manifestations de la force vitale et plastique, ce sont
aussi les langues qui nous ont offert l'exemple le plus
net du contraste entre les conditions du perfectionne-
ment esthétique et celles du perfectionnement qu'on
pourrait appeler utilitaire (389).
523. — A un point de vue très-différent, d'autres
remarques \iennent à l'appui de l'idée d'une disposi-
tion sériale et d'une gradation suivie dans les termes
de la série. Nous avons insisté ailleurs* sur la part
qu'il faut faire dans le système de nos connaissances
à la donnée théorique et à la donnée historique, en
montrant que la distinction est essentielle, tient au
fond des choses et non pas seulement à nos moyens
d'instruction ou d'information. JMaintes fois, dans le
cours du présent ouvrage, nous avons dû nous re-
porter à cette distinction capitale : il s'agit, pour le
hut actuel, de rapprocher des ohservations déjà faites,
en comparant les divers étages de notre série, d'ahord
^n ce qui touche les questions dites d'origine, puis,
quant à la prépondérance de la donnée théorique ou
de la donnée historique.
Pas de questions d'origine, tant que l'on reste sur
le terrain des sciences logiques et mathématiques, de
celles qui ont pourohjet de pures idées ou les formes
générales des phénomènes : la raison universelle ne
connaît ni commencement ni tin. La mécanique, les
sciences physiques proprement dites, l'optique, la
chimie n'ont pas plus à s'occuper de questions d'ori-
gine : elles ont pour ohjet des lois que l'esprit hu-
' Essai , chap. XX et XXII.
CONSIDÉRATIOMS GÉNÉRALES. 317
main conçoit comme permanentes, des propriétés
qu'il regarde comme indélébiles (178). La question
d'origine apparaît lorsque l'on passe des sciences phy-
siques proprement dites^aux sciences cosmologiques,
et en premier lieu, lorsqu'il s'agit d'expliquer la con-
stitution des grands systèmes astronomiques; et comme
si l'échelle des temps devait être en proportion avec
l'échelle des espaces, les questions d'origine, en ce
qui concerne la constitution des systèmes astrono-
miques, nous reportent à des époques aussi prodi-
gieusement éloignées de l'époque actuelle, à des pé-
riodes de formation aussi incommensurables avec
ceux dans lesquels nos destinées s'accomplissent, que
les dimensions et les distances des systèmes plané-
taires et stellaires surpassent celles que nos facultés
locomotives et Imaginatives peuvent embrasser. Puis,
viennent sur une échelle incomparablement moindre
que l'échelle astronomique, mais incomparablement
plus grande que nos échelles chronologiques usuelles,
les époques et les périodes correspondant aux for-
mations géologiques et à la succession des diverses
créations organiques, au moins pour les espèces supé-
rieures : car, nous ne pouvons plus affirmer la même
chose quant aux êtres les plus abaissés dans leurs
fonctions vitales, construits sur une échelle quasi
moléculaire; et il est au contraire bien évident que,
si un entozoaire ne se trouve que dans le foie d'un
bœuf ou dans le cerveau d'un mouton, sa création a
suivi celle du mouton ou du bœuf, et même la do-
mestication de l'espèce, s'il ne se rencontre que chez
des individus en état de domesticité. Viennent en
dernier lieu, et sur une échelle toujours plus réduite.
318 LIVRE IV. — CHAPITRE XV.
les questions d'origine en tant qu'elles s'appliquent à
l'ethnologie, à la formation des races humaines, des
langues, des religions, des nationalités, de toutes les
grandes institutions sociales.
Si l'échelle des temps cadrait avec ce qu'on pour-
rait nommer l'échelle des difficultés, la formation
d'un système planétaire accahlerait bien plus l'esprit
humain que la formation d'un champignon, ou bien,
à l'inverse, il faudrait que nous pussions disposeï*
d'un temps bien plus long pour expliquer la formation
d'un champignon, que pour expliquer celle d'un
système planétaire. Rien de cela n'est admissible.
Sans posséder précisément l'explication rationnelle de
la formation d'un système planétaire (194), nous voyons
très-bien que, le jour oià nous la posséderions, nous
serions encore très-loin de pouvoir rendre compte de
la formation d'un champignon; et nul doute que la
Nature n'ait créé beaucoup plus expéditivement les
cliampignons que les systèmes planétaires. Nous
sommes ici à ce point nodal de la série où la Nature
nous cache le plus ses voies. Mais, la clarté reparaît
quand nous outrepassons le point nodal, et déjà nous
nous rendons compte de la genèse d'une langue,
beaucoup moins imparfaitement que de la genèse d'un
palmier (373); et quand il s'agit d'institutions sociales
de dates plus récentes, sans avoir besoin de discuter
la chimère de contrats primitifs dont nous voyons
clairement l'impossibilité, nous pénétrons assez dans
l'économie des époques rudimentaires pour pouvoir
nous dire enfin débarrassés, parte in qua, du tour-
ment que d'autres questions d'origine ont infligé et
infligeront à l'esprit humain.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 319
524. — Passons à ce qui regarde les proportions
relatives de la donnée théorique et de la donnée histo-
rique. Un certain mélange de lois nécessaires et de
faits accidentels ou providentiels est ce qui motive
l'emploi du mot àlustoire, aussi bien dans l'ordre de
la Nature que dans celui de l'humanité. Il est mani-
feste que la part de la donnée historique va en aug-
mentant, à mesure que les idées qui servent de base
à nos explications scientifiques occupent un rang plus
avancé dans la série suivant laquelle nous les ordon-
nons. Point de donnée historique pour les sciences
purement rationnelles, ni même pour les sciences
physiques proprement dites (181) : mais déjà les
sciences cosmologiques ne sont plus dans le même
cas. Ce qu'elles nous apprennent sur la constitution
du Monde ou de quelques-unes de ses parties, est le
résultat, non-seulement de certaines lois générales et
permanentes, mais encore de certains faits historique-
ment enchaînés les uns aux autres, quoique nul té-
moin ne nous en ait laissé l'histoire écrite, et que
nous soyons obligés de tirer de l'interprétation cri-
tique de quelques vestiges de ces antiques événements
le peu que nous en savons. Ce sont des faits de ce
genre qui sont cause que la terre a un satellite, tandis
que Vénus et Mars n'en ont pas; que Jupiter a quatre
satellites, plutôt que trois, plutôt que cinq; et ainsi
de suite. La direction des chaînes de montagnes, la
dissémination des bouches ignées, la distribution ou
les découpures des continents et des mers offrent des
exemples non moins frappants, mais bien plus nom-
breux, de cette influence des faits antérieurs sur l'état
présent des choses, ou de l'intervention de la donnée
320 LIVRE IV. — CHAPITRE XV.
historique dans un corps de doctrine scientifique.
Cette part de la donnée historique prévaut bien plus
quand on aborde les sciences qui traitent des êtres or-
ganisés. Tout à l'heure nous avions une physique, une
chimie parfaitement indépendantes de toute cosmolo-
gie; on pouvait établir les lois générales auxquelles
obéissent la matière et les forces, sans s'occuper du rôle
auquel avaient été destinées, dans le laps des siècles,
les molécules matérielles individuellement soumises
à l'expérience : il s'en faut bien que l'on puisse aussi
nettement isoler une physiologie, une anatomie géné-
rales, valables pour toutes les espèces possibles, et
dès lors ne dépendant en rien des faits, des données
historiques auxquels sont imputables l'origine et la
constitution des espèces actuelles. En physiologie, en
anatomie générales, les choses sont trop complexes
pour que nous ayons des moyens sûrs de distinguer
les lois vraiment générales dont la raison tient à l'es-
sence permanente des choses, d'avec les faits auxquels
nous ne voyons pas d'exception parmi les espèces
connues, et qui pourtant ne seraient que la suite d'ac-
cidents historiques. Il arrive donc que l'élément his-
torique qui apparaît dans le passage de l'étage des
sciences rationnelles h l'étage des sciences physiques,
devient nécessairement dominant, dans le passage de
l'étage des sciences physiques à l'étage des sciences
naturelles. Aussi le nom à' histoire naturelle a-t-il été
choisi de bonne heure pour désigner l'ensemble de
nos connaissances sur les êtres vivants, connaissances
en effet plus historiques que théoriques (217 e^^w/y.)-
525. — Quand enfin l'on passe de l'étude de l'en-
semble des êtres vivants (et de celle de l'homme, au
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 321
point de vue du naturaliste), à l'étude des sociétés
humaines telles que le progrès de la culture les a
faites, on nage, s'il est permis de le dire, en pleine
histoire : l'influence de la donnée historique (dans le
sens large où nous prenons cette dénomination) se
montre, non plus comme prépondérante, mais presque
comme exclusive. Les nuances si délicates qui dis-
tinguent les races humaines, et qui leur assignent
leur rôle dans la civilisation et dans l'histoire, à quoi
sont-elles imputables, sinon à des accidents histo-
riques, et à des causes de même genre que celles qui
ont tracé sur le globe terrestre toutes ces singularités
de reliefs et de contours dont l'influence sur les des-
tinées de la civilisation a été également si capitale?
Aussi n'est-on vraiment entré dans l'étude philoso-
phique des langues, et de toutes les institutions reli-
gieuses, politiques, juridiques par lesquelles se ma-
nifeste la vie des peuples, que quand l'école historique
a prévalu sur les écoles de théoriciens; ou quand, à
défaut de renseignements fournis par l'histoire pro-
prement dite (qui n'embrasse qu'un laps de temps re-
lativement si court), on s'est du moins rapproché,
autant qu'on l'a pu, des méthodes suivies par les na-
turalistes, lorsqu'ils décrivent des faits dont la cause
historique remonte à plus forte raison bien au-delà
des âges que peut éclairer le flambeau de l'histoire
proprement dite.
526. — Mais, il y a une raison bien plus décisive
encore pour accroître, en ce qui touche l'organisation
des sociétés humaines, l'extrême prépondérance du
fait historique. Voyez en effet ce qui arrive aux races
d'êtres vivants dont la création a été abandonnée au
T. II. 21
322 LIVRE IV. — CHAPITRE XV.
libre jeu, à l'action spontanée des causes naturelles :
depuis plusieurs milliers d'années elles n'éprouvent
aucune modification appréciable; les productions
anormales ne deviennent plus souches de races nou-
velles, ou, si de tels cas se présentent, ils ont si peu
d'importance qu'ils n'attirent pas notre attention ou
n'ont encore pu être positivement constatés; les indi-
vidus se succèdent conformément aux lois générales
de la vie; les types spécifiques semblent s'être sous-
traits à l'empire de ces lois générales, et avoir con-
quis l'invariabilité, l'indestructibilité qui appartien-
nent aux éléments du monde intelligible ou à ceux
du monde inorganique. Il n'en est plus de même pour
ce qui touche l'humanité et surtout ces branches de
la famille humaine, qui sont décidément entrées,
grâce à des particularités exceptionnelles, dans les
voies de la civilisation. Non-seulement les individua-
lités humaines vivent et meurent; mais encore ces
agrégations vivantes qu'on appelle des races , des
peuples, des nations, avec tous les organismes (vi-
vants aussi) qu'elles ont la vertu de produire, en
fait de langues, d'arts, de poésie, d'institutions de
toutes sortes, sont nées, ont péri, ont parcouru
toutes les phases de la vie dans un espace de temps
où les autres types vivants avaient acquis une fixité,
au moins relative. Donc, nous ne nous trouvons
plus dans ce cas oii les particularités individuelles se
compensent , s'effacent , disparaissent à la faveur du
grand nombre des individualités et du long laps de
temps. L'individualité, le fait particulier, avec ce qu'il
a de privativement caractéristique, est ce qui iixe et
ce qui doit fixer notre attention. Donc, nous ne sommes
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 323
plus dans les conditions ordinaires de la science qui
en général fait et doit faire abstraction des individus :
donc, nous nous trouvons en pleine histoire, en face
de toutes les singularités de la destinée. Non-seule-
ment tel peuple qui a vieilli ne retrouvera plus les
jours de sa jeunesse, mais tel autre peuple, destiné à
arriver après lui à l'épanouissement de la jeunesse, y
arrivera dans des circonstances si profondément dif-
férentes, en raison des temps et des lieux, que le
phénomène sera tout autre. Il ne s'agit plus de diffé-
rences de l'ordre de celles qui font que rien ne se
ressemble absolument dans les exemplaires d'un même
type, et qu'il n'y a pas deux feuilles parfaitement
semblables, deux visages parfaitement semblables,
deux sons de voix, deux tournures d'esprit parfaite-
ment semblables. Il s'agit de différences comparables
en valeur caractéristique, pour les phénomènes que
l'on veut alors étudier, à celles qui séparent un type
d'un autre, en zoologie ou en botanique.
Considérons, par exemple, la race hellénique et ses
destinées. Sa constitution propre, le milieu dans le-
quel elle a vécu, le terroir où elle s'est fixée, l'époque
de son efflorescence ont façonné sa langue, sa reli-
gion, ses arts, ses institutions, et ont fait d'elle une
des institutrices du genre humain. Elle aura beau
conserver son beau ciel, ses plages ravissantes, re-
couvrer son activité commerciale, littéraire, ou même
sa liberté, son indépendance et son influence poli-
tique : la Grèce future sera toujours bien pâle auprès
de la Grèce antique; et si d'autres races plus jeunes,
même aussi bien douées, étaient venues s'épanouir à
leur tour sous le ciel de la Grèce, elles n'auraient pas
324 LIVRE IV. — CHAPITRE XV.
reproduit davantage le phénomène de la Grèce an-
tique, phénomène si capital dans l'histoire de l'hu-
manité.
527. — C'est de singularités de ce genre, de leur
portée, des explications qu'elles admettent ou qu'elles
repoussent, que nous allons avoir à nous occuper. Le
lecteur ainsi prévenu voudra bien, nous l'espérons,
ne point trouver trop étrange qu'après avoir successi-
vement passé en revue, dans un but d'analyse et sur-
tout de coordination théorique, les idées auquelles se
rattachent nos connaissances sur le Monde, sur la
Nature, sur l'homme lui-même et sur les éléments de
la société civile, nous fixions un moment son atten-
tion sur les accidents historiques, sur les particulari-
tés ou les singularités dont le concours a permis aux
germes de la civilisation de se développer, de fructifier
et finalement de se répandre partout où l'homme a
accès. Tel sera le sujet de notre cinquième et dernier
livre où devront être reprises, mais à une autre fin,
plusieurs idées déjà émises dans celui-ci, et où nous
nous proposons aussi de montrer que, dans la marche
progressive des sociétés humaines, à la phase émi-
nemment historique en doit succéder une autre où
l'influence de la donnée théorique reprendra le des-
sus, conformément à la loi de symétrie générale, que
tout-à-l'heure nous tâchions d'exprimer et de con-
stater.
LIVRE T.
L'HISTOIRE ET LA CIVILISATION,
CHAPITRE PREMIER.
DE LA PHASE HISTORIQUE DE L'HUMANITÉ. — DES CIVILISATIONS PARTlCU-
LIÈBES ET DE LA CI\-ILISATION GÉNÉRALE, — DE LA MORALE ET DE LA
PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE.
528. — L'histoire proprement dite, celle qui rem-
plit tant de volumes que l'on refait sans cesse, n'a eu
cependant pour théâtre qu'une petite portion de la
surface du globe que nous habitons; et les temps que
nous appelons historiques méritent à peine d'être
comptés en comparaison des périodes qu'embrassent
maintenant les recherches de la science, et dont nous
possédons, sinon des histoires (dans le sens ordinaire
du mot), du moins des monuments irréfragables.
Même à l'heure qu'il est, l'histoire proprement dite
n'a pas encore commencé pour beaucoup de rameaux
de la famille humaine, et probablement plusieurs
races disparaîtront, comme d'autres ont disparu, sans
être arrivées à cette phase de développement qui a
procuré un rôle historique à d'autres races originai-
rement mieux douées, ou placées dans des circon-
stances plus propices. Ce n'est pas seulement parce
que l'Eskimau, le Hottentot, le Papou n'ont pas de
livres, d'inscriptions, de médailles, qu'ils n'ont pas
326 LIVRE V. — CHAPITRE I.
d'histoire : c'est bien plutôt parce que la grossièreté
de leur état social ne se prête point à ce jeu compli-
qué d'intérêts, de passions, d'événements, qui est le
fond de l'histoire proprement dite. Ce que nous ex-
trayons avidement des relations des voyageurs qui les
visitent, ce sont des matériaux, non pour l'histoire
proprement dite, mais pour l'anthropologie et pour
l'ethnologie ; et à ce point de vue, l'étude d'une peu-
plade chétive et obscure n'a pas moins d'attrait et
d'importance philosophique que les observations
faites sur des nations qui ont rempli le monde de
leurs noms et couvert de vastes contrées d'une popu-
lation nombreuse. D'où ce mot d'unspirituel érudit :
« Il sera trop tard pour étudier les hommes, quand
il n'y aura plus sur la terre que des Européens*. »
Un peuple peut manquer d'historiens, quoiqu'il ait
eu son histoire , et des événements ne perdent pas
foncièrement leur caractère historique, parce qu'ils
sont voués à l'oubli, faute de témoins qui les racon-
tent. Les commencements de la phase historique pré-
cèdent même nécessairement les premières lueurs de
l'histoire écrite, et nous manquons de documents his-
toriques pour des peuples qui vivaient certainement
de la vie de l'histoire aux époques sur lesquelles les
historiens se taisent. Les documents sur l'histoire de
Carthage, avant sa lutte avec Rome, se concentrent
dans quelques pages qui se prêteraient sans nul doute
à un développement historique des plus intéressants,
si le temps eût laissé parvenir jusqu'à nous les annales
de quelque Tite-Live punique.
* Abel Rémusat, Mélanges posthumes,' p. 252.
DE LA PHASE HISTORIQUE. 327
529. — L'histoire proprement dite relève de l'eth-
nologie et de l'anthropologie, et tient par ces racines
au système général de nos connaissances (346 et 351).
C'est le développement, exubérant si l'on veut, d'un
jet qui se charge de fleurs et de fruits, à côté d'autres
jets destinés à rester pauvres et stériles. Cependant,
les hommes ont montré une grande curiosité pour
l'histoire, bien avant de songer à l'ethnologie et à
l'anthropologie. Il fallait les progrès de la science; il
fallait surtout que des écrivains d'un beau talent, bien
moins guidés par les découvertes faites en ethnologie
que par une heureuse inspiration de leur génie d'his-
toriens, eussent réussi à mettre en relief l'influence
dominante des caractères de races, même aux époques
historiques les plus voisines de nos temps modernes.
Le cachet que la Nature imprime à ses œuvres (211),
et qui ne permet de les confondre avec aucune des
productions de l'art humain, doit aussi se montrer
dans tout ce qui tient à l'histoire de l'homme, tant
qu'elle ne se détache pas ou qu'elle se détache à peine
de l'histoire générale de la Nature. Cette empreinte
originelle doit tendre à s'oblitérer, à mesure que le
genre humain vit d'une vie, pour ainsi dire, plus ar-
tificielle, et dont les conditions s'éloignent davantage
de celles où il se trouvait placé au début des temps
historiques : mais elle ne s'efface jamais complète-
ment. D'ailleurs, comme le genre humain ne se dé-
veloppe pas tout d'une pièce, et que les différentes
branches de la famille humaine subissent, les unes
plus tôt, les autres plus tard, l'influence de la culture
artificielle, on retrouvera toujours quelque part l'in-
dice des propriétés de la sève primitive, avant qu'elle
328 LIVRE V. — CHAPITRE I.
ne fût altérée, abâtardie ou, si l'on veut, perfection-
née par la culture et le mélange de sucs étrangers.
C'est pour cela que la saine intelligence de l'histoire
de toutes les époques exige chez l'historien, non-seu-
lement la connaissance des ressorts qui font mouvoir
l'homme civilisé, mais le sentiment de la Nature et
une certaine habitude de l'interpréter : en sorte que,
si l'on doit tenir à marquer la juste place de l'histoire
dans le système de nos connaissances, ce n'est pas
tant pour la solution d'un problème aride de classifi-
cation, que pour indiquer quels doivent être l'esprit
dominant de l'histoire et les qualités essentielles de
l'historien, au point oii les études sur la Nature et sur
l'homme en sont arrivées.
Il n'y a pas de progrès ni de succès qui ne provoque
une réaction. De là les attaques dirigées quelquefois
de nos jours contre ce que l'on a appelé, dans un sens
déprisant, le naturalisme en histoire et l'école histo-
rique naturaliste. On peut abuser en effet des idées
les plus justes, surtout quand l'idée, outre la faveur
qui s'attache à la nouveauté, a un côté poétique par
lequel elle plaît à l'imagination (322) : mais l'exagé-
ration passe et le fond de vérité subsiste. Pour éviter
l'abus en ceci, pour faire au naturalisme historique
sa juste part, il faut envisager le développement de
l'histoire dans son ensemble, considérer non-seule-
ment le point de départ, mais le terme final et les in-
cidents de la route.
530. — De même qu'il y a dans l'homme, pris in-
dividuellement, des parties susceptibles de s'accroître
et de s'améhorer toujours, tant que les conditions
organiques de la vie et de la santé de l'individu ne
DE LA PHASE HISTORIQUE. 329
font pas défaut, de même (et le livre précédent a été
consacré à mettre en relief cette vérité) il y a dans les
sociétés humaines des choses susceptibles d'aller tou-
jours en s'étendant, se perfectionnant et s'améliorant,
tant que subsistent les conditions essentielles de la
santé du corps social. L'ensemble des choses de ce
genre, qui comportent un progrès continuel, sinon
illimité en soi, du moins dont nous ne pouvons assi-
gner la limite, est ce que l'on comprend de nos jours
(qu'on s'en rende compte ou non) sous le nom de ci-
vilisation, mot qui, à d'autres âges de la langue, ne
désignait guère que la politesse des mœurs et le règne
des lois et des institutions civiles, par opposition aux
violences de la vie barbare. Et, comme il s'est formé
une école d'historiens préoccupés surtout des diffé-
rences natives des races, il s'en est formé une autre
qui s'attache de préférence à démêler les progrès de
la civilisation à travers les démêlés des races et les ré-
volutions des empires.
531. — Toutefois on mêle encore le plus souvent
à l'idée de la civilisation, telle que nous tâchons de la
préciser, l'idée d'un cortège d'institutions religieuses
et civiles qui n'ont point du tout le caractère essentiel
que nous croyons devoir assigner à la civilisation pro-
prement dite, comme quand on dit la civihsation
grecque ou la civilisation romaine. En ce sens, la ci-
vilisation d'un peuple englobe tous les éléments de
l'organisation et de la vie sociale chez le peuple dont
il s'agit : sa religion, ses institutions juridiques et
politiques; nous ajouterions encore sa morale, .9(?.
sciences , si l'impropriété de ce langage ne cho-
quait tout d'abord, et si nous n'étions ainsi avertis
330 LIVRE V. CHAPITRE 1.
qu'il y a là quelque chose que l'on doit considérer
comme n'appartenant pas à tel peuple plutôt qu'à tel
autre, et comme faisant actuellement, pouvant faire
ou devant faire un jour partie du patrimoine de l'hu-
manité tout entière. Or, cette chose qui n'appartient
pas au Grec à l'exclusion du Barhare, et qui doit pou-
voir s'exprimer dans toutes les langues, est pour nous
la civilisation proprement dite, ou la civilisation gé-
nérale; celle qui se propage et s'est propagée jusqu'à
nos jours, d'une race à l'autre, d'une nation à l'autre,
selon la célèbre comparaison du poète :
Et quasi cursores vitaï lampada tradunt.
532. — Il demeure pourtant bien entendu que la
civilisation générale ne va pas toute -seule, et qu'elle
ne saurait se passer, chez chaque peuple en particu-
lier, de l'appui que lui prêtent les institutions reli-
gieuses et nationales. Il faut d'abord qu'une nation
vive pour participer au mouvement de la civilisation
générale et pour songer à accroître le patrimoine
commun de l'humanité, comme il faut que l'individu
vive pour croître en science et en sagesse (326) : or,
elle puise la vie dans les institutions qui lui sont
propres, ou plutôt ces institutions sont le produit de
la vie qui l'anime. Si la vie se retire d'elle, elle pourra
rétrograder, même dans les choses qui tiennent à la
civilisation générale, comme un vieillard qui. finit par
perdre, avec les forces physiques et morales que l'âge
doit nécessairement user, les choses mêmes pour les-
quelles la force de l'âge n'est pas requise. Mais, si un
peuple s'amollit et perd sa vertu guerrière, si ses in-
DE LA PHASE HISTORIQUE. " 331
stitutions nationales s'usent et se corrompent, si l'ac-
tion prolongée du climat est une cause fatale de
l'abâtardissement de la race, si des circonstances for-
tuites le livrent à des ennemis trop supérieurs en
forces, il ne faut pas s'en prendre à la civilisation.
Dans les luttes que les anciens peuples civilisés ont
soutenues contre leurs voisins barbares, ces peuples
n'ont point péri à cause de leur supériorité en fait de
civilisation, mais par d'autres causes et nonobstant
les avantages que cette supériorité leur donnait.
Lorsque le mouvement de la civilisation générale s'est
encore mieux prononcé, elle a fini par acquérir, dans
le conflit des forces sociales, une influence prépon-
dérante : au point qu'il est devenu impossible qu'une
nation parvenue à la hauteur de la civilisation mo-
derne succombe sous les assauts de la barbarie, qu'elle
vienne du dedans ou du dehors, et quelque énergie,
physique ou morale, que celle-ci mette dans la lutte.
533. — Plus nous remontons dans l'histoire, plus
nous trouvons la civilisation des diverses nations poli-
cées empreinte d'un cachet particulier, selon que tel
ou tel élément prévaut, et selon la forme spéciale
qu'affecte l'élément prédominant. L'ère vraiment mo-
derne date pour nous de l'époque oii la civilisation
générale, par la vigueur de son développement, tend
à oblitérer les traits distinctifs de chaque système na-
tional ou particulier. A la vérité, les sociétés euro-
péennes, quoique disséminées aujourd'hui sur tous
les points du globe, et quoique offrant une grande
variété d'institutions politiques, civiles et même re-
ligieuses, retiennent encore un fond commun de
croyances et de traditions, qui n'appartient plus à la
332 LIVRE V. — CHAPITRE I.
civilisation générale, dont les éléments peuvent s'user
et dépérir à la longue, comme ceux de toute civilisa-
tion spéciale ou nationale. Si le dépérissement pou-
vait aller (comme quelques-uns le craignent ou le
supposent) jusqu'à frapper au cœur la vitalité des
races européennes, il faudrait bien que la civilisation
proprement dite pérît elle-même, ou tout au moins
rétrogradât jusqu'au point oii ces races l'ont prise.
Mais, tout porte à croire qu'une telle crainte est ex-
cessive, et que les pertes, d'ailleurs très-regrettables,
dont sont menacées nos sociétés vieillies, ne doivent
point être comptées parmi celles qui empêchent de
vivre, et qui par là coupent court aux progrès de la
civilisation générale.
534. — L'on entend dire tous les jours qu'il n'y
a rien de nouveau sous le soleil ; que les choses hu-
maines tournent dans le même cercle : et des méta-
physiciens tels que Vico ont voulu ériger en théo-
rèmes ces adages vulgaires. Ceci revient tout bonne-
ment à mettre de côté le progrès de la civilisation
générale qui chemine toujours tandis que les civilisa-
tions particulières brillent et s'éclipsent (502). Sans
doute une nation peut avoir jeté par les institutions
et les arts qui lui sont propres un si vif éclat, qu'il
semble qu'un période de ténèbres commence au
moment oh elle disparaît de la scène du monde : ce
qui n'empêche pourtant pas le foyer de la civilisation
générale de s'entretenir, et qui plus est, d'étendre de
proche en proche son action bienfaisante. Même au
dixième siècle, à l'époque la plus ténébreuse du
moyen-âge, il y avait, tout considéré, plus de se-
mences de civilisation répandues sur l'Europe en-
DE LA PHASE HISTORIQUE. 333
tière, y compris les pays slaves et Scandinaves, qu'il
n'y en avait au temps d'Auguste ou des Antonins. Si
l'on veut faire la comparaison en ne sortant pas des
limites de l'ancien monde romain, on trouvera encore
que la disparition des beaux esprits, des écrivains
élégants et des artistes de goût n'est pas sans com-
pensation; qu'une foule d'inventions utiles, ignorées
ou peu connues de la splendide antiquité, comme
celles des moulins, des horloges, des vitres, des
cloches, ont passé dans les usages communs; qu'il y
a des écoles, non plus seulement dans quelques
grandes villes, pour l'amusement des riches, mais un
peu partout, près des églises et des monastères; que
l'on classe et étudie les rudiments des sciences avec
une certaine méthode, signe précurseur de l'esprit
moderne; que des peuples à peine initiés à la civilisa-
tion, comme les Anglo-Saxons et les Bretons du pays
de Galles, éprouvent le besoin de rédiger leur législa-
tion et d'écrire des codes plus méthodiques, plus
complets, plus humains que la loi des Douze Tables,
plus raisonnables surtout que les lois de Lycurgue et
de Platon; qu'on lit encore les anciens textes reli-
gieux et même profanes dans des manuscrits mieux
ponctués, mieux divisés, d'une écriture plus cou-
lante et d'une lecture plus commode que ceux qui
meublaient la bibliothèque d'un amateur d'Hercula-
num, d'un ami de Gicéron ou de Cicéron lui-même;
que ces barons qui ne savent pas lire ont des chance-
liers, des notaires pour l'expédition de leurs innom-
brables chartes, des rôles, des actes publics ou privés
dont nous avons les formules, titres assurément plus
commodes que les stèles de pierre et les tables de
334 L1VRI-: V. — CHAPITRE I.
bronze sur lesquelles les Grecs et les Romains, dans
leurs beaux jours, gravaient leurs lois, leurs traités,
leurs contrats, leurs hypothèques et jusqu'aux borde-
reaux de leurs comptables.
535. — Aussi, les phénomènes historiques qui se
répètent, ne se répètent qu'avec des variantes qui té-
moignent, par le sens constant des variations, qu'il y
a, outre les causes de reproduction ou de répétition,
une cause de progrès continu. Il en est de l'histoire
du genre humain comme de l'histoire de la planète
qui lui a été préparée pour demeure. L'une et l'autre
histoire nous offrent des retours de crises analogues,
des temps de calme relatifs succédant à des accès vio-
lents : et pourtant, dans l'une comme dans l'autre,
on démêle une succession d'époques oii les crises ana-
logues diffèrent, et qui témoignent de l'affaiblissement
progressif ou de l'intensité croissante de certaines
causes générales. Ainsi le vieillard veille et som-
meille, comme le jeune homme et l'enfant, mais non
de la même manière. L'hypothèse souvent reproduite,
d'un peuple antédiluvien plus avancé en civilisation
que ceux qui lui ont succédé, est une hypothèse con-
traire à toutes les inductions de l'histoire; autant vau-
drait supposer qu'avant l'apparition sur la terre des
trilobites et des ammonites, il y a eu des espèces
animales d'une organisation supérieure à celle de
l'homme (281).
536. — Tandis que les instruments de la civilisa-
tion générale vont en se perfectionnant sans cesse, le
propre des choses qui caractérisent chaque civilisation
particulière, est de croître et de décroître en parcou-
rant le cycle des âges, à l'instar des êtres doués de
DE LA PHASE HISTORIQUE. 335
vie et auxquels la Nature a assigné une fin inévi-
table (205). Non- seulement l'observation constate
cette loi générale, mais nous en comprenons la rai-
son, encore mieux que nous ne comprenons pourquoi
l'individualité vivante traverse des périodes analogues.
Les plus anciens philosophes ont remarqué la loi et
entrepris de l'expliquer. Ils nous ont dit comment
chaque institution se corrompt et périt, pour être
remplacée par une autre, destinée de même à se cor-
rompre et à périr. Les excès inévitables du pouvoir
absolu font désirer la liberté; à la suite de la liberté
vient la licence dont les excès plus insupportables
poussent les peuples à chercher leur salut dans le
sacrifice de leur liberté. L'aristocratie se réduit, se
concentre, jusqu'à ce que l'on oublie les services des
aïeux pour n'être plus frappé que des vices ou de
l'orgueil de leurs descendants, et alors elle périt sous
les colères populaires ou sous l'oppression d'un tyran.
Les héros fondent les dynasties, et leurs successeurs,
gâtés par la flatterie, usés par les plaisirs que pro-
curent la grandeur et le pouvoir, en préparent la dé-
chéance et la ruine. Les peuples n'échappent pas
plus que leurs chefs à cette loi fatale : leur courage,
leur frugalité leur donnent la victoire, et les fruits de
la victoire les habituent au luxe et amollissent leur
courage. La puissance qui s'est élevée quand il s'agis-
sait de réunir les efforts contre un ennemi commun,
devient par ses succès mêmes, et par l'orgueil qui en
est la suite, cet ennemi commun contre lequel tous
les efforts se raUient. L'ardeur avec laquelle une na-
tion se portait vers des entreprises possibles, est rem-
placée par la lassitude et par la résignation à des
336 LIVRE V. CHAPITRK I.
conditions uoiivelles qui rendraient les entreprises
chimériques. De grands empires se forment, en ab-
sorbant les uns après les autres les petits États qui les
entourent, et quand ce travail d'agglomération s'est
opéré, un autre travail commence en sens inverse :
les inconvénients de la centralisation se font sentir;
au fléau des petites guerres sans cesse renaissantes
succède le fléau des vexations proconsulaires ou d'une
fiscalité oppressive; le patriotisme et l'esprit guerrier
s'énervent; la main du chef n'est plus capable de
réprimer les hostilités du dehors et les révoltes du
dedans; de grandes masses se détachent pour se frac-
tionner à leur tour, jusqu'à ce que la division soit
poussée à son dernier terme et qu'un autre travail de
recomposition commence.
537. — Les divers organismes oii le mouvement
vital se fait sentir, qui tous contribuent à donner à un
peuple son caractère et sa physionomie, qui tous in-
fluent les uns sur les autres, ne se développent pour-
tant pas tous de la même manière et dans le même
temps, n'acquièrent pas nécessairement tous ensemble
leur summum de vigueur. L'histoire d'un peuple
n'aura jamais plus d'éclat que lorsque, par un heu-
reux concours de circonstances, les éléments qui y
dominent atteindront presque en même temps ce point
culminant qui sépare le période de progrès du pé-
riode de décadence.
Rien de comparable à cet égard au beau phéno-
mène historique que nous nommons le Siècle de
Louis XIV. Pendant deux siècles, l'histoire de la
dernière branche capétienne offre bien la succession
de phases qui caractérisent en général l'unité histo-
DE LA PHASE HISTORIQUE. 337
rique d'une dynastie. La puissance politique de la
France et son influence au dehors, la vigueur de l'in-
stitution monarchique au dedans, croissent et dé-
croissent ensemble, passent en même temps par leur
point culminant ; et le hasard veut qu'elles y arrivent
sous un prince dont le long règne est déjà un événe-
ment des plus rares, et dont les qualités personnelles,
jointes à la plus longue suite d'aïeux, composent le
plus parfait exemplaire de la majesté royale. Il fallait
que la jeunesse du monarque, pour briller de tous
les genres d'éclat, tombât juste au moment depuis
longtemps préparé, oii la France devait atteindre sa
plus grande splendeur dans les lettres et dans les
beaux-arts, à l'époque la plus florissante de l'Église
nationale, de ce catholicisme tempéré, mélange de
soumission et de liberté, de foi et de critique, appro-
prié aux qualités de l'esprit français. Il fallait que
cette époque fût aussi celle des découvertes scienti-
fiques, sinon les plus propres à influer décidément
sur la civilisation générale, du moins les plus propres
à montrer la grandeur de l'esprit humain : et si la
France, comme le monarque, ont leur part de gloire
à réclamer dans ce travail du génie européen, les
noms seuls de Newton, de Leibnitz, d'Huygens, disent
assez qu'il y a eu pour la France et pour le monarque
autant de bonheur que de mérite (que l'on veuille
bien nous passer cette locution familière) à signer de
leur nom un siècle qui a vu faire de si grandes choses
et fleurir de si grands hommes , hors de la sphère
d'action de la France et du monarque. Les' siècles
que l'on met communément en parallèle, n'ont rien
qui approche de cette harmonieuse magnificence. Et
T. II. 22
338 LIVRE V. — CHAPITRE I.
aussi {pour le dire en passant) c'est précisément cette
régularité de développement, ce synchronisme de
tous les mouvements partiels de turgescence et d'af-
faissement, qui expliquent pourquoi l'affaissement gé-
néral devait aboutir à une ruine si complète du vieil
édifice.
538. — Pour que le mouvement alternatif de pro-
grès et de déclin, de décomposition et de recompo-
sition, dans les diverses parties du système des insti-
tutions sociales, se ralentisse ou s'arrête, il faut que
le système se dépouille de plus en plus , dans ses di-
verses parties, des propriétés qui font qu'il ressemble
à un organisme vivant, et que par cela même il ac-
quière une aptitude à durer davantage, sinon à durer
indéfiniment (390). Nous pourrons nous faire plus ai-
sément une idée de ce futur ordre de choses, que
l'ordre actuel prépare, si nous prenons pour terme
de comparaison l'histoire des villes considérées dans
leur existence matérielle, et non plus comme cités ou
comme corporations municipales ou politiques. Une
ville en effet, avec ses constructions publiques et pri-
vées, ses rues, ses places, ses marchés, ses ports, les
routes et les canaux qui s'y relient, est un être phy-
sique, sui generis, qui a ses conditions d'existence et
son histoire propre, ses temps d'accroissement et de
décroissement, de prospérité et de misère, de splen-
deur et d'obscurité; mais qui, à la différence des êtres
doués de vie, est quelquefois formé tout d'une pièce,
et d'autre part ne semble pas être nécessairement
condamné à périr. Les destructions de villes, si fré-
quentes dans l'histoire ancienne, et surtout dans celle
des peuples asiatiques, sont devenues un phénomène
DE LA PHASE HISTORIQUE. 339
des plus rares dans l'histoire moderne des peuples
européens; et à peine en concevons -nous mainte-
nant la possibilité , quoique nous ne manquions pas
d'exemple, même en Europe et dans les temps les
plus modernes, de villes déchues de leur ancienne
grandeur, ou dont le rôle politique, industriel, com-
mercial, a complètement changé par suite des trans-
formations ou des déplacements de la politique, de
l'industrie et du commerce. Nous assistons à un chan-
gement dans le système des voies de communication,
par suite duquel tout le monde s'attend à de grands
changements dans la distribution de la population
urbaine, à des révolutions dans la fortune des villes,
sans que personne estime que ces changements iront
jusqu'à effacer des villes de la carte et à livrer à la
charrue le sol qu'elles occupent. Or, s'il y a des villes
qui tirent de certains faits physiques permanents, tels
que le confluent de deux grandes rivières navigables,
leur raison d'existence, et qui par cela même peuvent
prétendre à une durée permanente, il y a d'autres
villes, en plus grand nombre, dont la fondation ou
l'établissement tiennent à des circonstances fortuites,
à la fantaisie d'un prince, ou aux convenances d'un
ordre de choses depuis longtemps aboli, et qui néan-
moins durent et continueront de durer par cela seul
qu'elles ont duré déjà et qu'elles se trouvent toutes
faites. Si un caprice de Louis XIV n'avait pas créé la
ville de Versailles, on ne s'aviserait pas aujourd'hui
de la bâtir : mais elle se trouve bâtie, et certainement,
tant que la France restera un pays civilisé, la ville de
Versailles subsistera, quand même on laisserait dé-
périr le fastueux palais, à l'ombre et pour le service
340 LIVRE V. — CHAPITRE I.
duquel elle s'est formée. Il y a pour cette durée in-
définie, ou qui n'a pas de terme nécessaire, des rai-
sons tirées des habitudes contractées par les popula-
tions, de l'organisation administrative, des relations
commerciales, et aussi des raisons de l'ordre écono-
mique; puisqu'une ville avec ses dépendances et le
système des voies de communication qui s'y relient,
représente pour les particuliers et pour le public un
capital énorme qu'il faut bien utiliser, et de la perte
duquel ni les particuliers ni le public ne sauraient
être dédommagés par les avantages que l'on trouverait
à placer la ville ailleurs.
539. — On s'explique de la même manière com-
ment ces individualités politiques que l'on nomme
des États ou des Puissances, peuvent prétendre avec
apparence de fondement à une durée illimitée, dans
cette phase de la civilisation où les passions qui ex-
citent et qui épuisent la vie politique, tendent à se
calmer, et où l'unité politique représente une cer-
taine solidarité d'intérêts, plutôt qu'une personnalité
vivante. Le maintien du statu quo (pour employer,
à propos de diplomatie, la langue des diplomates)
devient l'intérêt dominant, capable de neutraliser les
forces qui pousseraient à la composition ou à la dé-
composition des unités politiques, à la dissolution des
grands États, à l'absorption des petits (536).
540. — Il ne faut pas d'ailleurs se méprendre sur
le sens que nous donnons aux mots de stabilité et de
perpétuité. Un édifice solidement construit comporte
une durée indéfinie, par opposition à l'être vivant en
qui la force vitale doit nécessairement s'épuiser par
les fonctions mêmes de la vie : et pourtant l'action
DE LA PHASE HISTORIQUE. 34 i
lente des agents atmosphériques peut le miner à la
longue, plus tard dans certains climats, plus tôt dans
d'autres; comme aussi une convulsion du sol peut le
renverser violemment. On comprend du reste que,
même en l'absence de causes de destruction inhé-
rentes à la nature des forces politiques, il n'y aurait
pas dans le système politique cette immutabilité que
les choses humaines ne comportent guère. La décou-
verte de nouvelles cultures, de nouveaux procédés
d'industrie ou de transport, de nouveaux gîtes miné-
raux, ou au rebours l'épuisement des anciennes
sources de richesse suffiraient pour déplacer les
centres de population, pour élever certains États, en
abaisser d'autres, et modifier le système de leurs forces
respectives. Ces causes de la prospérité ou du déclin
des nations, qui rejaillissent sur la politique, quoi-
qu'elles soient à proprement parler indépendantes de
la politique, ne doivent pas être confondues avec
celles qui résident précisément dans le conflit des
forces politiques. Notre thèse consiste à soutenir que
les progrès de la civilisation, en laissant subsister les
unes, amortissent l'action des autres, et que le système
politique tend vers la stabilité , en ce sens du moins
que les causes politiques d'instabilité s'amoindrissent
ou disparaissent. Et remarquons bien que la condition
de la fixité, ou du progrès vers la fixité, c'est toujours,
dans l'ordre politique comme ailleurs, une sorte d'en-
gourdissement de l'énergie vitale , une disposition à
passer, de la sphère où s'accomplissent les phénomènes
de la Nature vivante, sous l'empire des instincts et des
passions, à celle où tout se gouverne d'après l'expé-
rience, par les lois de la logique et du calcul.
342 LIVRE V. — CHAPITRE I.
541. — Nous sommes maintenant tout-à-fait en
mesure d'expliquer ce que nous entendons par la
phase historique de l'humanité. L'histoire, telle qu'on
la comprend d'ordinaire, a pour point de départ les
faits primordiaux dont la description et, s'il se peut,
l'explication appartiennent à l'ethnologie : elle con-
duit progressivement l'humanité vers un état final où
les éléments de la civilisation proprement dite, ayant
pris sur tous les autres éléments de la nature hu-
maine, en ce qui touche l'organisation des sociétés,
une influence prépondérante (grâce à l'intervention
continuelle de l'expérience et de la raison générale),
toutes les distinctions originelles tendent à s'effacer,
l'influence même des précédents historiques tend à
s'affaihlir, et la société tend à s'arranger, comme la
ruche des aheilles, d'après des conditions quasi géo-
métriques, dont l'expérience constate et la théorie
démontre les conditions essentielles. Entre ces termes
• extrêmes viennent se placer les phases vraiment his-
toriques des sociétés humaines, celles où des institu-
tions politiques et religieuses jouent le rôle principal,
le temps des guerres et des conquêtes, de la fonda-
tion et de la destruction des empires, de l'élévation
et de la chute des dynasties, des castes, des gouver-
nements aristocratiques ou populaires. Voilà ce qui
avait attiré surtout, jusqu'à nos jours, l'attention des
historiens, soit qu'ils eussent traité l'histoire eu ar-
tistes ou en philosophes, parce que le tableau de ces
grandes scènes est beaucoup plus saisissant que les
origines ethnologiques de l'histoire, et que le mouve-
ment, souvent caché, du courant civilisateur qui a
attendu jusqu'à l'époque où nous sommes, pour com-
DE LA PHASE HISTORIQUE. 343
mencer de montrer à tous les yeux sa force irrésistible.
542. — D'ailleurs, pour l'intérêt dramatique de
l'histoire, il faut d'une part que l'intérêt s'attache,
non pas à des personnages fabuleux comme ceux des
temps primitifs, dans lesquels la critique de notre
époque voit la personnification d'une race ou d'une
caste, ni à ces êtres collectifs que, dans le style mo-
derne, on appelle des ^nasses, mais à des personnages
réels et à des noms propres ; et il faut en outre que
la Fortune joue ou qu'elle semble jouer le rôle prin-
cipal dans le nœud de l'intrigue et dans le dénoù-
ment. Effectivement, c'est entre les deux termes
extrêmes du développement des sociétés, que les
hommes supérieurs en tout genre, conquérants, lé-
gislateurs, missionnaires, artistes, savants, philo-
sophes, exercent le plus d'ascendant sur leur siècle,
et que les coups de la Fortune ont le plus de reten-
tissement et de force; parce que son pouvoir capri-
cieux n'est pas contenu au même degré , ni par les
instincts primitifs de la Nature et par une nécessité
que l'on pourrait nommer vitale ou organique, ni par
une autre nécessité dont le principe est plus abstrait,
mais dont la puissance n'est pas moindre, et que l'on
pourrait nommer physique ou économique, parce
que c'est elle qui finalement détermine (en plus
grande partie du moins) l'économie des sociétés, en
réprimant les uns par les autres tous les instincts in-
dividuels. Donc, de même que les sociétés humaines
ont subsisté avant de vivre de la vie de l'histoire (528),
ainsi l'on conçoit qu'elles peuvent, non pas précisé-
ment atteindre, mais tendre à un état où l'histoire se
réduirait à une gazette ofticielle, servant à enregis-
LIVRE V. — CHAPITRE I.
trer les règlements, les relevés statistiques, l 'avène-
ment des chefs d'État et la nomination des fonction-
naires, et cesserait par conséquent d'être une histoire,
selon le sens qu'on a coutume de donner à ce mot.
Déjà, dans nos temps modernes, il faut une toute
autre dépense de génie que dans les temps anciens,
pour produire ce brillant et dangereux météore que
l'on nomme un conquérant; et vingt grandes batailles
dont chacune autrefois aurait changé pour longtemps
la face du monde, produisent seulement l'effet d'une
tempête après laquelle tout rentre, ou peu s'en faut,
dans l'ordre accoutumé. Quoi de plus attachant dans
l'histoire que ces luttes glorieuses d'un petit peuple
contre de puissants rois ligués pour le perdre, ou
contre un despote dont il finit par déjouer la ven-
geance à force de courage, de patriotisme, de persé-
vérance et d'adresse! C'est Athènes en face du roi de
Perse, les Suisses en face de la Maison d'Autriche et
du Duc de Bourgogne, le Sénat de Venise en face de
la ligue de Cambrai, les Gueux des Pays-Bas en face
de Philippe II. De tels spectacles pourraient-ils se re-
produire aujourd'hui? Évidemment non, et ce qui a
mérité d'être glorifié comme un patriotisme héroïque,
ne serait plus qu'un fanatisme insensé. Nous sortons
de la phase historique où les caprices du sort et les
actes de vigueur personnelle et morale ont tant d'in-
fluence, pour entrer dans celle où l'on balance et
suppute les masses, la plume à la main ; où l'on peut
calculer les résultats précis d'un mécanisme régulier.
543. — Mais, tant que l'état final vers lequel tend
l'humanité n'est pas atteint (et sans doute il ne sera
jamais rigoureusement atteint), il y a lieu de dis-
DE LA PHASE HISTORIQUE. 345
cerner dans son développement historique des élé-
ments de trois sortes : 1° ceux qui tiennent à des ca-
ractères de races, pour la plupart d'origine anté-his-
torique, et dont quelques-uns au moins ne peuvent
jamais être détruits, quoique leur influence aille en
s'atténuant par l'action du temps; 2" ceux que tend à
développer sans cesse une civilisation essentiellement
progressive; 3° et ceux enfin qui, soumis à la loi de la
croissance et du dépérissement successifs, jouent le
plus grand rôle à l'époque où les nations sont comme
à égales distances de cet état social grossier où l'his-
toire ne se détache pas encore de l'ethnologie, et de
cet état final de civilisation, dont les faits actuels nous
permettent au moins de concevoir l'idée, et où l'his-
toire, s'absorbant dans la science de l'économie so-
ciale, finirait à peu près comme un fleuve dont les
eaux s'éparpillent (pour l'utihté du plus grand
nombre) dans mille canaux d'irrigation, après qu'il a
perdu ce qui constituait son unité et son imposante
grandeur.
Remarquons cependant que, plus nous faisons de
pas vers cet ordre de choses où l'histoire des sociétés
humaines se réduirait au tableau de l'évolution pro-
gressive de la civilisation et des institutions sociales,
plus l'opinion publique semble attacher d'importance
aux caractères ethnologiques, aux distinctions de
races, d'idiomes et de nationalités. Aux yeux de bien
des personnes, ce qu'il y a de plus réel au fond des
agitations de notre temps, c'est le besoin de rétabhr
dans la grande famille humaine un ordre fondé
sur les affinités du sang (ou des traditions qui imi-
tent la voix du sang), et troublé par les caprices de
346 LIVRE V. — CHAPITRE I.
la politique, par les hasards des batailles ou par les
scissions religieuses. Sans outrer cette pensée, sans
en faire le dogme d'une secte ou le mot de rallie-
ment d'un parti, sans y attacher une valeur abso-
lue qui en général n'appartient pas aux vérités de
l'ordre pratique, il faut reconnaître que dès à présent
elle est vraie, et qu'elle est destinée à le devenir en-
core davantage. Non que le propre d'une civilisation
progressive soit de renforcer les caractères ethnolo-
giques et d'en creuser l'empreinte : au contraire, elle
les émousse (347), et même elle doit finalement abo-
lir tous ceux qui ne sont pas absolument indélébiles;
mais, comme les progrès de la civilisation usent bien
plus vite encore les distinctions qui ont leur origine
dans des institutions politiques et dans les accidents
de l'histoire, il doit venir une époque où la valeur
des caractères ethnologiques grandit relativement,
quoiqu'elle décroisse absolument parlant; et il semble
que l'Europe entre de nos jours dans ce période. Le
Français, l'Anglais, l'Allemand, le Scandinave, le
Slave diffèrent certainement moins les uns des autres
au temps oi^i nous sommes, avec les moyens de
communication dont notre civilisation fait usage,
qu'ils ne différaient au dix-septième siècle, alors que
le public dans ses causeries, les auteurs dans leurs
livres, les ministres et les diplomates dans leurs com-
binaisons, ne se souciaient guère de ces distinctions
de Slaves et d'Allemands, d'Allemands et de Scandi-
naves, qui de nos jours font tant de bruit, auxquelles
les hommes pratiques sont forcés d'avoir égard, et qui
servent aux esprits spéculatifs à expliquer, même les
événements passés à des époques où les grands et les
DE LA PHASE HISTORIQUE. 347
doctes tenaient moins de compte des mœurs, des pa-
tois et même des croyances de pauvres paysans, que
d'une intrigue de cabinet, du contrat de mariage d'un
prince ou d'une bulle pontificale.
544. _ Depuis que le goût des études historiques
l'a emporté sur tout autre goût littéraire (ce qui sera
dans l'avenir un des caractères les plus saillants du
dix-neuvième siècle), depuis qu'on a multiplié les
chaires d'histoire et qu'on a vu se multiplier en pro-
portion les théories, les systèmes, les formules histo-
riques, une réaction s'en est suivie; et tantôt de bonne
foi, tantôt pour l'efTet théâtral, on a réclamé au nom
de la morale, de la liberté et de la dignité de l'homme,
contre ce qu'on a appelé le fatahsme historique. On
a fait, pour ainsi dire, du molinisme en histoire. Au-
tant vaudrait en faire à propos de statistique. Si la
statistique constate que le nombre des crimes contre
les personnes diminue, que le nombre des crimes
contre les propriétés augmente, qu'il y a moins d'as-
sassinats et plus d'attentats à la pudeur, en conclu-
rons-nous que les tribunaux doivent acquitter pêle-
mêle les accusés de l'un et de l'autre genre de crime,
attendu qu'il paraît résulter de la statistique que la
perpétration des uns et des autres tient à des causes
générales qui dominent le libre arbitre de l'homme?
Nullement, et la saine doctrine des chances nous en-
seigne au contraire que, plus on fera grande la part
de la liberté, et de ses effets variables d'un individu à
l'autre, plus vite s'opérera dans les résultats généraux
la compensation de ces effets variables, plus vite ap-
paraîtra l'influence des causes générales que la statis-
tique est destinée à mettre au jour. De même dans
348 LIVRE V. — CHAPITRE I.
l'histoire qui opère comme la statistique, quoique
d'une autre manière, l'élimination des effets acciden-
tels ou variables, et la manifestation des causes géné-
rales. L'histoire prononce quelques arrêts inexorables,
mais malheur à celui que sa mauvaise nature, son
cœur corrompu, ses passions basses ou féroces pous-
sent à se charger du soin de les exécuter. La flétris-
sure qui s'attache à son nom n'en sera pas moins
méritée, parce que tout porte à croire qu'à son défaut
il se serait trouvé quelque autre scélérat pour prendre
sa place. L'adversité façonne les grands caractères,
prépare les résolutions énergiques; la prospérité
énerve les courages, amoUit les âmes, les livre aux
voluptés sensuelles : est-ce que pour cela nous nous
abstiendrons d'admirer le grand homme dont la main
relève un État, et de mépriser le lâche voluptueux
qui le perd? On peut donc chercher des lois dans
l'histoire, sans péril pour la foi dans la responsabilité
humaine, dans la justice et dans la morale. Les ob-
jections que l'on irait chercher dans l'histoire contre
la thèse métaphysique du libre arbitre, on les trou-
verait aussi bien dans les observations de la vie com-
mune. Envisagée par ses côtés métaphysiques ou reli-
gieiix, la thèse du libre arbitre et de la fatalité n'a
rien de comnmn avec ce que l'on a nommé le fata-
lisme historique.
Ce n'est pas que, sous l'empire de la mode, beau-
coup de docteurs en histoire n'aient poussé le fata-
lisme historique jusqu'au ridicule. Tantôt l'on s'est
plu à tout faire dépendre des accidents les plus for-
tuits; tantôt l'on s'est évertué à démontrer que les
(Choses ne pouvaient pas tourner, jusque dans leurs
DE LA PHASE HISTORIQUE. 349
moindres détails, autrement qu'elles ne l'ont fait.
L'embarras pour ces démonstrateurs serait d'appli-
quer leurs théories à la prévision de l'avenir. Or, soit
qu'il s'agisse de la prévision de l'avenir ou de l'expli-
cation du passé, les limites du pouvoir de la raison
sont les mêmes, d'où le nom de prophète dit passé,
donné en ce sens à l'historien : nous pouvons dans
beaucoup de cas dire en gros (163) ce qui doit arri-
ver, comme ce qui a dû arriver; pousser la prévision
ou l'explication théorique jusqu'à certains détails
livrés à l'empire des causes fortuites est une chimère.
Il faut retrancher de nos explications théoriques tout
ce que nous nous sentirions incapables de prédire, en
nous reportant par la pensée aux temps qui ont pré-
cédé ce que nous entreprenons d'expliquer. Les ex-
plications comme les prédictions à heure fixe ne sont
pas plus de mise en histoire qu'en médecine ou en
météorologie; et pourtant il serait absurde de dire
qu'il n'y ait pas des maladies dont le médecin puisse
pronostiquer l'allure générale et l'issue finale, ainsi
que des phénomènes météorologiques assujettis dans
leurs formes générales à des lois déjà passablement
connues, et qui le seront mieux par la suite (220).
o45. — Enfin, si l'on a abusé souvent de la philo-
sophie de l'histoire, comme de toutes les philosophies
possibles, ce n'est pas une raison pour contester qu'il
y a, à côté ou au-dessus de l'histoire proprement
dite, une philosophie de l'histoire; de même qu'il y
a, à côté ou au-dessus de la science qu'on appelle l'a-
natomie, une philosophie anatomique. L'analogie est
des plus marquées et il est bon d'y insister pour se
faire une idée juste d'une chose dont tout le monde
350 LIVRE V. — CHAPITRE I.
parle, mais que très-peu de gens comprennent bien.
On peut raconter l'histoire de bien des manières,
tantôt en s'attachant de préférence à ce qui frappe
l'imagination et émeut le cœur humain, tantôt en re-
cherchant les causes cachées et profondes des événe-
ments qu'on raconte; et en ce sens on dira que Po-
lybe et Tacite sont des historiens plus philosophes
qu'Hérodote et Tite-Live. En effet, ils ont écrit l'his-
toire plus philosopliiquement, mais ils n'avaient pas
et ne pouvaient avoir d'idée de la philosophie de
l'histoire, pas plus que l'on ne pouvait avoir d'idée de
la philosophie anatomique, tant que l'on se bornait à
disséquer le corps humain.
Mais, du moment qu'on a fait de l'anatomie com-
parée, on a été amené à distinguer dans le plan de
l'organisation des traits fondamentaux qui persistent
et des détails qui varient d'un individu à l'autre,
d'une espèce à l'autre, d'un genre à l'autre, d'une
classe à l'autre (227 et sidv.) : on a eu l'idée d'une
certaine subordination dans les conditions de struc-
ture, dans les traits de l'organisation; et la philoso-
phie anatomique est née du développement de celte
idée. Elle n'a point essentiellement pour objet la re-
cherche des causes qui ont déterminé les traits de
l'organisation et leur ont assigné leur degré d'impor-
tance et de persistance ; si elle trouve ces causes sur
son chemin, elle ne les néglige pas sans doute; quand
elle peut assigner aux faits généraux qu'elle relève
une raison théorique, et par là les ériger en lois (41),
elle s'empresse de le faire ; mais le plus souvent de
telles raisons lui échappent, peut-être parce qu'en
effet elles n'existent pas, et qu'une cause purement
DE LA PHASE HISTORIQUE. 351
accidentelle dans l'origine, mais dont l'influence n'é-
tait pas de nature à s'effacer avec le temps, et qui a
exercé son empire sur tous les types que nous con-
naissons, a donné à certains caractères organiques le
même degré de stabilité et de persistance, que s'ils
étaient le résultat nécessaire des lois théoriques. Tous
les mammifères (à une ou deux exceptions près) ont
sept vertèbres cervicales : nous n'en voyons point la
raison théorique ; leurs fonctions s'accompliraient de
même avec six ou avec huit; il semble que le cou de
la girafe demanderait plus de vertèbres cervicales que
le cou de l'éléphant, et pourtant il n'en est rien.
Cette constance de nombre est donc pour nous un
fait, plutôt qu'une loi. C'est peut-être par un pur ac-
cident qu'à l'origine et à l'époque de formation des
types organiques, la présence de sept vertèbres cervi-
cales s'est trouvée l'une des conditions dominantes
pour tout le type des mammifères : mais, ce qu'on ne
pourrait raisonnablement admettre, c'est qu'il n'y ait
pas là une condition dominante, inhérente à la con-
stitution du type des mammifères; et que tant d'es-
pèces de mammifères se trouvent avoir tout juste sept
vertèbres cervicales , par un hasard du même genre
que celui qui ferait sortir six ou sept cents fois de
suite le nombre sept de la roue d'une loterie. Voilà
des faits de la nature de ceux que doit mettre en
relief la philosophie anatomique.
De même pour la philosophie de l'histoire. Elle
trouve des lois sur son chemin, des lois dont on peut
assigner la raison théorique, et nous en avons cité
plus haut quelques exemples (536). Mais elle trouve
aussi, et plus souvent encore, des faits généraux, do-
352 LIVRE V. — CHAPITRE I.
minants, tenant à quelques circonstances originelles
et peut-être fortuites qui nous échappent, et dont les
conséquences, loin de se neutraliser et de s'effacer
avec le temps, comme dans les choses qui sont du
ressort de la statistique et d'oii le hasard s'élimine par
la multiplication des épreuves (63), exercent au con-
traire sur toute la suite des développements histo-
riques une inlluence persistante (526). Cependant il
n'a pas manqué jusqu'ici de penseurs justement re-
nommés, voués à la philosophie de l'histoire, et vou-
lant tout expliquer par des lois, par des formules
théoriques, absolument comme l'anatomiste philo-
sophe qui voudrait prouver par une formule algé-
brique ou par une cause finale, que tous les mammi-
fères doivent avoir sept vertèbres cervicales.
546. — La philosophie de l'histoire a essentielle-
ment pour objet de discerner dans l'ensemble des
événements historiques des faits généraux, dominants,
qui en forment comme la charpente ou l'ossature;
de montrer comment à ces faits généraux et de pre-
mier ordre s'en subordonnent d'autres, et ainsi de
suite jusqu'aux faits de détail qui peuvent encore of-
frir un intérêt dramatique, piquer vivement notre
curiosité, mais non notre curiosité de philosophes.
Nous essaierons, dans les chapitres qui vont suivre,
de donner un aperçu de l'application de cette idée.
Pour faire de la philosophie de l'histoire, il faut
d'abord savoir l'histoire, comme pour faire de l'ana-
tomie philosophique il faut avoir préalablement étu-
dié l'anatomie descriptive. La condition est évidente
dans les deux cas; et de plus, pour ce qui concerne
l'histoire en particulier, il est clair qu'on ne peut la
DE LA PHASE HISTORIQUE. 353
raconter qu'en mettant les événements les uns au
bout des autres, comme ils se succèdent dans le temps;
tandis que, pour saisir la subordination des grands
traits de l'histoire et des traits secondaires ou des ac-
cidents de détail, il faut nécessairement embrasser
du même coup d'œil des suites d'événements qui se
sont succédé dans le cours des siècles, par un procédé
absolument inverse de celui qu'emploie l'histoire nar-
rative. Rien ne peut dispenser sans doute de la ma-
nière ordinaire d'écrire et de lire l'histoire ; c'est la
condition technique de toute étude historique ulté-
rieure : mais enfin cette manière ressemble à celle
d'un peintre qui, voulant copier un tableau, achève-
rait d'abord avec le dernier soin un orteil, puis le
pied oii l'orteil est attaché, et ainsi de suite. Ce ne
serait pas le meilleur moyen de saisir la pensée du
maître original, et personne aujourd'hui ne voudrait
renoncer à chercher des pensées dans l'histoire.
Quant aux raisons qui justifient la dénomination
à^ philosophie de l'histoire, nous en avons traité ail-
leurs avec assez de détails ', pour qu'il soit inutile d'y
revenir ici.
^ Essai...., chap. XX, notamment les n°^ 316 et suiv.
T. II. -rà
354 * LIVRE V. — CHAPITRE II.
CHAPITRE II,
DES ORIGINES DE LA CIVILISATION, ET DES TRAITS DE PREMIER ORDRE DANS
l'histoire GÉNÉRALE DU MONDE CIVILISÉ.
547. — La mappemonde aurait pu être dessinée de
bien des manières différentes, qui offriraient toutes,
dans des massifs isolés les uns des autres, la réunion
des circonstances géographiques et des conditions
de climat, compatibles avec le perfectionnement de
certaines races et les développements d'une civilisa-
tion avancée. Par exemple, les philosophes grecs et
romains croyaient volontiers (339, note) qu'une zone
intertropicale, inhabitable à cause de la chaleur ex-
cessive, séparait à tout jamais deux zones tempérées
et habitables. Il devait y avoir là comme deux mondes
inconnus l'un à l'autre, et les habitants de l'un de
ces mondes pouvaient s'amuser à faire , sur les ha-
bitants de l'autre, des romans philosophiques du
genre de ceux que nous suggère, à nous autres
modernes, la comparaison de notre terre avec Jupiter
ou Saturne. Si ces idées avaient été fondées, du moins
en partie ; si les deux hémisphères boréal et austral
étaient dessinés à peu près l'un comme l'autre ; s'ils
offraient dans la distribution des terres, des eaux, des
climats, des espèces végétales et animales et des
races humaines, cette quasi-symétrie qui n'exclut pas
la diversité; s'il s'était formé, dans l'un comme dans
DES ORIGINES DE LA CIVILISATION. 355
l'autre, des religions, des empires, des centres de
culture sociale et de propagande civilisatrice; et qu'a-
près une longue suite de siècles les obstacles réels,
mais non invincibles, qui s'opposaient aux communi-
cations entre l'un et l'autre hémisphère, eussent enfin
été surmontés : alors et de ce rapprochement sou-
dain aurait jailli une source abondante de lumières
nouvelles, en ce qui touche la constitution de l'homme
moral, aussi bien qu'en ce qui tient à la constitution
physique et à l'histoire naturelle de notre espèce et
des autres espèces \i\antes.
Les choses n'ont pas été arrangées de la sorte : la
mappemonde est autrement dessinée ; les centres de
civilisation ont été autrement distribués ; les peuples
à demi civilisés qu'on a trouvés en Amérique, n'a-
vaient qu'une histoire toute récente, et il leur man-
quait plusieurs des premiers instruments de la civili-
sation, dont l'origine se perd, pour les peuples de
l'ancien monde, dans la nuit des temps an té-histo-
riques. Ce continent si vaste est loin d'offrir entre les
races humaines des diversités de l'ordre de celles
qu'offrent les races de l'ancien continent; et comme
les causes, quelles qu'elles soient, qui favorisent la
diversité des races, sont aussi celles qui favorisent
l'apparition de types plus singuliers ou plus excellents
à certains égards que les autres, il est tout simple
que des races supérieures aient pu de meilleure
heure se montrer, là où se montre une plus grande
diversité de types.
Ainsi, l'on n'observe pas assurément entre les races
de l'Amérique du Sud et celles de l'Amérique du
Nord des différences comparables à celles qui dis-
356 LIVRE V. — CHAPITRE II.
tinguent les races africaines des populations qui re-
couvrent le grand massif de l'Asie et de l'Europe, ni
telles que celles qui, aux deux lisières occidentale et
orientale de ce même massif, distinguent les races
européennes de la race chinoise, à propos de laquelle
un spirituel orientaliste a pu dire un peu hyperboli-
quement que <( si les planètes dont la structure phy-
sique est analogue à celle de la terre sont peuplées
d'êtres organisés comme nous, on peut affirmer que
l'histoire et la langue de ces planètes ne diffèrent pas
plus des nôtres que l'histoire et la langue chinoises
n'en diffèrent' . »
548. — Ce ne sont toutefois ni les récits merveil-
leux des voyageurs qui ont, pour ainsi dire, décou-
vert la Chine au treizième siècle, ni la seconde dé-
couverte qu'en ont faite plus méthodiquement les
savants missionnaires du dix-septième, qui ont (pas
plus que les explorations des grands navigateurs du
quinzième et du seizième siècles) contribué de la
manière la plus efficace au progrès de nos idées sur
les premières origines de la civilisation. La révolution
à cet égard s'est faite de notre temps; nous y avons
assisté, nous en avons pu suivre les phases, et elle a
été principalement opérée par des travaux de cabinet.
La découverte des littératures brahmanique et boud-
dhiste, le déchiffrement des écritures sacerdotales de
l'Egypte et de la Perse, les progrès immenses accom-
plis dans toutes les branches de la linguistique, voilà
ce qui a donné à la chronologie, à l'ethnologie posi-
* M. Renan, Histoire générale des langues sémitiques, p. 467. Voyez
aussi plus haut (387) la citation de Guillaume de Humboldt.
I
DES ORIGINES DE LA CIVILISATION. 357
tive des points d'appui qui lui manquaient, et ce qui
a ouvert à la pensée philosophique des horizons tout
nouveaux : au point qu'il ne s'agit aujourd'hui que
de se prémunir contre un entraînement bien naturel,
à la vue de si curieux résultats. Et, si l'entraînement
est peu à craindre de la part de savants renfermés
dans leurs études professionnelles , patientes , spé-
ciales, qui connaissent toutes les exigences de la cri-
tique scientifique, et ne sont jamais tentés d'en dé-
passer les conclusions rigoureuses , peut-être vaut-il
mieux, dès que l'on franchit ce cercle, le faire sans
prétention aucune à la spécialité, à l'aide d'arguments
que chacun peut suivre et contrôler, et qui, en tout
cas, n'entraîneront personije dans l'erreur par le
prestige d'une autorité scientifique.
549. — En Amérique lors de la découverte, comme
dans l'ancien monde une quarantaine de siècles au-
paravant, il n'y avait encore que des civilisations lo-
cales, isolées les unes des autres, concentrées en elles-
mêmes, sortes d'oasis dans le désert, rappelant par
leur distribution sporadique ces espèces disj ointes
dont s'occupe la géographie botanique (273). Et (chose
digne d'attention) à tant de siècles de distance, ces
premières civilisations offrent beaucoup de traits com-
muns, dans le nouveau monde et dans l'ancien,
pourvu qu'on tienne compte du peu de temps qu'ont
duré les civilisations américaines, à nous connues, et
de l'infériorité de ressources en espèces susceptibles
de domestication (507). On ne peut, à l'inspection
des ruines de Paleuque, des téocallis, des hiéroglyphes
historiques et astrologiques des Aztèques, s'empêcher
de songer à l'Egypte : tandis que la monarchie pater-
358 LIVRE V. — CHAPITRE II.
nelle de l'inca, prêtre et roi, rappelle le gouverne-
ment paternel du Fils du Ciel sur les rives du Hoang-
Ho. Il faut que quelque chose qui tient au fonds
commun de la nature humaine, ait amené ces res-
semblances : rien n'est d'ailleurs plus simple, ni plus
conforme aux idées que nous pouvons nous faire de
l'enchaînement des causes et des effets.
Dans l'ancien continent, les vallées et les plaines,
les bords des grands fleuves sont le siège des civilisa-
tions primitives : les hauts plateaux des régions équa-
toriales, tels qu'on n'en trouve pas de semblables
ailleurs, remplissent le même rôle dans le nouveau
monde. Quant aux races au sein desquelles ces pre-
mières civilisations se développent, elles ne s'offrent
à nous avec aucun privilège saillant. Les langues
mexicaines et péruviennes n'ont rien qui les signale,
par leurs qualités organiques ou instrumentales,
comme supérieures aux autres langues de l'Amé-
rique ; et d'autre part l'ancien égyptien et le chinois
sont mis aujourd'hui par tous les linguistes au nombre
des idiomes nativement les plus pauvres, qui se soient
formés sur l'ancien continent. Physiquement , l'É-
thiopien, l'Égyptien tiennent de près au type nègre,
et le Chinois au Kalmouk. Il semble donc que, dans
cet ordre de faits anciens, la formation sporadique
des centres de civilisations primitives ne s'explique
par aucune prérogative de race, et tienne seule-
ment à des accidents locaux, à des influences exté-
rieures, ou à l'apparition fortuite de quelques per-
sonnages extraordinaires, comme une tradition, le
plus souvent fabuleuse ou mythique, en place à l'ori-
gine de toutes les civilisations. En ce qui concerne
DES ORIGINES DE LA CIVILISATION. 359
notamment la plus ancienne et la plus étonnante des
civilisations primitives, celle de l'Ethiopie et de l'E-
gypte, la singularité des conditions physiques et l'é-
trangeté du climat ont déterminé, de l'aveu de tout le
monde, la singularité des institutions religieuses et
civiles, et imprimé pour toujours à cette civilisation
le cachet qui lui est propre.
550. — L'Egypte et la Chine ont des traits de res-
semblance par la langue, par l'écriture, par l'indus-
trie, par l'influence qu'une caste ou une corporation
savante exerce sur le gouvernement, sur la police,
sur la conservation des traditions historiques et le
jugement de la mémoire des monarques. D'ailleurs
l'antique civilisation égyptienne, si singulière et si
resserrée quant à l'espace, ne pouvait pas, comme la
civilisation chinoise, résister sans cesse aux assauts
des hordes ou des armées conquérantes et se perpé-
tuer jusqu'à nous. Elle a depuis longtemps péri, mais
en laissant des monuments impérissables et un sou-
venir plus impérissable encore et plus glorieux que
ses monuments, celui des services qu'elle a rendus en
contribuant, par son intluence sur les races sémiti-
ques et helléniques, à préparer l'avènement de la ci-
vilisation européenne.
Selon l'auteur que nous avons cité plusieurs fois',
les premières civilisations, et notamment celles de
l'Egypte et de la Chine, o seraient empreintes d'un
caractère matérialiste ; elles témoigneraient d'instincts
religieux et poétiques peu développés, d'un faible
sentiment de l'art, mais d'un sentiment très-raffiné
' Histoire des langues sémitiques, livre V, chapitre U.
360 LIVRE V. — CHAPITRE II.
de l'élégance ; d'une grande aptitude pour les arts
manuels et pour les sciences mathématiques et as-
tronomiques. » Les peuples à qui ces premières civili-
sations sont dues, auraient « des littératures exactes,
mais sans idéal, un esprit positif, tourné vers le né-
goce, le bien-être et l'agrément de la vie, pas d'es-
prit public ni de politique, au contraire une admi-
nistration très-perfectionnée et telle que les peuples
européens ne l'ont eue qu'à l'époque romaine et dans
les temps modernes, enfin peu d'aptitude militaire.»
Mais d'abord c'est fort gratuitement que l'on prête à
l'Egypte, aussi bien qu'à la Chine, une grande apti-
tude pour les sciences mathématiques et astronomi-
ques. Aucun peuple ancien, autre que les Grecs, les
Hindoux et les Arabes, n'a eu d'idées mathématiques.
Bien certainement les Arabes les ont empruntées aux
Grecs, et aujourd'hui l'on incline à croire que les
mathématiques indiennes pourraient bien ne pas avoir
d'autre source. Beaucoup de penchant à l'astrologie
et de patientes observations des phénomènes astrono-
miques, voilà ce que l'on trouve en effet, en Chine,
en Egypte , comme dans la Chaldée , et ce qu'il faut
entendre par l'astronomie de ces temps reculés : les
Grecs ont connu une astronomie toute différente.
Comment accorder surtout que l'antique Egypte ait
été tournée vers le négoce, elle qui al)horrait la navi-
gation, où les Chinois eux-mêmes ne sont guère ha-
biles; qu'elle n'ait eu que des instincts religieux peu
développés et un faible sentiment de l'art, elle dont
les monuments nous offrent, à côté des grossières su-
perstitions populaires, une théologie systématique et
savante à l'usage des collèges sacerdotaux; elle qui a
i
DES ORIGINES DE LA CIVILISATION. 361
été à certains égards l'institutrice religieuse des Grecs
et même des Juifs; elle enfin dont l'art a exercé une
si évidente influence sur le développement de l'art
grec, et qui a approché, beaucoup plus qu'aucune
nation asiatique, de l'idéal de l'art, tel que nous le
concevons?
La civilisation égyptienne n'est pas, comme la ci-
vilisation chinoise, un fait isolé et destiné à rester tel
pendant la durée des siècles. On peut dire que le
contraste entre les parties occidentale et orientale
de l'ancien continent, en tant que théâtres de civili-
sation, s'annonce dès l'origine, et que l'Egypte pha-
raonique forme le premier anneau de la chaîne des
civilisations occidentales. Elle a un cachet de gran-
deur et de mystère destiné à imposer pendant toute la
durée des siècles aux générations qui la contemplent :
on ne pourrait la supprimer sans supprimer un des
éléments essentiels de tous les développements ulté-
rieurs. Ce n'est pas seulement à leur début dans la vie
civilisée que les Juifs et les Grecs reçoivent d'elle des
traditions et des enseignements; leurs philosophes,
leurs érudits viennent plus tard interroger ses sanc-
tuaires; et plus tard encore ils s'y établissent, ils y
fondent leurs écoles scientifiques, ils y développent
en divers sens leurs systèmes religieux et philoso-
phiques. Là est le véritable point de soudure entre
l'Occident et l'Orient, et le germe de tout ce qui se
développera dans la suite des âges.
ool. — Nous ne pouvons que mentionner dans
cette esquisse rapide les traces bien obscures encore
d'une civilisation contemporaine de celles de l'Egypte
et de la Chine antiques, qui aurait eu son siège sur
362 LIVRE V. — CHAPITRE II.
les bords de l'Euphrate et du Tigre, dont les carac-
tères, tels que la tradition des temps postérieurs nous
les a transmis, rappelleraient, à ce qu'on prétend,
ceux des civilisations égyptienne et chinoise, et qui se-
rait l'œuvre de peuples appartenant à la race blanche
ou caucasique , mais étrangers aux deux rameaux de
cette grande famille qui plus tard ont été, sans con-
testation, les instruments d'une civilisation supérieure.
Nous commençons à peine à démêler par le déchif-
frement des écritures cunéiformes quelques vestiges
authentiques de cette civiUsation primitive; et les
monuments dont on explore maintenant les dé-
combres ne semblent remonter qu'aux temps des mo-
narchies sémitiques et des Achéménides,-et peuvent
passer pour modernes, en comparaison de ce que
nous savons irréfragablement des antiquités de l'E-
gypte, et même de ce qui doit passer pour certain au
sujet des antiquités de la Chine et de l'Inde. Écar-
tons ce qui est encore trop imparfaitement connu, et
ce qu'il est assez indifférent de connaître pour appré-
cier les inductions qui se tirent de faits bien certains.
552. — C'est une des grandes découvertes de notre
siècle, que d'avoir constaté la parenté de l'Hindou,
du Perse, du Pélasge, de l'Hellène, du Germain, du
Scandinave, du Lithuanien, du Slave, en retrouvant
dans les racines et dans la construction des langues,
et au besoin dans un certain fond d'idées et de tradi-
tions communes, la preuve de l'aflinité primordiale
de populations depuis longtemps déjà séparées par
d'énormes distances : les unes brûlées par les feux du
tropique, les autres luttant contre la rigueur des
froids polaires ; offrant d'ailleurs le contraste de lac-
DES ORIGINES DE LA CIVILISATION. 363
tivité la plus industrieuse et du mysticisme le plus in-
dolent, du goût le plus vif pour la liberté et de la
^ soumission la plus résignée au joug du despotisme;
placées à des degrés très-divers dans l'échelle de la
civilisation, ou n'atteignant le même degré qu'à des
époques très-éloignées les unes des autres; ici très-
policées, là très-barbares, mais sans qu'elles parais-
sent nulle part abaissées à l'état sauvage, à aucune
époque des temps historiques. Rien n'atteste mieux
que de telles différences et de telles ressemblances,
d'une part l'influence du chmat, des circonstances
locales et des accidents historiques, d'autre part la
persistance d'un type originel : sans quoi , comment
se ferait-il que l'Islandais et le Lapon, qui habitent
l'un et l'autre depuis si longtemps sous les frimas du
pôle, et qui offrent dans leur vie extérieure des res-
semblances superficielles, se ressemblent si peu dans
leur nature intime, l'un n'étant qu'un pauvre sauvage,
adonné au fétichisme et à une sorcellerie grossière,
quand l'autre a une poésie, une mythologie, une his-
toire héroïque qui témoignent d'une parenté réelle,
quoique éloignée, avec les races dont le génie a en-
fanté les épopées de l'Inde et de l'Ionie?
Non-seulement l'étude des langues a conduit à re-
connaître un lien d'origine entre les populations dont
nous parlons, mais encore la comparaison des racines
communes a permis de faire des conjectures très-
plausibles sur ce qui devait constituer le fond du lan-
gage avant la séparation, et sur le degré de culture
sociale que ce fond commun dénote (371). D'ailleurs
il ne faut pas perdre de vue qu'à la rigueur la pa-
renté des idiomes ne suppose pas nécessairement la
364 LIVRE V. — CHAPITRE II.
parenté physique, et qu'un groupe ethnologique a pu
s'étendre, non-seulement par la multiplication et la
dissémination de la race, mais par l'infusion de l'i-
diome (ou de quelques-uns des éléments de l'idiome)
d'une race à une autre, accompagnée de la transmis-
sion des caractères qui se subordonnent à la langue
et aux formes du langage.
553. — En contact avec les peuples de la famille
indo-européenne ont habité et habitent les peuples sé-
mitiques, dont les langues forment un groupe bien
plus naturel encore, relié par des affinités bien plus
étroites que celles qui réunissent les diverses langues
indo-européennes. Les deux groupes offrent entre
eux de très-frappants contrastes, et pris ensemble, ils
tranchent d'une manière encore plus remarquable,
par la richesse et la régularité relatives de leurs
formes, avec tous les autres idiomes (375-377). Les
deux familles, de quelque manière qu'elles se soient
par la suite agrandies, paraissent avoir eu, dans les
temps les plus reculés, le même berceau ou des ber-
ceaux très-voisins. La famille sémitique, malgré sa
grande diffusion, ne s'est pas répandue sur d'aussi
vastes espaces, et surtout elle ne s'est pas répandue
sur des espaces placés dans des conditions si diverses;
et par cette cause accidentelle, comme aussi, proba-
l)lement, en vertu d'une moindre flexibilité dans la
constitution du type, elle a conservé bien plus d'ho-
mogénéité dans ses mœurs et dans sa vie extérieure,
comme dans sa langue. Un seul membre de la fa-
mille est devenu décidément cosmopolite, tout en
conservant son individualité par la force du lien reli-
gieux, même dans l'état de dispersion, même après
DES ORIGINES DE LA CIVILISATION. 365
la perte de sa langue et de son existence politique.
554. — Les deux familles, vivant côte à côte, ont
constamment réagi l'une sur l'autre. C'est parmi les
Sémites que l'idée de l'unité et de la personnalité di-
vines a revêtu des formes poétiques, sublimes, impé-
ratives, est devenue un dogme populaire, le pivot des
institutions sociales, le principe d'un apostolat inspiré
et d'un enthousiasme militant. C'est aussi chez eux
que le génie du commerce et des entreprises mari-
times a pris d'abord son essor. Ce sont les Phéniciens
qui donnent aux anciens Grecs leur alphabet, qui les
initient à la navigation, qui viennent fonder chez eux
des villes et les tirer de la vie barbare. Les expédi-
tions et les colonies de Carthage ont à leur tour une
action du même genre, quoique affaiblie, sur des
contrées plus reculées de l'Europe. A toutes les
époques, les cultes panthéistiques de la Syrie, comme
ceux de l'Egypte, se sont mêlés aux cultes indigènes
des Grecs et des Romains et ont influé sur leur phi-
losophie. Au temps de la plus grande splendeur de
l'empire romain et de la toute-puissance apparente
de ses institutions civiles et religieuses, la religion du
peuple juif étonne et inquiète les dominateurs du
monde ou de ce que l'on appelait alors le monde; et
du sein du judaïsme sort la religion qui doit conqué-
rir l'Europe. Dix siècles plus tard, c'est encore le
frottement du peuple arabe (dont un monothéisme
plus rigoureux a ravivé l'enthousiasme) qui tire l'Oc-
cident de la barbarie oià il est retombé. Enfin, jusque
dans les temps les plus modernes, c'est à un retour
vers l'antiquité hébraïque et à l'accès d'enthou-
siasme religieux qui en est la suite parmi les sectes
366 LIVRE V. — CHAPITRE II.
protestantes de l'Angleterre et de l'Ecosse, qu'est dû
en grande partie le mouvement de colonisation qui
crée dans l'Amérique du Nord cette autre Europe
dont les destinées se déroulent à peine et déjà décon-
certent toutes nos vieilles idées. Il n'y a pas d'exemple
ailleurs d'une pareille influence de voisinage; et un
culte né dans l'Inde a pu se propager en Chine, sans
modifier le caractère de la civilisation chinoise.
L'influence n'est pas sans réciprocité, malgré la
moindre flexibilité du type sémitique. O'Jelques
croyances religieuses des disciples de Zoroastre s'in-
filtrent dans le judaïsme, et plus tard les doctrines
juives se ressentent manifestement du voisinage de la
philosophie grecque. C'est aux Grecs que les Arabes
empruntent leurs sciences et leur philosophie, avant
de les rendre aux barbares d'Occident.
Collectivement prises, les deux familles indo-euro-
péenne et sémitique ont le privilège d'avoir donné au
monde civilisé :
les langues de l'organisation la plus parfaite,
les systèmes d'écriture alphabétique,
la propagande religieuse et les trois grandes reli-
gions que nous réunirons sous l'appellation com-
mune de religions prosélytiques,
les sciences proprement dites et les institutions reli-
gieuses, politiques, militaires, civiles, admini-
stratives, en tant qu'elles ont pu être élevées à la
forme scientifique.
Un tel privilège ne peut certainement s'expliquer sans
qu'on admette des dispositions natives de type et de
race; il faut même que la donnée ethnologique vienne
DES ORIGINES DE LA CIVILISATION. 367
ici en première ligne dans l'explication; et comme
elle a été, pour ainsi dire, trouvée de nos jours, il
n'est pas étonnant qu'elle ait fait pour un moment
perdre de vue d'autres données qui frappaient depuis
bien plus longtemps les yeux des observateurs.
555. — En effet, l'Europe, cette légataire univer-
selle des fruits du travail de toutes les races et de tous
les siècles, l'Europe a des caractères physiques qui
lui sont particuliers, et qui doivent expliquer (en
partie du moins) son rôle historique. Comme l'a très-
bien remarqué Heeren, que l'on imagine, dans l'es-
pace occupé par la Méditerranée, des steppes pareilles
à celles de la Mongolie, et il n'y aura plus de raison
pour que l'Europe, primitivement sauvage ou bar-
bare, sorte jamais de la sauvagerie ou de la barbarie:
les plus beaux titres de noblesse de la race privilégiée
seront perdus. Dans l'état réel des choses, l'heureuse
exposition de l'Europe méridionale, les mers inté-
rieures qui la baignent, les nombreuses et profondes
découpures de ses côtes, les chaînes de montagnes
qui la traversent, et qui, en diversifiant les climats et
productions, multiplient les moyens de défense, tout
concourt à y favoriser le commerce et les arts, à y sti-
muler l'activité de l'homme, à y maintenir toutes ses
facultés dans le juste équilibre qui convient à la per-
fection du type. Là, point de ces climats excessifs qui
abrutissent la nature humaine ou qui l'énervent, qui
poussent l'homme aux voluptés sensuelles ou à un
ascétisme extravagant; point de ces immenses déserts,
de ces plaines monotones qui s'opposent aux libres
communications entre les pays civihsés, ou qui les
livrent sans défense à des invasions sans cesse répé-
368 LIVRE V. — CHAPITRE II.
tées. La Nature y est féconde, mais sa fécondité n'est
point luxuriante et elle exige de l'homme un travail
soutenu; les tableaux qu'elle lui offre ont de la ma-
jesté ou de la grâce, sans écraser l'imagination par le
gigantesque des formes ou par la profusion des dé-
tails.
Et toutefois ces dernières remarques ne détruisent
point la portée de celles qui précèdent : car, avec
tous ses avantages naturels, l'Europe aurait encore
pu rester barbare, si elle n'était échue, non par droit
de naissance ou d'héritage, mais par droit d'entre-
prise et de conquête, h une race bien organisée pour
en profiter. Tout à l'heure, avec Heeren, nous trans-
portions en Europe les steppes de la Mongolie; re-,
tournons son idée et transportons-y le Mongol au lieu
et place du Germain : assurément celui-là ne serait
pas devenu au bout de quelques siècles, par le frotte-
ment avec le monde romain, ce que le Germain est
devenu, par la raison toute simple qu'il n'aurait pas
eu, avec l'habitant du vieux monde romain, la même
affinité originelle. Remontons plus haut dans l'his-
toire, et supposons ce Mongol à la place de l'Hellène :
vainement l'Egypte et la Phénicie lui offriront-elles
des germes de civilisation; vainement ces germes
tomberont-ils sur un sol approprié. Peut-être en ré-
sultera-t-il quelque chose qui ressemble à la civilisa-
tion chinoise, thibétaine ou japonaise; mais certaine-
ment il n'en sortira rien qui rappelle l'âge héroïque
de la Grèce et sa poétique histoire.
556. — Dès lors, et sans rien préjuger sur la pre-
mière origine des distinctions ethnologiques, on ne
peut qu'admirer le concours singulier de circon-
DES ORIGINES DE LA CIVILISATION. 369
stances qui prépare à des races, comprises dans la fa-
mille originellement la mieux douée, le terrain où
elles pouvaient le mieux déployer leur activité, et
joindre à leurs caractères natifs, d'autres caractères
qu'il ne faut imputer qu à l'intluence du sol et du cli-
mat. Du moment que nous ne pouvons, sans faire vio-
lence à l'ethnologie et à l'histoire, expliquer l'une par
l'autre la donnée ethnologique et la donnée géogra-
phique, les tirer toutes deux d'un même principe, en
disposant pour cela d'un temps indéfini et arbitraire,
l'accord que nous signalons entre ces deux sortes de
données, accord d'où notre civilisation est issue, con-
stitue un de ces faits primitifs et singuliers, que l'on
peut, selon son penchant, réputer fortuits ou provi-
dentiels, mais dont il est impossible de ne pas recon-
naître la singularité et l'importance capitale.
A elle seule l'idée de hasard explique suffisamment
pourquoi des races supérieures se sont montrées, là
ou une plus grande variété dans les conditions d'ha-
bitat devait naturellement amener une plus grande
variété de combinaisons génétiques, lorsque les forces
modificatrices du type générique étaient en jeu, par
exemple dans un continent plutôt que dans une île,
dans l'ancien monde plutôt que dans le nouveau,
dans l'Asie centrale plutôt que dans l'Australie ou
dans l'Afrique australe (547). On s'explique encore
qu'elles figurent les dernières dans l'histoire de l'hu-
manité, puisque leur développement même a dû être
une cause de destruction, de compression ou d'arrêt
pour les races moins heureusement douées. Enfin, il
est tout simple que les aptitudes de la race supérieure
se montrent en rapport avec les conditions du climat
r. 11. 24
370 I.IVHE V. — ('.[IAP1TU1-: 11.
et du sol où elle a l'ait son apparition, son éducation
première, puisque des conditions contraires l'empê-
cheraient de développer ses aptitudes natives et pro-
bablement les étoufferaient h la longue. Ce qui exige
un hasard extraordinaire, et ce que dès lors il nous
coûte d'expliquer parle hasard, c'est l'accord entre
les aptitudes natives de la race et les conditions d'un
habitat qui n'a pas été primitivement celui de la race,
et qui par conséquent n'a pas pu influer sur la con
stitution de ses aptitudes natives. Dira-t-on que les
races humaines, comme les nombreuses tribus d'ani-
maux voyageurs , sont dirigées dans leurs migrations
par une sorte d'instinct merveilleux, qui leur fait pres-
sentir l'habitat le mieux approprié à leurs aptitudes
natives, et à leurs besoins futurs comme à leurs be-
soins actuels? Cela même nous ramènera à la concep-
tion d'un plan providentiel : car, il est conforme aux
lois de l'intelligence humaine (332) de faire intervenir
l'idée de providence dans les choses de l'ordre moral,
telles que celles que produit la civilisation du genre
humain; tandis que, pour tout ce qui ne concerne que
la vie des êtres étrangers à l'ordre moral, l'idée de
finalité ou de prédisposition harmonique, dont on ne
saurait se passer, ne revêt point encore le caractère
moral, inhérent à l'idée de direction ou de coordina-
tion providentielle (319).
557. — En outre, il ressort de ce qui a été dit,
qu'il ne suffirait pas encore, pour se rendre compte
du phénomène de la civilisation européenne, de faire
la part du climat et du sol et celle de l'organisation
primitive de la race qui a fixé en Europe son habita-
tion : il faut de plus avoir grandement égard à l'orga-
DES ORIGFNES DE LA CIVILISATION. 371
nisatioii de la race qui semble avoir eu le même ber-
ceau, quoique distinguée, dès le berceau même, par
des caractères saillants (du genre de ceux que latente
influence du sol et du climat n'a pas la vertu de pro-
duire), et qui, dans le cours des migrations les plus
lointaines, n'a cessé d'habiter à ses côtés, de manière
à multiplier et à rendre plus fécondes les communi-
cations d'idées. De telles relations d'origine eï de voi-
sinage, sans exemple ailleurs, sont au nombre des
singularités qui s'accumulent, afin de rendre d'autant
plus remarquables les destinées de notre race et son
rôle dans le monde. Le dessin de notre mappemonde
étant donné, le relief du sol émergé étant ce qu'il est
devenu par suite des dernières secousses de notre
planète, il fallait encore, pour le complet développe-
ment des germes de civilisation qui sont au fond de
la nature de l'homme, que les deux races les mieux
douées sortissent d un berceau commun, déjà mar-
quées de leurs traits distinctifs; et que de là, cher-
chant dans leur diffusion les conditions de climat et
de sol appropriées à leurs instincts natifs, elles res-
tassent toujours assez rapprochées l'une de l'autre,
pour ne pas cesser d'influer l'une sur l'autre.
558. — On peut dire que les hypothèses dont nous
nous aidions plus haut, celles de l'établissement des
Mongols en Europe ou du soulèvement du bassin de
la Méditerranée, sont des hypothèses en l'air : mais,
la civilisation de l'Inde par une population de même
souche que celle qui a civilisé l'Europe, est un fait
bien réel, encore subsistant, et qui montre de la
manière la plus frappante jusqu'à quel point des ci-
vilisations peuvent différer malgi'é le maintien de
372 l.IVHE V. (UIAPITRE 11.
certaines aCliiiités originelles qui de\iennent alors
beaucoup plus curieuses pour le philosophe, qu'im-
portantes dans l'ordre des faits sensibles et pratiques.
(( Au premier coup d'œil, dit M. Renan \ la société
chinoise parait bien moins éloignée de la société eu-
ropéenne que la société indienne : et cependant, pour
un observateur attentif, c'est la même constitution
intellectuelle qui a produit le monde indien et le
monde européen, tandis que la Chine est arrivée à
un état fort ressemblant à celui de l'Europe, unique-
ment par ce qu'il y a de nécessaire et d'universel dans
la nature humaine. » A la bonne heure, mais alors
il ne faut donc plus s'exagérer l'importance historique
de ces particularités de constitution intellectuelle,
comparées à ce qu'il y a de nécessaire et d'universel
dans la nature humaine. Nous accordons qu'il y a
d'autres motifs que ceux de l'amour-propre national
pour que nous regardions l'Hindou comme plus noble
de race que le Chinois; et toutefois, si l'Europe n'exis-
tait pas et qu'un philosophe, venu je ne sais d'où, s'a-
visât de comparer la Chine et l'Inde, dans le présent
et le passé, il pourrait bien n'être pas aussi frappé
que nous le sommes, de la prééminence de la race ou
de l'une des races de l'Inde sur la race chinoise, jus-
tement parce qu'il tiouverait que celle-ci est restée
beaucoup moins stationnaire, a beaucoup plus per-
fectionné ce qu'il y a de nécessaire et d'universel dans
la nature humaine. Je me rappelle encore le temps
011, dans la première ferveur de V indianisme et avant
les découvertes de Champollion, bien des gens vou-
* Histoire des langues sémitiques, loc. cit.
DES ORIGINES UE LA CIVILISATION. 373
laieut que l'Egypte eût tiré sa ciYilisatioii de l'Inde
par le canal de l'Ethiopie; et par conséquent ils
étaient portés à mettre en regard le point de civilisa-
tion où est restée jusqu'à nos jours une race nrjble,
et celui où était arrivée, il y a quarante ou cinquante
siècles, une race inférieure. En effet, des distinctions
de caste (sinon identiques, du moins analogues), la
monstruosité ou l'obscénité des symboles religieux,
l'absurdité des superstitions populaires, la croyance
aux migrations des âmes et les rites qui en sont la
suite, la purification des souillures corporelles, le
goût des hypogées, des constructions et des sculptures
monumentales, la culture intellectuelle de la caste sa-
cerdotale, voilà de grands traits de ressemblance entre
l'Egypte et l'Inde. A bien des égards, l'Egypte l'em-
porte. Elle l'emporte par le sentiment de l'art plas-
tique (550), par le goût de la tradition historique. Le
sacerdoce égyptien est intimement uni à la politique,
à la royauté qu'il juge, et semble avoir eu pour prin-
cipal but le gouvernement des hommes et ce bon
ordre dans la société civile que Bossuet admirait après
qu'il avait fait l'admiration des philosophes grecs : le
brahmane est moins un prêtre qu'un moine orgueil-
leux, ascète, contemplatif, dont le devoir, sinon la
pratique, est de s'enfuir dans la solitude, de reprendre
le célibat, de redevenir enfin un moine ou un ermite
selon nos idées européennes, dès qu'il a rempli cet
autre devoir que l'institution des castes lui impose,
celui d'avoir un fils qui puisse être moine à son tour.
559. — Les anciens Grecs ont distingué deux par-
ties du monde, l'Europe et l'Asie, séparées par la
mer Egée, l'Hellespont, la Propontide et le Bosobore,
374 Livnii V. — CHAPITRE ii.
à peu près comme des pirates normands du dixième
siècle auraient pu avoir l'idée de rattacher à deux
différentes parties du monde la péninsule danoise et
la péninsule Scandinave, parce qu'il y a entre elles les
détroits du Sund et des Belt. L'Europe, physiquement
considérée, n'est évidemment qu'une dépendance,
une annexe, un appendice, si l'on veut, du grand
massif asiatique. Les mêmes espèces sauvages ou do-
mestiques peuplent l'un et l'autre ou ont passé de
l'un à l'autre. Des nations de même souche se sont
répandues sur l'un et sur l'autre. En ce sens, faire
aujourd'hui de l'Europe et de l'Asie deux parties du
monde, c'est à peu près comme si, dans une division
de la France, on mettait d'un côté la Bretagne ou le
Cotentin, et de l'autre tout ce qui n'est pas le Coten-
tin ou la Bretagne.
Mais, quand il s'agit du théâtre de la civilisation et
de l'histoire, tout change d'aspect et nous explique
comment l'impression d'un peuple encore enfant a
pu se convertir en une idée à laquelle le monde an-
cien s'est fermement attaché, et que le laps du temps
n'a fait que l'ortiher, parce qu'elle exprime un con-
traste frappant dans les masses, malgré l'indécision ou
la fluctuation des frontières, ou même précisément à
cause de cette fluctuation. Que nous montre en effet
l'histoire? L'Asie et l'Europe, avec certains caractères
généraux qui les distinguent, agissant et réagissant al-
ternativement l'une sur l'autre, aux époques les plus
éloignées, dans les conditions d'ailleurs les plus di-
verses. Les entreprises des Perses Achéménides, celles
de Mithridate, les conquêtes arabes, les irruptions des
tribus turques et mongoles sont bien, à dix ou vingt
DES ORIGINES DE LA CIVILISATION. 375
siècles de distance, autant d'efforts pour assujettir les
peuples de civilisation européenne à la loi commune
qui régit les destinées des peuples asiatiques. Les con-
quêtes d'Alexandre, les empires grecs fondés par ses
successeurs, les conquêtes romaines, les croisades,
les modernes entreprises du génie européen sont bien
autant de tentatives d'empiétement ou de réaction de
l'Europe sur l'Asie. Les races et les religions sont
très-diverses; la supériorité de la science et de l'in-
dustrie se trouve, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre;
et dans des circonstances si variées l'on saisit un fond
de dualité et d'antagonisme qui persiste, lequel par
conséquent doit figurer, au même titre que certaines
données ethnologiques, au nombre des traits de pre-
mier ordre dans l'histoire générale de la civilisation.
La côte africaine de la Méditerranée fait une par-
tie très-notable du territoire débattu entre les civili-
sations asiatiques et européennes. A proprement par-
ler, il n'y a pas de civilisation africaine. L'antique
civilisation égyptienne doit être mise hors de cause,
comme appartenant à l'âge des civilisations primitives
et sporadiques. Après les temps pharaoniques, l'E-
gypte comme le reste de la côte septentrionale de
l'Afrique sont alternativement livrés, tantôt à l'in-
fluence de la civilisation européenne, sous les Grecs
et les Romains, tantôt à celle de la civilisation asia-
tique sous les Phéniciens, les Perses, les Arabes, les
Turcs. Il semble qu'aujourd'hui, après bien des siècles
d'expulsion, le moment soit venu où la civilisation
européenne y doit à son tour reprendre l'ascendant.
560. — Comme toutes les fois qu'il s'agit d'une
influence de voisinage et de contact, les caractères
376 rjvRF, V. — r.riAPiTRR ii.
contrastants so nuancent et tendent h se fondre vers
les confins de la ligne llottante de séparation. Le Grec
de Milet ou d'Antioche, tout en restant Grec, c'est-à-
dire européen, est un Grec d'Orient, qui s'est impré-
gné de la civilisation asiatique bien plus qu'un Grec
de Corinthe ou d'Athènes : et cependant nous ne re-
marquons pas une si grande difTérence entre le climat
d'Athènes et celui de Milet ou d'Antioche. Les Ro-
mains, les Francs, les Latins d'Occident adresseront
à toute la nation grecque des basses époques, et non
sans fondement, des reproches de la nature de ceux
que l'Europe adresse à l'Asie en général. Sous un ciel
bien différent, le vaste empire russe offrira dans sa
constitution, dans son histoire, dans ses révolutions,
dans les mœurs et le caractère de ses populations,
une bigarrure de traits asiatiques et de traits euro-
péens, jusqu'à ce qu'il inchne décidément, dans les
temps les plus récents, vers le type européen.
561. — Non-seulement la relig^ion est le fondement
de toutes les institutions dans ce que nous appelons
communément l'Orient, c'est-à-dire dans l'Asie occi-
dentale et moyenne, mais encore (suivant la remarque
tant de fois faite) l'Asie est le berceau, le terroir natif
de toutes les grandes institutions religieuses, de toutes
celles qui ont joué un grand rôle dans l'histoire de la
civilisation; et un fait de cette ({ualité serait à lui
seul une caractéristique suffisante. A diverses re-
prises, l'Europe a reçu les institutions religieuses de
l'Orient et se les est appropriées, mais toujours en les
modifiant dans le sens de sa politique et de sa philo-
sophie, en les enropcnnisant pour ainsi dire : de
même qu'à l'autre bout du monde, la Chine, en ac-
DKS ORIGINES DE LA CIVILISATION. 377
cueillant les dogmes et les rites qui lui venaient de
son occident à elle, ne leur a pas ouvert d'accès dans
les régions officielles du savoir et du pouvoir.
La force et la ténacité du lien religieux se montrent
dans la famille indo-européenne comme dans la fa-
mille sémitique, chez le Guèbre et l'Hindou idolâtre
comme chez le Juif adorateur de Jéhovah : mais le
sémitisme finit toujours par être vaincu , expulsé du
sol européen, tandis que la victoire lui reste en Asie
011 les descendants des compagnons de Cyrus devien-
nent à moitié Arabes, et où le brahmane s'incline
devant les sectateurs du Prophète.
Les idées de droit personnel, de liberté politique,
d'égalité dans la famille, de loyauté et de méthode
dans la guerre, semblent autant de caractères de la
civilisation européenne, opposés de tout temps, et
sous l'empire des formes religieuses et politiques les
plus diverses, à la résignation fataliste, au dévoùment
aveugle, à la polygamie, à l'esclavage des femmes et
à la mutilation des hommes, à la cruauté dans les
peines et dans les coups d'État, à la perfidie dans la
politique, dont l'histoire des diverses nations asia-
tiques, à quelque race qu'elles appartiennent, depuis
les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, offre la
répétition monotone. On dirait que le développement
du sens religieux, franchissant les bornes raison-
nables, a nui chez ces dernières au développement du
sens moral (419). Non qu'on ne puisse citer de trop
nombreux exemples de servilité, de cruauté, de per-
fidie dans les annales européennes : mais, chaque
fois qu'ils s'y montrent, ils provoquent les protesta-
tions de la conscience publique et encourent le blâme
378 LIVRK V. CIIAIMTRE II.
de l'histoire, tandis que les mêmes choses paraissent
ailleurs toutes simples, toutes naturelles, conformes
à l'ordre.
D'un autre côté, si la polygamie et les eunuques se
retrouvent en Chine comme dans les autres contrées
que nos géographes réunissent sous la dénomination
d'Asie, si la liberté républicaine n'y est pas plus con-
nue, si l'on n'y atteint pas davantage à l'idéal esthé-
tique ou à la rigueur de la méthode scientifique, il
n'y a rien non plus qui ressemble moins à l'exubé-
rance d'imagination et à l'énervation linale de l'A-
siatique, que le bon sens pratique et l'industrieuse
activité du Chinois ; rien qui contraste plus a\ec le
caractère éminemment religieux des institutions de
l'Asie, que celles d'une nation qui n'a pour ainsi dire
pas de religion oflicielle, pas d'enthousiasme, et où
l'État se contente d'une philosophie morale et pra-
tique. Le monde asiatique (en prenant cette dénomi-
nation dans un sens historique et moral) est donc
comme tlanqué, à l'est et à l'ouest, de deux autres
mondes qui offrent entre eux de remarquables analo-
gies et des contrastes non moins frappants. Un paral-
lèle plus détaillé de l'un et de l'autre fera l'objet du
chapitre suivant. -
DES GRANDS TRAITS DE LA CIVILISATION. 379
CHAPITRE 111.
SUITE DU MÊME SUJET. — PARALLÈLE ENTRE LA CIVILISATION EUROPÉENNE
ET CELLE DE L'EXTRÈME ORIENT.
562. — De toutes les civilisations dont l'origine
remonte au berceau du monde policé, deux seule-
ment se sont perpétuées jusqu'à nous, modifiées
(quoi qu'on en ait pu dire) et non exemptes d'infil-
tration d'éléments étrangers, mais néanmoins par-
faitement reconnaissables dans leur identité toujours
subsistante, à savoir la civilisation de l'Inde et celle
de la Chine. Cependant, la persistance historique de
ces deux témoins d'un autre âge n'a pas philosophi-
quement la même importance. Si le tableau de l'Inde
à l'époque actuelle nous aide à comprendre, ou plutôt
à nous représenter le vieux monde occidental, les
sanctuaires et les castes de l'Egypte, de la Grèce ou
de l'Italie primitives, le polythéisme de l'époque clas-
sique, toutes ces idées religieuses si différentes des
nôtres, à la rigueur il n'ajoute rien de bien essentiel,
pour l'étude générale de l'esprit humain, aux connais-
sances que nous pouvons tirer de l'étude approfondie
des monuments, des inscriptions et de la littérature
antique. La civilisation de la Chine offre à la philo-
sophie de l'histoire et à V histoire comparée (dans le
sens des remarques faites à la fin de l 'avant-dernier
chapitre et au commencement du chapitre précédent»
380 LIVRK V. CHAPITRE 111.
des ressources bien plus précieuses : car, d'une part
elle a pour sic^ge la portion de notre continent rejetée
le plus loin de nous; d'autre part elle appartient à
une race qui difTère de la nôtre par des caractères que
le naturaliste peut saisir, même abstraction faite de
toute connaissance des langues et des instincts so-
ciaux, comme il les saisirait s'il s'agissait d'autres
types organiques.
563. — Il est curieux de voir comment le con-
traste de la Chine et de l'Europe, de l'extrême Orient
et de l'extrême Occident, était déjà jugé par le philo-
sophe éminent dont le génie vraiment supérieur sai-
sissait ou pressentait, dès la tin du dix-septième
siècle, toutes les questions qui ne devaient arriver à
leur maturité qu'un siècle ou deux plus tard'. Mais,
le parallèle deviendra bien plus frappant et plus in-
structif, si, au lieu de prendre les choses dans leur
état actuel, quand la civilisation de l'Europe moderne
a finalement obtenu une supériorité si décidée, qu'elle
rend toute rivalité impossible, nous remontons par la
1 « Singulari quodam fatorum consilio factum arbitror, ut ma-
ximus generis humani cultiis ornalusque liodie relut collcctus sit
in diiobus extremis nostri continentis, liuropa et ïschina, quaî va-
lut oriental is quœdam Fluropa oppositum terrai marginem ornât.
Forte id agitât supreraa Providentia, ut, dum politissiraœ gentes
ecedemque remotissimce sibi brachia porrigunt, paulatim quidquid
inter médium est ad meliorem vita*, rationem traducatur Pori'o
Sinense iraperium, ut magnitudine Europam qufe exculta est pro-
vocat, et populositate etiani superat, ita multa alia habet quibus
nobis certet, œquo propemodum Marte, et nunc viucat, nunc vin-
catur Artibus quarum indiget usus vitaî, et rerum naturalium
experimentis, fortasse compensatione facta pares sumus, habetque
utraque pars, quœ alteri cuni fructu coramunicari possit. Sed me-
ditationum profunditate et theoreticis disciplinis nos vincimus. Nam
prseter logicam et metaphysicam , et cognitionem rerum incorpo-
DES GRANDS TRAITS DE LA CIVILISATION. 381
pensée, le cours des siècles, afin de choisir telle
époque oii les deux civilisations que l'on veut compa-
rer soient plus exactement comparables ; oii les situa-
tions politiques se ressemblent davantage, et oii les
choses mises en contraste soient les unes et les autres
à une assez grande distance de nous pour que nous
puissions en juger sans partialité, ou sans encourir,
justement à cause de notre impartialité, cette sorte de
ridicule auquel Voltaire lui-même n'a pas échappé,
lorsqu'il lui a plu de prendre sous sa protection les
vieilles institutions de cette Europe orientale, à la
chute desquelles il semble que nous soyons aujour-
d'hui sur le point d'assister, un siècle et demi après
Leibnitz, un siècle après Voltaire.
Un premier synchronisme se présente. La philoso-
phie, l'histoire proprement dite, la littérature authen-
tique commencent presque en même temps dans la
Chine et en Grèce. Lao-Tseu et Confucius peuvent
passer pour les contemporains de Thaïes et de Pytha-
gore. A cette époque expire la haute antiquité, celle
rearum, quas nobis proprias merito vindicamus, certe contempla-
tione fonnaruui, quie mente a materia abstrahunlur, id est rernm
mathematicarum, longe excellimus Videntur enim ignorasse
magnum illud mentis lumen, artem demonstrandi , et geometria
quadam empirica contenti fuisse, qualem inter nospassim operarii
habent. Disciplina etiam militari nostris cfdunt Sed quis oliui
credidisset, esse gentem in orbe terrarum (jua.' nos, opinione nostra
ad omnem morum elegantiam usque adeo eruditos, tamen vincat
civilioi'is vitœ prœscriptis? Itaque, si artibus operatrieibus pares
sumus, si scientiis contemplativis vincimus, certe practicte pbiloso-
pliiaî (quod propemodum fateri pudet) victi sumus, id est ethicse
et politicse prteceptis, ad ipsani vitam usumque mortalium accom-
modatis. »
Leibnitz, Prsef. in ^ovissimasinica; éd. Dutens, T. IV, p. 78.
382 LIVRE V. — CHAIMTHK III.
qui s'enveloppe d'un voile religieux. Jusque là, la ci-
vilisation chinoise pouvait se comparer à l'une de ces
civilisations primitives, tout-à-fait isolées quant à
l'espace et quant au temps, comme l'ancien monde
en ofl're ailleurs, comme l'Amérique en a offert plus
tard, lui Grèce, la puissance de la conception poé-
tique a déjà donné, ou va achever de donner toute
sa mesure, tandis que la Chine ne possède que des
traditions patriarcales, où le merveilleux même a
quelque chose de froid et de prosaïque. Les deux
contrées se trouvent alors dans un état de fractionne-
ment politique : mais, dans l'une, les sages ne sont
occupés que de donner à de petites cités des lois qui
assurent leur liberté et leur indépendance; et dans
l'autre les sages ne sont occupés au contraire que des
moyens de revenir à une unité qu'ils regrettent, sous
la tutelle d'un gouvernement paternel. En Chine, à
côté d'une école de philosophie purement morale et
politique, s'en forme une autre, d'origine apparem-
ment étrangère et méso-asiatique, qui a pour objet
les spéculations d'une métaphysique abstruse, et qui
tout d'abord tourne à la théurgie, à l'illuminisme, à
ce qui ne prévaudra en Grèce et dans le reste de l'Oc-
cident européen, sous une influence venue aussi de
l'Asie moyenne, que passagèrement, accidentellement,
à des époques de défaillance et d'épuisement du gé-
nie occidental. En Chine, cette école subsiste tou-
jours, mais à l'état de secte hétérodoxe, sans pouvoir
conquérir l'ascendant politique de l'école rivale. En
Grèce, à côté d'une philosophie morale et d'une phi-
losophie métaphysique ou mystique, on voit bientôt
poindre une philosophie naturelle qui a la vertu de
DES GRANDS TRAITS DE LA CIVinSATlON. 383
susciter l'esprit scientifique, toujours inconnu à l'autre
extrémité du monde.
564. — Transportons-nous maintenant à cinq ou
six siècles de distance, pour voir à quoi aura abouti
ce travail. Trouverait-on dans l'histoire deux situa-
tions politiques qui se ressemblent plus que celles des
deux empires romain et chinois, à l'époque de pros-
périté pour l'un et pour l'autre oii, sous les Antonins
(comme nous ne l'avons appris que bien tard par
le témoignage même des écrivains chinois), les deux
empires n'étaient pas sans avoir quelque communica-
tion entre eux^? C'est bien alors qu'aux deux extré-
mités occidentale et orientale de l'ancien monde,
deux monarchies absolues, quoique fondées sur deux
principes très-différents (452), comprenaient cha-
cune sous la même unité politique tous les peuples
associés par un fond commun de civilisation, et par
là même nettement distingués de toutes les nations
environnantes, auxquelles ils pouvaient donner sans
injustice le nom de barbares. De sorte que ces deux
immenses monarchies assumaient, pour ainsi dire,
sur leurs têtes les destinées de deux systèmes de civi-
lisation; soit qu'elles dussent les entraîner dans leur
chute, ou les propager par leurs armes, ou les impo-
* Abel Réml'sat, Mémoire sur l'extension de l'empire chinois du coté
de l'occident, a De tout temps, dit un auteur chinois, les rois du
grand Tshin (les empereurs romains) avaient eu le désir d'entrer
en relation avec les Chinois; mais les A-Si (Ases) qui vendaient
leurs étoffes à ceux du grand Tshin, avaient toujours eu soin de
cacher les routes et d'empêcher les communications directes entre
les deux empires. Cette communication ne put avoir lieu immé-
diatement que sous Uouan-Li (l'année 106 de J.-C ), que le roi du
grand Tshin, nommé An-Thun, envoya des ambassadeurs, etc. »
384 LIVRE V. CHAIMTRK 111.
ser môme à la barbarie victorieuse, par l'ascendant de
leur renommée.
505. — Plus l'on entre dans les détails, et plus
celte resseml)lance a de quoi nous étonner, \ii la dis-
parité des origines. L'histoire du monde gréco-romain,
si compliquée, si variée, si dramatique jusqu'à l'avé-
nement des Césars, et qui doit le redevenir après l'ir-
ruption des races germaniques, ne consiste plus que
dans un récit monotone de révolutions de palais et de
séditions d'armées, auxquelles on voit bien que les
peuples s'intéressent à peine, et dont le tableau, pour
nous intéresser nous-mêmes, a besoin d'être peint de
la main d'un Tacite. La paix romaine a mêlé et effacé
tant de nationalités si longtemps en lutte les unes
contre les autres, et les livres seuls gardent la trace
de leurs anciennes querelles. Il n'y a plus de distinc-
tion de castes ; la rigueur même de l'esclavage do-
mestique tend à s'adoucir; et parmi les hommes libres
(d'une liberté désormais purement civile et non poli-
tique) il n'y aura bientôt plus, sous les successeurs im-
médiats des Anton ins, que des citoyens ou plutôt des
sujets romains. L'idée de la cité fait place à l'idée de
l'État, personnifié dans le prince; on perfectionne le
droit civil, on oublie le droit politique; et la diversité
indéfinie des constitutions républicaines n'est plus
qu'un ol)jet d'érudition. Les dieux de l'Egypte et
ceux de la Gaule viennent se rencontrer dans le pan-
théon romain. Deux langues familières à tous les es-
prits cultivés, et dont l'une est plus particulièrement
la langue du Gouvernement, l'autre celle de la litté-
rature et du commerce, le latin et le grec se partagent
les contrées occidentales et orientales de l'Empire et
DES GRANDS TRAITS DE LA CIVILISATION. 385
se substituent peu à peu à tous les idiomes indigènes.
Malgré la différence des climats et des mœurs, le
monde est à la fois romanisé et hellénisé d'un bout à
l'autre de l'Empire; et si les mœurs de Lu tèce diffèrent
beaucoup de celles d'Antioche (lomme Julien nous
l'apprend et comme nous nous en douterions bien
sans sou témoignage), du moins on peut aller de
Gaule en S\rie en trouvant partout les mêmes monu-
ments, les mômes spectacles, les mêmes cultes, les
mêmes institutions. 11 n'y a, à cette époque, que le
vaste empire chinois qui puisse nous offrir l'exemple
d'une pareille unité; et plus le Haut-Empire incli-
nera vers la forme byzantine, plus la ressemblance
sera grande, jusque dans les détails de costume, de
cérémonial et de mœurs. L'inlluence des eunuques
sous les fils de Constantin et leur immixtion dans les
querelles religieuses rappellent le rôle que les annales
chinoises attribuent aux hommes de cette sorte, dans
le conflit des sectes religieuses et philosophiques,
sous toutes les dynasties et presque sous tous les
règnes.
066. — Lorsque la puissance impériale est à son
apogée, les arts, la littérature, la philosophie sont eu
décadence; la jurisprudence seule se perfectionne;
les sciences peu encouragées, exclusivement cultivées
par quelques médecins ou mathématiciens grecs, ne
font que de faibles progrès : c'est l'âge des commen-
tateurs, des compilateurs, des grammairiens, des rhé-
teurs, des mystiques, des astrologues. Le génie qui
avait illuminé l'Occident ne jette plus que de pâles
lueurs, et il faudra l'enthousiasme d'une croyance
nouvelle pour le raviver un instant : mais, ce déclin
T. IL 25
380 LIVRE V. — CHAPITRi: 111.
môme du génie rapproche la civilisation occidentale
de celle de l'extrême Orient, créée, non par une se-
cousse du génie, mais par les efforts continus d'une
race laborieuse et persévérante. Ces commentateurs,
ces rhéteurs du Haut et du Bas-Empire, qui, sous
des princes grossiers, sortis des derniers rangs de la
milice, reçoivent pour récompense d'une amplifica-
tion de rhétorique, les plus grands honneurs et sou-
vent les premières charges de l'État, ont beaucoup
de ressemblance avec ces lettrés chinois dont les suc-
cès d'un concours font des préfets ou des ministres.
Et, lorsque le prince est lui-même un lettré ou un
philosophe, lorsqu'il s'appelle Marc-Aurèle ou Julien,
le type de gouvernement qu'il rêve et dont il poursuit
la réalisation éphémère, c'est (sans qu'il s'en doute)
le gouvernement régulier, habituel d'un empire situé
à l'autre bout du monde et presque aussi vaste que
l'empire romain. Ces princes sont des Hellènes par le
langage et par les traditions : mais, par la morale
philanthropique qu'ils prêchent et par la politique
qu'ils recommandent, ils appartiennent à l'école de
Confucius plutôt qu'aux écoles imprégnées du vieil
esprit grec ou romain. Que la Fortune leur eiit donné
des successeurs disposés à marcher sur leurs traces,
et il n'aurait pas été surprenant qu'une coterie de
philosophes se donnât dans l'Occident l'importance
politique de l'école confucéenne.
567. — Enfin, pour compléter cette singulière
analogie, les institutions nationales, dans l'un et
l'autre empire, étaient à la même époque menacées
de subversion par l'introduction de deux religions
étrangères dont les origines semblaient de prime
DES GRANDS TRAITS DE LA CIVILISATION. 387
abord devoir répugner an génie gréco-romain, non
moins qu'à l'esprit industrieux, mercantile et positif
de la race chinoise. Mais, il était insensé de prétendre
continuer, eu face du christianisme, le polythéisme
hellénique comme religion d'État; tandis qu'il n'au-
rait point été du tout déraisonnable d'essayer de
maintenir, même en face du christianisme, une phi-
losophie d'État à l'usage des grands, des savants et
des heureux du siècle. Nous comprenons ainsi com-
ment ce qui avait fait l'éclat de la civilisation hellé
nique en préparait la ruine. Certainement, Platon
qui s'inspire d'Homère, est un bien autre génie que
Confucius : mais le disciple de Platon avait sur ceux
de Confucius un désavantage évident, quand il s'a-
gissait d'empêcher les chrétiens de s'asseoir sur le
trône impérial. L'un a échoué dans ses tentatives de
résistance ou de réaction : les autres, après des alter-
natives de succès et de revers, ont fini par triompher
dans des luttes semblables. Le génie de la Grèce, sa
mythologie, ses arts, sa poésie, étaient de leur nature
destinés à déchoir et à périr; ils ne contenaient
plus, aux jours de décadence, que des principes de
faiblesse et de dissolution; ils ne valaient pas, pour
la résistance, des principes de civilisation assortis aux
besoins les plus généraux de la nature humaine, sug-
gérés par un bon sens pratique, et entretenus par
l'esprit de corps.
568. — L'empire romain, entouré presque de tous
côtés, offrait peut-être plus de prise que la Chine aux
assauts des barbares; il a été attaqué à plus de re-
prises, par des ennemis plus vaillants; mais il avait
aussi pour se défendre une milice de longue main
388 LIVRE V. — CHAPITRE III.
plus aguerrie et les ressources d'un art plus avancé.
D'ailleurs, la conquête du monde romain n'entraî-
nait pas nécessairement et n'a pas en fait entraîné
immédiatement la chute des institutions romaines,
pas plus que la conquête de la Chine n'a entraîné la
ruine des institutions chinoises. En Occident, la re-
ligion des vaincus a subjugué les vainqueurs : il au-
rait pu en être de même des institutions civiles, si
elles eussent eu une vitalité comparable. Un roi \isi-
goth ou mérovingien, placé à la tête d'une milice
conquérante, au sein d'une population romaine, res-
semblait fort à un chef mongol ou mantchou régnant
sur une population chinoise. Si la naturalisation de
la dynastie étrangère, si l'absorption de la tribu con-
quérante par la nation soumise ne s'est pas faite à
beaucoup près dans un cas comme dans l'autre, il
faut l'imputer en partie à une énergie plus grande du
côté des conquérants (555) : mais on doit surtout
tenir compte des vices internes de la civilisation qui
a définitivement succombé ; et pour s'en mieux con-
vaincre, il ne faut pas seulement observer cette civi-
lisation au moment de sa chute, il faut la suivre dans
les phases qu'elle a parcourues.
569. — Dans le monde gréco-romain, les institu-
tions n'ont point pour but la multiplication de l'es-
pèce humaine, l'organisation du travail et l'améliora-
tion de la vie. L'homme y est compté pour peu de
chose en tant qu'homme : le citoyen seul a du prix,
et la morale publique y a pour fondement le sacrifice
du citoyen à la cité (456). Le Grec ou le Romain
presque converti aux mœurs grecques, vivent à peu
près exclusivement de la vie extérieure; leur fortune
DES GRANDS TRAITS DE LA CIVILISATION. 389
se dissipe en fêtes, en spectacles et en monuments;
les choses mêmes destinées à l'utilité \ulgaire doivent
revêtir le caractère monumental qui nous impose en-
core. Ils sont épris du beau artistique ou tombent
dans la sensualité grossière; leur luxe est élégant ou
monstrueux, mais non confortable; leur instinct et
leurs mœurs ne les mettent guère sur la voie de ces
inventions utiles qui multiplient les commodités et
les douceurs de la vie, et leurs institutions s'adaptent
nécessairement aux tendances de leurs mœurs. Ils
gouvernent plutôt qu'ils n'administrent (463j, et quand
ils cessent de gouverner dans un esprit de mâle et
patriotique grandeur, ils exploitent dans un sordide
intérêt, sans se soucier de tarir les sources de la pro-
duction. En conséquence, dans le monde antique,
les progrès des arts, des lettres, du luxe et même de
la puissance coïncident avec le décroissement de la
population, la décadence de l'agriculture, l'exagéra-
tion de l'inégalité dans les fortunes, la corruption des
mœurs et la langueur du corps social. Ainsi se justi-
fient certains lieux communs des moralistes, qui, ap-
pliqués à un autre ordre d'idées et de faits, n'ont plus
qu'une valeur déclamatoire. Quand plus tard, par
une marche inévitable, le génie s'éteint, le goût se
corrompt, les institutions militaires ou politiques s'é-
nervent, les causes de dépérissement intérieur, lors
même qu'elles diminueraient d'énergie, comme tout
le reste, ne font que se prononcer et se manifester
davantage, parce qu'aucune beauté dans les formes
extérieures n'en masque plus les funestes ravages.
570. — Quel est donc le caractère essentiel de la
civilisation ultra-orientale, par où elle contraste si
390 LIVRE V, — CHAPITUK III.
fort avec celles de l'antique Occident? Le voici. Les
institutions de la Cliine ont pour but l'amélioration
des individus, au physique et au moral, et ne valent
que pour la pratique de la vie : celles des nations oc-
cidentales sont principalement consacrées à la satis-
faction d'une passion, noble ou grossière, à la glori-
fication d'une idée, religieuse ou politique. Ici les
hommes se dévonent à une foi, à un culte, à une
institution, à la cité, à la patrie, à la liberté : dans le
réalisme chinois, l'idée universelle n'exprime que la
collection des individus et l'institution n'a de mérite
que cehii qu'elle tire de son application à l'utilité des
hommes. Ici par conséquent vous trouverez la gran-
deur et le génie : là le bon sens et la vulgarité. Sans
doute le fond des passions humaines est le même par-
tout et amène partout des désordres qui se ressem-
blent : toutefois il faut moins faire attention à ces
désordres individuels qu'à la nature des idées régula-
trices qui les répriment, et dont les caractères dis-
tinctifs impriment à chaque nation son type moral
(425). Il y a eu eu Chine comme ailleurs des princes
cruels, débauchés, fantasques : mais, en principe,
l'idée qu'on s'y fait du monarque est celle d'un père
de famille qui gouverne uniquement dans l'intérêt de
ses enfants, <{ue le ciel punit de ses fautes et qui s'en
accuse devant eux. De même, il y a eu de tout temps,
en Chine comme ailleurs et peut-être plus qu'ail-
leurs, des magistrats corrompus : mais, en principe,
la magistrature est une fonction à laquelle les plus
dignes arrivent par des épreuves destinées à mettre en
relief leur vertu et leur savoir : on n'y admet pas que
le commandement puisse être une prérogative hérédi-
DES GRANDS TRAITS DE LA CIVILISATION. 391
taire, une propriété, un fief, un bénéfice, ni qu'il puisse
être non plus, comme dans les démocraties jalouses,
décerné par le caprice du sort ou brigué dans des as-
semblées tumultueuses. En un mot, la sagesse chi-
noise, toute de bon sens pratique, arrive du premier
coup, non par la supériorité de l'intelligence ou la
précision des méthodes, mais par l'absence de préju-
gés ou de passions qui y fassent obstacle, à certaines
idées-mères, à certains principes d'ordre général, qui
ne devaient prévaloir ailleurs que par la lente action
des siècles, et en quelque sorte de guerre lasse, après
l'affaissement de tous les enthousiasmes et l'épuise-
ment de toutes les conceptions enfantées par une force
d'imagination plus énergique.
571. — Il n'y a pas, selon nous, de comparaison
plus instructive que celle de ces deux systèmes de ci-
vilisation, antipodes l'un de l'autre, au figuré comme
au propre, et dont pourtant les caractères distinctifs
se retrouvent alliés ou combinés dans le système de
notre moderne civilisation européenne. Les vices
mêmes ou les traits d'infériorité de la civilisation de
Y Europe orientale sont d'autant plus à noter, que la
civilisation moderne a une tendance mieux marquée
à dépouiller de plus eu plus les caractères qui témoi-
gnent de sa filiation et par lesquels elle procède de la
civilisation antique, de manière à se rapprocher da-
vantage de cette autre civilisation lointaine avec la-
quelle elle n'a pourtant aucune communauté d'ori-
gines ni aucune alliance contractuelle. Pour juger de
nous-mêmes, pour démêler ce qu'il y a d'heureux et
de fâcheux daus le mouvement de notre époque, pour
pressentir ce que l'avenir nous réserve en bien comme
392 [,IVIÎK V. CHAPITRE ITI.
en mal, il faut avoir les yeux fixés sur ces deux objets
si (listants de nous, l'un par l'intervalle des siècles,
l'autre par l'interposition des espaces, par la dissem-
blance des conditions ethnologiques et géographiques.
572. — Enfin, n'est-ce pas une singularité bien cu-
rieuse, que les découvertes qui ont principalement
influé en Europe sur la marche de la civilisation mo-
derne, la boussole, la poudre à canon, le papier, l'im-
primerie, aient été connues en Chine bien avant d'être
importées ou retrouvées dans l'Occident : comme si
cas deux parties du monde, au lieu d'être, l'une par
rapport à l'autre, dans l'indépendance que l'on sup-
pose, avaient été destinées à se compléter l'une l'autre;
ou comme si la Nature avait voulu nous mettre à
môme de juger, par ce critère décisif, de la part qui
revient, dans l'œuvre de la civilisation, aux instincts
des races, et de celle qui revient aux circonstances
fortuites et matérielles? Car, il n'y a certainement au-
cune proportion à établir entre les conséquences que
de telles découvertes ont eues en Europe, dans le
cours de quatre ou cinq siècles, et celles qu'elles ont
eues en Chine pendant un temps beaucoup plus long.
Faisons d'abord la part du hasard. Il est clair que
le hasard aurait fort bien pu apprendre aux Grecs la
vertu directrice de l'aimant, comme il leur avait ap-
pris sa propriété d'attirer le fer; et pour passer de là à
l'idée d'une boussole, il n'est pas nécessaire d'avoir
un travail scientifique organisé, un grand nombre
de théoriciens et d'habiles expérimentateurs opérant
concurremment, comme il l'a fallu pour passer en
vingt-cinq ans, de la découverte un peu fortuite d'OEr-
stedt à l'invention du télégraphe électrique. L'usage
DES GRANDS TRAITS DE LA CIVILISATION. 393
de la boussole était aussi compatible avec le système
de civilisation des Grecs, des Phéniciens, des Carthagi-
nois, aux temps de l'antiquité classique, qu'avec celui
des Chinois au temps de la dynastie des Song, ou
qu'avec le système de civilisation" des Arabes, des
Pi sans, des Génois, des Catalans au moyen -âge. Les
premiers, comme les derniers, étaient des peuples na-
vigateurs et colonisateurs, ayant le génie des entre-
prises et des conquêtes. On ne peut nier que lorsque
les Carthaginois ou les Grecs poussaient jusque vers le
tropique leur exploration des côtes africaines, ou en-
voyaient leurs vaisseaux aux côtes de la Scandinavie,
ils ne fussent aussi bien en mesure que les Portugais
du quinzième siècle, de pousser encore plus loin, à
l'aide de la boussole, leurs courses aventureuses, et
finalement de découvrir dix-huit ou vingt siècles
plus tôt, le passage aux Indes et le nouveau monde. Ils
n'auraient pas eu comme nous à leur bord d'excel-
lents chronomètres, des sextants, des lunettes et les
calculs de la Connaissance des temps, pour déterminer
leurs longitudes avec une grande précision : mais les
Colomb et les Gama n'avaient non plus rien de tout
cela; et les connaissances des Grecs en astronomie,
en cosmographie, à l'époque alexandrine, suffisaient
à la rigueur pour la conception comme pour l'exécu-
tion de la grande idée de Colomb, et pour qu'on n'eût
pas besoin, même à cette époque reculée, d'attendre
du hasard ou d'une inspiration du génie une décou-
verte qui pouvait dès lors être le résultat prémédité
des combinaisons méthodiques de la science.
Nous disons à la rigueur, et ce correctif nécessaire
nous montre justement pourquoi l'invention de la
39i LIVRK V. CHAPITRE 111.
boussole a eu dans rOccident, en s'y produisant en
temps opportun, des suites qu'elle ne pouvait avoir en
Chine, ni même (vraisemblablement) aux temps de
la Grèce païenne : car, il ne fallait pas seulement à
Colomb du génie, il lui fallait un principe de foi qui
le subjuguât, comme la plupart des hommes de son
temps. Les voyageurs lointains, les grands aventu-
riers, avant et après Colomb, de nos jours mêmes,
n'étaient pas uniquement excités par la soif de l'or ou
de la renommée, et les Gouvernements qui les aidaient
ou les encourageaient, ne cédaient pas seulement à
des vues d'ambition : tous étaient plus ou moins ani-
més d'un véritable zèle de propagande religieuse qui
ne s'est pas entièrement dénaturée, même de nos
jours, en prenant la forme de propagande philanthro-
pique. En cela les chrétiens d'Occident faisaient à
leur manière ce que les guerriers musulmans, les
moines bouddhistes faisaient à la leur dans d'autres
pays. Ce synchronisme constitue présisément, comme
nous allons l'expliquer, un des traits de premier ordre
dans l'histoire générale de la civilisation de l'ancien
monde. Aussi, tandis que la découverte de Colomb
était à la tin du quinzième siècle une découverte
mûre, du genre de celles que le génie avance d'un
demi-siècle au plus, la même découverte eût été un
fruit anticipé et comme forcé, aux temps de l'anti-
quité païenne.
573. — En tout cas, c'est une particularité très-
digne d'attention, que l'introduction dans le monde
occidental des grands instruments de la science, de
l'industrie, de tous les éléments de civilisation qui se
soustraient aux lois générales de la vie, n'ait eu lieu
I
~ DES GRANDS TRAITS DE LA CIVILISATION. 395
que tardivement, et après que tous les germes dont
les progrès accélérés de la science et de l'industrie
auraient pu contrarier l'évolution, au préjudice de la
dignité m raie de l'homme et de la beauté de l'his-
toire'54 li, s'étaient développés à leur tour. Soit que
l'on mette cette particularité sur le compte du hasard
ou d'un dessein de la Providence, ou ne peut y mé-
connaître un des traits fondamentaux dans le plan
général des destinées du genre humain.
574. — Encore un mot, pour compléter l'intéres-
sant parallèle qui fait l'objet spécial de ce chapitre.
Tandis que la civilisation chinoise se propage du sud-
oflest au nord-est, en gagnant la Corée, le Japon,
d'autres archipels du Grand-Océan, cette autre grande
et plus noble civilisation, dont les plus antiques tra-
ditions placent le l>erceau dans les montagnes de
l'Asie centrale, chemine constamment, toujours plus
robuste, dans la direction du sud-est ou nord-ouest;
et le moment vient enfin oii elle franchit l'Atlantique,
pour prolonger sur un autre continent son mouve-
ment de lotation dans le même sens. De nos jours,
l'émigration européenne se rencontre avec l'émigra-
tion chinoise, sur la côte occidentale de l'Amérique
du Nord, tout juste à une distance en longitude du
point de départ, mesurée par une demi-circonfé-
rence. La rotation est achevée; l'un des plus grands
traits de l'histoire générale de l'humanité est dessiné
complètement : l'avenir en déroulera les curieuses
conséquences.
396 LIVRE V. CHAPITRE IV,
CHAPITRE IV
SUITE nu MÊME SUJET. — DES ÉPOQUES RELIGIEUSES ET DE LA SUC-
CESSION HISTORIQUE DES RELIGIONS. — DES BASES DE L' APOLOGÉTIQUE
CHRÉTIENNE.
o75. — Nous embrassions tout à l'heure, dans une
vue d'ensemble, les races les plus diverses et les
espaces les plus vastes : il faut opérer de même sur
l'échelle des temps, et pour cela étudier plus spécia-
lement, au point de vue historique, entre tous les
éléments de la civilisation, celui dont l'action est la
plus durable, dont la longévité est le caractère le plus
saillant et le plus constant, en un mot l'élément reli-
gieux. Mais d'abord remarquons que tout ce qui a été
dit dans le livre précédent (chap. VII), de la longé-
vité et de la ténacité des idées et des institutions reli-
gieuses, doit surtout s'entendre des peuples qui ont
vécu de la vie historique, qui n'ont pas seulement des
mœurs et des coulumes, mais des lois et des institu-
tions : car, pour les autres, on les a toujours vus dis-
posés à abandonner sans trop de peine leurs rites
grossiers, à plus forte raison leurs mythes enfantins,
lorsque d'autres religions leur étaient annoncées avec
l'ascendant que donnait une civilisation supérieure
ou la supériorité intrinsèque du dogme. On sait avec
(pielle facilité nos missionnaires convertissent les
peuples ({ue nous appelons sauvages, et quelle est la
IJES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 397
ténacité des croyances chez ceux dont les ancêtres
ont reçu de longue main les semences de la civilisa-
tion, quoique leurs descendants se trouvent souvent
aujourd'hui dans un état d'ignorance et de misère
qui nous porterait à juger leur condition pire que la
condition du sauvage. Des ressemblances dans les
croyances ou dans les pratiques ne devraient pas em-
pêcher de distinguer profondément au point de vue
historique, des religions qui diffèrent autant par le
degré de vitalité et de force.
576. — Ensuivant l'idée déjà indiquée (417), nous
considérerons comme appartenant à une première
époque de formation et nous comprendrons sous la
rubrique commune de religions primitives, toutes
celles qui ne se sont pas historiquement développées et
constituées ^408), qui n'ont pas abouti à l'organisa-
tion d'un sacerdoce ou d'un clergé, à la rédaction de
livres canoniques ou de poèmes religieux, à la for-
mation de sectes et d'instituts divers, le tout faute de
posséder en elles-mêmes ou d'emprunter au tempé-
rament populaire cette force d'activité et de résistance
qui a fait remplir à d'autres religions le rôle prin-
cipal dans l'histoire des développements de l'huma-
nité.
Tous les peuples restés voisins de l'état de nature
et étrangers à la vie de l'histoire ont des religions de
la catégorie de celles que nous nommons primitives,
mais la réciproque ne doit pas être admise avec la
même généralité. Assurément il serait choquant de
comparer des tribus restées dans l'état de sauvagerie
ou de barbarie à une nation aussi civilisée que la na-
tion chinoise, aux temps mêmes de ses premières
398 LIVRE V. — r.nAi'iTru-: iv.
dyuasties : cependant le fond d'idées religieuses indi-
gènes que l'école confucéenne s'est attachée à re-
cueillir et à maintenir, est si simple, si patriarcal, si
primitif, que l'on ne peut se dispenser d'assimiler les
Chinois, pour la religion indigène comme pour la
langue i357 et suiv.), aux peuples les moins avancés
ou les plus voisins des conditions primitives. Aussi,
une religion plus fortement trempée n'a-t-elle pas eu
de peine à s'établir chez eux comme religion popu-
laire, quoique les lettrés aient réussi, non sans de
grandes luttes, à l'empêcher de devenir une institu-
tion précisément officielle (567).
577. — Après les religions de formation primitive
viennent, dans l'ordre chronologique, des religions
dont l'origine se perd aussi dans la haute antiquité, et
qui pourtant n'ont pu s'organiser que chez des peuples
vivant déjà de la vie historique : religions dont les
principes de force et de durée consistent en ce qu'elles
creusent, le plus profondément qu'elles le peuvent,
les distinctions de races, de castes et de nationa-
lités (423). En conséquence, elles tendent à instituer
des sacerdoces héréditaires, à multiplier les rites ex-
piatoires, les causes d'excommunication et d'impureté
légale, les observances de régime, et les marques exté-
rieures qui annoncent en même temps le culte que
l'individu professe et la nation ou la caste à laquelle
il appartient. Pour la commodité du discours, nous
les comprendrons sous la dénomination commune de
religions hiératiques, qui parait la plus convenable :
car elles n'ont pu être, dans leurs formes compliquées,
que l'œuvre d'une caste ou d'une corporation sacer-
dotale, et partout l'on voit que la chute de l'institu-
i
DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 399
tion sacerdotale en entraîne la décadence et la ruine.
Le polythéisme gréco-romain, quelque part que l'on
veuille faire (521) à un fond de croyances indigènes,
enfantines et primitives (dans le sens que nous don-
nons à ce mot) se rattache certainement, par une
foule de points, aux cultes hiératiques de l'Egypte et
de l'Asie, mais n'est pas propre à nous donner l'idée
des caractères dominants du type dont il n'est plus
qu un exemplaire mélangé et altéré. La religion des
Grecs et des Romains, aux belles époques de leur his-
toire, se montre à nous affranchie (ou peu s'en faut)
du joug d un sacerdoce héréditaire, n'ayant guère
pour interprètes que des poètes et des artistes, pour
ministres que des magistrats ; mais aussi rencontrant
déjà beaucoup d'incrédules, disposés à la regarder
comme une fable ridicule et immorale, ou comme un
jeu d'esprit.
578. — Tandis que les antiques religions que nous
qualifions d'hiératiques, isolent, tant qu'elles le peu-
vent, les castes, les races, les nationalités, on voit ap-
paraître et se propager, dans des temps relativement
modernes, d'autres religions dont le caractère domi-
nant est au contraire le prosélytisme (338), et par
conséquent la tendance à l'égalité parmi les hommes.
Il faut donc que ces religions soient spiritualistes,
c'est-à-dire qu'elles tiennent peu de compte de V homme
charnel, qui comporte visiblement tant de différences
individuelles et tant de différences de races, pour s'at-
tacher de préférence à un principe intérieur et in-
visible, capable de se dépouiller de toute affection
périssable, et d'atteindre à cet état de pureté parfaite
où toutes les individualités se ressemblent, de manière
400 LIVRE V. CHAPirKK IV.
à motiver l'égalité des hommes dans la société reli-
gieuse. L'idée de cette pureté de l'ùme ou du principe
intérieur n'est autre que l'idée de sainteté, substituée
à l'idée de l'abstention ou de la purification des souil-
lures charnelles, qui prévalait dans les religions plus
anciennes. Puisqu'il est dans l'ordre naturel des faits
que les religions prosélytiques aient un avènement
plus tardif, il faut bien qu'elles impliquent l'idée
d'une réforme et d'une mission divine d'où procède
l'autorité de la réforme. Il faut donc aussi qu'elles
impliquent l'idée d'un aveuglement général ou d'une
déchéance commune, dont l'homme a besoin d'être
individuellement relevé ou sauvé par la foi dans la
mission divine du réformateur. En conséquence, l'his-
toire ou la légende du réformateur se substitueront
aux cosmogonies, aux mythes des religions antéiieures.
Les religions prosélytiques sont charitables et elles
enseignent la charité, même envers l'inlidèle qui est,
comme le croyant, capable de salut : et pourtant, par
cela même qu'elles distinguent les hommes en fidèles
et en intîdèles, en plaçant cette distinction bien au-
dessus des distinctions de races et de nationalités, elles
donnent lieu au phénomène des guerres de religion,
que l'on ne pouvait connaître, au moins sous ce nom,
quand la religion se confondait avec la nationalité.
Lorsque Philippe soulevait une partie de la Grèce
pour punir à main armée le sacrilège des Phocéens,
il exploitait la passion religieuse au profit de sa poli-
tique guerrière; il entreprenait une guerre sacrée,
mais non pas une guerre de religion, dans le sens que
ce mot a pris depuis l'établissement des religions
prosélytiques.
DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 401
Parmi les religions prosélytiques, les unes ont abouti
à l'organisation d'un clergé et ont posé nettement la
distinction des clercs et des laïques : d'autres se sont
contentées d'a\oir des docteurs ou des ministres, qui,
hors de l'exercice de leurs fonctions, ne se distinguent
point des simples fidèles. A cette dernière classe ap-
partiennent l'islamisme, le judaïsme moderne et la
plupart des sectes protestantes; dans l'autre classe il
faut ranger les principales et les plus anciennes
branches du christianisme et le bouddhisme tout en-
tier : mais nulle part l'organisation d'un clergé, au
sein des religions prosélytiques, n'a pu aller jusqu'à
reconstituer un sacerdoce héréditaire ou privilégié,
analogue à ceux des religions hiératiques, parce qu'il
était impossible qu'une réforme religieuse déviât à ce
point de son esprit et de ses tendances originelles.
579. — L'avènement des grandes religions prosé-
lytiques et la rapidité de leurs conquêtes signalent
évidemment l'époque la plus remarquable dans l'his-
toire du genre humain. C'est là qu'il faut placer le
point de séparation des temps antiques et des temps
modernes, en prenant, faute de mot meilleur, cette
dernière épithète dans son sens le plus large, par
opposition à ce que l'on nomme proprement l'an-
tiquité, et non pour indiquer des choses de fraîche
date. L'idée d'un moyen-âge , qui nous est si fami-
lière, se rapporte d'une manière trop particulière aux
singularités de notre histoire européenne, et à l 'avè-
nement d'une civilisation très-moderne , à laquelle
rien n'est comparable hors du cercle européen : tan-
dis que la civilisation de l'Europe au moyen-âge a
bien son analogue ou son pendant, de nos jours en-
T. II. 36
402 LIVRE V. — CHAPITRE IV.
core , dans la civilisation musulmane et dans celles
des contrées soumises à l'influence du bouddhisme.
L'avéïiemeut des religions prosélytiques est donc le
signal d'une révolution générale, la plus générale de
toutes celles que le monde civilisé a subies; et l'on
comprend aisément qu'une telle révolution n'a pas
pu s'opérer partout le môme jour, dans des conditions
internes et externes d'ailleurs si dissemblables : mais,
si l'on songe que l'extension du bouddhisme hors de
la péninsule de l'Inde et ses grandes conquêtes en
Asie se rapportent à des siècles postérieurs à la nais-
sance du christianisme, ou même à celle de l'isla-
misme; si même, en remontant plus haut, on observe
que la naissance du bouddhisme dans l'Inde, les
commencements de la synagogue et du rabbinisme,
l'apparition des fondateurs de la philosophie chinoise
et de la philosophie grecque, sont autant d'événe-
ments quasi contemporains, ou séparés par des inter-
valles qu'il est permis de négliger sur une aussi grande
échelle chronologique, on ne pourra guère se refuser
à admettre que de telles coïncidences ne sont pas for-
tuites et qu'elles annoncent partout la maturité d'une
même crise, dont les symptômes se diversifient selon
les circonstances locales, c'est-à-dire un de ces faits
généraux dont l'étude est l'objet de l'histoire compa-
rée ou de la philosophie de l'histoire (546).
580. — De toutes les religions de formation hiéra-
tique, au sens qui vient d'être expliqué, deux seule-
ment ont traversé les siècles pour se perpétuer jusqu'à
notre temps, à savoir le brahmanisme et le mazdé-
isme : mais la pire des deux règne sur des millions
d'hommes, tandis que l'autre (la moins païenne de
DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 403
religions païennes, comme on l'a justement qualifiée)
est passée à l'état de secte obscure et n'a plus qu'une
poignée d'adhérents. Géographiquement et ethnologi-
quement, ces deux religions ont le même berceau, et
elles n'ont pris qu'en vieillissant, dans des conditions
différentes, la diversité de traits qui les distingue (409).
Du brahmanisme est sortie la religion prosélytique
de Bouddha; tandis que d'autres sectes, issues du
mazdéisme, ont poussé leur propagande dans le monde
gréco-romain, plus tard même dans l'Europe du
moyen-âge, en cherchant à se greffer sur le polythé-
isme hellénique par les institutions mithriaques, ou à
s'amalgamer au judaïsme et au christianisme par la
métaphysique gnostique et manichéenne, qui a bien
des ressemblances avec la métaphysique bouddhiste.
C'est à la faveur seulement des monuments de la
prédication bouddhique, que la critique contempo-
raine a pu jeter quelques lueurs sur l'histoire de la
civilisation indienne. H y a certainement un fond de
vérité historique dans la légende du fondateur du
bouddhisme et dans celles de ses premiers disciples :
toutefois, le génie indien l'a bientôt emporté, et le
fond de vérité historique a été vite étouffé sous le luxe
extravagant des développements légendaires et des
hyperboles numériques. L'idée même d'un retour in-
défini et régulier des cycles ou des périodes, telle
qu'elle a prévalu dans la théologie bouddhique, est
directement opposée à l'idée d'une religion fondée
sur une histoire, vraie ou fausse : car, autant vau-
drait donner le nom d'histoire à une succession de
phénomènes astronomiques, pour lesquels on a des
cycles ou des tables (79).
404 LIVRE V. — CHAPITRE IV.
Le bouddhisme est aussi, comme le brahmanisme
d'où il sort, une religion ascétique, c'est-à-dire qu'il
indique une Yoie de perfection dans laquelle on entre
par le renoncement au monde, par la mortification
des sens, par la méditation solitaire. Mais, tandis que
l'ascétisme des religions où domine l'idée de l'unité
et de la personnalité divine, ne peut tendre qu'à
rendre la conduite de l'homme plus conforme à la
volonté divine, la personne humaine plus agréable à
Dieu, plus digne ou moins indigne de ses bienfaits et
de ses grâces, l'ascétisme indien (brahmanique ou
bouddhique), en cela très-conforme à la métaphy-
sique hégélienne, tend à faire de l'homme un dieu,
ou la manifestation la plus parfaite d'un idéal divin
répandu partout : ce qui, pour le gros bon sens, re-
vient tout bonnement à se passer de Dieu. Plus les
religieux bouddhistes se sont habitués à l'idée qu'on
peut, à force d'ascétisme (c'est-à-dire d'isolement du
monde sensible et réel), égaler Bouddha ou même le
surpasser, plus s'est effacée l'influence de Bouddha et
de ses premiers adeptes comme personnages réels et
historiques; plus la légende a pris de développements
fantastiques ; et de cette manière le bouddhisme est
parvenu à reformer, à l'instar de la religion-mère, un
polythéisme populaire et extravagant, sous lequel se
voile une métaphysique athée.
581 . — Par une des étonnantes destinées du peuple
juif, il a pu tour à tour subir, sans perdre son ori-
ginalité religieuse, l'influence de l'Egypte et de la
Syrie, et plus tard celle de la Perse. Il n'a été donné
qu'à lui de passer successivement, à des époques his-
toriquement connues, par les trois principales phases
DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 405
du développement religieux, sans que le passage
d'une phase à l'autre altérât le dogme fondamental
et rompît l'unité historique du système. Ainsi, la re-
ligion des Hébreux commence par être, dans des
temps qui n'excèdent pas ceux auxquels nous pouvons
remonter par la tradition et les monuments, une reli-
gion patriarcale et primitive. Ensuite, à l'instar du
sacerdoce égyptien, la loi mosaïque imprime au culte
primitif les caractères d'une institution cérémonielle
et hiératique, où l'on retrouve le double principe
d'un sacerdoce héréditaire et de l'élection d'une race
privilégiée , séparée de toutes les autres par ses rites
et par ses observances charnelles, sujette aux souil-
lures et aux purifications légales. Enfin, après la cap-
tivité, lorsqu'une grande partie de la population juive
reste dispersée, ou forme sur une terre étrangère, à Ba-
bylone, à Alexandrie, des communautés nombreuses,
l'institution mosaïque subit des transformations né-
cessaires. Le temple unique de Jérusalem (symbole et
sauvegarde matérielle du dogme de l'unité divine)
et les offrandes légales ou les rites expiatoires qui ne
s'accomplissent que dans son enceinte, ne peuvent
suffire aux manifestations de la foi religieuse d'un
peuple ainsi dispersé. A côté du sacerdoce héréditaire
qui reste chargé du cérémonial du Temple, et qui ne
survivra pas à la seconde destruction du Temple,
s'organise, même sous les Achéménides et sous la di-
rection de cette école de docteurs que les Juifs ont
nommée la grande syiiagocjue, un ministère quasi
laïque, recruté sans distinction de famille ni de tribu,
pour lequel la science et la vertu suffisent, ei qui se
trouve chargé, pour chaque communauté juive, des
406 LIVRE V. — CHAPITRE IV.
fonctions plus spirituelles, de la lecture, de l'explica-
tion de la loi divine, et de la prière dans les assem-
blées communes. En d'autres termes, le ministère
religieux passe de la constitution sacerdotale, dans le
sens égyptien, brahmanique ou étrusque, à la consti-
tution ecclésiastique, dans le sens des religions plus
modernes. Le dogme religieux, les observances céré-
monielles peuvent bien encore se compliquer et même
se corrompre, par la surcharge des gloses et des tra-
ditions : mais, à d'autres égards, il y a progrès et la
religion dans son essence se spiritualise davantage.
Le lien religieux tend à prévaloir sur le lien du sang ;
à l'idée d'une religion faite pour un peuple se substi-
tue insensiblement celle d'un peuple élu pour con-
server et pour répandre une croyance. Le judaïsme
prend ainsi les caractères essentiels d'une religion
prosélytique qu'il a toujours conservés depuis ; et le
prosélytisme judaïque fraie les voies dans tout l'Occi-
dent au prosélytisme chrétien. C'est aussi à la même
époque que le dogme du grand législateur, dont la
rude et vigoureuse simplicité était si utile pour pré-
server Israël d'une idolâtrie grossière et obscène, se
développe et à certains égards se perfectionne et se
complète, en présence des théologies orientales et de
la philosophie des peuples de l'Occident.
582. — Nous ne pouvons guère nous dispenser de
parler ici d'une thèse qui a fait du bruit dans ces
derniers temps, celle de la disposition native des Sé-
mites au monothéisme, dont un écrivain en réputa-
tion ^ a même voulu faire l'un des attributs caracté-
* Voyez V Histoire des langues sémitiques, et les autres ouvrages de
M. Renan.
DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 407
ristiques de la famille sémitique, à l'exclusion des
autres. C'était à notre avis exagérer, mais non pas
fausser la donnée ethnologique. On a objecté les re-
proches sur la dureté de cœur et le penchant à l'ido-
lâtrie, sans cesse adressés à Israël par les prophètes
qui deyaient connaître leurs contemporains mieux
que nous ne les connaissons nous-mêmes, ainsi que
la débauche de polythéisme chez toutes les nations
sémitiques dont Israël était entouré. On objecterait
aussi avec fondement, surtout en se plaçant au point
de vue de la logique abstraite, que deux exemples ne
suffisent pas pour établir une loi, fussent-ils parfai-
tement indépendants l'un de l'autre; tandis que l'is-
lamisme n'est qu'une continuation, une reprise du
judaïsme; et que la continuation d'un même phéno-
mène ne prouve pas ce que prouverait la répétition
du phénomène. Mais, cette logique sèche et abstraite
n'est pas toujours de mise dans l'interprétation des
phénomènes de la vie. Ce qui fait l'attribut d'un type,
conçu dans sa pureté et sa perfection native, peut fort
bien ne pas se retrouver dans le plus grand nombre
des exemplaires du type. Nous n'avons plus grande
aptitude ni grand goût à faire des poèmes épiques,
et le nombre des poètes épiques a toujours été fort
restreint : on n'en est pas moins fondé à regarder
comme l'un des caractères typiques, et même comme
un des caractères importants de la famille de peu-
ples à laquelle nous appartenons (552), d'avoir, dans
le jeune âge des sociétés, produit en divers lieux,
dans des idiomes très-différents les uns des autres
malgré leur affinité, ces compositions épiques qui ont
vivement remué les imaginations, et qu'on ne re-
408 LIVRE V. — CHAPITRE IV.
trouve pas chez les peuples d'autres races. De même,
pour juger du type des races sémitiques, il faut les
prendre dans cet état social voisin de la Nature, qui
accuse le mieux les caractères des races, qui en met
le mieux en relief toutes les harmonies, soit entre
eux, soit avec le monde extérieur. Israël sous la tente,
campant au milieu ou sur les confins du désert, est
certainement, comme l'Arabe du temps de Mahomet,
ou comme le Wahabite des derniers temps, un exem-
plaire bien plus pur du type sémitique, qu'Israël ha-
bitant des villes, comme ses voisins de la Phénicie, et
payant de ses sueurs les pompes d'une petite cour
orientale. On est d'ailleurs fondé à regarder comme
le caractère éminent d'une race celui qui ressort d'au-
tant mieux qu'elle exerce plus énergiquement son
activité, sur elle-même ou au dehors; et il faut bien
avouer que c'est principalement par les retours de
ferveur de leur propagande monothéiste, que les races
sémitiques ont influé d'une manière décisive, à di-
verses reprises, sur la marche de la civilisation géné-
rale (554). En voilà assez pour que l'on ne puisse mé-
connaître une affinité réelle entre l'idée monothéiste,
en tant que dogme populaire, et la constitution intel-
lectuelle de la famille sémitique, telle que l'ont faite,
ou les circonstances originelles de sa form.ation, ou
les milieux dans lesquels l'ont jetée les accidents de
sa destinée. D'un autre côté, il faut reconnaître que,
sans un enchaînement providentiel de circonstances,
cette affinité native aurait pu rester stérile pour la ci-
vilisation du genre humain, tout comme ailleurs le
goût natif pour les compositions épiques n'a souvent
abouti à rien qui fût digne d'attention. Sans la force
DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 409
de l'institution mosaïque, retrempée à la suite de la
captivité, les souvenirs des temps patriarcaux auraient
péri pour la race juive comme pour le monde; et sans
la diffusion préalable des idées juives et chrétiennes,
Mahomet aurait eu beau être Sémite et s'adresser à
des Sémites : il n'aurait pu concevoir l'idée de son
apostolat, et il n'aurait su où prendre le point d'appui
de sa prédication, de ce levier qui devait soulever une
grande partie du monde connu. L'instinct de la race
fournissait la force (330), et un merveilleux enchaî-
nement de circonstances préparait le point d'appui.
583. — Le mosaïsme ne contraste pas seulement
avec toutes les autres religions sacerdotales de l'anti-
quité par sa manière de présenter sous une forme
poétique et saisissante, sans voile allégorique et sans
abstraction raffinée, l'idée d'un Dieu personnel et
uniques il ne s'en distingue pas moins par un second
caractère spécial qui tient aussi, sans nul doute, au
génie du peuple hébreu dans la phase primitive et
patriarcale de son existence : car, l'Arabe du désert,
outre qu'il est poète à sa manière, est essentiellement
généalogiste, et toute l'organisation sociale des tribus
arabes a la généalogie pour fondement. De là l'un des
caractères spéciaux du mosaïsme, non moins remar-
quable que l'autre, quoique moins remarqué : celui
d'être une religion essentiellement historique, de
même que la morale confucéenne, par contraste avec
les morales de toutes les autres écoles, mériterait
d'être appelée une morale essentiellement historique.
Les autres religions de l'antiquité n'ont pas, à pro-
prement parler, de partie historique, et quoiqu'elles
aient nécessairement leur histoire propre, comme
410 LIVRE V. — CHAPITRE IV.
toute secte et toute institution a la sienne, elles ne se
fondent point sur une histoire; elles n'inscrivent
dans leurs textes sacrés, quand elles en ont, que des
cosniogonies et des mythes. Au contraire, rien de
plus majestueux, de plus simple et de plus bref que
la partie purement cosmogonique des livres sacrés du
peuple juif; et les récits généalogiques qui la suivent,
s'ils n'ont pas précisément tous les caractères de
l'histoire, s'en rapprochent incomparablement plus
que tous autres récits du même genre. Enfin, ce qui
ne se voit point ailleurs, les livres d'une histoire na-
tionale, que contrôlent les monuments des histoires
étrangères et qui sert à les contrôler, entrent pour
une portion essentielle et considérable dans le système
des livres canoniques. Plus tard, et à mesure que les
destinées des Juifs se mêlent à celles des grands em-
pires de l'antiquité, ils rattachent aux révolutions de
ces empires leurs prophéties, leurs espérances pour
la fin des temps; et, jusque dans les rêveries d'un
peuple opprimé, on voit poindre et se développer
l'idée d'un plan des événements historiques.
584. — Cette idée est reprise et continuée par le
christianisme naissant, avec l'agrandissement que de-
vait lui donner la substitution d'un principe de voca-
tion universelle à celui de l'élection d'une race à part.
Elle finit par se dégager du cortège de croyances
mystiques que la persécution du monde idolâtre avait
entretenues chez les chrétiens comme chez les Juifs,
et elle devient cette théologie de l'histoire exposée à
deux reprises, à treize siècles de distance, par Augus-
tin et par Bossuet, Effctivement, il fallait bien que le
christianisme, en s'entant sur le judaïsme, en se fon-
DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 4H
dant sur un système d'interprétation historique de la
loi et des prophéties, donnât à l'histoire une sorte de
consécration religieuse : de façon qu'à tous égards le
christianisme a besoin de l'histoire, fait appel à l'his-
toire, aide à en conserver les monuments, provoque
les recherches historiques, relie le passé du genre hu-
main à son état présent, et concourt en cela, bien
plus que toute autre religion, au perfectionnement de
la civilisation générale. Sans les chrétiens des pre-
miers siècles et les besoins de la chronologie chré-
tienne, nous n'aurions pas les fragments de Mané-
thon, et il ne resterait plus de monument littéraire de
la plus ancienne histoire. L'influence de l'école de
Confucius dans l'extrême Orient, l'influence du juda-
ïsme et du christianisme en Occident, voilà les causes
auxquelles nous sommes principalement redevables
de nos connaissances historiques sur la haute anti-
quité.
Là oh l'étude des monuments et le culte de la tra-
dition historique se sont éteints, comme dans ces
petites églises maintenant séparées et en quelque
sorte égarées au milieu des populations musulmanes
ou polythéistes de l'Asie et de l'Afrique, dans celles
que l'influence de Rome n'a pas réussi à rattacher,
même faiblement, au tronc vigoureux du christia-
nisme d'Occident, la religion chrétienne s'est abâtar-
die ou dégradée; elle n'a presque retenu que des rites
et des légendes ; elle est retombée à l'état de secte
obscure qui n'exerce plus sur le mouvement de la ci-
vilisation une influence appréciable.
585. — De même que les religions d'origine indo-
persane, et d'autres religions hiératiques encore plus
412 LIVRE V. — CHAPITRE IV.
anciennes, abondent en mythes cosmogoniques, de
même elles développent avec luxe toute la partie du
dogme religieux qui a trait à la vie future. La même
tournure d'imagination a dû produire l'un et l'autre
effet. Cliacun sait à quel point, par ce côté encore, le
mosaïsme des temps anciens tranche avec les autres
religions de l'antiquité : et l'on dirait que la même
cause qui a retardé, au sein du judaïsme, les dévelop-
pements du dogme de la vie future, s'est encore fait
sentir, lors du travail de la définition progressive du
dogme chrétien. Même aujourd'hui, l'Église laisse
en ces matières, sur bien des points très-graves, la
controverse libre; et sur d'autres points qui ont été
l'objet de décision dogmatique, la décision n'est pas
de celles que toutes les grandes communions admet-
tent, faute d'en pouvoir contester l'antiquité ou la
netteté.
586. — Si la civilisation musulmane n'avait, comme
l'événement l'a prouvé, rien qui répugnât absolument
à la culture de la philosophie, des arts, des sciences
abstraites et naturelles, et même de l'histoire, elle
n'avait rien non plus qui poussât nécessairement à la
recherche de l'antiquité. L'islamisme est la plus mo-
derne des grandes religions ; rien de plus historique-
ment prouvé que la vie et les actes de son fondateur;
mais le docteur musulman n'a pas à se préoccuper,
ou en fait ne se préoccupe guère des temps qui ont
précédé l'islamisme et qui sont, suivant l'expression
reçue, les temps d'ignorance. Si l'histoire des pre-
miers successeurs de Mahomet est nécessaire pour
expliquer l'origine des principales divisions de l'isla-
misme, presque aussitôt l'on voit cesser cette influence
DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 413
des grands événements de l'histoire sur la constitu-
tion des sectes. En se propageant à main armée, l'is-
lamisme s'est trouvé dispensé de rien emprunter à la
civilisation et aux traditions historiques des peuples
qu'il subjuguait; il n'a point eu à faire de concessions
propres à modifier l'empreinte de son origine asia-
tique et sémitique : tandis que le dogme chrétien,
s'infiltrant peu à peu dans le monde gréco-romain,
recevant tour à tour le cachet de la dialectique
grecque et de l'organisation romaine, a pu joindre à
sa vertu originelle les qualités dont il s'était imprégné
en traversant le milieu civilisateur dans lequel avaient
vécu les peuples de l'antiquité classique.
587. — Ceux qui se sont plu à exagérer l'influence
du christianisme sur la civilisation de l'Europe mo-
derne, sur les progrès des mœurs publiques, sur le
perfectionnement des institutions sociales, n'ont pas
vu qu'ils tendaient à supprimer l'un des caractères
les plus remarquables, et l'une des plus fortes preuves
de l'excellence des doctrines chrétiennes. En effet, si
la religion seule nous avait faits ce que nous sommes,
il serait tout simple que nos idées en toutes choses
se trouvassent d'accord avec nos croyances reli-
gieuses; et un tel accord cesserait d'être par lui-même
une induction pressante en faveur de la doctrine. Ce
qui fait l'excellence propre du christianisme, au point
de vue de l'histoire de la civiUsation, c'est de n'avoir
eu dès l'origine, et avant tout développement du sys-
tème religieux sous l'influence de la civilisation euro-
péenne, que des principes compatibles avec les pro-
grès ultérieurs de la civilisation, quoique d'ailleurs
l'influence des principes chrétiens ne fût pas seule la
414 LIVRE V. CHAPITRE IV.
cause suffisante et déterminante de ces mêmes progrès.
Par exemple , en ce qui touche l'institution du
mariage, il est clair que la loi évangélique a donné à
cette institution un degré de sainteté et de perfection
morale éminemment favorable aux progrès moraux
et même matériels des sociétés humaines, et qui sur-
passe de beaucoup les idées qu'avaient du mariage à
l'époque de la prédication de l'évangile, soit les Juifs,
soit les nations occidentales les plus renommées pour
la chasteté des mœurs : tandis que la loi musulmane,
faite pour des peuples asiatiques à tempérament ar-
dent, est à l'égard du mariage en arrière des mœurs
naturelles aux peuples occidentaux, et auxquelles est
due, en grande partie, la prépondérance finale de la
civilisation européenne. De même l'évangile, en an-
nonçant que le royaume du Christ n'est pas de ce
monde, en prêchant la soumission au pouvoir civil,
s'est montré plus favorable à la séparation des pou-
voirs, et en cela plus favorable aux progrès ultérieurs
de la civilisation, qu'une religion comme l'islamisme,
qui, pour son but de conquête armée, unit au minis-
tère religieux le pouvoir militaire et civil. Or, remar-
quons bien qu'il ne s'agit pas ici de doctrines qui se
sont peu à peu incorporées au système religieux, et
dont l'on conçoit que le développement a dû néces-
sairement s'accommoder au génie des peuples parmi
lesquels l'institution religieuse grandissait et se déve-
loppait. Il s'agit au contraire du point de départ et
des textes primitifs. Nous prenons les deux religions à
leurs berceaux, presque dans les mêmes contrées et
chez des peuples de même sang. Il faut donc recon-
naître des harmonies originelles et primitives entre
DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 415
les principes du christianisme et les conditions es-
sentielles des progrès de la civilisation moderne : har-
monies que ne présentent pas les autres religions
prosélytiques, et qui sont de la nature de celles qui
nous ont frappés déjà dans d'autres rencontres, en
sorte qu'elles suggèrent nécessairement les mêmes ré-
flexions (556).
588. — Après avoir fait la part des harmonies ori-
ginelles et primitives, il faut bien reconnaître l'in-
fluence du milieu social. Que doit-on conclure hu-
mainement du triomphe définitif de l'Église sur cette
multitude de sectes qui pullulaient dans les trois pre-
miers siècles, et qu'on appelle improprement héré-
tiques, attendu qu'elles différaient pour la plupart du
vrai christianisme par des points bien autrement
importants que ceux qui ont donné lieu plus tard
aux hérésies proprement dites? Évidemment, la con-
clusion qu'en peut tirer la raison humaine, c'est que
le bon sens des peuples d'Occident (et sous cette dé-
nomination nous comprenons ici les Grecs, même
asiatiques ou alexandrins, aussi bien que les Latins)
repoussait les chimères tout orientales du gnosticisme,
du manichéisme, comme il repousserait aujourd'hui
le bouddhisme, et par les mêmes raisons : car, toutes
ces sectes étaient des religions prosélytiques de même
origine, de même famille que le bouddhisme, tirant
à peu près les mêmes conséquences des principes de
la hiérarchie des émanations divines, et n'en différant
guère au fond, que par la substitution du nom de
Christ au nom de Bouddha. D'autres sectes, en se
rapprochant davantage de la simplicité primitive du
dogme mosaïque, retenaient, comme l'islamisme l'a
416 LIVRE V. — CHAPITRE IV.
fait plus tard, trop de caractères du judaïsme, pour
se bien approprier au besoin de réforme, dans la foi
et dans les mœurs, que ressentaient, au sein du
monde gréco-romain, les esprits fatigués des fables
des poètes et des disputes des philosophes. La sagesse
de l'Église naissante a navigué entre ces deux écueils,
ne rejetant rien d'une manière absolue, mais préfé-
rant la morale à la loi cérémonielle, le sens réel et
historique au sens allégorique, le mystère au mythe
ou à la légende, et donnant ainsi au christianisme sa
constitution propre, son caractère distinctif entre les
autres religions prosélytiques. En un mot, la sagesse
de l'Église naissante n'a pas été autre chose, humai-
nement parlant, qu'une combinaison de la sagesse
orientale et de la sagesse des peuples d'Occident,
combinaison faite sans préméditation ni calcul, par
la nécessité des circonstances, des lieux et des temps,
qui n'est elle-même que l'expression des décrets de la
Providence.
589. — 11 nous fallait toutes ces prémisses pour
aborder eniiu la plus grave de toutes les questions
qui doivent être agitées dans ce livre, à savoir le choix
des bases de \ apologétique chrétienne. Si nous ne
sommes pas digne de prendre part à cette grande
plaidoirie, qui dure depuis dix-huit siècles et qui ne
sera pas jugée dans ce monde, peut-être ne repous-
sera-t-on pas le désir que nous aurions de passer
quelques notes à ceux qui ont reçu cette sainte mission
ou cette haute vocation, et qui veulent la rempHr dans
l'esprit de leur temps : car, nous ne sommes plus au
dix-septième siècle, à cette époque où la théologie
était encore aux veux de tous les esprits d'élite, par
DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 417
la vertu de la foi ou TascendaDt de l'autorité, la
science-maîtresse, celle qui enserrait dans son cadre
les choses humaines comme les choses divines, la
Nature et l'homme, l'histoire et les sciences laïques
ou profanes. Ni Pascal, ni Bossuet n'avaient d'idée de
la géologie, de l'ethnologie; les nouveaux horizons
qu'ont ouverts l'exégèse, la critique, l'archéologie à
l'usage des temps plus récents, leur étaient inconnus.
A tout prendre, nous sommes, quant à la manière
d'envisager scientifiquement le monde et l'humanité,
plus distants de leur époque qu'ils ne l'étaient de l'é-
poque de saint Thomas ou de celle de saint Augustin.
Je puis à la rigueur concevoir Pascal et Bossuet, ou
des génies de leur trempe, écrivant au cinquième
siècle, à Hippone ou à Lérins,run ses Pemées, l'autre
son Discours sur l'histoire universelle : de notre temps,
l'austère géomètre comme le grand évêque briseraient
leurs plumes ou écriraient deux livres tout différents.
Nous n'aurions, ni la sereine majesté du Discours,
ni les impérissables fragments où l'insulte à la raison
humaine n'est si poignante, où l'imposition du joug
n'est si impérieuse, que parce qu'il ne s'agit après
tout que d'objections du genre de celles qu'auraient
pu faire Porphyre ou Julien, et qu'on n'en imagine
point d'autres.
590. — Que se propose l'apologétique chrétienne?
Non pas de montrer l'infirmité du cœur de l'homme,
les lacunes et l'insuffisance pratique de sa raison;
non pas de développer le sentiment religieux qui lui
est naturel, ni de faire ressortir le besoin qu'il éprouve
de consolations religieuses : le prédicateur est chargé
de cette tâche; et, tant que la nature de l'homme ne
T. II. 27
418 LIVRE V. — CHAPITRE IV.
sera pas changée, il suffira d'un cœur généreux, de
convictions sincères pour s'en acquitter, sinon avec
le genre de succès réservé aux grands orateurs, du
moins avec une efficacité pratique. L'homme sentira
qu'il a besoin de foi ; il humiliera sa raison (s'il le
faut) pour mettre la paix dans son âme, en quoi il
fera sagement; et tout sera dit. Il y aura là de quoi
motiver suffisamment cette soumission dont on n'est
pas embarrassé de rendre compte, ce rationabile obse-
qvium dont on a tant parlé.
L'apologiste a d'autres visées : il n'entreprend pas
précisément de soumettre la raison à la foi, mais
plutôt de concilier ou de réconcilier la raison et la
foi. Et, dans le temps où nous vivons, l'apologétique
peut prendre trois directions différentes, suivant que
les arguments dont elle se prévaut ou les objections
qu'elle réfute sont tirés des sciences, de la critique
des textes et des témoignages, et enfin de l'histoire.
Figurez-vous (pour rendre la chose plus claire à nous
autres Français) que la plaidoirie se partage entre
trois avocats, dont l'un appartient à l'Académie des
Sciences, un second à l'Académie des Inscriptions, un
troisième enfin à l'Académie des Sciences morales et
politiques.
591. — Rien de plus périlleux que de demander
aux sciences qui se modifient et se perfectionnement
sans cesse, la confirmation d'une doctrine religieuse
qui doit être immuable, en tant qu'elle répond à des
besoins invariables. D'ailleurs, la religion qui est
faite pour l'homme, dont l'excellence consiste à s'ap-
proprier le mieux possible à la nature de l'homme,
fait nécessairement de l'homme la créature privilégiée.
I
i
DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 419
le centre de tout, la mesure des choses : tandis que les
sciences et la philosophie des sciences ont pour ma-
xime fondamentale et pour résultat effectif (dans les
choses de leur ressort) de prémunir l'homme contre
une telle tendance, eu procédant ex analogia wii-
versi (308), en subordonnant le particulier au général,
l'accidentel à l'essentiel, l'espèce au genre, l'individu
à l'espèce. Plus nos connaissances scientifiques s'é-
tendent, plus l'homme a de motifs de se considérer
comme un atome, perdu dans l'immensité de la créa-
tion et dans l'immensité des temps : tandis que, dans
l'ordre de la religion, le Monde n'est rien, au prix
d'une àme qui connaît Dieu. Comment contracter al-
liance sur de pareilles bases ? On peut être à la fois
très-savant et très-religieux; assez d'illustres exemples
l'ont prouvé : mais, objectivement (pour employer
l'expression scolastique), la science et la religion n'ont
rien de commun. Est-ce que ma foi religieuse, mes
droits à d'impérissables destinées, peuvent dépendre
du degré de grossissement donné à une lentille de
verre ou de la rencontre d'un os fossile? Est-ce que
nos pères dans la religion ont pu parler le langage de
la science actuelle? Est-ce que l'on se doute aujour-
d'hui de ce que sera dans mille ans la langue des
sciences? Si l'on n'a pas toujours tenu assez de
compte, de part ni d'autre, de cette indépendance
réciproque, si l'on a eu le tort de mêler à l'exposé
des principes de foi, des conceptions scientifiques
inadmissibles aujourd'hui, il faut reconnaître fran-
chement ce tort bien excusable, et repousser les con-
séquences injustes qu'on en voudrait tirer. A cela se
réduit, suivant nous, pour ce qui concerne les sciences
420 LIVRE V, — CHAIMTRE IV.
et la philosopliie des sciences, le rôle purement dé-
l'ensif de l'apologétique.
392. — Il en est exactement de même, à notre
sens, pour tout ce qui se rattache à l'exégèse, à la
critique des textes et des témoignages. Dans les
sciences il s'agit d'objets trop généraux : la critique
proprement dite porte sur des détails trop particu-
liers. Si l'homme n'est qu'un atome dans le monde
sensible, les faits soumis à la critique ne sont que des
points imperceptibles dans la grande trame de l'his-
toire du genre humain. Serait-il raisonnable que la
règle de conduite de l'homme et des sociétés dépendît
de la discussion d'un témoignage, de la leçon d'un
manuscrit, de la restitution d'un texte, de la divina-
tion d'un interprète? Si, dans un état moins avancé
de l'exégèse et de la critique, on a mêlé à l'exposition
du dogme des interprétations alors reçues et qu'on
croit devoir aujourd'hui abandonner ou modifier,
c'est une erreur qu'il faut reconnaître, sans en exa-
gérer la portée. Encore moins faut-il se prévaloir des
données actuelles de la critique pour se confier en un
système que des progrès ultérieurs obligeraieut peut-
être d'abandonner à son tour. Là encore, le rôle de
l'apologétique est purement défensif.
593. — C'est tout autre chose, quant à l'histoire,
ici il ne s'agit plus de raisonnements, d'inductions
ex analogia imiversi, mais, tout au rebours, d'argu-
ments tirés de la singularité du fait, ou mieux encore
(comme nous croyons l'avoir suffisamment indiqué
dans ce qui précède) de l'accumulation des excep-
tions, des singularités les plus frappantes. La langue
que nous parlons n'est après tout (nous le reconnais-
DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 421
sons sans peine) qu'une langue comme une autre-, le
gouvernement qui nous régit est un gouvernement
comme un autre : mais, de bonne foi, la religion que
nos pères nous ont transmise, n'est pas une religion
comme une autre {una e 77iultis). Elle remplit dans
l'histoire du monde civilisé un rôle unique, sans
équivalent, sans analogue. Les grandes lignes dé
l'histoire, voilà le vrai champ de bataille de l'apolo-
gétique chrétienne, celui oii elle a tous les avantages
de l'offensive. Elle ne les perdrait pas, quand même
la civilisation, étonnant le monde par son ingratitude
(comme cela est arrivé quelquefois aux Puissances de
la terre), ferait divorce avec le christianisme : car,
ce serait faire en même temps divorce avec toute re-
ligion. L'humanité entrerait dans une nouvelle phase;
Dieu se retirerait personnellement des sociétés hu-
maines en les abandonnant aux lois de leur méca-
nisme naturel, qui font aussi partie de ses décrets;
et ceux qui, dans leur isolement, conserveraient une
foi devenue étrangère au gouvernement des sociétés,
pourraient encore se glorifier de posséder le principe
surnaturel dont la vertu divine s'était jadis mêlée à la
conduite des choses terrestres.
422 LIVRE V. — CHAPITRE V.
CHAPITRE V.
DES TRAITS DE SECOND ORDRE DANS L'HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA CIVILISA-
TION, ET DE PREMIER ORDRE DANS L'HISTOIRE DE LA CIVILISATION EURO-
PÉENNE.
594. — Après avoir considéré le tableau historique
de la civilisation dans son ensemble et dans ses plus
grands traits, on est naturellement amené à détacher
de ce tableau d'ensemble ce qui nous intéresse le plus,
c'est-à-dire l'histoire de notre civilisation occidentale,
pour y étudier dans un espace plus circonscrit, sur
une moindre échelle, des faits qui tout à l'heure pou-
vaient passer pour des détails, et qui deviennent
maintenant, de ce nouveau point de vue, des faits de
premier ordre.
Rien n'est plus frappant, dans une telle étude, que
la distribution des rôles à trois groupes de peuples qui
apparaissent successivement sur la scène de l'histoire :
les peuples helléniques ou hellénisés, les peuples la-
tins ou latinisés, et les peuples germaniques ou ger-
manisés. Les autres races européennes, ou ont été
étouffées dans leur développement, ou bien, telles
que celles de la grande famille slave, n'ont eu jusqu'à
présent dans les choses de l'ordre intellectuel qu'un
rôle tardif et tout d'imitation : on ignore les destinées
que l'avenir leur réserve; dans le passé, l'histoire
faite à grands traits est dispensée d'en tenir compte.
DES GRANDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUROPÉENNE. 423
Cette division tripartite se manifeste par les langues,
par les religions, par tout ce qu'il y a de caractéris-
tique en fait de civilisation. On ne saurait y voir l'a-
bus de systèmes préconçus et de ce qu'on a appelé le
naturalisme en histoire (529j. Au contraire, elle ten-
drait plutôt à infirmer la valeur des caractères pure-
ment naturels, puisque, par une bien singulière ano-
malie, le fait seul de la domination romaine a eu pour
résultat certain de constituer de toutes pièces, par des
moyens artificiels, un lien ethnologique comparable
pour la consistance et pour l'importance, en raison
du nombre des individualités qu'il relie, du temps et
de l'espace qu'il embrasse, au lien naturel résultant
de la consanguinité. Sans la création de cette unité
toute factice, le sud-ouest de l'Europe présenterait le
même morcellement ethnologique que nous offrent
les régions du bas Danube et du Caucase.
595. — Aussi bien, la destinée de Rome doit-elle
certainement passer pour la plus grande singularité
de l'histoire. Si l'on n'a égard qu'à l'étendue de la
domination, on a vu plusieurs fois d'aussi grands
empires se former et se dissoudre. Si l'on tient compte
de la durée, l'Egypte des Pharaons et la Chine de nos
jours nous offrent l'exemple d'institutions politiques
qui ont bravé pendant plus de siècles encore l'action
du temps. Mais l'idée vraiment romaine, la foi dans
une ville éternelle à laquelle la domination du monde
revient, de droit divin, cette idée persistant sous des
formes diverses durant vingt-quatre siècles, voilà ce
qui n'a jamais eu, ce qui n'aura certainement d'ana-
logue nulle part, et ce qui a exercé la plus étrange
influence sur la marche des événements, sur le cours
424 LIVRE V. — CHAPITRE V.
des idées, sur l'organisation de la société dans notre
Europe occidentale.
Que des princes guerriers fondent des empires qui
s'affermissent entre les mains de successeurs doués
d'énergie et d'habileté, et plus tard déclinent et s'é-
croulent lorsque la population conquérante s'est
amollie ou que le pouvoir est tombé à des mains
sans vigueur, ce n'est là que l'application des lois
communes de l'histoire : les nations tournent dans ce
cercle depuis qu'il y a dés nationset des empires (536).
Mais, qu'une république (c'est-à-dire, comme l'en-
tendaient les anciens, une ville et sa banlieue) avec
son système de gouvernement municipal, imagine de
soumettre méthodiquement, patiemment, d'abord ses
voisins les plus proches et les plus petits, puis des na-
tions entières, de grandes confédérations, de puis-
sants monarques, jusqu'aux limites du monde connu
d'elle, voilà un fait unique qui a excité l'admiration
des philosophes de tous les temps, et qui doit l'exci-
ter en effet, soit qu'on n'y voie qu'un hasard pro-
digieux, soit qu'on y reconnaisse quelque chose de
providentiel et de plus qu'humain.
Cependant, la constitution de la municipalité ro-
maine et les rapports compliqués , d'alliance, de su-
prématie, de sujétion qui unissent le peuple-roi aux
peuples soumis, cessent de pouvoir cadrer avec l'état
de Rome au dedans, avec ses relations au dehors. La
république périt, non par cas fortuit, mais parce que
ses ressorts sont usés et qu'elle ne peut plus vivre.
Une monarchie lui succède, monarchie d'espèce sin-
gulière, qui ne ressemble ni aux vieilles royautés de
l'Orient, ni aux royautés féodales et légitimes de l'Eu-
DES GRANDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUROPÉENNE. 42 0
rope moderne : monarchie qui incline dès l'origine à
une tyrannie sans frein, et où pourtant le prince
n'exerce qu'une magistrature déléguée, n'est que le
représentant de la souveraineté et de la majesté du
peuple, la personnification de l'État (452). Sous ce
nouveau gouvernement Home poursuit ses destinées,
consolide et étend son empire, opère la fusion des
nationalités vaincues, vient à bout d'enraciner dans
l'Occident sa langue, ses mœurs, ses institutions et
ses lois, inspire aux races germaniques qu'elle ne
subjugue pas, mais qu'elle commence à civiliser, un
respect pour son nom qui lui conservera sur elles une
sorte de domination morale et durable, alors même
que sa puissance aura succombé sous leurs coups.
Enfin, les institutions impériales tournent au pur
despotisme asiatique; le siège même de l'Empire se
déplace et Rome n'en est plus la capitale que de
nom. Son sénat n'est qu'un fantôme, sa plèbe n'est
qu'une vile populace, l'Empire croule de décrépitude:
mais, à ce moment, le christianisme a conquis le
monde romain, et parmi les Romains devenus chré-
tiens, surtout parmi ceux de l'Occident latinisé, l'idée
de la supréuiatie du siège de Rome s'établit et se for-
tifie, humainement protégée par l'idée que l'on a du
droit de la Ville par excellence au gouvernement du
Monde. De cette merveilleuse fusion des idées ro-
maines et des croyances chrétiennes sort le catholi-
cisme romain, dont la forte hiérarchie doit être le
plus ferme bouclier de la foi dans le Christ, et qui
doit d'autre part, en disciplinant les nations barbares,
conquérantes de l'empire romain, et par elles d'autres
nations barbares encore plus reculées, créer la grande
426 LIVRE V. — CHAPITRE V.
confédération européenne des temps modernes, et
étendre l'influence de Rome bien au-delà des limites
que la Rome impériale a^ait connues.
Voilà, on ne saurait trop le redire, un tissu mer-
veilleux d'événements à quoi rien ne ressemble, que
les lois de l'histoire comparée n'auraient pas pu faire
pressentir, pas plus qu'elles ne peuvent servir à les
expliquer après coup (593). 11 faut que le philosophe
s'incline devant les décrets de la Providence ou qu'il
reste dans un muet étonnement en présence de ces
caprices singuliers de la Fortune.
596, — Cependant, le fond naturel des choses ne
perd jamais entièrement ses droits; et l'on peut re-
marquer que, si la Rome de Romulus a eu sa jeu-
nesse, sa virilité, sa vieillesse, plus fortement accusées
que celles de toutes les autres grandes figures histo-
riques, si elle a pris sa part complète au banquet de
la vie, on n'en saurait dire autant de la famille artifi-
cielle des peuples romanisés. Pour ceux-ci, point de
berceau que la fable et la poésie embellissent, point
de jeunesse ou d'âge héroïque : ils débutent dans
l'histoire marqués des signes de la maturité, ou même
de la vieillesse, comme la Rome impériale à laquelle
ils se rattachent. La langue pour laquelle ils oublient
leurs idiomes indigènes est déjà en voie de décompo-
sition ; la littérature à laquelle ils s'initient est dans
un déclin rapide. En ce qui les touche, l'époque
impériale comme l'époque barbare appartiennent au
même mouvement de décadence qui se prolonge jus-
qu'à ce que l'avènement de l'époque féodale ouvre
une nouvelle ère de progrès. C'est alors que, par la
formation des langues et des monarchies modernes,
DES GRANDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUROPÉENNE. 427
les diverses populations romanes se distinguent mieux
les unes des autres, reprennent plus de vie et d'indi-
vidualité, tout en conservant un air de famille, et
toujours (il faut bien le dire) en laissant voir ce qui
leur manque : à savoir un fond de traditions et de
coutumes vraiment indigènes, natives et populaires,
à la vitalité et à la spontanéité desquelles ne peuvent
suppléer qu'imparfaitement des traditions et des cou-
tumes d'emprunt, si haut que l'emprunt remonte dans
la série des temps historiques. Ce n'est que par une
réminiscence des classes lettrées et cultivées qu'on a
vu les nations de langue romane remonter à la tradi-
tion romaine en repoussant l'élément germanique ou
féodal : soit que , sous la tutelle des dynasties sécu-
laires issues de la féodalité, et par les patients ef-
forts des bourgeois et des légistes, elles humilient la
grande et la petite noblesse, et remettent en honneur
les idées de l'État et du Prince; soit que, dans l'eni-
vrement des révolutions, elles parodient les institutions
et les mœurs de la Rome républicaine; soit qu'elles
imitent plus sérieusement , dans l'établissement d'un
pouvoir monarchique nouveau, les conditions du prin-
cipal romain. De même, dans un autre ordre d'idées
et d'institutions, il a fallu attendre le règne des phi-
losophes et des publicistes. pour que ces nations
songeassent à imiter (à contrefaire, si l'on veut) des
formes juridiques d'origine germaine, qui persistent
sur un autre sol, après tant de siècles écoulés, avec
toute la vigueur d'une institution native.
597. — Ces considérations acquièrent plus de re-
lief encore, lorsque l'on compare aux destinées du
groupe latin ou roman, celles du groupe hellénique
428 LIVRE V. — CHAPITRE V.
et celles du groupe germanique. Aîné de tous les
peuples européens en civilisation, le peuple grec est
parvenu jus(|u'ii l'époque actuelle avec sa langue al-
térée, mais non détruite; avec un sang mélangé et
corrompu, mais encore reconnaissable; avec des sou-
venirs encore subsistants de sa gloire passée, malgré
l'oppression d'un long esclavage. Son unité histori-
que, dans un si long laps de temps, a été plutôt mas-
quée que brisée. Si (politiquement parlant) la Grèce
semble un moment s'engloutir dans l'empire romain,
la nationalité grecque ne périt pas pour cela, pas
plus que la nationalité italienne n'a définitivement
succombé sous la domination des anciens peuples
teutoniques, des Espagnols ou des Allemands mo-
dernes. Lorsque l'empire romain d'Orient fut devenu
ce que nous appelons avec raison l'empire grec, il ne
méritait ce nom que parce qu'en effet la nationalité
grecque s'était assimilé ou avait rejeté les éléments
étrangers introduits par la conquête, ainsi qu'il y en
a tant d'autres exemples dans l'histoire.
Le génie grec a laissé des monuments et des types
impérissables; il a exercé et il exercera sur la civili-
sation générale une influence que l'ien n'aurait pu
remplacer : mais il lui fallait, ce qui ne pouvait durer
toujours (567), les agitations de la vie publique et
les fêtes sensuelles du paganisme. Après que ce génie
s'est flétri par le cours du temps, comme tout autre
produit de la vie, la longue durée de la civilisation
grecque à l'état sénile est un autre phénomène unique
dans notre monde occidental et non moins instructif
pour le philosophe. Tel se montre Constantin, dévot,
cruel, despotique, changeant, ami de la controverse
DES GRAiNDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUROPÉENNE. 429
théologique, aimant à présider des assemblées d'évê-
ques, à composer des formulaires de foi par son au-
torité impériale, tels se montreront ses successeurs
durant onze siècles. Cependant, Constantin, Justinien,
tant d'autres sont plutôt des soldats barbares, que
ce ne sont des Grecs. Il faut donc imputer au génie
grec ce qui se produit d'une manière si uniforme
sous cette longue suite d'aventuriers couronnés.
Jusqu'au onzième siècle, le mouvement de déca-
dence se poursuit simultanément, dans l'Europe
grecque et dans l'Europe latine, plus marqué seule-
ment là où les institutions impériales ont succombé
de bonne heure, où les assauts de la barbarie sont
plus fréquents et plus répétés, oii la civilisation la-
tine, plus factice, a jeté de moins profondes racines.
Mais aussi, à partir du onzième siècle, rien ne té-
moigne chez les Grecs de cette fermentation féconde
qui, chez les peuples latins, préparait et annonçait
Tavénement d'un ordre nouveau, supérieur à tout ce
qui l'avait précédé. Rien, dans le monde grec de cette
époque, qui ressemble au mouvement des croisades,
à l'organisation des communes, aux agitations répu-
blicaines des villes d'Italie, aux résistances de la ba-
ronnie anglaise, aux luttes de la Papauté et de l'Em-
pire, aux travaux des scolastiques , à la poésie des
trouvères. Des compilateurs, des abréviateurs , des
scoliastes, des annalistes confus et des controversistes
plutôt que des théologiens, voilà tout ce que les Grecs
nous offrent en compensation, au sein d'un luxe plus
raffiné et d'une civilisation matériellement plus pros-
père, malgré la dureté des temps, puisqu'elle éblouit
les pèlerins latins qui la contemplent.
430 LIVRE V. — CHAPITRE V.
Mémorable exemple de cette grande loi de la Na-
ture, qui fait sortir la vie des dépouilles de la mort,
et qui sacrifie les générations usées pour les rempla-
cer par d'autres, riches de jeunesse et d'avenir (391)!
11 fallait que la civilisation latine fût livrée à la dé-
composition pour rendre possible l'évolution des
germes d'une civilisation nouvelle; et le malheur de
la civilisation grecque a été de durer trop longtemps.
Rien ne pouvait retremper les Grecs du moyen-âge,
livrés à eux-mêmes, réduits à vivre de leur propre
substance, séparés de l'Asie musulmane et de l'Eu-
rope latine, autant par l'orgueil de leur ancienne su-
périorité que par de profondes antipathies religieuses.
Le temps n'était pas venu où les progrès des Occiden-
taux dans la civilisation générale s'imposeraient de
vive force à tous les peuples susceptibles de civilisa-
tion.
598. — Arrivés les derniers sur la scène de l'his-
toire, les peuples de souche germanique y sont arrivés
avec une telle accentuation de leurs traits natifs,
qu'un écrivain de génie a pu dans un écrit de
quelques pages (dans ce que nous appellerions au-
jourd'hui un article de Revue) les exprimer de ma-
nière à donner, sans s'en douter, la clef d'une histoire
de quinze siècles. Inutile de revenir sur un sujet si
souvent traité et pour lequel le public de nos jours a
montré un intérêt si vif. D'ailleurs (comme on l'a
déjà observé) les traits de mœurs décrits par Tacite
n'ont rien de si particulier, qu'on ne retrouve quelque
chose de fort approchant chez tous les peuples bar-
bares : ce qui distingue les races germaniques con-
siste moins dans l'originalité des coutumes ou des
DES GRANDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUROPÉENNE. 431
mœurs proprement dites (418), que dans la trempe
du caractère moral (347), sans laquelle les formes de
la barbarie primitive n'auraient pu avoir sur le cadre
de la civilisation future une si persistante influence.
Que l'on trouve dans l'opuscule de Tacite la pre-
mière esquisse du système féodal ou de la procédure
par jurés, nous l'accordons : mais il serait difficile
d'y trouver l'annonce d'un Luther, d'un Leibnitz et
d'un Gœthe.
Par une étrange bizarrerie, la Germanie de Tacite
est devenue pendant une longue suite de siècles le
saint empire romain ; le nom de César est devenu un
mot allemand; le souvenir, en apparence le plus vi-
vace, de la Rome impériale s'est réfugié au foyer
même du germanisme. Cet amalgame contre nature a
beaucoup nui, du moins dans l'Europe centrale, au
libre développement du génie teu tonique; a singuliè-
rement contribué à compliquer et à embrouiller l'his-
toire de l'Europe pendant mille ans. 11 n'a pas fallu
moins pour mener à bonne fin la protestation con-
stante du génie allemand contre l'idée romaine, et
pour substituer à l'unité du lien religieux la diversité
des confessions de foi; à une monarchie césarienne,
d'abord une suzeraineté élective, puis une hégémonie
contestée.
Pour les peuples de souche germanique, l'époque
barbare n'est plus seulement (comme on s'est trop
habitué à la considérer, d'un point de vue spéciale-
ment romain) un temps de dissolution et de désordre.
Tandis que les populations teu toniques empiétaient
sur le territoire de la civilisation latine, au préjudice
(momentané du moins) de la civilisation générale,
432 LIVRE V. — CHAPITIIE V.
elles empiétaient aussi par d'autres côtés, et certaine-
ment à l'avantage de la future civilisation de l'Eu-
rope, sur d'autres races moins favorisées. Elles oppo-
saient une barrière aux irruptions des races iinnoises
ou tartares, ou même les faisaient reculer. Les popu-
lations slaves du nord de l'Allemagne étaient refoulées
ou germanisées, aussi bien que les populations gallo-
romaines du nord de la Gaule ou que les populations
celtiques de l'île de Bretagne. Ouelques aventuriers
Scandinaves jetaient parmi les populations slaves les
plus orientales les fondements de l'empire russe, à
peu près en même temps que d'autres aventuriers
fondaient les dynasties normandes de la Neustrie ou
des Deux-Siciles. Évidemment les races teutoniques,
qualifiées de barbares dans un sens relatif au monde
latin, étaient occupées, en dehors comme au dedans
du monde latin, à chercher et à trouver leur place au
soleil de l'histoire et de la civilisation. Elles travail-
laient donc à une œuvre de fondation, non de des-
truction : elles y travaillaient, comme leurs devan-
cières, sans avoir conscience de leur œuvre, parce que
telle paraît être la condition des œuvres les plus ca-
pitales et les plus durables (332). Aussi, maintenant
que nous avons fait quasi table rase des institutions de
l'époque féodale et des questions qui l'agitaient, nous
retrouvons-nous en face des questions de territoire et
de nationalités (543), qui, si l'on y prend garde, re-
montent jusqu'à l'époque barbare et à la distribution
qui s'est faite alors des territoires et des nationalités.
Ainsi, l'on voit souvent la ruine ou la démolition d'un
vieil édifice faire reparaître des substructions d'une
date plus ancienne. Ici l'on voudrait un peu envahir,
DES GRANDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUR0PÉEN>'E. 433
là maintenir ou recouvrer : mais l'époque barbare a
vu planter les grands jalons, et il faut lui en tenir
compte, moins encore pour l'équité d'un jugement
historique à rendre, que pour la saine intelligence des
conditions de durée, en ce qui regarde les phénomènes
historiques.
599. — Il y a un espace, des Alpes à la mer ger-
manique, dans lequel le tracé de la ligne de démar-
cation des territoires roman et teutonique est resté,
à ce qu'il semble, plus enchevêtré et plus arbitraire
qu'ailleurs. Si l'assimilation germanique s'était arrê-
tée au Rhin, ou que laNeustrie l'eut décidément em-
porté sur l'Austrasie, un empire néo-latin aurait eu
plus de chance de se reconstituer. Si le sol gaulois
avait été germanisé par les accidents de la conquête
barbare, non plus seulement jusqu'à l'Aar, aux
Vosges, à la Moselle ou à la Meuse, mais jusqu'au
Rhône et à la Loire; s'il n'était pas resté un pays
wallon, si la langue d'oui n'avait pu se former, la
Gaule méridionale n'aurait pas assez sensiblement
différé de l'Italie ou de l'Espagne, pour produire ce
type moyen et quasi hybride, que nous nommons as-
sez improprement l'esprit gaulois, d'oii l'esprit fran-
çais a tiré sa sève, et aux qualités duquel il faut at-
tribuer principalement le rôle dévolu à la France
dans l'histoire de la civilisation européenne*.
^ Les savants auteurs de la grande description géologique de la
France ont remarqué que le relief du sol y favorise l'homogénéité
des populations : l'abaissement des plaines du nord et le voisinage
de la mer y compensant l'influence d'une plus haute latitude, et
le haut massif central appartenant à la région du midi, au rebours
de ce qui s'observe dans l'Ile de la Grande-Bretague, où les hautes
T. II. 28
434 LIVRE V. — CHAPITRE V.
D'autres accidents, de date moins reculée, donnent
lieu à un autre cas d'hybridité, bien mieux prononcé
encore. Sans la conquête du Bâtard et sans les rixes
féodales qui en ont été la suite durant quatre siècles,
l'hybridité féconde du type anglais, qui lui donne sa
valeur propre, et qui, eu le rapprochant par quelques
points du type français, donne la raison secrète et
profonde de l'antagonisme, n'existerait pas. Le Saxon
de la Grande-Bretagne serait pour nous comme le
Hollandais et le Danois. Nous voyons par cet exemple,
relativement récent, à quel âge du développement
d'une nation, du débrouillement de son organisme,
il faut que des causes extérieures agissent, et avec
quelle persistance ou quelle intensité, pour laisser des
traces indélébiles dans le type organique en voie de
débrouillement et de formation. Ce qui n'était origi-
nairement qu'une lutte entre une dynastie parisienne
et une dynastie normande, est devenu, les circon-
stances aidant, l'un des grands traits de l'histoire eu-
ropéenne, l'antagonisme entre la France et l'Angle-
terre, entre la race gauloise et la race saxonne, entre
le catholicisme et le protestantisme, entre le génie
des guerres continentales et celui des entrepises ma-
ritimes, entre le droit logique et le droit traditionnel,
entre les instincts démocratiques et l'esprit conserva-
teur de l'aristocratie. De là cette méfiance et cette ja-
lousie qui se montrent pendant tant de siècles, sous
terres sont en même temps les terres septentrionales. La remarque
est juste : et cependant il faut convenir que, ni en France, ni dans
les îles britanniques, ces accidents de relief ne paraissent avoir
exercé une influence appréciable, en comparaison de la part qui
revient aux faits ethnologiques et historiques.
DES GRANDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUROPÉENNE. 435
tant de formes, comme incorporées au tempérament
de deux grandes nations, et comme le sentiment le
plus décidément populaire, que les seules combinai-
sons de la politique n'effaceront jamais, et qui ne
pourra entièrement disparaître, que si les développe-
ments ultérieurs de la civilisation font disparaître
jusqu'à l'idée du conflit politique, et de la constitu-
tion des nationalités dans un but politique d'agression
et de défense (539).
600. — Quand nous parlons d'hybridité et de type
hybride, nous avons en vue les traits moraux, bien
plus que Jes traits physiques, l'alliance des carac-
tères (347), des instincts, des souvenirs et des idées,
bien plus que l'alliance du sang : car, le génie d'une
nation, comme le génie d'une langue (355), peut se
constituer et se transmettre indépendamment de la
transmission du sang; et c'est là le fond de la diffé-
rence entre une nation et une tribu ou une race (452).
Un boutiquier de Londres, dit Augustin Thierry,
parle avec orgueil des ?sormands ses ancêtres. Si les
Parisiens ne s'étaient crus de bonne foi les descen-
dants des Franks et n'avaient inscrit avec fierté dans
leurs diptyques royaux une longue suite de monarques
allemands, il n'y aurait pas de France. La chose est
si curieuse et nous touche de si près qu'elle vaut bien
la peine de s'y arrêter un instant.
Les Burgondes ont envahi la Gaule comme les
Franks, et les deux peuples ont pareillement laissé
leurs noms à deux provinces du territoire gallo-ro-
main, provinces d'une petite étendue, en comparai-
son des pays qu'ils avaient occupés ou sur lesquels ils
avaient dominé. Des causes fortuites ou très-secon-
436 LIVRE V. — CHAPITRE V.
daires ont perpétué leurs noms comme étiquettes géo-
graphiques, en les attribuant de préférence à tels
débris de leur ancien empire. Le nom de Burgonde
ou de Bourguignon, celui de Frank ou de Français
ont eu pareillement trois résurrections, à trois époques
bien marquées de l'histoire et aux mêmes époques. Il
y a une royauté burgonde correspondant à l'époque
mérovingienne et à la grande invasion germanique;
un second royaume de Bourgogne se détachant,
comme l'ancienne Neustrie, de l'empire carlovingien
disloqué; enfin un duché de Bourgogne qui grandit
avec la France capétienne, au point que, vers le mi-
lieu du quinzième siècle, au seuil des temps mo-
dernes, les grands ducs d'Occident menacent d'éclipser
leurs cousins de Paris. S'il y eut jamais un hasard
historique, c'est celui qui tout-à-coup mit tin à cette
dynastie bourguignonne, au moment de sa plus grande
splendeur. Autrement, la carte politique de l'Europe
centrale était toute changée : on aurait eu, de ce côté-
ci du Rhin comme plus tard de l'autre, la rivahté d'un
suzerain nominal et d'un vassal aussi puissant que
lui; une sorte d'Autriche et de Prusse gauloises, fai-
sant à leur manière le pendant de l'Autriche et de la
Prusse germaniques.
Voilà les ressemblances; voici les différences. Il y
a des lacunes dans la série de ces Bourgognes succes-
sives, telles que n'en présente pas la succession des
dynasties frankes ou françaises; le siège des diverses
dynasties bourguignonnes est, tantôt à Genève, tantôt
à Arles, tantôt à Dijon, tantôt à Gand : tandis que
Paris est une sorte de capitale dès le temps de Clovis,
et redevient le noyau autour duquel se construit la
DES GRANDS TRAITS DE L HISTOIRE EUROPÉENNE. 437
monarchie capétienne. En conséquence, le prestige
des souvenirs, l'influence des traditions, vraies ou ro-
manesques, maintiennent dans l'esprit des peuples
l'idée d'une unité politique qui rattache la France pa-
risienne à la terre des Franks, la royauté féodale à la
royauté barbare. Dans un sens réaliste, ce n'est là en
grande partie qu'une illusion, une fable convenue :
mais, dans l'ordre des idées, c'est tout autre chose.
Or, ces idées mêmes, ces traditions, telles que les
mots qui les expriment (491), déterminent à leur
tour des faits, et des faits considérables, à titre de
réalités.
Sans sortir de notre Europe occidentale, nous
trouvons des monarchies qui, telles que l'Autriche et
la Prusse, sont purement dynastiques, en ce sens que
l'unité politique n'y a été constituée qu'à la manière
d'une propriété de famille (446), par les héritages, les
mariages, les acquisitions d'une famille princière.
D'autres pays, tels que l'Espagne, l'Angleterre, la
Suède, ont des démarcations naturelles, géogra-
phiques ou ethnologiques, auxquelles nous sommes
fondés à attribuer la principale influence dans la
constitution de l'unité politique : et de fait, plusieurs
familles s'y sont succédé dans la possession du trône,
sans que cela ait paru grandement affecter le cours
des événements historiques. La France est à cet égard
dans une situation mixte : des causes géographiques
et ethnologiques ont visiblement contribué, pour une
forte part, à y préparer, à y constituer l'unité poli-
tique; mais la part de l'intérêt dynastique y est plus
considérable encore et il n'a pu intervenir avec cette
efficacité que parce qu'il cadrait avec une idée pré-
438 LIVRE V. — CHAPITRE V.
existante. L'idée, mal débrouillée, avait besoin de se
mettre au service d'un intérêt, et l'intérêt se mettait,
sans le savoir (331 ), au service d'une idée.
601. — Nulle part, mieux que dans les traits gé-
néraux de l'histoire de notre monde occidental, ne
ressort le contraste du principe artificiel d'unité, et
du principe naturel de diversité, en ce qui intéresse
la marche progressive de la civilisation générale. Dans
cette longue trame d'événements, les deux principes
se sont combattus avec des fortunes diverses, et de
manière à fournir des arguments à tous les systèmes.
Aux destinées, au nom de Rome se rattachent à toutes
les époques les destinées du principe de civilisation
unitaire : reportons-nous donc aux origines de ces
destinées mystérieuses, de ce nom magique.
L'Italie, comme la Grèce, a dû à son climat, à sa
situation, à sa configuration péninsulaire, à ses bou-
levards naturels, trop souvent surmontés, d'exercer
à plusieurs époques mémorables une influence mar-
quée sur les progrès des nations européennes. Or, ces
avantages que l'Italie tient de la Nature, le génie ro-
main ne les a pas précisément secondés. Nous savons
aujourd'hui que Rome, dans sa vigueur et dans sa
rudesse primitive, a trouvé la plupart des peuples du
centre et du midi de l'Italie bien plus avancés qu'elle
en civilisation; que ses armes oppressives et son sys-
tème de domination méthodique et impitoyable y ont
étouffé du même coup la liberté et les arts. Plus tard,
elle y a ramené avec faste un luxe destructeur de
toute saine économie sociale. Elle s'est vantée (non
sans apparence de raison) par la bouche de ses ora-
teurs et de ses poètes, d'avoir enseigné aux autres na-
DES GRANDS TRAITS DE L HISTOIRE EUROPÉENNE. 439
tiens l'art du commandement : cependant, la tactique
guerrière des Romains ne leur a point survécu ; leurs
institutions politiques ont plusieurs fois changé; et
quant au sentiment naturel du droit, dont on a voulu
faire un des caractères exclusifs du génie romain, il
se retrouve assurément chez les nations germaniques
que l'on voit si empressées, à peine sorties de la plus
rude barbarie, de rédiger leurs coutumes et d'organi-
ser leur formes juridiques. Quoique le droit anglais
repousse autant que possible l'élément romain, il n'est,
ni moins riche en symboles et en fictions, ni moins
fécond en subtilités que le vieux droit patricien '.
Hors de l'Italie, là où les semences de la civilisa-
tion grecque se répandaient déjà sans l'influence de
Rome, les longues années de la paix romaine (main-
tenue par une armée de quelques centaines de mille
hommes, répartie sur un territoire immense, et qui
pourtant suffisait pour ruiner un empire d'oii la vie
se retirait) ont laissé beaucoup de constructions mo-
numentales dont les débris nous étonnent encore,
mais rien de vraiment grand dans les annales de
l'esprit humain : tandis qu'elle a ruiné, au sein de
tant de populations romanisées, l'esprit guerrier et le
patriotisme local qui auraient été les meilleures digues
contre les invasions germaniques.
602. — La prédication du christianisme et l'in-
fluence morale des croyances chrétiennes ont eu sans
nul doute la plus grande part à la civilisation progres-
sive de l'Europe centrale et septentrionale : de sorte
' Tel est aussi le fond de la pensée exprimée par Savigny {Rh~
foire du droit romain au moyen âge, chap. XVHI, n° 32. note).
440 LIVRE V. — CHAPITRE V.
que, si la puissance romaine avait été la condition
indispensable de la propagation du christianisme, elle
aurait été aussi, par voie indirecte, sinon la condition
absolument indispensable de l'avènement de la civili-
sation européenne, du moins celle qui aurait contri-
bué principalement à lui donner sa forme actuelle.
Mais, plus on étudie l'histoire, moins on voit de mo-
tifs d'admettre que la propagation de la foi chrétienne
dépendît nécessairement de l'existence du lien poli-
tique qui réunissait le monde romain sous la domina-
tion des empereurs. Quoi donc ! Le bouddhisme et
l'islamisme auraient fait leur chemin dans le monde
sans un tel secours, et le christianisme n'en aurait
pu faire autant ! Par la supériorité seule de ses doc-
trines morales et par l'ardeur de prosélytisme qui en
était le résultat nécessaire et que dix-huit siècles
n'ont pas éteinte, le christianisme s'est propagé d'une
nation à l'autre, après comme avant la chute de l'em-
pire romain : quelle raison y a-t-il de supposer que
le morcellement politique du midi de l'Europe aurait
empêché, dans les siècles de la ferveur primitive, ce
qui a continué de s'opérer malgré le morcellement ?
Ne se serait-il pas trouvé de même des populations
souffrantes qui demandaient des consolations, des
âmes tendres que la dévotion attirait, des esprits éle-
vés saisissant des clartés nouvelles, des princes cédant
aux sollicitations d'une épouse, ou demandant une
victoire au Dieu des chrétiens, ou comprenant le parti
que leur politique pouvait tirer de la religion nou-
velle? Sans doute, aux yeux de tout esprit non pré-
venu, le catholicisme romain aurait manqué absolu-
ment des conditions terrestres de son organisation.
DES GRANDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUROPÉENNE. 441
Dès lors, la division des églises nationales et des
dogmes rivaux aurait été poussée plus loin, et appa-
remment au préjudice de la discipline et du dogme :
sans que pourtant cela mît nécessairement plus d'ob-
stacles à la propagande religieuse, que n'en met de
nos jours, dans des contrées lointaines, la rivalité des
missions catholiques et protestantes, ou que n'en
mettait au moyen-âge , parmi les nations slaves , la
rivalité du rite grec et du rite latin, ou plus ancienne-
ment encore, parmi les nations gotho-gern\aniques,
la rivalité du dogme d'Arius et du dogme de Nicée.
603. — Mais, laissons là les hypothèses que chacun
peut arranger à sa guise; et accordons, si l'on veut,
que, sans l'intervention protectrice du génie romain,
sans la mission providentielle qu'il a reçue, la civili-
sation grecque et la civilisation chrétienne auraient
été étouffées parla barbarie, auraient péri sans laisser
d'héritières; ce sera une marque des interversions de
rôles et des vicissitudes que nous annoncions tout à
l'heure : car, l'antagonisme des deux principes d'u-
nité et de diversité s'est prolongé dans des temps bien
moins éloignés de nous, et pour lesquels il nous est
bien plus facile déjuger de leur intluence.
L'empire d'Occident se disloque au cinquième
siècle, et de ses débris se forment des monarchies
nouvelles, dans la haute Italie, en Espagne, dans les
Gaules : monarchies à la tête desquelles sont placés
des princes que l'on appelle barbares, mais qui ne le
sont pas plus que Pierre le Grand, et dont quelques-
uns se montrent aussi passionnés que lui pour une
civilisation dont la supériorité frappe leur vive intelli-
gence. Un peu d'efforts et de patience, et il semble
442 LIVRE V. — CHAPITRE V.
que l'Europe soit à la veille de prendre, dix siècles
plus tôt, une constitution politique fort semblable à
celle de notre Europe moderne. De regrettables anti-
pathies religieuses y mettent obstacle ; l'une des tribus
conquérantes subjugue les autres, et paraît être au
moment de reconstituer l'empire d'Occident, ce déce-
vant mirage de tant d'autres ambitions. En ce moment,
l'empire d'Orient est redevenu tout-à-fait un empire
grec. Qu'imagine alors le génie latin, personnifié dans
les papes? Le saint empire romain dont nous parlions
ton t-à-l' heure, c'est-à-dire l'association intime du
principe d'unité politique et du principe d'unité re-
ligieuse : car, la Papauté ne conçoit pas encore un
système plus hardi, et pratiquement plus réalisable,
celui qui subordonne au principe d'unité religieuse
des puissances politiques rivales ou indépendantes les
unes des autres. Aussi, la combinaison des papes du
huitième siècle n'aboutit-elle qu'à préparer à la Pa-
pauté de longues et rudes épreuves, sans mettre
l'ordre dans l'Europe (598).
L'autre système se produit enfin, avec le succès et
les suites que tout le monde connaît. Sur ce point la
discussion est épuisée, et nous n'avons garde d'y ren-
trer. L'idée d'une monarchie universelle perce bien
encore de temps en temps dans notre histoire euro-
péenne : mais, chaque fois qu'elle se montre, elle
soulève l'Europe et disparaît dans les orages qu'elle a
provoqués. Il faut bien croire que l'Europe a raison
de s'irriter contre elle, puisque la civilisation euro-
péenne fait de continuels progrès sous l'empire de l'i-
dée contraire.
Nous croyons avoir donné, non pas précisément la
DES GRANDS TRAITS DE LHISTOIRE EUROPÉENNE. 443
formule (comme quelques-uns diraient), mais l'expli-
cation raisonnable de tous ces phénomènes. Sans
doute le principe d'unité est une bonne chose, puis-
que c'est le principe même de la \ie; et que, pendant
longtemps, la civilisation ne peut se développer ou se
conserver qu'à la faveur d'une vitalité puissante dans
la société qui eu a la garde. Mais il vient un moment
où cette tutelle n'est plus nécessaire, et où il est bon
qu'une chose qui de sa nature se trouve affranchie des
conditions de la vieillesse et de la mort ne lie plus
ses destinées à ce qui doit fatalement vieillir et périr.
La civilisation s'accommode alors de la diversité,
aussi bien et encore mieux qu'elle ne s'accommodait
de l'unité dans des conditions différentes. Elle res-
semble en cela à ce capitaliste prudent qui, pour
conserver et faire fructifier ses économies, divise les
chances, et ne s'adresse pas à une seule maison de
banque, ni même à un seul Gouvernement.
444 LIVRE V. — CHAPITRE VI.
CHAPITRE VI.
SUITE Df MÊME SUJET. —DES MODIFICATIONS ET DES SCISSIONS DU CHRISTIA-
NISME EUROPÉEN. — CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LES RÉVOLUTIONS
MODERNES.
604. — Déjà nous avons parlé (588) de cette époque
qui comprend les trois premiers siècles de l'Église,
pendant lesquels il s'agit de savoir si le christianisme
naissant inclinera vers le judaïsme ou vers des doc-
trines fort analogues à celles qui ont eu leur point de
départ dans l'Inde et dans la Perse. Au bout de ce
temps, le christianisme est devenu une religion domi-
nante; il se trouve arrêté dans ses formes essentielles;
les mêmes tentatives se reproduiront sans doute plus
tard ; mais alors il sera bien évident que les sectaires
ne peuvent avoir de prétentions sérieuses à passer
pour chrétiens, et que leurs doctrines ou leurs pra-
tiques ne sont qu'une hypocrite parodie du christia-
nisme.
Alors s'ouvre l'ère des grandes hérésies, qui portent
sur la formule des mystères de la nature divine, et
qui (quoi qu'en aient pu dire de nos jours les cri-
tiques qui rendent raison de tout) intéressaient bien
plus l'exactitude théologique (415) que la constitution
de l'Église et son action sur les consciences ou sur
les faits extérieurs. Il ne faut pas confondre un arien
avec un socinien. On reconnaît, j'en conviens, que
l'arianisme incline plus que le dogme de Nicée vers
DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 445
la doctrine orientale de l'émanation ; que le nestoria-
nisme pouvait mener à ne voir dans Jésus qu'un sage
inspiré, et le monophysisrae à ne voir dans son hu-
manité qu'une apparition fantastique : mais ces con-
séquences extrêmes avaient été tirées d'avance et d'a-
vance réprimées. Au point oti en était le débat et le
travail de définition progressive, elles se trouvaient
hors de cause, et de fait elles n'ont jamais été tirées
par les petites sectes nestoriennes et monophysites
qui se sont perpétuées jusqu'à nos jours, à la vérité
dans un état de misère et d'obscurité.
605. — Cependant, pour ces questions mêmes,
d'une importance humainement moindre, il est im-
possible de méconnaître l'iutluence du génie propre
à chaque peuple, sur les phases et l'issue définitive
des controverses. Toutes les grandes hérésies dont il
s'agit sortent du monde grec. On voit les Grecs porter
dans ces matières la subtilité de leur métaphysique
et les finesses de leur langue, tandis que l'Église ro-
maine, préoccupée surtout du gouvernement des âmes,
intervient comme modératrice et comme gardienne
de la tradition, aimant mieux réprimer la curiosité de
la raison que la satisfaire, et l'humilier par le mystère
plutôt que de céder à son penchant pour l'interpréta-
tion et la conciliation philosophiques.
Quand les chrétiens latins ont eu à traduire le Aôyo;
des Grecs, ils ont pris le mot de Verde plutôt que
celui de Raison; ils ont choisi la nuance qui tombe
plus sous le sens humain, de préférence à celle qui
les engageait davantage dans les profondeurs de l'abs-
traction, et qui menait à un théisme plutôt rationnel
que personnel (518). Tout le vocabulaire théologique
446 LIVRE V. — CHAPITRE VI.
a été mis d'accord avec ces prémisses. Nous avons
parlé dans un autre endroit (44) de la distinction et
de l'affinité des idées di essence et de substance, et plus
tard insisté longuement sur l'origine et la portée de
l'idée de substance, et sur sa liaison avec celle de la
personnalité (173 et 297). Or, nous pouvons remar-
quer que, lors des disputes de l'arianisme, l'Église
latine a traduit par voasubstantialïté la coessentialité
(ôfAooyaia) des théologicus de l'Église grecque. Ceux-ci,
sans répudier aijsolument l'expression de personne
(TcpôocoTTov), empruntée à la langue commune, avaient
préféré l'expression savante d'kt/postase (ùrcôoTaoi?), dont
l'exact équivalent latin , selon l'étymologie, serait le
mot substantia : mais l'Église latine n'a pas admis
l'équivalence, et a donné au mot plus humain deper-
sonne la consécration dogmatique, au point que l'on
ne tolérerait pas l'expression de trois substances dans
la définition orthodoxe du dogme de la Trinité. Tandis
que l'orthodoxie grecque reconnaît en Jésus-Christ
deux natures (cpûca?) et une seule hypostase, l'Éghse
latine substitue encore à ce terme métaphysique celui
de personne dont le sens est bien plus accessible à
tous, et se prête moins aux subtilités.
606. — Le christianisme grec est admirable à ses
débuts, lorsqu'il combat la gentihté, ses superstitions,
sa morale; lorsqu'au miheu d'un pêle-mêle d'opinions
et de systèmes, le concert des églises (presque indé-
pendantes alors) opère le triage des idées venues de
l'Orient et donne au dogme chrétien sa constitution
fondamentale. Mais, à peine est-il devenu une religion
dominante, à peine sa hiérarchie s'est-elle fortifiée,
que les subtilités de la dialectique grecque se tournent
DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 447
de préférence, et jusqu'aux derniers temps, vers l'ob-
jet immanent de la spéculation du génie de l'Orient,
l'essence divine; en même temps que la religion, dans
ses manifestations populaires, va en se rapetissant et
eu perdant de plus eu plus le caractère de haute mo-
ralité qui fait sa force et son action sur les âmes
vigoureusement trempées. Tandis qu'en Occident
chaque déchéance passagère de l'esprit chrétien, pen-
dant une longue suite de siècles et à travers tant de
convulsions, provoque d'admirables efforts pour lui
rendre sa vigueur première, chez les Grecs l'abaisse-
ment, une fois commencé, est continu. Les princes
iconoclastes, soldats grossiers sortis de provinces
barbares, essaient bien de réagir contre les abus du
culte des images et de l'influence des moines, mais ils
sont vaincus; et d'ailleurs quelle différence, pour la
trempe des hommes comme pour la physionomie des
temps, entre ces protestants de l'Orient et ceux de
l'Occident!
607, — Il est bien intéressant d'examiner par quel
concours de circonstances les choses ont dû se passer
autrement dans l'Église d'Occident, et aboutir à la
constitution d'une monarchie spirituelle, forme en
dehors de laquelle toute église qui n'est pas une
simple congrégation de sectaires, en d'autres termes,
toute égUse reconnue, établie, dotée, doit inévitable-
ment tomber dans la dépendance du pouvoir civil,
faute d'une force de cohésion qui rende la résistance
possible. Il fallait que, dès les premiers temps du
christianisme, l'idée de la primauté du siège de Pierre
et de son établissement dans la ville des Césars vînt
ajouter une consécration religieuse, une autorité pu-
448 LIVRE V. — CHAPITRE VI.
rement morale h l'importance politique et sociale de
la capitale du monde romain, qui alors était en même
temps le monde chrétien. Il fallait de plus que, par
rapport à la plupart des autres églises de l'Occident,
l'église de Rome fût effectivement cajmt et mater;
qu'elle fût non-seulement une capitale, mais une mé-
tropole, conservant sur ses tilles, sur ses colonies re-
ligieuses, l'autorité la plus douce et la plus légitime
de toutes. C'était la conséquence de la diffusion plus
tardive du christianisme dans le monde occidental,
et grâce au génie romain (595) elle a été habilement
mise à profit. Ni les sièges d'Alexandrie et d'An-
tioche, dont l'autorité religieuse remontait aussi à
des traditions apostoliques, ni plus tard le siège de
Constanlinople dont la supériorité était d'institution
purement civile, ou la conséquence d'institutions pu-
rement civiles, ne se trouvaient dans des conditions
analogues : on pouvait donner à leurs évêques le titre
de patriarche; mais ils n'étaient point naturellement
investis de cette autorité paternelle ou patriarcale qui
est le principe ou au moins le meilleur des principes
du gouvernement monarchique (445).
Aussi, quand viennent les grandes luttes théolo-
giques des quatrième et cinquième siècles, de quel
poids n'est pas l'autorité de ce patriarchat d'Occi-
dent, qui d'ailleurs sait opposer a\ec habileté l'un à
l'autre les grands sièges rivaux? La Papauté propre-
ment dite se forme et grandit dans ces luttes dont elle
a l'honneur et les avantages : tandis que les Grecs
subissent un joug religieux de la pire espèce, celui
d'une orthodoxie décrétée par un théologien cou-
ronné, à la suite d'intrigues de palais, avec le cou-
Dl" (■.HKISTIANISME KLKUPÉE.N. '449
cours ou malgré la résistance d'un clergé asservi et
de moines turbulents. Il n'y avait là que des causes
d'affaissement, sans aucune chance de réforme ou de
progrès.
608. — A mesure que la civilisation gagnait les na-
tions barbares du nord de l'Europe et qu'elles en-
traient les unes après les autres dans le sein du chris-
tianisme, l'ascendant de la Papauté sur les nations et
sur leurs chefs devait grandir en Occident, jusqu'au
point d'amener la constitution du catholicisme romain
du moyen-àge, de cette théocratie d'une espèce nou-
velle, qui a sa théorie, ses formules philosophiques et
juridiques, et en vue de laquelle la discipline, les
rites, les pratiques reçoivent toutes les modifications
propres à donner au système sa plus grande force et
sa plus parfaite unité (603). La construction d'un sys-
tème si bien lié ne saurait être, comme on s'est plu
longtemps à le dire, une œuvre d'ignorance, quoiqu'il
se soit accrédité à la faveur de certaines erreurs histo-
riques, parce qu'il faut bien, toutes les fois qu'on veut
assujettir la société à un système, mettre un peu de côté
l'histoire et la tradition, soit qu'on les ignore, soit
qu'on les dédaigne. En Asie, un pareil système aurait
pu durer des siècles : sur le sol de l'Europe (561), à
peine s'est-il complété et logiquement formulé, que
les réactions commencent. Il en vient du Midi, des
contrées où l'antique civilisation païenne et romaine
a laissé le plus de traces, et elles sont successivement
étouffées. Il en vient du Nord, des contrées habitées
par les populations de races germaniques, soumises
les dernières à la conquête religieuse dont Rome a été
le centre. Celles-ci doivent plus tard réussir, mais
T II. -29
iSO' LIVRK V. — CHAI'ITRK VI.
elles échouent encore, tant qu'elles n'ont que des
mobiles charnels, grossiers, tenant aux défauts de
ces peuples, de leurs chefs, de leur clergé, à la ré-
pugnance des uns pour une discipline trop austère, à
la convoitise des autres pour les richesses de l'Église.
La matière fermentescible était là, mais il était néces-
saire qu'un principe purement religieux et moral
agît comme un levain pour en déterminer la fermen-
tation.
609. — On peut remarquer que, dès l'origine, et
contrairement à ce qui se passait dans le monde
gréco-oriental (605), les grandes hérésies de l'Église
d'Occident ont eu pour objet, non l'essence divine,
mais la nature morale de l'homme, l'action de Dieu
sur l'homme, et celui des mystères chrétiens qui est
plus spécialement destiné à vivifier la foi dans une
communication intime de Dieu avec l'homme. Ainsi,
l'idée religieuse y est toujours saisie par son côté mo-
ral et en vue de son efficacité pratique. Ce n'est point
par hasard que les controverses sur la grâce et sur la
prédestination, agitées en Occident dès la fin du qua-
trième siècle, ranimées au neuvième, s'y poursuivent
pendant toute la durée du moyen-âge, et finalement
provoquent la plus grande révolution des temps mo-
dernes.
L'homme porte en lui le double sentiment de sa
dignité et de sa misère, de sa liberté et de sa fai-
blesse, de sa responsablilité et de son infirmité natu-
relle. Il se sent coupable et il implore miséricorde :
il se sent faible et il réclame assistance. Celui qui
veut agir efficacement sur les hommes dans un but
moral s'adresse, selon l'occurrence, tantôt à l'un
DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 451
de ces sentiments, tantôt à l'autre, et il ne peut ja-
mais perdre complètement de vue ni l'un ni l'autre.
Il relève pour humilier : il humilie pour relever.
Ainsi a fait le grand Apôtre du christianisme, se-
mant pour la conversion et l'édification de ses prosé-
lytes, ces vives images, ces énergiques paroles qui
plus tard, rapprochées, commentées par les doc-
teurs (415), devaient donner lieu à tant de systèmes
métaphysiques et de controverses interminables; parce
que la contradiction primitive existe dans la con-
science humaine, et que la raison de cette contradic-
tion se cache dans les profondeurs de notre être, ou,
pour mieux dire (305) , tient à l'essence même de la
vie, qui nous échappera toujours. Nous n'envisageons
pas ici la question à ce degré d'abstraction et de gé-
néralité : nous la prenons comme elle s'offre à nous,
dans l'ordre des idées religieuses et plus particulière-
ment des idées chrétiennes.
610. — Déjà nous avons fait remarquer (423) que
la foi dans une prédestination, une élection, une
grâce personnelle et spéciale, est singulièrement
propre à attacher l'homme à la religion qu'il professe,
à exciter sa reconnaissance pour le don gratuit dont
il est l'objet, à lui donner le pouvoir de combattre
avec vaillance contre les ennemis intérieurs comme
contre ceux du dehors, certain qu'il est d'un appui
qui ne le laissera pas succomber dans la lutte : de
sorte que les doctrines qui sembleraient faites pour
tuer le mérite et la vertu des œuvres, sont justement
celles qui poussent à l'austérité de la morale et qui
facilitent l'accomplissement des œuvres méritoires.
D'un autre côté, rien n'est propre comme l'idée
4o2 I.IVMK V. — CHAPITRE VI.
d'une élection personnelle et d'une justification toute
gratuite à ramener la loi religieuse à sa source, à
provoquer l'enthousiasme et même le fanatisme, par
la croyance dans une communication immédiate et
intime entre Dieu et la créature qu'il choisit. Enlin
{chose singulière!) une telle croyance qui semble tuer
la liberté de l'homme, prise dans un sens métaphy-
sique et religieux, devient favorable à la liberté, prise
dans un sens ecclésiastique ou civil : car, l'esclave de
Dieu ne dépend plus des hommes; de même (si on
l'ose dire) que l'esclave d'un grand roi regarde avec
dédain les lois qui lient le commun des sujets. 11 y a
donc un fonds de liberté, comme un fonds de dépen-
dance, que nous reportons ici ou là, selon nos goûts
et nos systèmes, mais qui est inséparable de notre
condition : de même qu'il y a en d'autres choses (168)
un fonds de lumière et d'obscurité qu'il est accordé à
notre intelligence de pouvoir répartir diversement,
mais non de supprimer, ni même de diminuer. Tous
les pouvoirs, toutes les lois de la société civile se
fondent sur le principe de la liberté humaine, sur la
sanction pénale qui atteint les transgresseurs ; et en
outre la société religieuse , les pouvoirs ecclésias-
tiques, font un bien plus grand usage que la société
civile de l'autre sanction qui consiste dans la rémuné-
ration des bonnes œuvres. Tout ce qui infirme la va-
leur des œuvres, des abstentions et des pratiques
rituelles et sacramentelles , ébranle les bases de la
hiérarchie ecclésiastique, et souvent par contre-coup
celles des pouvoirs civils. Par toutes ces raisons, il
n'est pas difficile de se rendre compte de l'action des
doctrines théologiques sur l'élection et la prédesti-
DV CHRISTIANISME EUROPÉEN. 453
nation , comme ferment de réformes religieuses , et
même comme ferment d'opposition et de résistance
dans l'ordre civil et politique. L'état de la société ai-
dant, ces doctrines devaient aboutir, non plus à une
hérésie comme celles qui avaient précédé, c'est-à-
dire à une négation de tel dogme déterminé , ou de
tel développement autorisé du dogme primitif, mais
à ce qui fait maintenant le fond de l'idée protes-
tante (commune à toutes les sectes nées du mouve-
ment imprimé par Luther, malgré les variétés sans
nombre de leurs symboles), à savoir la résistance au
principe même de l'autorité dogmatique.
6H. — Néanmoins, répétons-lé encore, les har-
diesses de Luther sur le serf-arbitre et sur la foi jus-
tifiante n'auraient pas amené la plus grande révolu-
tion des temps modernes, si elles n'avaient donné aux
princes, aux seigneurs, aux peuples le signal d'une
insurrection contre le clergé et les moines dont on
convoitait les richesses et dont on haïssait la domina-
tion, contre Rome dont on blâmait les exactions, le
faste et les scandales. Après tous les hasards et les
succès divers d'une lutte de six-vingt années, le résul-
tat définitif de la révolte de Luther, allemande dans
son principe, a été de séparer de la communion ro-
maine presque tous les peuples de race germanique
qui s'y étaient rattachés les derniers, et de consolider
l'autorité du siège de Rome dans la presque totalité
de l'Europe latine : preuve évidente que la nouvelle
organisation ecclésiastique, la nouvelle discipline mo-
rale et la nouvelle direction donnée à l'enthousiasme
religieux étaient particulièrement appropriées au gé-
nie des nations germaniques; comme aussi la régéné-
454 LIVRE V. — CHAPITRE VI.
ration catholique opérée au sein des nations restées
lidèles à la vieille religion, et les grands exemples de
vertu et de doctrine donnés par le catholicisme régé-
néré, ont assez fait voir à quel point les traditions de
l'égUse catholique excitaient les sympathies et répon-
daient aux hesoins spirituels des populations de l'Eu-
rope latine, dont on peut dire avec autant de raison
qu'elle tient du catholicisme sou organisation, et que
c'est d'elle, de son génie et de ses mœurs que le ca-
tholicisme tient la sienne.
612. — Il est très-remarquable que la portion de
l'Allemagne restée catholique soit justement celle qui
avait autrefois appartenu au véritable empire romain,
oii la première prédication du christianisme remon-
tait aux temps romains, et où depuis longtemps s'était
retranchée comme dans son fort la contrefaçon ger-
manique du césarisme romain. Un jeune et brillant
écrivain, trop tôt enlevé aux lettres, et dont le catho-
licisme ardent est assez connu, Frédéric Ozanam,
cherche à tirer de ce fait une leçon de haute moralité
religieuse. « La foi romaine, dit-il, restée maîtresse
des populations d'origine franque et bavaroise, oij
elle s'était établie par la seule puissance de la parole
et de la charité, fut trahie par les descendants des
tribus saxonnes que les soldats de Gharlemagne
avaient cru soumettre. Et qui sait si Luther, le fils du
mineur d'Eisleben, ne sortait pas du sang de quel-
qu'un de ces quatre mille cinq cents vaincus massa-
crés à Werden *? » Mais, qu'avaient eu à démêler avec
l'épée de Gharlemagne ces populations Scandinaves
' La civilisation chrétienne chez tes Francs, chap. VI.
DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 455
qui se faisaient luthériennes sans coup férir; ces pu-
ritains d'Ecosse, ces bourgeois de Londres qui mar-
chaient au supplice, plutôt que de se contenter de
la dose mitigée de schisme et d'hérésie, dont leurs
princes auraient voulu qu'ils se contentassent? Nous
l'avons déjà remarqué dans une occasion sem-
blable (582) : pour juger de ce qui appartient à la
caractéristique d'un type, il faut choisir les exem-
plaires où le type se dessine avec le plus de hardiesse
et de force; et cela posé, n'est-ce pas dans les pays
protestants et depuis l'avénemeut du protestantisme
que le type des peuples de race germanique est le plus
fortement accusé, a le plus énergiquement influé sur
le mouvement des idées et sur le gouvernement du
monde? A un fait aussi considérable, ceux qui fe-
raient de mesquines objections (par exemple qu'on
parle le français à Genève et l'allemand à Lucerne),
oublieraient eux-mêmes que l'histoire n'est pas la
géométrie, et qu'il faut faire la part des accidents
de détail dans des phénomènes aussi complexes que
les phénomènes historiques. Les instincts des races se
manifestent en histoire de bien des manières, direc-
tement et indirectement. Un paysan de Bohême se
fera tuer pour obtenir l'usage du calice, non qu'il
faille supposer (ce qui serait puéril) que la race à
laquelle il appartient a une prédilection innée pour
ce rite religieux, mais parce que c'est une manière de
témoigner son aversion pour le soldat allemand qui
est l'instrument de la proscription du même rite; et
cette aversion tient bien à la différence de race. Si les
bourgeois de Genève n'avaient eu maille à partir avec
leur évêque et le duc de Savoie, il est probable que
456 LIVRE V. CHAPITRE VI.
Calvin n'aurait pas régné à Genève; et, selon toute
apparence, le Celte d'Irlande serait moins zélé pour
le catholicisme romain, s'il n'exprimait parla sa haine
pour le Saxon qui l'opprime : mais, les qualités na-
tives de la race saxonne ont eu certainement la plus
grande part dans sa conversion à la foi protestante,
et la réaction qui s'ensuit est causée principalement
par l'antipathie des races.
613. — D'ailleurs, la carte religieuse de l'Europe,
outre ses enchevêtrements de détail qu'il faut mettre
sur le compte des causes accidentelles, a ses dégra-
dations de teintes, trop bien accusées pour ne pas
mettre en évidence les causes générales, tant géogra-
phiques qu'ethnologiques. Le catholicisme espagnol
diffère beaucoup du catholicisme français. La chaleur
des controverses était bien tempérée dans l'Alle-
magne protestante, lorsque les sectes continuaient de
pulluler et de se combattre avec violence sur le sol
anglais. Or (il faut bien le remarquer encore, tant le
phénomène est curieux et singulier!) la même antino-
mie théologique, que les masses populaires ne peu-
vent saisir dans son abstraction, à laquelle foncière-
ment elles ne s'intéressent guère, que le gros des
esprits (même cultivés) raille et ne comprend pas, a
la vertu secrète de fournir le drapeau sous lequel
chaque secte, chaque parti combattra, autour duquel
se rallieront instinctivement, selon leur goût indivi-
duel ou la tournure du génie national, les amis de
l'indépendance et les amis de l'autorité, dans des
choses sensibles et palpables pour tous. En Hollande
on sera arminien ou goniariste, et cela voudra dire
au fond que l'on tient pour une aristocratie bour- .
DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 457
geoise ou pour un stathoudérat populaire. En An-
gleterre, cela signifiera que l'on est cavalier ou tête-
ronde, tory ou ivhig , que l'on affectionne ou qu'on
abhorre une hiérarchie officielle, une royauté pré-
pondérante. Dans les pays catholiques, en France
surtout, on serajatiséniste ou molim'ste,ei cela voudra
dire que l'on entend revenir autant que possible au
christianisme des premiers siècles, ou au contraire se
prêter aux accommodements politiques et philoso-
phiques de l'esprit moderne, tels que les comprend,
dans son habileté, l'institut célèbre, empreint du gé-
nie espagnol de son fondateur, qui a fait sa propre
cause de la cause de Rome et du caUiolicisme. Cela
voudra dire au besoin que l'on est pour le clergé du
second ordre, ou pour le haut clergé, pour l'opposi-
tion parlementaire ou pour le parti du ministère et
de la cour : et dès lors nous serons plus frappés du
bon sens pratique, qu'indignés avec Saint-Simon de
l'ignorance grossière du glorieux despote qui se mon-
trait plus choqué de voir auprès de son neveu un
janséniste qu'un athée.
614. — Toutes ces querelles sont éteintes, ou bien
peu s'en faut ; et il est facile de voir pourquoi elles
ont dû s'allumer et s'éteindre. Aux jours de la pre-
mière ferveur du prosélytisme, une société religieuse
commence par être une société démocratique. Il n'y a
que des pouvoirs librement consentis, ou plutôt il n'y
a que des fonctions librement déléguées. Puis, les
fonctions tendent à devenir des pouvoirs en lutte les
uns avec les autres, cherchant tous à s'étendre et h
se fortifier, contractant des alliances entre eux et avec
les pouvoirs étrangers, oubliant tous plus ou moins le
158 LIVRE V. — CHAPITRE VI.
point de départ : car, d'un côté la ferveur primitive
n'existe plus, et d'autre part la foi traditionnelle est
trop robuste, le droit est trop bien établi dans l'esprit
des peuples pour que l'on songe à le contester. C'est
l'époque où une église vit de la vie politique, en
épouse les grandeurs et les misères. Puis enfin vient
un temps où l'affaiblissement des mêmes traditions
ramène au point de départ, en ce sens du moins
qu'on cherche la raison de l'autorité dans la bonne
direction de la société qui s'y soumet; et pour at-
teindre un but que le besoin de conservation rend
de plus en plus sensible, la société religieuse se proie
d'elle-même à tout ce qui simplifie et fortifie le prin-
cipe d'autorité. Or, les mêmes causes qui disposent
les esprits religieux à se soumettre à l'autorité en ma-
tière spirituelle, sont celles qui agissent sur l'autorité
spirituelle de manière à prévenir ses écarts, à la rap-
peler sans cesse à la sainteté de sa mission, au but de
son institution, à l'exercice du gouvernement dans
l'intérêt spirituel ou (comme on le dit en pareil cas)
pour le salut des gouvernés.
615. — On a souvent mis en regard de la réforme
religieuse du seizième siècle le mouvement révolu-
tionnaire du dix-huitième siècle, par forme de re-
prise ou de contraste : mais ce rapprochement, si
naturel, se faisait dans un temps où l'on ne pouvait
pas suffisamment embrasser les termes de comparai-
son. Le protestantisme commence par être une ré-
forme théologique dont la prétention est de rendre
au dogme toutes ses duretés, toutes ses àpretés, tout
ce qui choque le plus la raison commune et ce que le
cours des siècles avait adouci et amolli; et nous ve-
DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 459
nons de voir qu'il le fallait bien, sous peine d'ineffi-
cacité : il finit par être une réforme philosophique;
il tend au rationalisme et y aboutit. La révolution à
laquelle la France a donné son nom (bien que les
symptômes précurseurs en aient éclaté sur un autre
hémisphère, et ne soient eux-mêmes qu'une suite du
mouvement du protestantisme anglais au dix-septième
siècle) , procède d'une théorie philosophique des droits
de l'homme, lésés (à ce qu'elle suppose) depuis l'ori-
gine du monde par l'usurpation d'un prétendu droit
traditionnel ou héréditaire : et elle aboutit ou elle
aboutira tôt ou tard à évincer de la politique les phi-
losophes de toute secte (sous le nom d'idéologues ou
sous tout autre équivalent), et à fonder l'organisation
sociale sur l'observation des faits plutôt que sur la
conception du droit (436 et 439).
On trouverait, aujourd'hui encore, des protestants
zélés, persuadés qu'il viendra un jour oi^i (pour parler
leur langage) le rationalisme et le romauisme épuisés
laisseront régner partout la pure parole de Dieu : on
trouve de même et en bien plus grand nombre à l'é-
poque actuelle (cela est tout simple) des hommes re-
marquables par l'élévation du caractère et du talent,
imbus de l'opinion que les idées du droit philoso-
phique, telles qu'ils les conçoivent, doivent finir par
prévaloir sur les anciens préjugés, sur l'audace des
novateurs plus récents, sur les passions violentes, sur
la logique vulgaire des intérêts. De telles convictions
sont assurément respectables, mais ne doivent pas nous
faire méconnaître des lois respectables aussi, en tant
qu'elles se rattachent à l'ordre général et rentrent
apparemment dans les plans d'une sagesse éternelle.
460 LIVRE V. — CHAPITRE VI.
616. — Puisque nous avons été amené sur ce ter-
rain où de nos jours toutes les pentes aboutissent, on
nous permettra bien de nous y arrêter un instant,
sans toutefois sortir de l'ordre d'abstractions et de gé-
néralités oîi nous voulons et devons nous tenir.
Le permanent contraste, l'antagonisme persistant du
génie de la France et du génie de l'Angleterre (599)
a dû se prononcer fortement dans les crises révolu-
tionnaires que ces deux grandes nations ont traver-
sées. A la surface, dans ce qui détermine en quelque
sorte la forme extérieure du phénomène, ou dans ce
que l'on pourrait nommer la morphologie des révolu-
tions (442), les ressemblances sont frappantes, au
point qu'elles ont contribué à amener certains événe-
ments en les faisant pressentir, de même à peu près
que l'on voit des prophéties se réaliser, justement par
suite d'une croyance à la prophétie. Etudiés dans leurs
profondeurs et dans leurs causes physiologiques, les
deux phénomènes historiques diffèrent autant que
les tempéraments des deux races. Mais, notre but ne
saurait être, ni de nous arrêter à des formes exté-
rieures, ni d'insister sur ce qui dépend du tempéra-
ment particulier d'une nation : nous ne considérons
dans de pareils phénomènes que les côtés par lesquels
ils se rattachent au mouvement général des idées dans
le monde européen.
On a voulu donner pour caractères radicalement
distinctifs des deux révolutions, que l'une procédait
d'un enthousiasme religieux et l'autre d'un esprit
philosophique et anti-religieux : comme si le propre
de la foi religieuse était d'édifier, de conserver, et
que le propre de l'esprit philosophique fût de dis-
DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 461
soudre et de détruire; mais c'est là (du moins quant
à l'application actuelle) un faux point de vue. La
révolution d'Angleterre a été déterminée, il est vrai,
par un ferment religieux; et pourtant elle a passé
sans laisser de traces considérables dans la constitu-
tion religieuse du pays : à cet égard, elle a été défini-
tivement vaincue ou refoulée sur un autre continent.
L'organisation de la société, la législation civile, les
formes de la Justice, de l'Administration n'ont pas
éprouvé de changements plus notables : mais d'im-
menses résultats politiques en ont été la suite. Au de-
dans, le régime parlementaire a décidément prévalu;
au dehors a commencé pour la Grande-Bretagne un
temps de prépondérance maritime et coloniale dont
nous voyons encore la continuation.
Chez nous, la Révolution a participé aux caractères
des mouvements religieux, justement parce qu'elle ne
procédait pas d'un esprit vraiment philosophique,
c'est-à-dire impartial et dépourvu de passion dans
les choses religieuses, mais d'un esprit de révolte et
de haine contre l'institution religieuse, telle qu'elle
subsistait dans notre pays depuis quatorze siècles. En
définitive, une constitution ecclésiastique plus an-
cienne que la monarchie, plus ancienne que la France,
a subi une réforme profonde. Dans le cours des évé-
nements, les dynasties, les formes politiques se sont
succédé rapidement, et la question religieuse est res-
tée en fin de compte la plus vivace de toutes : tou-
jours la même, malgré les alliances qu'ont pu passa-
gèrement contracter avec tels ou tels partis politiques,
les partis religieux ou anti-religieux, ayant les uns
comme les autres la ténacité, l'àcreté, l'emportement
462 I.IVHE V. — CHAPITRK VI.
que donne la controverse en matière religieuse, et
qui résultent de la nature des idées, des passions, des
intérêts mêlés dans le débat.
En ce qui touche l'organisation sociale, l'adminis-
tration des intérêts sociaux, la législation civile, les
principes de la révolution française ont triomphé, par
la raison bien simple qu'elle ne faisait guère en tout
cela que continuer et achever l'œuvre des siècles pré-
cédents; et qu'elle était moins une révolution qu'une
secousse pour briser les derniers liens que le temps
n'avait pu tout-à-fait user. Si la révolution française
a eu la main si peu heureuse en fait d'établissement
politique, c'est qu'au fond, dans son allure générale,
et selon le sentiment confus des masses, la politique
n'est qu'un épisode, une affaire de mode, d'engoue-
ment, d'expédient, quoique tour à tour chaque parti
politique y ait naturellement vu la chose principale.
617. — Or, dans cette succession de l'énergie po-
litique à l'enthousiasme religieux, de l'engouement
philosophique à l'énergie politique, on reconnaît sans
peine l'effet d'une loi générale, indépendante du tem-
pérament particulier des nations. Sans doute, le tem-
pérament de l'Angleterre est mieux approprié que
celui de la France aux conditions de la vie politique,
et le génie français s'accommode mieux de l'unifor-
mité, de la symétrie, de la régularité logique : voilà
pourquoi la révolution d'Angleterre et la révolution
française surtout, ont eu le caractère d'événements
européens. Le tempérament de la nation au sein de
laquelle la crise éclatait, se trouvait cadrer avec
l'ordre naturel du développement des faits et des
idées dans la grande société européenne.
DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 463
i\e semble-t-il pas aussi que, plus on creuse ce
sujet, plus on compare les révolutions entre elles,
mieux se justifient ces expressions àe fermentation, de
ferment, de levain révolutionnaire, depuis longtemps
introduites dans la langue commune par le bon sens
des masses? Le ferment intervient pour déterminer
une rupture d'équilibre : et dans l'ordre nouveau qui
s'établit, on dirait que la nature spéciale du ferment,
de la cause primitive d'ébranlement n'est plus comptée
pour rien. C'est un rapprochement de plus, et un
bien singulier rapprochement entre les phénomènes
de l'ordre physique et ceux que nous présentent les
sociétés humaines (177, 253 et 337).
618. — Combien de fois ceux qui comptent aujour-
d'hui soixante ans de vie, n'ont-ils pas entendu poser
cette question : « la révolution est-elle finie? » On y
peut aujourd'hui très-bien répondre : car nous avons
vu, dans le cours de ce siècle, se prononcer un mou-
vement qui diffère du mouvement philosophique du
dix-huitième siècle, autant pour le moins que la ré-
volution philosophique de la France diffère de la ré-
volution politico-religieuse de l'Angleterre. A une
école purement théorique, dédaigneuse de tout le
passé, ou ne montrant d'admiration que pour une
antiquité classique assez mal comprise, infatuée d'un
droit métaphysique ou abstrait, succède une école
historique qui suit laborieusement la trace de toutes
les traditions, de tous les détails de physionomie et
de costume, qui a la prétention d'accepter tout et de
tout réhabiliter (544). A cette nouvelle mode litté-
raire, à cette réaction dans l'ordre des idées en cor-
respond une autre dans ce qui intéresse de la manière
464 L1VI5K \-. — CHAIMTUK VI.
la plus vive le sort des nations. 11 ne s'agit plus de
reconstituer 1 Europe de toutes pièces, en faisant table
rase de la tradition historique, ni de distribuer les
populations comme appoints, en vue d'un chimérique
équilibre. Partout où se montrent encore les restes
de nationalités jadis vaincues, opprimées, brisées, se
montre aussi une tendance à réunir des membres dis-
persés, à recouvrer une indépendance perdue, à faire
prévaloir la voix du sang, la ressemblance du langage,
la communauté des souvenirs sur les calculs d'un
intérêt égoïste (543). Le souftle révolutionnaire du
siècle dernier se fait encore sentir sans doute, mais
seulement comme auxiliaire et pour provoquer un
travail qui procède d'un autre principe et qui tend
à une autre fin. Ainsi s'enchaînent et se succèdent
tous les grands phénomènes historiques; sans qu'on
puisse dire précisément à quel jour ils se succèdent,
et sans qu'on puisse non plus méconnaître les grands
traits par lesquels ils se distinguent.
619. — D'un autre côté, il devait arriver qu'à la
suite de la tourmente qui a agité l'Europe entière
durant un quart de siècle, une longue paix permît
aux sciences, à l'industrie, au commerce, à toutes
les branches de la civilisation proprement dite, de
prendre partout à la fois une vigueur nouvelle, inouïe
jusqu'alors, et de se couvrir, avec une fécondité pa-
reillement sans exemple, de tous les fruits bons et
mauvais qu'elles sont capables de porter. Alors la si-
tuation des fortunes, la nature des goûts et des jouis-
sances changent dans toutes les classes de la société.
L'idée économique, le principe utilitaire (comme on
l'appelle), la recherche des applications s'infiltrent
DU CHRISTIAMS.ME EUROPÉEN. 465
partout, dans les études, dans les sciences, dans l'é-
ducation comme dans la politique. Les utopies nou-
velles, comme les mœurs publiques, en sont impré-
gnées. Des deux côtés de l'Atlantique on ne tient plus
tant aux droits de l'homme, qu'à des conquêtes démo-
cratiques d'une nature à la fois plus solide et plus
grossière. Les précédentes révolutions avaient brisé
des formes politiques et extérieures, la plupart su-
rannées : la marche ultérieure de la civilisation a
modifié dans leurs profondeurs les conditions mêmes
de la vie sociale. De là vient que toutes les nouvelles
agitations politiques dont nous avons été les témoins
depuis quarante ans, ont très-peu changé le train du
monde, ont été toujours dominées par les exigences
de la situation sociale, par le mouvement général de
la civilisation : soit qu'elles fussent le retentissement
ou la contrefaçon des grandes crises révolutionnaires
de l'âge précédent; soit qu'elles tinssent à ce réveil
des nationalités dont nous parlions tout à l'heure. On
ne supprimera jamais tout-à-fait les révolutions, pas
plus que les tremblements de terre et les épidémies :
mais peut-être le temps n'est-il pas éloigné où les
révolutions seront amenées, bien moins par la conta-
gion des idées que par des effervescences populaires,
du genre de celles qui , de tout temps , et sans pré-
occupations religieuses ou politiques, ont produit
des émeutes et des révoltes contre les pouvoirs so-
ciaux (470).
T. 11. 30
466 i.ivRK V. — (.iiAi'irui-. vu
CHAPITRE VII,
DE LA CHRONOLOGIE.
620. — On se ressent toujours de son origine : il
paraîtra donc tout simple qu'étant parti de l'abstrac-
tion mathématique pour terminer par l'histoire, nous
donnions un coup d'œil à ce qui, dans l'histoire, re-
lève essentiellement de l'abstraction mathématique,
je veux dire la chronologie, le comput et la notation
chronologique. Ce sera une sorte d'épilogue de notre
cinquième et dernier livre *.
La Nature elle-même a indiqué à l'homme, pour
la mesure du temps, les périodes du jour, du mois
(lunaire), de Y année : mais, comme ces trois périodes
ont été déterminées, quant à leur durée, par des
causes indépendantes les unes des autres (60), et que
d'ailleurs les périodes de même espèce sont sujettes
à des inégalités qui ne se compensent qu'à la longue,
il a fallu recourir à divers artifices pour les ajuster
entre elles et les accommoder aux usages de la vie ci-
vile; c'est l'objet du calendrier, dont nous ne traiterons
point ici.
' « Je suis très-médiocre calculateur lor.-que l'on me sort de la
période julienne, » écrivait le président de Brosses à Voltaire (sep-
tembre 1758), en commençant un marché qui devait aboutir à une
brouillerie : le lecteur verra que si nous sortons un peu, dans ce
chapitre, de la 'période julienne, au moins nous ne nous en écartons
guère.
DE LA CHRONULOGIK. 467
Le calendrier suffit pour mesurer le temps sur une
petite échelle, appropriée aux usages courants de la
vie, mais il ne suffit plus lorsque l'on mesure ou que
l'on compte le temps sur une plus grande échelle qui
est celle de l'histoire. La mesure du temps, appli-
quée à l'échelle historique, est justement ce que l'on
nomme la chronologie. C'est ainsi qu'après qu'on a
fait choix, pour les usages ordinaires, d'une unité de
longueur telle que la coudée, le pied, la ioise, le mètre,
il en faut choisir une pour les besoins de la géogra-
phie, à laquelle on donne le nom d'unité itinéraire,
telle que le stade, le mille, la iieue, le kilomètre.
Les anciens avaient déjà songé à tirer parti des im-
perfections mêmes de leurs calendriers, pour consti-
tuer un étalon chronologique. Ainsi, l'année vague
des Égyptiens, de 363 jours, faisait coïncider succes-
sivement, avec chaque jour de l'année civile, le com-
mencement de chaque saison astronomique, et l'au-
rait ramené au jour initial après une période de
1461 années vagues ou de 1460 années juliewies, si
l'année julienne elle-même, de 363 jours un quart,
avait pu être prise pour la mesure exacte de l'année
tropique. Cette hypothèse admise, la durée d'une telle
période, que l'on a nommée période mthiaque, avait
paru aux prêtres égyptiens bien appropriée aux be-
soins de la chronologie historique. Mais, il nous est
aujourd'hui bien difficile de faire l'application de
cette idée aux temps pour lesquels la période a été
imaginée; et la perfection même de notre astronomie,
ainsi que la réforme grégorienne, mettent obstacle
à ce que l'on s'en serve dans la chronologie des temps
plus récents.
468 i.ivuK V. — ciiAi'iir.K vr.
(321. — Si les progrès de l'astronomie n'ont pas
justifié l'idée d'une grande année, telle que l'avaient
rêvée les anciens philosophes (79), il est assez na-
turel qu'ils suggèrent, surtout à des astronomes, l'i-
dée de prendre pour ère, ou pour point de départ
dans le comput des années, l'époque de quelque coïn-
cidence astronomique remarquable, par exemple,
comme Laplace l'a indiqué \ l'époque oii le périgée
du soleil coïncidait avec l'équinoxe du printemps,
qu'il trouve de 4089 ans antérieure à notre ère vu/-
gaire. Mais, selon le degré de perfectionnement de la
théorie et des tables astronomiques, il faudrait avan-
cer ou reculer cette date, de même qu'il faudrait, à
la rigueur, modifier la longueur du mètre à chaque
nouveau degré de perfectionnement dans la mesure
des dimensions de la terre. D'ailleurs, la coïncidence
dont il s'agit est un fait de pure curiosité, et non un
phénomène important pour ses conséquences. 11 ne
faut donc pas demander une ère à l'astronomie, et il
serait encore moins raisonnable d'en attendre une de
la géologie. On ne peut prendre pour ère ou pour
origine d'une chronologie humaine qu'un événement
qui appartienne à l'histoire même du genre humain :,
il faut la prendre dans l'ordre des faits politiques ou
des faits religieux.
622. — A cet égard, la politique a eu la priorité
sur la religion (394). Et l'on en comprend bien la
raison : car, quoi de plus naturel que le gouverne-
ment monarchique, et quoi de plus naturel, sous le
règne d'un prince, que de dater des années de son
* Exposition dix système du tnonde, livre IV, chap. 11.
DE LA CHRONOLOGIE. 469
règne les actes publics et même privés, les inscrip-
tions monumentales, les monnaies enfin, chez les
peuples qui ont connu l'usage de la monnaie propre-
ment dite (489), et qui ont voulu imprimer à leurs
monnaies un caractère monumental! Dans les pays
tels que l'Egypte, la Chine, où de nombreuses dynas-
ties se sont succédé durant des milliers d'années, sans
que le système des institutions nationales en fût vis-
céralement altéré, chaque changement de dynastie a
été naturellement regardé comme le point de départ
d'une nouvelle ère chronologique. De nos jours, les
di/nasties de Manéthon sont plus fameuses dans le
monde savant qu'elles ne l'aient jamais été; et encore
aujourd'hui, la chronologie des Chinois repose sur
leurs tables dynastiques, combinées avec le cycle de
soixante ans, qui leur tient lieu de siècle.
Là oia des formes républicaines se sont établies, les
noms du magistrat ou des magistrats annuels se sont
offerts d'eux-mêmes pour désigner couramment les
années de leur magistrature. Quand les citoyens d'une
ville telle que Rome ont senti le besoin d'une ère, ils
ont naturellement songé, soit à la fondation de leur
liberté politique, soit à la fondation de leur ville.
Des cités confédérées, comme celles de la Grèce, ont
éprouvé le besoin d'une chronologie qui pût être à
l'usage de toute la nation; et ne trouvant guère que
des fêtes et des jeux d'athlètes devant lesquels se tus-
sent leurs jalousies particulières, elles en ont fait le
symbole de leur nationalité, et la base de leur chro-
nologie commune.
623. — Sous l'empire des religions primitives et
hiératiques (577 et syir.]^ les peuples ne manquent
470 LIVRE Y. — CHAPITRE VII.
guère de placer, en tête de leurs dynasties humaines
et historiques, ou des mythes cosmogoniques, ou des
règnes de dieux, ou tout au moins des personnages
fabuleux dont les dieux ont fait choix pour être les
instituteurs de la société : mais, comment fonder une
chronologie sur de pareilles aventures, arrivées à de
pareils personnages? Il n'y avait donc que l'avéne-
ment des religions prosélytiques, nées en pleine his-
toire, et conviant les hommes à une foi nouvelle, sans
distinction de nationalité, qui pût donner l'idée de
soustraire la chronologie à la politique, et de la su-
bordonner à la religion.
Ainsi, dès la naissance de l'islamisme, V hégire a
été prise pour ère par les peuples musulmans, à qui
elle offrait, au plus haut degré, la réunion de tous
les caractères qui conviennent à une origine chrono-
logique. L'époque en est parfaitement fixée ; elle coïn-
cide avec une révolution des plus générales et des
plus soudaines, avec une fièvre guerrière, avec une
secousse politique en même temps que religieuse.
Elle marque le passage des temps d'ignorance (586)
aux temps subitement éclairés par les lumières d'une
foi nouvelle; elle est le commencement d'une nou-
velle civilisation, puisque la civilisation, chez ces
peuples, est toujours restée dans une entière dépen-
dance de l'institution religieuse. Mais, cela même in-
dique assez que l'ère musulmane ne saurait convenir
qu'aux peuples musulmans.
624. — Il n'y a certainement rien de plus respec-
table, non-seulement aux yeux d'un chrétien, mais à
ceux d'un sage mondain, que cet événement si tou-
chant, si humble et si sublime à la fois, dont les con-
i
DE LA CHRONOLOGIE. 471
séquences (à ne les envisager que par le côté humain
et historique) ont été immenses ;. et qui pourtant, à
d'autres égards, ne satisfait pas complètement aux
conditions que la science voudrait voir réunies dans
une origine chronologique. 11 entrait dans le plan de
la Providence, que cet événement, en se produisant
au milieu des lumières de la civilisation antique, s'y
produisît mystérieusement et comme à la dérobée,
de manière que sa date précise devînt un objet de dis-
cussion pour les doctes. 11 en est d'ailleurs de l'his-
toire humaine du christianisme comme de celle de
son divin fondateur : elle reste longtemps obscure;
un siècle se passe avant que le développement et la
propagation de la religion nouvelle, au sein de cette
société éclairée et corrompue, n'attirent sérieusement
l'attention des historiens, des philosophes et des let-
trés de toute sorte. Le monde l'ignore ou la connaît
mal, ou la dédaigne comme une superstition popu-
laire. Ce n'est qu'au bout de trois siècles qu'elle in-
flue d'une manière bien manifeste sur l'histoire, sur
les institutions civiles et politiques, sur la littérature
et les arts, enfin sur la marche de la civilisation. L'ère
chrétienne n'est donc pas, historiquement et humai-
nement parlant, une ère nouvelle, et le génie même
de la nouvelle religion s'opposait à ce qu'elle marquât
son apparition dans l'histoire, en changeant brusque-
ment et avec éclat le cours des affaires humaines (587) .
Aussi, l'ère chrétienne ne s'est-elle introduite que
bien tardivement, et pour ainsi dire rétrospective-
ment, dans la chronologie des peuples chrétiens. On
en attribue l'invention à un moine du sixième siècle,
Deuys surnommé le Petit, et elle n'a été adoptée en
472 LIVRE V. — CHAPITRE VII.
Espagne que dans le cours du quatorzième siècle. On
lui donne le nom d'ère vulgaire, depuis qu'il a été
reconnu par les chronologistes qu'elle est de quelques
années postérieure à la véritable époque de la nais-
sance du Christ, ce qui la prive en quelque sorte de
la consécration religieuse.
625. — On ne peut prendre pour ère un événe-
ment qui s'intercale dans la série des faits historiques,
sans avoir fréquemment à confronter les dates d'évé-
nements, les uns postérieurs, les autres antérieurs à
l'ère, et de là des inconvénients pratiques assez sen-
sibles, résultant des habitudes prises dans le comput
des dates. Veut-on savoir, par exemple, combien de
temps a duré la république romaine, depuis l'expul-
sion des Tarquins (l'an 509 avant notre ère) jusqu'à
la bataille d'Actium (31 avant notre ère)? On retran-
chera 31 de 509, comme on retrancherait 800 de
1805, si l'on voulait savoir combien a duré le saint-
empire rotnain, depuis le couronnement de Charle-
magne comme empereur (en l'an 800) jusqu'à la paix
de Presbourg (1805) : tandis que, si l'on demande
combien de temps a duré le véritable empire romain,
depuis la bataille d'Actium en l'an 31 avant notre ère
jusqu'à la chute d'Augustule en l'an 476 de notre ère,
il faudra ajouter à 476, non pas 31, mais seulement
30, ce qui donne 506 pour le nombre demandé.
La comparaison des différentes ères entre elles
donne lieu à des distinctions de même nature. Sup-
posons que l'on veuille rapporter la chute de l'empire
d'Occident à l'ère de la fondation de Rome, telle que
l'opinion commune la fixe, d'après Varron , à l'an
753 avant notre ère : on ajoutera 476 à 753, et l'on
DE LA CHROiNOLOGIE. 473
aura 1229 pour la date cherchée. Que s'il s'agit de la
bataille d'Actium, il faudra retrancher le nombre 31,
non plus de 753, mais de 754, ce qui donnera 723
pour la date de l'éYénement, rapportée à la fondation
de Rome. Enfin, si l'on rétrograde encore plus, et
qu'il s'agisse d'une date antérieure à la fondation de
Rome, telle que l'ère des Olympiades, placée dans
l'année 776 avant notre ère, il ne faudra plus retran-
cher 776 de 754, ce qui serait impossible, ni même
(par un renversement d'opération) retrancher 754 de
776 : il faudra revenir au nombre 753, le retrancher
de 776, ce qui placera l'ère des Olympiades à l'an 23
nmnt la fondation de Rome. La complication serait
encore plus grande s'il fallait tenir compte des mois
et des jours, mais ce degré de précision est inutile à
l'objet que nous avons en vue.
On n'éprouve pas de telles ambages lorsqu'on veut
comparer entre elles des échelles thermométriques qui
ont des points d'origine ou des zéros différents, par
exemple le thermomètre centigrade et celui de Fah-
renheit. A la vérité, les degrés de Fahrenheit diffèrent
en valeur absolue des degrés de notre thermomètre
centigrade , comme l'année lunaire des musulmans
diffère en longueur de notre année solaire, ce qui in-
troduit une complication d'un autre genre, dont nous
n'entendons pas nous occuper ici; mais, supposons
qu'il s'agisse seulement de déplacer le zéro des tem-
pératures, en le fixant, non plus à la température de
la glace fondante, mais à celle de la fusion du mer-
cure, qui lui est inférieure de 40 degrés : ce même
chiffre 40 figurera dans toutes les additions ou sous-
tractions qu'il faudra faire pour passer d'un système
474 LIVRE V. CHAIMTRH VII,
à l'autre, selon ({iie la température à exprimer sera
supérieure ou inférieure à celle de la fusion de la
glace. 11 eu serait exactement de même en chronolo-
gie, puisqu'il s'agit, dans un cas comme dans l'autre,
de ce qu'il y a de plus simple au monde, de la me-
sure d'une grandeur à une seule dimension (24).
Mais, pour cela, il faudrait que l'ère des chronolo-
gistes fût un zéro, c'est-à-dire que l'on se fut accordé
à désigner par le chiffre 0 et non par le chiffre 1 ,
l'année même de l'ère ou de l'origine, de même que,
sur l'échelle d'un thermomètre, on lit le chiffre 0,
au-dessus et au-dessous duquel se poursuit avec sy-
métrie la série des chiffres 1, 2, 3, etc. De l'usage
contraire résulte le défaut de symétrie qui embarrasse
le passage d'une ère à l'autre, tandis que la règle des
physiciens pour un cas analogue, a toute la simplicité
et la symétrie d'une règle algébrique. On comprend
bien au reste que le prince qui, le jour de son avè-
nement, datait une proclamation de Id^ première année
de son règne, n'avait pas près de lui des algébristes,
pour lui recommander de la dater de l'année zéro,
dans un temps où le zéro n'était pas encore inventé :
mais, ce que l'on ne pouvait pas faire alors, on au-
rait pu le faire plus tard, lors de l'établissement des
chronologies systématiques.
626. — Aiin de remédier d'une autre manière à cet
inconvénient, Joseph Scaliger imagina en 1583 (dans
le temps même oii l'on mettait à exécution la ré-
forme grégorienne du calendrier) sa période ju-
lienne de 7980 ans, en faisant correspondre l'année 1
de l'ère vulgaire à l'année 47 1 4 de sa période : de sorte
qu'il suffit d'ajouter le nombre constant 4713 à toutes
DE LA CHROrsOLOGIE. 475
les dates postérieures à l'ère vulgaire, pour avoir les
mêmes dates rapportées à la période julienne. Suivant
lui, la création du soleil avait eu lieu le 22 octobre
764 de sa période, ce qui le dispensait de s'occuper
de dates antérieures, et lui permettait de distribuer
toutes les dates des événements historiques dans une
série unique, sans distinction de sens direct ei de sens
rétrograde. Son invention a été assez goûtée pour que
l'on ne manque pas, aujourd'hui encore, d'inscrire en
tête de nos almanachs l'année de la période julienne.
Cependant, les raisons qui avaient porté Scaliger à
choisir ce nombre de 7980 sont des plus insigni-
fiantes. 11 l'obtenait en faisant le produit des trois
nombres 28, 19 et 15, dont le premier s'appelle (as-
sez mal à propos) le cycle solaire, le second le cycle
lunaire, le troisième le cycle à' indiction, très-arbitrai-
rement introduit dans la chancellerie byzantine, et
par suite dans la chancellerie ecclésiastique. Le but
utile qu'il voulait atteindre aurait été bien plus sim-
plement atteint, en augmentant d'un nombre rond,
tel que 10 000, toutes les dates postérieures à l'ère
vulgaire, et en fixant en conséquence les dates anté-
rieures, de manière à n'avoir qu'une série unique,
constamment croissante. Le tableau suivant, où nous
avons réuni quelques dates des' plus remarquables,
antérieures et postérieures à l'ère vulgaire, indique,
à côté des dates selon la période julienne {colonne 2),
les dates qui s'obtiendraient {colonne 3) par la simple
addition du nombre rond 10 000 à la date vulgaire,
du moins pour les dates postérieures à notre ère, qui
nous intéressent encore plus que les autres, et que
nous tenons encore plus à graver dans notre mémoire.
476
LIVRK V. — CHAPITRE VII.
RECCL
iRTlFIClEL
NOTATION
ÉVÉNEMENTS.
DATES
suJTint
l'ère
TDigaire.
1
de l'ère
PAR l'aDDITIOX
des
millésimes rétrogrades
APPLIQUÉE
de la
coDstaote
1713
(période
julienne).
2
de la
conslante
10 000.
3
à l'ère
Tulgaire.
4
à l'ère
moderne.
5
Av.
Exode
1491
3223
8.510
2?510
sTois
Dédicace du Temple
982
3782
9.019
roi9
37527
Ère des Olympiades
776
3938
9.225
r225
37733
Ère de la fondation de Rome, sui-
vant Varron
753
3961
9.248
ÏT248
1
37756
Fin de la captivité des Juifs. . .
53 G
4178
9.465
17465
§7973
Expulsion des Tarquins ....
509
4205
9.492
r492
27000
Bataille d'Âctiuni
31
Ap.
4683
9.970
ÏT970
2.478
Chute de l'empire d'Occident . .
476
5189
10.476
0.476
2.984
Prise de Paris par Clovis. . . .
493
5212
10.493
0.493
Î7001
Hégire
622
5335
10.622
0.622
17130
Charlemagne empereur ....
800
5513
10.800
0.800
Ï7308
Avènement de Hugues Capet . .
987
570O
10.987
0.987
Ï7495
Découverte de l'Amérique par Co-
lomb
1492
6205
11.492
1.492
0.000
Abjuration d'Henri IV ... .
1593
6306
11.593
1.593
0.101
Fin de la monarchie capétienne .
1792
6505
11.792
1.792
0.300
Paix de Preshourg, — fin de l'em-
pire rom.-gerraanique. . . .
1805
6518
11.805
1.805
0.313
Nous séparons par un point les trois chiffres de
droite et le chiffre du mil ou des mille, parce qu'il est
<'lair que, pour les usages de la vie commune, et
même le plus souvent dans les livres, on pourrait se
DR LA CHHONOr.(>(;iK. 477
dispenser d'écrire et de prononcer le chiffre des mille,
non sans avantage en chose aussi usuelle. Dans la
pratique actuelle, avec nos dates de quatre chitfres, on
commence à al)andonner les deux premiers chiffres
quand on approche du milieu du siècle, pour les re-
prendre au commencement du siècle suivant. C'est en
conserver, tantôt trop, tantôt trop peu. Le nom de
miUésinw devrait être réservé à ce chiffre des mille,
dont l'emploi serait rare.
627. — Cela même nous conduit au moyen de per-
fectionner notre notation chronologique, et de la
rendre plus simple, plus symétrique et plus expres-
sive, en en faisant disparaître tout ce qu'il y a d'ar-
bitraire dans le choix du nombre rond dont on ac-
croît toutes les dates rapportées à l'origine véritable :
car, pourquoi 10 000 plutôt que 4000, 6 000, etc.? Ce
moyen serait de donner à la première période millé-
naire à partir de notre ère, au lieu du millésime 10
(qui la plupart du temps ne s'écrirait pas), le millé-
sime 0 (qui dans la pratique usuelle ne s'écrirait pas
davantage); à la période millénaire qui suit, au lieu
du millésime 11, le millésime 1 auquel nous sommes
tout accoutumés; et, pour les temps antérieurs à
notre ère, sans toucher aux trois chiffres de droite
qui indiquent le rang dans la période millénaire, on
compterait ces périodes millénaires en rétrogradant :
mais alors, afin d'indiquer ce sens rétrograde qui af-
fecte seulement le chiffre auquel nous réservons le
nom de millésime, on pourrait surmonter ce chiffre
d'une petite barre horizontale. La colonne 4 de notre
tableau, mise en regard de la colonne 3, dispense de
plus d'exph cations.
i7H IJVKK V. CHAIMTUI': VII.
Le lecteur à qui l'aritlimétique est familière, re-
marquera tout de suite l'identité de cette notation des
millésimes rétrogrades avec celle des caractéristiques
négatives, dans le calcul par logarithmes. Aucun
chronologiste n'y a songé : et pourtant, la même no-
tation aurait en chronologie exactement les mômes
avantages, parce qu'il y a, dans l'un et l'autre cas, à
satisfaire aux mêmes conditions d'ordre et de symé-
trie, malgré la diversité dans le fond des choses (2).
628. — Reste à expliquer la colonne 5 de notre ta-
bleau. A cet effet, admettons pour un moment qu'il
soit permis de faire, comme on dit, table rase, de
manière à n'être guidé, dans le choix d'une ère, que
par le désir de mettre le plus d'accord possible entre
les divisions artificielles de la chronologie et les divi-
sions naturelles de l'histoire, c'est-à-dire entre les
périodes séculaires, millénaires, accommodées à notre
système de numération, et les périodes qui ressortent
naturellement du cours même des événements histo-
riques, et qui accusent les grands traits de l'histoire
générale. Or, il n'y a certainement rien de plus sail-
lant dans l'histoire des peuples occidentaux que la
distinction des temps de l'antiquité classique, du
moyen-âge et des temps modernes; et tout le monde
s'accorde à placer dans la seconde moitié du quin-
zième siècle la fin du moyen-âge et l'avènement de
l'époque moderne. On voudrait une date fixe, et l'on
a souvent proposé celle de la prise de Constantinople
par les Turcs : mais, qu'est-ce que ce fait accidentel,
triste dénoùment d'une longue agonie, auprès d'un
autre événement qui imprime à la civilisation un es-
sor décisif, et dont les résultats grandissent et se pro-
DE LA CHKONULOGIK. 479
noncent toujoiii's davantage? Jl faut donc se ranger à
l'opinion de Heeren*, et reconnaître que l'immortel
Colomb, en découvrant un nouveau monde, a effec-
tivement ouvert cette i)ériode des temps modernes, à
laquelle rien n'est comparable dans tous les âges an-
térieurs. Un temps pourra venir où l'habitant des
rives de l'Orénoque ou du Missouri se souciera peu de
savoir quand vivaient ces personnages qu'on nomme
Auguste ou Constantin, et à quelles époques leurs
flottes transportaient des blés, pour la nourriture du
menu peuple de Rome, sur cette petite mer intérieure
oii ils étaient si tiers de dominer : mais, jusques dans
les temps les plus reculés, à moins d'un retour à la
plus grossière ignorance, l'habitant de ces contrées
lointaines voudra savoir à quel jour mémorable il plut
à la Providence d'ouvrir à sa créature intelligente des
routes nouvelles, et d'agrandir si merveilleusement sa
puissance et son rôle dans ce monde.
629. — Voyons maintenant comment le choix de
cette origine chronologique s'accorde avec les grandes
coupures de l'histoire. Colomb découvre l'Amérique
le 8 octobre 1492 : en nous reportant à mille ans en
arrière, nous tombons sur l'année de la fondation du
royaume des Ostrogoths en Italie et de la prise de Pa-
ris par Clovis (493 après J.-C), dix-sept ans après
qu'un autre chef de barbares avait mis fin à l'empire
romain d'Occident. Ainsi, un espace de mille ans
avant Vère moderne, comprend fort naturellement
cette période que l'on est convenu d'appeler le moyen-
* Tableau historique du système politique des Etats de l'Europe et
de leurs colonies. Introduction.
480 \A\\{E V, — CHAPITMK VII,
a(/e. Les cinq premiers siècles du moyen-âge (l'époque
barbare) consomment la destruction delà civilisation
antique : les cinq derniers (l'époque féodale) prépa-
rent l'avènement de la civilisation moderne.
Eu remontant encore de mille ans dans l'histoire,
on tombe sur l'année 509 avant l'ère vulgaire (243 de
la fondation de Rome), Cette date est celle de l'ex-
pulsion des Tarquins, et elle s'intercale entre la chute
des Pisistratides (510) elle commencement de la pre-
mière guerre médique (504) . La période que ces mille
ans embrassent est bien celle de Vantiquité classique
ou de la civilisation gréco-romaine. Une ère nou-
velle s'ouvre aussi vers la même époque pour le peuple
juif qui revient de sa captivité, recueille ses écritures
sacrées, et pour qui les temps merveilleux de l'ins-
piration prophétique vont faire place aux temps de
l'interprétation doctorale (579).
Que si l'on rétrograde de mille ans encore, on
trouve une troisième période dont l'unité est on ne
peut mieux accusée, au moins dans les annales du
peuple liébreu, puisque, suivant les chronologistesles
plus accrédités, le commencement en est marqué par
l'Exode (1491), le milieu par la dédicace du Temple,
et la fin par le retour de la captivité. Dans cette troi-
sième période se placent l'élévation et la décadence
des dynasties de Babylone et de Ninive, la splendeur
et la chute des cités phéniciennes, la partie vraiment
historique des annales des Pharaons, les émigrations
des Pélasges, les institutions des Étrusques, et toutes
les fameuses aventures de la race des Hellènes, qui
devaient inspirer leurs poètes et leurs artistes,
630, — A partir du grand événement dont l'é-
DE LA (CHRONOLOGIE. 481
poque cadre si bien, pour les lemps passés, avec les
grandes coupures de la série chronologique, ce n'est
plus par milliers d'années, mais par siècles qu'il faut
marquer les étapes de la civilisation et jalonner la
route qui conduit l'humanité vers un avenir inconnu.
Ce serait trop exiger du hasard que de vouloir qu'il
marquât le commencement de chaque période sécu-
laire par autant de coupures naturelles dans la série
des événements historiques. On peut cependant re-
marquer que le siècle qui commence à la découverte
de l'Amérique (1492) et finit à l'abjuration d'Henri IV
(1593), a bien pour trait caractéristique la prépondé-
rance de l'influence espagnole dans le système euro-
péen; que le siècle suivant (1592-1692), en s'éten-
dant de l'abjuration d'Henri IV aux commencements
de la vieillesse de Louis XIV, n'est pas moins marqué
par la substitution de la prépondérance de la France
à celle de l'Espagne; et qu'enfin la troisième période
séculaire, en la prenant de 1692 à 1792, est bien
celle où, à la suite d'une révolution mémorable, pré-
vaut partout l'influence politique et commerciale de
l'Angleterre, jusqu'à ce que la vieille monarchie
capétienne, en s'écroulant, communique au monde
entier un ébranlement qui devient l'origine d'une
suite nouvelle d'événements extraordinaires, d'éléva-
tions passagères et de chutes rapides, de crises ef-
frayantes et de dénoûments imprévus, mais si saisis-
sants, que les hommes n'en perdront point le souve-
nir, et que cette page (la dernière peut-être de ce
que l'on pourrait appeler l'histoire épique, la grande
histoire) obscurcira beaucoup les pages précédentes.
631. — D'ailleurs, en présentant ces remarques,
T. JI. 31
482 LIVRK V. CHAIMTRE VII.
nous n'avons pas la prétention, presque ridicule, de
proposer des innovations : nous ne faisons qu'user
d'un détour ou d'un artifice mnémonique pour mieux
mettre en relief les traits dominants de l'histoire et
les graver dans l'esprit. Puisque, grâce à la double
influence de la religion chrétienne et de la tradition
romaine, toutes les nations européennes ont fini par
se mettre d'accord (ou peu s'en faut) sur ce qui con-
cerne le comput du temps, le calendrier et la chrono-
logie, tout ce qui troublerait cette uniformité, en vue
de perfectionnements théoriques, serait repoussé par
le bon sens pratique des populations; et l'on sait que,
sur ce chapitre, les novateurs français du dernier
siècle ont complètement échoué. Cependant, il n'y a
rien de plus capricieusement irrégulier que le calen-
drier romain, ses coupures, sa nomenclature, et il
aurait été aisé d'en mettre les divisions plus en har-
monie avec les saisons astronomiques : mais, l'on di-
rait que l'esprit humain tient d'autant plus à ses ha-
bitudes (383), qu'elles portent sur des choses plus
abstraites et plus éloignées de la perception sensible.
Il y a là un contraste à ajouter, si l'on veut, à ceux
que nous avons déjà relevés (20 et 53) entre l'idée de
temps et l'idée d'espace, entre les rapports de gran-
deur et de situation qui tombent sous les sens, et
ceux qui ne sont saisis que par l'intellect.
FIN DU TOME SECOND ET DERNIER.
TABLE DES CHAPITRES
DU TOME SECOND.
LIVRE IV.
LES SOCIÉTÉS HUMAINES.
Chapitres. Pages
I. Du milieu social et de rhumanité, dans ses rapports de con-
formité et de discordance avec le plan général de la Na-
ture vivante. — Plsm du présent livre 1
II. Des idées d'espèce et de race, appliquées à l'homme et aux
sociétés humaines. — De l'anthropologie et de l'ethnologie. 31
III. Des langues, envisagées daus leur développement organique. 53
1\'. Des questions d'origine dems la linguistique. — De la parenté
des langues et de leur classification 76
V. De la culture des langues et de leur développement littéraire.
— Du perfectionu émeut et de la fixation des langues , eu
égard à leurs fonctions instrumentales et logiques 95
VI. Des instincts religieux et des idées religieuses 119
VII. De la vie et de la longévité des religions. — De la coordina-
tion scientifique des systèmes religieux 137
VIII. Des mœurs et des idées morales proprement dites 155
LX. De l'idée du droit et de ses divers modes de développement. 177
X. Du droit politique et de la politique en général. — De la clas-
sification et de l'euchaînement des principes, des idées et
des formes politiques 191
XI. Du contraste entre les institutions politiques et les institu-
tions sociales. — Des raisons de persistance et de durée du
pouvoir politique 'iil
Xll. De l'avènement de l'idée économique et du contraste entre
l'idée juridique et l'idée économique. — Des idées d'opti-
misme et de liberté, dans l'ordre économique -241
XIII. Du mécanisme économique et du rôle de la monnaie. . . . i62
XIV. De l'art, de la science et de l'industrie 282
XV. Considérations générales sur l'enchaînement des idées passées
en revue dans ces quatre premiers livres 300
iS4 TAHI.F, l)i:S (.IIAIMTI!i:S.
LIVRE V.
L HISTOIRE ET LA CIVILISATION.
Cliapili'ps. l'agei.
I. De la pliase historique de l'humanité. — Des civilisations
particulières et de la civilisation générale. — De la mo-
rale et de la philosophie de l'histoire 325
II. Des origines de la civilisation, et des traits de premier ordre
dans l'histoire générale du monde civilisé 35'i
III. Suite du même sujet. — Parallèle entre la civilisation euro-
péenne et celle de l'extrême Orient 379
IV. Suite du même sujet. — Des époques religieuses et de la suc-
cession historique des religions. — Des bases de l'apologé-
tique chrétienne 390
V. Des traits de second ordre dans l'histoire générale de la civi-
hsatioUj et de premier ordre dans l'histoire de la civilisa-
tion européenne 422
VI. Suite du même sujet. — Des modifications et des scissions
du christianisme européen. — Considérations générales
sur les révolutions modernes 4'i4
VII. De la chronologie 40r.
FIN DR LA TABLK.
M.I()\. — IMI'IUMKIlIK J.-K. HAIlIToT.
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p.
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